Œuvres intégrales sur Lien maître

La Cité du Soleil
ou
Idée d’une république philosophique

Tommaso Campanella
(1568-1639)
- Informations -

Texte traduit du latin

Présentation avec les traductions croisées de
François Villegardelle
(édition et préface Alphonse Levavasseur pp. 47 à 171 - 1840)
de Louise Colet et Jules Rosset
(édition Lavigne, préface Louise Colet, pp. 159 à 232 - 1844).

 

Ce texte numérisé n'est peut-être pas exempt de quelques erreurs (Ph.M.)

 

 

LA CITÉ DU SOLEIL - 1623


Contexte :

« L'échec de la conspiration de Calabre et la perte pour Campanella de toute possibilité d'action directe du fait de son incarcération lui font projeter dans l'imaginaire son modèle d'Etat-communauté. Le texte est bien situé dans ses rapports avec ses antécédents utopiques (Platon, Doni, More surtout dont il se différencie par son absence de foi en la bonté de l'homme qui le conduit à instaurer une société beaucoup plus dirigiste). Rien n'est dit en revanche sur sa postérité et la fonction sociale qu'il se trouve tenir dans l'histoire. Avec l'Utopia de More, ce sont donc maintenant deux des trois textes-source de la tradition utopique européenne qui jouissent d'une bonne traduction française.
Il manque encore le troisième,
la Nouvelle Atlantide de Bacon. »
(Antoine Lion sur persee.fr)


Notices sur Campanella par François Villegardelle :

 

I

Notre société en est arrivée à ce point de désordre, que la condition des travailleurs, c'est-à-dire, du plus grand nombre, y est devenue intolérable. L'évidence du mal est si grande que personne ne songe plus à le nier. Les hommes même qui sont appelés à diriger la société, reconnaissent que son organisation n'est plus en harmonie avec ses besoins, puisqu'ils avouent qu'il y a quelque chose à faire. Toutefois ils se gardent bien de proposer la plus simple réforme. L'aveu leur est échappé, et peut-être, après y avoir réfléchi, se sont-ils aperçu qu'il y avait plus à faire qu'ils ne se l'étaient imaginé d'abord, plus qu'ils ne se sentaient capables d'entreprendre sans alarmer les positions qui les maintiennent dans la leur. À mesure que la pourriture de ses vieux étais laisse l'édifice social s'écrouler fragments par fragments, les maîtres de la politique s'effraient et proclament la nécessité du « statu quo » avec un entêtement dont l'ardeur redouble en proportion de l'urgence et de la grandeur des changements qu'il faudrait accomplir. Parvenu que l'on est au terme des déceptions, on n'a plus foi en ces docteurs qui prêchaient la patience et enseignaient que, sans le discours de l'homme, le temps suffisait pour amener tous les progrès. Les solutions négatives, c’est-à-dire, exclusives de toute science, ont été longtemps préconisées, par cela même que nier n’exige pas de profondes études, et que cette méthode libérale réalise aisément l'égalité des intelligences. Mais aujourd'hui, les doctrines du « laisser-passer » et du « laisser-faire » ont porté leurs fruits. Le morcellement exagéré du sol, l'émiettement des capitaux et la libre concurrence en toutes choses, ont engendré la misère sans cesse progressive du producteur, chaque jour plus rudement exploité. Les résultats de cette misère d'un côté, et de l'autre, de l'égoïsme général accru par la crainte du lendemain, ont produit la démoralisation inconcevable qui frappe les yeux les moins clairvoyants, et trouble parfois la quiétude des plus optimistes. Un pareil moment - et il s'en est déjà rencontré de semblables dans la vie de l'humanité - est particulièrement favorable aux tentatives de reconstruction religieuse et de réorganisation intégrale de la société. En un mot, c'est l'époque des utopies, non moins que celle des réformations réelles.

Le nom d’utopies, à notre sens, ne doit pas s'appliquer à un voyage imaginaire, à un roman féerique fait pour récréer les oisifs ; mais seulement à ces ouvrages sérieux dans lesquels l'auteur présente un type idéal d'organisation sociale, en descendant jusque dans les moindres détails ; où il réforme toutes choses, depuis la théorie du ménage et pour ainsi dire du pot-au-feu, jusqu'à la conception de la cause première et des lois qui régissent l'univers. Il n'est aucune de ces utopies, quelque grande que puisse être sa valeur intrinsèque, soit dans l’ensemble, soit dans certaines de ses parties, qui ait exercé sur la marche des sociétés une influence appréciable. Toutes, cependant, ont eu un certain nombre d'adeptes ; mais les premiers néophytes, doués généralement d'esprit pratique en raison inverse de leurs sentiments généreux, se jettent tête baissée dans ces systèmes toujours décorés de quelques extravagances, ne savent pas y décerner le possible du fantastique, et épuisent rapidement leurs forces, sans avoir réussi à en faire jaillir rien d'utile. Cette impuissance de réaliser tient en premier lieu, à ce que les disciples des utopistes, acceptant tout sur la parole du maître et ne connaissant rien ni de ce qui s'est produit avant eux, ni de ce qui se fait à côté d'eux, n'ont aucune prise sur les hommes peu exaltés qui vivent de la vie de leur époque, et qui seraient seuls capables de prendre le côté véritablement positif de ces doctrines. En second lieu, les adeptes, s'entichant d'autant plus des rêves excentriques de leur amnésie, que le bon sens public les repousse avec plus d'énergie, obscurcissent bientôt l'idée positive, ou du moins possible, qui a présidé à la première conception de l’inventeur ; alors l'opinion publique, à leur exemple, confond aussi le vrai avec le faux, et rejette en masse ce que l'on a prétendu défendre et imposer en masse. Cette cause une fois compromise par le zèle aveugle de ses plus dévoués partisans, un homme qui, par sa position ou son talent, aurait acquis une autorité incontestable, n'essaierait pas de la prendre en main, sans s'exposer à perdre toute espèce d’influence ; car, les bizarreries frappant beaucoup plus l'imagination populaire que la simplicité du vrai, on les attacherait comme un grelot à l'idée dont il voudrait se faire le vulgarisateur. Nous ne parlerons pas davantage des utopies en général. Nous nous contenterons de noter, sans y insister, le cachet particulier imprimé à ces sortes de livres par les besoins du temps et même par la position individuelle de l'écrivain. Ainsi Platon déduit les lois de sa République de son idéalisme philosophique, et maintient l'esclavage. Morus, homme pratique, et chancelier d'Angleterre, se borne à imiter Platon, et il termine sa patriarcale utopie, en la déclarant impossible. Campanella, moine dominicain, frappé de la grandeur de la papauté, exagère encore ce type de gouvernement théocratique, et, malgré la vigueur de son esprit, quelques idées monacales se glissent parfois dans sa conception ; mais, à la différence de ses prédécesseurs, il croit à son idéal et essaie de le réaliser. Au XVIIIe siècle, si faussement accusé de n'avoir été que démolisseur par ceux qui ne l'ont pas étudié, Morelly cherche la solution d'un magnifique problème qu'il pose en ces termes : trouver une situation dans laquelle il soit presque impossible que l'homme soit dépravé ou méchant. Babœuf s'empare ensuite de l'œuvre de ce puissant génie ; mais acceptant à la lettre le cri de la révolution Égalité, il ne peut comprendre les inégalités harmoniques établies par la nature précisément, selon Morelly, pour rendre possible le régime de la communauté des biens. Les crises industrielles, la misère des classes productives et la tyrannie des opinions religieuses en Angleterre ont suscité le socialiste Owen. Enfin, en France, deux économistes, Ch. Fourier et Enfantin, après avoir profondément analysé les vices de notre état industriel, ont conçu le projet de reconstruire la société du fondement jusqu'au faîte : le premier prend l'œuvre par en bas, organise la production et donne la loi de la distribution des travaux ; le second pose d'abord le pouvoir, et, par une systématique organisation du crédit, étend sur tous les points les ramifications d'un savant despotisme auquel nulle individualité ne saurait échapper.

La Cité du Soleil de Campanella, moins connue que l'Utopie de Morus, lui est cependant de beaucoup supérieure. Elle offre, avec la doctrine saint-simonienne ainsi qu'avec la théorie de Fourier, des analogies tellement frappantes, qu'un examen superficiel ferait soupçonner un plagiat. Mais une étude approfondie des trois systèmes rend, à nos yeux, cette supposition tout-à-fait inadmissible. Ce n'est donc pas pour nous donner le triste plaisir de mettre en suspicion la bonne foi des réformistes contemporains, que nous publions la traduction de La Cité du Soleil. Notre unique but a été de continuer l'œuvre que nous avons commencée en publiant Le Code de la Nature, de Morelly ; c’est-à-dire de prouver que l'esprit humain, dont la nature est toujours la même, n'a cessé d'opposer aux souffrances d'une société vicieuse le type idéal d'une société plus parfaite ; de montrer ensuite aux différentes écoles socialistes les racines qu'elles ont dans le passé, et de les rappeler ainsi à des sentiments moins dédaigneux et moins exclusifs.

 

II

Thomas Campanella naquit le 5 septembre 1568, à Stilo, bourg de la Calabre. Il fit preuve, dès son enfance, d'un esprit très vif, et apprit, avec une rapidité prodigieuse, ce qu'on a coutume d'enseigner à la jeunesse. Dès l'age de treize ans, comme il le dit lui-même, il connaissait assez bien la grammaire et l'art de la versification pour faire, indifféremment en vers ou en prose, des discours sur tous les sujets qu'on lui proposait. À quatorze ans, son père voulut l'envoyer étudier à Naples, chez un de ses parents, Jules Campanella, qui professait le droit ; mais, ayant entendu un éloquent prédicateur de l'ordre de Saint-Dominique, il se détermina à entrer dans cet ordre, qui avait produit saint Thomas et Alhert le Grand, dont la lecture l'avait vivement impressionné. Il n'est peut-être pas inutile de faire observer que c'est de l'ordre des Dominicains que sont sortis les moines les plus remuants et les plus indépendants. Il suffit d'ajouter au nom de Campanella ceux de Jordano Bruno et Savonarole. Campanella, en poursuivant ses études, peu satisfait de ce qu'ou lui enseignait, tomba dans un scepticisme tellement outré, qu'il avoue lui-même, dans sa Poétique, avoir douté s'il y avait jamais eu un Charlemagne dans le monde. Alors il résolut de parcourir tous les ouvrages de Platon, de Pline, de Galien, des stoïciens, de l'école de Démocrite, et surtout les livres de [Bernadino] Telesio, puis de comparer ces écrits au grand livre de la nature, et de vérifier la fidélité de la copie sur l'autographe authentique. Dès cette époque, à l'exemple de Telesio, il se porta adversaire des doctrines d'Aristote, dont l'autorité, dans les écoles, n'était guère moindre que celle de l'Évangile. C'est à l'âge de vingt deux ans qu'il publia son premier livre qui fut dirigé contre Aristote et son défenseur Marta.

L'ardeur de Campanella à combattre les doctrines péripatéticiennes, son enthousiasme pour les idées nouvelles, et sans doute aussi ses succès dans la controverse lui firent des ennemis implacables. Un de ses anciens professeurs, vaincu par lui dans une lutte publique, l'accusa de magie. On supposa qu'il connaissait tout et n'avait rien appris ; mais à ceux qui lui demandaient s'il n’était pas possédé du démon, pour être devenu si savant sans avoir étudié, Campanella répondit : « J'ai consumé plus d'huile que vous n'avez consommé de vin ». Obligé de quitter Naples pour échapper aux persécutions qu'on lui suscitait, notre fougueux philosophe parcourut successivement Rome, Florence, Venise, Padoue, Bologne, ne cessant jamais d'écrire et de chercher des disciples. Nous le retrouvons encore à Naples en 1598. Il ne fit que passer dans cette ville pour se retirer dans sa patrie. Pietro Giannone dit que cette retraite n'était pas volontaire, et que Campanella ayant déjà été un sujet de désordre et de scandale à Rome même, on lui avait enjoint de se retirer dans un petit couvent de Stilo et de n'en pas sortir. Mais il n'était pas facile de retenir dans l'inaction et le repos un esprit si inquiet, si impulsif, et dans lequel d'ailleurs fermentait déjà un projet de réforme sociale et religieuse qu'il allait tout de bon mettre à exécution.

Dans cette retraite même, il trama une conspiration qui eut sur le reste de sa vie la plus funeste influence. Pietro Giannone, parlant de cette tentative, dit : « Campanella, moine dominicain, faillit bouleverser la Calabre, en y jetant de nouvelles idées et projets de liberté et république. Il alla jusqu'à prétendre réformer les royaumes et les monarchies et donner des lois et de nouveaux systèmes pour le gouvernement de la société. » Pour parvenir à l'accomplissement de son grand dessein, il commença d'abord par gagner à ses idées les moines de son couvent. Il leur persuada que les astres, dont il connaissait très bien le cours, prédisaient, pour l'année 1600, des révolutions, des changements d'états, particulièrement dans le royaume de Naples et dans la Calabre ; qu'il fallait en conséquence faire des préparatifs, rassembler des gens armés, et que lui, il se sentait le courage de secouer la tyrannie des rois d'Espagne et de leurs ministres, en criant Liberté, et en formant un heureux gouvernement républicain. Campanella annonçait dans ses prédications que Dieu l'avait destiné à une telle entreprise. Il disait qu'il devait opérer ces grandes choses par deux moyens, la langue et les armes, qu'avec le premier, il fallait prêcher la liberté contre la tyrannie des princes et des prélats, afin d'amener le peuple à secouer le joug. Quant à la ressource des armes, il comptait sur celles des bandits et des exilés. La populace devait se joindre à eux, briser les prisons et brûler toutes les procédures contre les criminels, à qui ils rendraient la liberté afin de les enrôler dans l'insurrection. Les circonstances étaient très favorables pour l'exécution de ce plan : la province était alors remplie de condamnés au bannissement, et des contributions excessives et réitérées pesaient sur le peuple. Tout se trouvant ainsi disposé dans la Calabre au tumulte et à la révolte, on vit entrer dans le projet de Campanella, non seulement les moines, mais encore diverses autres personnes de Stilo et des environs. Après avoir jeté de la sorte les premiers ferments de la rébellion, le hardi dominicain eut recours à l'un de ses confrères, nommé père Denys Ponzio de Nicastro, qui se chargea de répandre le même esprit de révolte dans Catanzaro, et s'acquitta de cette tâche avec beaucoup d'éloquence et de zèle. Dans le panégyrique qu'il ne manquait pas de faire de Campanella, « envoyé de Dieu », selon lui, père Denys ajoutait qu'il devait s'opérer de grandes révolutions, qu'il ne fallait pas laisser échapper cette occasion favorable de rentrer dans la « liberté » ; que l'heure était venue de se délivrer enfin des « vexations des ministres du roi, qui, vendant à prix d'argent le sang humain, écrasaient les pauvres et les faibles ». Campanella et son coadjuteur trouvèrent dans les autres religieux des âmes ardentes à seconder leurs projets. Dans le seul couvent des dominicains de Pizzolli, on comptait plus de vingt-cinq moines qui avaient engagé dans leur parti un grand nombre de bannis. Déjà la contagion envahissait même la province voisine.

Il y avait plus de trois cents religieux, tant augustins que dominicains et cordeliers, impliqués dans ce mouvement. Deux cents prédicateurs devaient s'insinuer parmi le peuple, afin d'y souffler l'esprit de sédition. Quelques évêques même prêtèrent secrètement la main à cette immense conjuration ; ceux de Nicastro, de Girace, de Melito et d’Oppido furent nommés par les témoins, ainsi que quelques barons napolitains. Campanella et ses complices ne manquaient pas non plus de ressources en armes. Outre l'appui qu'ils comptaient trouver dans les châteaux, dix-huit cents bannis étaient prêts à combattre pour eux : ils devaient tuer tous ceux qui s’opposeraient à leurs desseins, faire des règlements tout nouveaux, et brûler les anciens livres, parmi lesquels on n'aurait pas sans doute oublié les philosophes que Campanella avait attaqués, Stilo devait être la capitale de la RÉPUBLIQUE, et Père Thomas Campanella serait proclamé MESSIE ; c'est du reste le nom que déjà quelques-uns des con jurés lui donnaient. Ils espéraient que la flotte turque qui mouillait alors dans les parages de Guardavalle, ne demanderait pas mieux que de leur prêter assistance. En conséquence, Campanella avait placé dans la marine des gens aux aguets, qui, lorsqu'il passait quelque bâtiment turc, allaient à sa rencontre l'informer de leur résolution, et lui demander de se tenir prêt à les secourir. Le soulèvement devait avoir lieu en 1599 ; mais cette conspiration avorta comme tant d'autres, parce que deux conjurés vinrent d'eux-mêmes la dénoncer.

Le comte de Lemos, alors vice-roi de Naples, averti à temps, déjoua le complot, et, sous prétexte de protéger les côtes contre l'invasion des Turcs, il envoya des troupes sous le commandement de Charles Spinelli, qui eut ordre de s'emparer des conjurés et de les enlever. Ceux qui n'étaient pas sur leurs gardes, furent arrêtés sans difficulté et désignèrent d'autres complices dans les réponses qu'on leur arracha. Tous furent conduits à Naples sur quatre galères, et, pour faire un exemple, le vice-roi en fit écarteler vifs deux sur les galères mêmes ; quatre autres furent pendus aux vergues. Le Père Denys fut saisi déguisé en habit séculier. Quant au chef de la conspiration, Thomas Campanella, découvert dans une cabane où il s'était réfugié, il fut conduit avec d'autres moines et prêtres dans les prisons du château, et condamné à une réclusion perpétuelle.

Les biographes de Campanella, Cyprien et le père Échard, ne donnent aucun détail sur cette conspiration. Ce que nous venons d'en raconter est tiré de L'Histoire du Royaume de Naples, par Pietro Giannone, qui dit avoir fait cet historique d'après les pièces manuscrites de la procédure intentée contre Campanella et ses complices, pièces que l'on conservait encore de son temps dans les archives de Naples. Campanella lui-même ne parle nulle part de sa tentative d'insurrection. Son ami Tobias Adamus y fait bien allusion dans sa préface au livre de Campanella, intitulé : Prodromus Philosophiæ instaurandæ ; mais Gabriel Naudé, autre ami très intime de notre philosophe, est plus explicite. En parlant du procédé ordinaire des législateurs politiques qui, pour venir plus facilement à bout de leurs projets, persuadent aux peuples qu'ils sont immédiatement inspirés de Dieu ; il écrit : « Il n'y a pas plus de soixante ans que Guillaume Postel en voulut faire de même en France, et depuis peu encore Campanella, dans la Haute-Calabre ; mais ils n'en purent venir à bout, non plus que les précédents, pour n'avoir pas eu la force en main ; car, comme dit Machiavel, cette condition est nécessaire à tous ceux qui veulent établir quelque nouvelle religion ».

Campanella, captif, eut à subir les plus cruelles tortures : il fut jeté successivement dans cinquante prisons, enseveli dans des culs-de-basse-fosse, et mis sept fois à la question : la dernière dura quarante heures ; il la décrit, mais sans s'expliquer sur ce qui lui valut un tel traitement. « Lié, dit-il, par des cordes serrées au point de pénétrer jusqu'aux os, je fus suspendu par les mains, violemment tordues en arrière, au-dessus d'un pieu aigu ; en sorte que, si j'essayais de me soutenir en l'air par mes bras ainsi tordus, j'éprouvais des douleurs intolérables dans les bras, les épaules et le cou : si, au contraire, je cédais au poids de mon corps, le pal déchirait mes chairs et me faisait verser une grande quantité de sang. (Si me demitterem, a ligno nates devorabantur : quæ distentæ usquè ad vesicæ collum et radices genitalium, sanguinem multum effundebant.) Au bout de quarante heures, me croyant mort, on mit fin à mon supplice. Parmi les spectateurs de mes tortures, les uns m'injuriaient, et, pour accroître mes douleurs, secouaient la corde à laquelle j'étais suspendu ; les autres louaient tout bas mon courage....rien ne m'a ébranlé, et on n'a pu m'arracher une seule parole. »

Un écrivain peu favorable à Campanella, car il le traite de fourbe infâme et du plus scélérat des bipèdes (bipedum scelestissimus atque sacerrimus nebulo), avoue que, dans sa prison, Campanella supporta les tortures les plus atroces avec une fermeté plus que spartiate (spartana plus quam nobilitate). Après avoir ainsi expié, dans des tourments à peine croyables, le tort d'avoir voulu tirer les hommes de leur abjection et de leur misère, Campanella vit se ralentir peu à peu l'acharnement de ses persécuteurs. Paul V et plusieurs personnes de distinction sollicitèrent la cour d'Espagne en sa faveur ; mais leurs efforts furent inutiles. Le pape Urbain VIII réussit enfin à l'arracher aux mains des Espagnols : il prétexta, dit-on, que, dans ses ouvrages, Campanella ayant attaqué l'Èglise romaine, il était obligatoire qu‘il vint à Rome, devant le tribunal de l'Inquisition, rendre compte de sa foi. Campanella fut donc extrait de sa prison le 15 mai 1626 ; sa détention avait déjà duré 27 ans. Il fut transféré à Rome, où les marques d'affection que le pape lui donna, la liberté réelle dont il jouissait malgré sa qualité de prisonnier et sa liaison avec le comte François de Noailles, ambassadeur de France, ranimèrent la haine des Espagnols, qui résolurent de l'enlever et de le ramener à Naples. Pour leur échapper, Campanella fut obligé de se réfugier chez l'ambassadeur de France, qui le fit déguiser et sortir de Rome pendant la nuit, dans son propre carrosse. Il s'embarqua ensuite et descendit à Marseille au mois d'octobre 1634. Le célèbre Nicolas Peyresc, ayant appris son arrivée, l'envoya chercher dans une litière et le fit conduire chez lui à Aix. Campanella passa là fort agréablement quelques mois dans la société de son ami Pierre Gassendi. Lorsqu'il voulut se mettre en route pour Paris, il reçut du seigneur Peyresc une lettre de crédit sur Lyon, et, de plus, cinquante pièces d'or. Campanella fut si sensible à ce généreux procédé, qu'il dit n'avoir pu retenir ses larmes, lui qui n'en avait pas versé une seule au milieu des plus horribles supplices. Il fut bien accueilli par le roi Louis XIII et le cardinal de Richelieu, qui le consulta souvent sur les affaires d'Italie. Un jour ce ministre lui ayant demandé si le duc d'Orléans parviendrait à la couronne, Campanella lui répondit : « Imperium non gustabit in æternum. » Il continua ses travaux à Paris dans le couvent des Jacobins de la rue Saint-Honoré, où il s'était retiré ; ce fut là qu'il mourut, le 21 mai 1659, dans la soixante-onzième année de son âge.

 

III

Les jugements portés sur Campanella par ses contemporains, sont très contradictoires, et il ne faut pas s'en étonner. Les uns, impatients de secouer le joug des doctrines aristotéliques, devaient exalter outre mesure l'homme qui après Telesio, avait le plus énergiquement combattu pour la liberté de la raison humaine : d'autres ne virent en lui qu'un hérésiarque, un athée et un brouillon ; les plus sages de l’époque le regardaient comme un rêveur. C'est ainsi que Grotius, parlant de ses livres, dit : « Legi et Campanellæ somnia. » Il était, au reste, à peu près impossible que ses contemporains pussent saisir avec netteté l'unité qui existe entre les écrits si divers de Campanella, ainsi que le rapport logique de ses doctrines avec ses actes... D'ailleurs la bizarrerie de ses idées et l'étrangeté des hypothèses absolument dénuées de fondement qu'il émet avec profusion, firent méconnaître la haute portée et la valeur réelle d'une partie de ses travaux. Le caractère toujours dogmatique des livres du philosophe de Stilo, son mépris universel pour tout ce qui s'est fait avant lui, durent sans doute déplaire souverainement au public savant de son siècle, qui était en général complètement absorbé dans l'étude de l'antiquité. Aussi le principal biographe de Campanella, Cyprien, l'en blâme en ces termes : « Négliger tous les anciens, et prétendre s'élever au faîte de la sagesse par ses propres efforts, et en s'écartant de toutes les voies suivies jusqu'alors, c'est faire preuve d'une outrecuidance intolérable. La bonté divine n'a pas permis que tous les travaux de nos devanciers qui se sont livrés à la recherche de la vérité, fussent sans fruit ; et l homme isolé ne peut, dans le court espace de sa vie, et sans le secours des recherches antérieures, espérer devenir plus savant que tout le genre humain. »

Ce reproche est assez fondé ; car, en définitive, Campanella s'est laissé entraîner par la fougue de sa puissante imagination, et s'est bien peu inspiré des notions positives déjà acquises par la science de son temps. Après la découverte des lois de Képler et les travaux de Copernic, il fait de l'astronomie en véritable astrologue ; de la mécanique, en homme qui croirait au mouvement perpétuel. Le reproche de Cyprien pourrait du reste, sans y Changer un seul mot, s'adresser avec pleine justice à plus d'un réformiste du 19° siècle. Sans parler des tortures et de la longue captivité que valut à Campanella l'insuccès de sa conspiration, on peut donc dire qu'il fut traité par ses contemporains, comme de nos jours Ch. Fourier l'a été par les siens. Les motifs de la défaveur avec laquelle ils furent accueillis, sont les mêmes. Ces deux penseurs ont, dans leurs écrits, prodigué les fantaisies les plus capricieuses ; tous deux, avec une audace incomparable, ont refusé toute valeur aux travaux antérieurs de la philosophie ; tous deux encore ont négligé, comme de propos délibéré, les résultats des sciences les plus positives et les plus solidement constituées. Malgré tout cela, ils sont dignes de l'attention la plus sérieuse et la plus profonde de la part des esprits méditatifs. Une fois la critique de leurs erreurs faite avec sévérité, il reste une assez notable portion de leurs ouvrages qui porte l'ineffaçable empreinte du génie ; et assurément le brillant éclat de l'or ne le laisse pas méconnaître, sitôt que le métal est débarrassé de la gangue informe qui le masque aux yeux de l'ignorant.

La valeur philosophique de notre dominicain est tout entière dans certaines idées métaphysiques dont il a déduit un type d'organisation sociale. Cette tentative est d'autant plus remarquable, qu'il faut arriver jusqu'au XIXe siècle pour trouver des écoles qui aient prétendu renouveler les idées les plus générales soit en métaphysique, soit en religion, et qui aient ensuite voulu poursuivre la traduction réelle de leur idéalisme jusques dans les détails les plus minutieux de la vie humaine. La méthode synthétique est la seule qu'employa Campanella, précisément au moment où Descartes mettait en œuvre la méthode opposée, l’analyse.

La synthèse du philosophe italien fut peu féconde : il ne mania pas cette arme si pesante avec toute la sûreté convenable ; il vacilla souvent dans sa marche, car il s'en fallait que le terrain sur lequel il s'avançait eût été encore assez exploré. Aussi serait-il facile d'extraire de ses ouvrages tels sophismes qui pourraient, avec quelque apparence de raison, le faire considérer comme le précurseur de Locke et de Condillac. Toutefois, si on pénètre au fond du sentiment de Campanella, on est frappé du rapport qui existe entre sa doctrine générale et l'idéalisme panthéistique, appelé en Allemagne philosophie de la nature. Pour Campanella, comme pour cette école, la philosophie est la science du tout. La nature est un être vivant et animé. Les éléments primaires de toute individualité sont animés, puisque toute individualité, résultat de leurs combinaisons diverses, jouit de la vie. Les mondes sont infinis, et tous sont habités. Tous les êtres ont une vie propre, plus ou moins élevée, et l'homme est le couronnement de cette magnifique hiérarchie, dont tous les degrés suivent, dans leur progression, les lois de l'ana1ogie. Dieu produit tous les êtres médiatement par le développement des forces vivantes de la nature. La mort n'est que relative ; la mort et le mal ne sont, dans l'ordre physique, que la régression de l'être déterminé à l'être indéterminé. Dans l'ordre moral, le péché est cette même régression produite par la volonté libre de l'homme.

Nous ne pousserons pas plus loin la comparaison. Nous pensons que la lecture attentive de la Cité du Soleil suffira pour prouver que la théorie de Campanella n'offre de différence essentielle avec la doctrine allemande, que dans le peu de précision de sa terminologie et dans l'absence complète de notions scientifiques, qui lui eussent permis de poursuivre, dans l'ordre des sciences physiques et naturelles, la justification de ses idées.

On ne trouvera donc pas extraordinaire qu'un homme qui avait compris que le rôle de la philosophie était d'embrasser toutes les sciences, mais qui ne connaissait pas assez chacune d'elles en particulier pour sentir l'impossibilité d'une pareille systématisation, ait eu la prétention d'édifier, à lui seul, une encyclopédie dans la plus large acception de ce mot. Une tentative aussi prématurée devait avorter ; et ceci fut, ainsi que l'a dit Pierre Leroux, une des causes qui ont fait tomber le nom de Campanella dans l'oubli, tandis que Bacon, pour avoir limité le champ de ses travaux, en a recueilli une gloire incontestée.

Les ouvrages de Campanella, dont il est superflu de donner ici la liste, montrent que l'activité de son intelligence s'est exercée sur toutes les branches de la science. Grammaire, dialectique, rhétorique, poétique, métaphysique, théologie, physiologie (et par physiologie, l'auteur entend la théorie générale des êtres, la philosophie de la nature) ; médecine, morale, politique, économie, etc. ; il a écrit dogmatiquement sur toutes ces matières. L'astrologie a été aussi une de ses croyances, et outre un Traité spécial sur cet objet, il a parsemé ses divers écrits de ses rêveries, dont il a été un des derniers adeptes. L'intention de faire une encyclopédie pourrait, à la rigueur, se déduire de l'inspection seule des sujets traités par Campanella ; mais on en trouve une preuve très positive dans le projet qu'il eut de donner, en 1638, une nouvelle édition complète de ses œuvres en dix volumes. Le premier volume de cette édition est suivi d'un Index dans lequel la distribution des matières traitées par l'auteur est faite d'une manière tout à fait systématique, et qui porte pour titre général : Instauratarum scientiarum, per F. Thomam Campanellam juxta propria dogmata, ex naturæ et scripturæ Dei codicibus, tomi X

 

IV

La Cité du Soleil *1 n'est pas seulement curieuse à étudier comme utopie : elle offre encore la synthèse la plus nette possible des idées philosophiques et réformatrices de Campanella. En effet, les propositions les plus étranges accumulées dans ce petit livre, se trouvent également soutenues et développées, quoique souvent avec une certaine réserve, commandée par l'esprit de son siècle et sans doute aussi par la crainte de nouvelles persécutions, dans un grand nombre de passages de ses autres écrits, et jusque dans son Traité théologique, intitulé Atheismus Triumphatus, où, par exemple, il confirme le principe de la communauté des biens. Un intérêt historique s'attache, en outre, à La Cité du Soleil : les motifs et le but de la conspiration ourdie par son auteur, s'y dévoilent tout entiers, et c'est pour n'avoir pas saisi le lien de la pensée et de la vie active du messie révolutionnaire de la Calabre, que certains auteurs, Naigeon entre autres, ont révoqué en doute sa tentative d'insurrection. Mais nous le répétons, et nous en avons donné la preuve, Campanella avait pris son utopie au sérieux, et il avait voulu la réaliser. Comme Ch. Fourier, plein de confiance dans le charme et la vitalité de sa création, il crut, qu'enthousiasmés par le spectacle vivant de sa république philosophique, tous les peuples du monde s'empresseraient à l'envi d'imiter un ordre social si supérieur à celui où ils végètent misérablement. Cette noble espérance ne se trouve pas exprimée uniquement dans La Cité du Soleil ; ailleurs encore il manifeste sa foi en une prochaine rénovation de la société : « À la honte des impies, dit-il, j'attends sur la terre un prélude du paradis, un siècle d'or plein de bonheur, duquel seront exclus les incrédules qui se moquent de la piété, avec un fouet fait des cordes des créatures, comme parle sainte Catherine de Sienne. »

Ce paradis ne devait pas être une oasis enchantée , isolée au milieu de l'humanité souffrante : le royaume de Dieu devait couvrir toute la terre; tous les peuples devaient être heureux sous la domination du représentant de la divinité. Cette illusion grandiose avait été du reste celle de beaucoup d'hommes distingués du 16° siècle , celle du célèbre dominicain, ministre de Philîppe II, le cardinal Granvelle, comme aussi celle de Guillaume Postel, rêveur si bizarre, et savant si prodigieux. Personne n'ignore que le XIXe siècle a vu ressusciter cette chimère de la monarchie universelle par les chefs des deux écoles dont nous allons parler.

Passant sous silence les analogies qui existent entre l'utopie de Campanella et les utopies anciennes, nous mous bornerons à indiquer les rapprochements principaux et les plus évidents avec les deux doctrines sociales qui, de nos jours, ont le plus vivement excité l'attention publique ; nous voulons dire la religion de Saint-Simon ou mieux d'Enfantin et la théorie de Ch. Fourier. Comme Campanella, Enfantin, a déduit de sa métaphysique panthéistique l'idée fondamentale de son organisation sociale. (C'est d'abord le pouvoir théocratique dans sa plus monstrueuse extension, pouvoir dont le despotisme embrasse ä la fois le spirituel et le temporel. Dans les deux systèmes, le chef suprême est le métaphysicien par excellence ; il représente l'identité absolue du Dieu des Panthéistes, et ne relève que de lui seul ; en un mot, il est la loi vivante. Enfantin et Campanella disent que Dieu dans sa trinité est amour, force et intelligence. Enfantin forme trois catégories de l'espèce humaine, l'artiste, le savant, l'industriel. Campanella, de son côté, établit, pour vicaires de son chef suprême, des triumvirs représentant Puissance, Amour et Sagesse. Dans le système Saint-Simonien, ainsi que dans La Cité du Soleil, la propriété individuelle est détruite, et avec elle l'hérédité ; l'organisation de la société a pour but l'amélioration physique, morale et intellectuelle de l'espèce humaine. L'usage des instruments de travail appartient de droit à celui qui sait s'en servir, et tout travailleur remplit une fonction sociale. Saint-Simoniens et Solariens, ont également inscrit sur leur bannière ce principe devenu célèbre : « à chacun suivant sa vocation, à chaque capacité suivant ses œuvres ». Mais dans le Saint-Simonisme, c'est l'autorité qui a mission de discerner la vocation de chacun, tandis quo dans la Cité du Soleil, du moins sous ce rapport, la liberté humaine n'est pas sacrifiée, chaque individu ne consultant que ses goûts dans le choix de ses travaux et de ses études.

C'est à l'endroit que nous venons de toucher qu'existe la différence fondamentale entre les disciples de Saint-Simon et ceux de Fourier ; c'est aussi à ce point de divergence que Campanella devient le précurseur de ce dernier. L'attraction passionnelle n'est pas, il est vrai, élevée à la hauteur d'une théorie systématique, par le moine de Stilo, mais il en a conçu la pratique, il la montre en action, et dans la distribution des travaux, il la consulte avec un soin presque égal à celui de Fourier. En effet, il indique les conditions au moyen desquelles le travail deviendra non seulement plus productif, mais encore agréable, et ces conditions ne diffèrent en rien de celles établies par Fourier :
1° Chacun a le droit d'opter pour les fonctions qui lui conviennent le mieux.
2° Tout travail est exécuté par groupes, méthode qui doit engendrer l'émulation à bien faire.
3° Les séances sont courtes afin d'éviter le dépérissement intellectuel et physique de l'homme.
4° Les occupations sont variées, dans le double but et d'empêcher l'ennui de naître, et de mettre successivement en exercice toutes les facultés productrices de chaque individu, car dans La Cité du Soleil, celui-là est le plus considéré, qui sait le plus grand nombre d'arts et de métiers, et les exerce avec le plus d'habileté.
Au reste, dans les deux utopies, le nécessaire ne manque à personne, ou, selon l'expression de Fourier, la société assure à chacun un minimum décent d'entretien.

Comme lien matériel de leur association, tous deux également ont insisté sur l'unité de l'édifice sociétaire, et quoiqu'on retrouve dans Campanella ce que Fourier appelait les séristère, c'est-à-dire, les salles particulières destinées à l'exercice de chaque travail, et jusqu'au séristère des enfants à la mamelle, nous devons dire que, sous le rapport de la convenance et de la beauté architecturale, le philosophe du XIXe siècle l'emporte de beaucoup sur celui du XVIe. On trouve encore dans Campanella les Vestels et la Cour d'Amour du Phalanstère (concilium amoris.) Il y a des points de contact jusque dans les rêves les plus fantastiques des écrivains dont nous établissons le parallèle. Si Fourier attend l'invention du megascope pour voir agir les habitants des astres, Campanella espère qu'au moyen d'un instrument acoustique, on parviendra à entendre l'harmonie du monde sidéral.

Au surplus, Campanella a poussé plus loin qu'aucun utopiste l'audace de ses réformes au sujet des femmes. Il s'est exprimé sur les relations sexuelles avec une franchise brutale que nul n'a osé imiter : c'est en vain, par exemple, que l'on chercherait dans son livre les mots de conjux, uxor ou matrimonium. En résumé, Campanella réunit en lui les idées fondamentales qui ont présidé à la conception des systèmes de Saint-Simon et de Fourier. Il a pris le problème social sous ses deux faces, l'organisation du pouvoir et l’organisation du travail. Il a combiné l'élément de la communauté à l'élément de l’association. Il a tenu compte des diversités que présente la nature humaine. Pour lui, l'égalité n'est pas un lit de Procuste, et il n'a pas méconnu le véritable droit naturel de l'homme, le droit du libre développement de ses facultés. À l'exemple de la nature, il a donc essayé de grouper dans un harmonieux ensemble, les inégalités sans cesse variables que présente chaque individualité dans sa force et son intelligence.

Le traducteur italien de La Cité du Soleil, que nous soupçonnons être un des disciples de Buonarotti, l'un des plus fervents apôtres du communisme, pense que la synthèse de Campanella réalise le type de société le plus parfait que l'homme puisse concevoir. Il ne doute pas que tel ne soit le terme final des progrès de la raison humaine ; et il accepte, sans faire la moindre réserve, les idées les plus excentriques du premier martyr de l'utopie. Pour nous, nous n'avons pas la même confiance ; nous croyons que la science sociale est loin d'être constituée. Toutefois nous ne pouvons trop insister sur la nécessité d'étudier avec soin et sans prévention les divers travaux qui ont eu pour objet la réorganisation intégrale de la société ; car aujourd'hui l'on reconnaît que tous les vices de l’ordre social sont si solidement enchaînés entre eux, que pour procéder avec fruit aux réformes, il faut, sinon les accomplir toutes simultanément, ce qui est impossible, mais du moins les introduire avec méthode en vue d'une rénovation harmonique, et en les faisant toutes converger vers ce but unique, l'associatîon générale des travailleurs, hors de laquelle on ne peut concevoir de salut pour l'humanité.



INTERLOCUTEURS :

LE GRAND MAÎTRE DES HOSPITALIERS.

UN CAPITAINE DE VAISSEAU GÉNOIS, son hôte.

(Traduction Louise Colet / Jules Rosset - édition Lavigne, 1844 p. 159)


L’hospitalier. Raconte-moi, de grâce, toutes les particularités de ton voyage.

Le génois. Tu sais déjà comment j'ai fait le tour du monde, et comment, étant parvenu à Toprobane, je fus contraint de descendre à terre, où, par crainte des habitants, je me cachai dans une forêt ; après l’avoir traversée je me trouvai dans une grande plaine, sous l’Équateur.

L’hospitalier. Et là, que t’arriva-t-il ?

Le génois. Je me vis tout-à-coup au milieu d’une troupe nombreuse d’hommes et de femmes armés. La plupart d’entre eux parlaient notre langue. Ils me conduisirent aussitôt à la cité du Soleil.

L’hospitalier. Comment est bâtie cette cité, et comment est-elle gouvernée ?

Le génois. Au milieu de la vaste plaine, dont je t’ai parlé, s’élève une immense colline sur laquelle s’échelonne la plus grande partie de la ville qui s’étend bien au-delà du pied de la montagne, car elle a un diamètre de plus de deux milles et un circuit de sept. Joins à cela, pour te faire une idée de sa grandeur, qu’à cause de la convexité de la colline, elle contient plus d’édifices que si elle était dans la plaine. La cité est divisée en sept cercles immenses qui portent les noms des sept planètes. On va de l’un à l’autre de ces cercles par quatre rues et quatre portes qui correspondent aux quatre points cardinaux. La ville est ainsi bâtie que, si l’on s’emparait du premier cercle, il faudrait redoubler d’efforts pour se rendre maître du second, et encore plus pour le troisième, et ainsi de suite, car il faudrait la prendre sept fois pour la vaincre. Je pense, quant à moi, qu’on ne pourrait pas même forcer la première enceinte, tant elle est solide, flanquée de terre-pleins munie de toute sorte de défenses, telles que tours, bombardes et fossés.

J’entrai dans la cité par la porte du Septentrion, qui est recouverte de fer et ainsi faite qu’on peut la lever, la baisser et la fermer solidement, grâce aux rainures habilement ménagées dans les murs massifs. et je me trouvai dans un espace de soixante-dix pieds, qui sépare la première muraille de la seconde. De là on voit d’immenses palais tous unis par le mur du second cercle, de manière à ce qu’ils paraissent ne former qu’un seul bâtiment. Du milieu de la hauteur de ces palais s’avancent de larges corniches qui font tout le tour du mur circulaire et qui servent de terrasses. Elles sont soutenues par de grandes colonnes qui forment, au-dessous des terrasses, un élégant portique semblable à un péristyle ou aux cloîtres qu’on voit dans les couvents. Les palais n’ont d’entrée inférieure qu’en dedans, du côté concave de la muraille. On pénètre de plain-pied dans le bas, et l’on monte dans de vastes galeries, toutes semblables entre elles, par des escaliers de marbre. Ces galeries communiquent avec la partie la plus élevée, qui est fort belle et percée de fenêtres du côté convexe ainsi que du côté concave. Ces étages supérieurs se distinguent par des murailles plus minces, car le mur convexe, c’est-à-dire l’extérieur, a une épaisseur de huit palmes, et le concave de trois ; les murs intérieurs n’ont qu’une palme ou une palme et demie. Ayant traversé cette enceinte, on se trouve sur une seconde esplanade plus étroite d’environ trois pieds que la première ; le premier mur du second cercle est orné de terrasses semblables. Un second mur renferme également les palais à l’intérieur. Cette enceinte a, comme l’autre, un péristyle, et les galeries où sont les portes des étages supérieurs renferment des peintures admirables. On arrive ainsi jusqu’au dernier cercle en traversant des esplanades, toutes pareilles, et de doubles murs, renfermant les palais, ornés de terrasses et de galeries soutenues par des colonnes, toujours sur un plan uni. Cependant, entre la porte extérieure et la porte intérieure de chaque enceinte, on monte quelques marches, mais elles sont faites de telle sorte qu’elles sont presque insensibles, car la pente est oblique et les degrés sont à peine séparés l’un de l’autre par leur élévation. Sur le sommet de la colline se trouve un plateau vaste et plan, et au milieu un temple admirablement construit.

L’hospitalier. Continue, je t’en supplie, continue.

Le génois. Ce temple est circulaire et n’est pas entouré d’un mur, mais de fortes colonnes d’un travail exquis. Un grand dôme qui en supporte un plus petit, s’élève soutenu par elles, et dans ce dernier on a pratiqué une ouverture qui se trouve directement au-dessus de l’autel unique placé au milieu du temple, dont la circonférence est de plus de trois cent cinquante pieds. Au-dessus des chapiteaux des colonnes s’avance une corniche de près de huit pieds, soutenue par une autre rang de colonnes ayant pour base un mur haut de trois pieds. Entre ce mur et les premières colonnes est une galerie dont le pavé est très précieux. Dans la partie concave du mur, percé de larges portes, sont des siéges massifs, et entre les colonnes intérieures, qui soutiennent le temple, des siéges mobiles et gracieux. On ne voit sur l’autel qu’un vaste globe sur lequel est dépeint le firmament, et un autre globe représentant la terre. Dans l’intérieur du grand dôme on a représenté toutes les étoiles du ciel, depuis la première jusqu’à la sixième grandeur. Trois vers, écrits sous chacune d’elles, disent leurs noms et l’influence qu’elles ont chacune sur les choses terrestres. Les pôles et les cercles, grands et petits, y sont aussi peints suivant leur horizon, mais incomplètement, puisque la moitié du globe manque, le dôme n’étant qu’une demi-sphère. On peut se perfectionner dans la science par l’inspection des globes qui sont sur l’autel. Le pavé est resplendissant de pierres précieuses. Sept lampes d’or, qui portent le nom des planètes, brûlent toujours. Sur le temple, le petit dôme est entouré de petites cellules, et un grand nombre d’autres cellules, vastes et belles, habitées par quarante-neuf prêtres et religieux, sont bâties sur la plate-forme ou terrasse formée par la corniche qui entoure le temple. Au sommet de la petite coupole est une girouette très mobile qui indique jusqu’à trente-six directions des vents. C’est à l’aide de cette girouette qu’ils connaissent si l’année sera bonne ou mauvaise pour leur climat, et toutes les variations du temps sur terre et sur mer. On conserve, au-dessous de la girouette, un livre écrit avec des lettres d’or traitant de ces matières-là.

L’hospitalier. Homme généreux, je te prie de me dire quelle est la forme de leur gouvernement. C’est là ce qui m’intéresse.

Le génois. Leur souverain est un prêtre, que dans leur langue ils appellent Soleil. Dans la notre nous l’appellerions le Métaphysicíen. Il est l’arbitre du temporel et du spirituel. Toutes discussions et toutes choses sont jugées par lui sans appel. Trois chefs l’assistent : Pon, Sin et Mor, noms qui veulent dire, dans leur langue, Puissance, Sagesse, Amour. Puissance est chargé des affaires de guerre et de paix, des arts militaires, et dans ces choses-là il est maître souverain, mais non cependant au-dessus de Soleil. Il doit surveiller les chefs et les soldats ; il a le soin des approvisionnements, des fortifications, des siéges, des machines de guerre, et doit s’occuper des fabriques et des ouvriers qui sont nécessaires à tout cela. Sagesse est chargé des arts libéraux et mécaniques, ainsi que des sciences. Il doit surveiller les docteurs et la discipline des écoles. Autant il y a de sciences, autant il y a de subordonnés à régir. Il y a l’astrologue, le cosmographe, le géomètre, l’historiographe, le poète, le logicien, le rhéteur, le grammairien, le médecin, le physicien, le politique, le moraliste, etc. Ils ont un seul livre, qu’ils appellent la Sagesse, qui résume toutes les sciences. Ils le lisent au peuple suivant le rite pithagoricien. Ce fut Sagesse qui fit orner tous les murs de la cité de peintures qui désignent merveilleusement toutes les sciences dans un ordre admirable. Sur les murs extérieurs du temple et sur les rideaux qu’on baisse pendant que le prêtre parle, pour que sa voix ne se perde pas, on a peint les étoiles, avec leurs vertus et leurs mouvements, exprimés par trois vers.

Sur le mur intérieur du premier cercle on a peint toutes les figures mathématiques, en bien plus grand nombre que celles découvertes par Archimède et Euclide. Chacune d’elles est d’une grandeur proportionnée à la muraille et expliquée par un vers qui indique la définition et la proposition, etc. Sur le mur convexe (extérieur) se trouve la description de toute la terre. Elle est suivie de la carte de chaque province, prise à part, où les usages, les lois, les mœurs, les origines et les forces de chaque peuple sont expliqués par un abrégé en prose, et l’alphabet, dont se sert chaque nation, est placé au-dessus de l’alphabet de la cite du Soleil.

Dans l’intérieur du second cercle toutes les espèces de pierres, tant précieuses que communes, les minéraux et les métaux sont représentés en peinture, avec un fragment véritable de chacun d’eux et une explication en deux vers. À l’extérieur du même cercle sont désignés toutes les mers, les fleuves, les lacs et les sources qui existent dans le monde, ainsi que les vins, les huiles et tous les liquides, avec leurs origines et propriétés. Des fioles, contenant des liqueurs propres à guérir diverses maladies, sont placées dans des niches creusées dans le mur, et sont ainsi conservées depuis cent jusqu’à trois cents ans. La grèle, la neige, le tonnerre et en général tous les phénomènes météorologiques y sont également expliqués par des peintures et des vers.

Sur le mur intérieur du troisième cercle on voit tous les arbres et toutes les espèces de plantes. Plusieurs même de ces produits de la terre sont conservés en nature et cultivés dans des vases placés sur la corniche extérieure. Une inscription dit quelle contrée les produit, quelles sont leurs forces et leurs propriétés, le rapport qu’ils ont avec les métaux, les astres et les parties du corps de l’homme, ainsi que leur utilité pour la médecine. Sur le mur extérieur sont reproduits tous les genres de poissons qui habitent les mers, les lacs et les fleuves, leur genre de vie et leurs habitudes, leurs propriétés et leur mode de génération, la manière de les élever et leur utilité pour le monde et pour les hommes, leurs ressemblances avec les choses célestes et terrestres, ressemblances produites par la nature ou par l’art. Aussi fus-je bien étonné, lorsque je vis les poissons appelés l’évêque, la chaîne, la cuirasse, le clou et l’étoile, de découvrir une analogie frappante entre leur forme et les objets qui portent leurs noms dans notre pays. On y voit également des oursins, des coquillages, des huîtres, etc., et tout ce que les eaux renferment de digne d’être étudié. Le mur extérieur du quatrième cercle représente tous les genres d’oiseaux, leurs qualités, leur grandeur, leurs couleurs, leurs instincts, etc. Le phénix y est peint comme existant véritablement.

Le mur extérieur offre toutes les espèces de reptiles, tels que les vers, les serpents, les dragons, et les insectes, comme les mouches, les taons, les scarabées, etc., avec leurs mœurs et leurs propriétés, bonnes et mauvaises ; qui sont beaucoup plus nombreuses qu’on ne le croit.

Le cinquième cercle porte sur son mur intérieur l’image des animaux terrestres les plus parfaits, et tu t’étonnerais en voyant leur nombre. Nous n’en connaissons pas la millième partie. Ils sont si nombreux, qu’ils occupent encore tout le mur extérieur. Pour ne parler que d’une espèce : que de genres de chevaux y sont peints, et avec quelle habileté !

Sur le mur intérieur du sixième cercle on a peint tout ce qui concerne les arts mécaniques, et les instruments nécessaires pour les pratiquer, en indiquant par des inscriptions de quelle manière chaque peuple s’en sert. Ces instruments sont classés suivant leur importance avec les noms de leurs inventeurs. Le mur extérieur de cette enceinte est orné des portraits de tous les hommes qui se sont distingués soit dans la science, soit dans le perfectionnement des armes et des portraits des législateurs. Là je vis Moïse, Osiris, Jupiter, Mercure, Lycurgue, Pompilius, Pythagore, Zamolxis, Solon et beaucoup d’autres. Mahomet lui-même s’y trouve, bien qu’ils le regardent comme un imposteur et un vil législateur. Mais j’aperçus aussi, dans une place distinguée, le portrait de Jésus-Christ et des douze apôtres, qu’ils honorent beaucoup et dont ils font grand cas. Sous les galeries sont peints César, Alexandre, Pyrrhus, Annibal et d’autres héros rendus célèbres soit par la paix, soit par la guerre, choisis principalement parmi les Romains. Tout étonné, je leur demandai comment ils avaient pu si bien apprendre notre histoire. Ils me répondirent qu’ils connaissent toutes les langues, et qu’ils envoient des explorateurs dans toutes les parties du monde. Ces envoyés étudient les mœurs, les forces, le gouvernement, l’histoire de toutes les nations, et s’instruisent de tout ce qu’elles font de bien ou de mal. Ils rapportent ces notions dans leur patrie, qui en fait son profit. C’est là que j’appris que l’invention des bombardes et celle de l’imprimerie avait été faite par les Chinois avant nous. Des professeurs expliquent ces peintures, et les enfants apprennent ainsi presque toutes les sciences et leur histoire avant l’âge de dix ans, sans fatigue, et presque en se jouant.

Le magistrat Amour est chargé spécialement du soin de la génération, c’est-à-dire, de faire en sorte que les unions sexuelles soient telles qu’elles produisent la plus belle progéniture possible. Aussi, les habitants de cette heureuse cité se moquent-ils de nous, qui donnons tous nos soins à l’amélioration de la race des chiens et des chevaux, et qui négligeons celle de notre espèce. Ce magistrat est aussi préposé à l’éducation des enfants, à la médecine, à la pharmacie, aux semailles et aux moissons, aux récoltes des fruits, à l’agriculture, au soin des troupeaux et à ce qui regarde le manger, enfin à tout ce qui a rapport à la nourriture, aux vêtements et à la génération. Il surveille un grand nombre de maîtres, tant hommes que femmes, chargés spécialement de chaque chose. Le Métaphysicien agit de concert avec ces trois magistrats, et rien ne se fait sans lui. Toutes les affaires de la République sont réglées par ces quatre personnes, et quand le Métaphysicien a donné son avis, les autres le suivent.

L’hospitalier. Dis-moi quelles sont les magistratures et les fonctions des gouvernants ? Quelle est l’éducation et la manière de vivre des habitants de cette cité, et si la forme du gouvernement est républicaine, monarchique ou aristocratique ?

Le génois. Cette race d’hommes est sortie de l’Inde pour fuir la cruauté des Mages, des brigands et des tyrans qui dépeuplaient le pays. Ils résolurent de mener une vie philosophique en communauté. Bien que la communauté des femmes n’existe pas chez les autres habitants du pays, elle est en usage chez eux de la manière que je te dirai tout-à-l’heure. Tout est en commun, mais le partage est réglé par les magistrats. Cependant les sciences, les honneurs et les jouissances de la vie sont partagées de manière que personne parmi eux ne peut songer à s’en approprier d’autres au détriment de ses concitoyens. Ils disent que l’esprit de propriéténe naît et ne grandit en nous que parce que nous avons une maison, une femme et des enfants en propre. De là vient l’égoïsme, car pour élever un fils jusqu’aux dignités et aux richesses et pour le faire héritier d’une grande fortune, nous dilapidons le trésor public : si nous pouvons dominer les autres par notre richesse et notre puissance, ou bien, si nous sommes faibles, pauvres et d’une famille obscure, nous devenons avares, perfides et hypocrites. Donc, en rendant l’égoïsme sans but, ils le détruisent et il ne reste que l’amour de la communauté.

L’hospitalier. Mais dans un pareil état de choses personne ne voudrait travailler, chacun s’en remettant au travail d’autrui pour vivre, ainsi qu’Aristote l’objecte à Platon.

Le génois. Je sais mal soutenir une discussion, n’ayant jamais appris à argumenter. Je t’assure seulement que l’amour de ces gens-là pour leur patrie est inimaginable. Ne voyons-nous pas dans l’histoire que plus les Romains méprisaient la propriété, plus ils se dévouaient pour le pays ? Et je crois aussi que si nos moines et nos prêtres n’étaient pas dominés comme ils le sont, soit par l’amour de leurs parents ou de leurs amis, soit par l’ambition qu’ils ont de parvenir aux grandes dignités, ils seraient bien plus saints ; auraient moins d’attachement pour la propriété et plus de charité envers tous.

L’hospitalier. C’est aussi ce que semble dire Saint Augustin. Mais l’amitié n’est donc rien chez ces gens-là, puisqu’ils ne peuvent se rendre de mutuels services ?

Le génois. Il y a plus, aucun d’eux ne peut recevoir de présent d’un autre, tout ce dont ils ont besoin leur étant donné par la communauté. Les magistrats empêchent qu’aucun n’ait plus qu’il ne mérite, mais rien de nécessaire n’est refusé à personne. L’amitié se fait connaître par les services qu’ils se rendent à la guerre ou en cas de maladie, ou bien encore dans l’étude des sciences, où ils s’aident de leur lumières réciproques, de leurs soins, de leurs éloges. S’ils se font des présents, c’est sur le nécessaire qu’ils les prélèvent. Ceux du même âge s’appellent frères entre eux ; ceux qui ont plus de vingt-deux ans sont appelés pères par ceux qui sont plus jeunes, et leur donnent le nom de fils. Les magistrats veillent rigoureusement à ce que personne n’enfreigne cette loi.

L’hospitalier. Quels sont leurs magistrats ?

Le génois. Il y a chez eux autant de magistrats qu’il y a chez nous de noms de vertus, et chacun d’eux porte ce nom en guise de titre. Ainsi, on les appelle : magnanimité, courage, chasteté, libéralité, justice criminelle et civile, adresse, vérité, bienfaisance, reconnaissance, gaîté, activité, sobriété, etc., et l’on élit à telle ou telle de ces charges celui qui, dès son enfance, dans les écoles, a montré le plus de penchant pour telle ou telle vertu. Mais comme ils ne connaissent ni le vol, ni le meurtre, ni la débauche, ni l’inceste, ni l’adultère, ni aucun de ces crimes dont nous nous accusons entre nous, ils s’accusent d’ingratitude, de malignité, d’incivilité, de paresse, de tristesse, de mauvaise humeur, de légèreté, de médisance et de mensonge. Ce dernier défaut leur semble plus effroyable que la peste. Pour châtiment, on prive les coupables de manger en commun ou de voir des femmes pendant un temps que les juges proportionnent à la gravité de la faute.

L’hospitalier. Dis-moi comment les magistrats sont élus.

Le génois. Tu ne me comprendrais pas bien, si je ne te décrivais auparavant leur vie. D’abord, il faut que tu saches que le vêtement des deux sexes est à peu de chose près le même. Seulement, celui des femmes descend jusqu’au dessous du genou, tandis que celui des hommes n’arrive qu’au dessus (ce vêtement est propice au combat).

Tous ensemble sont instruits dans tous les arts. D’un à trois ans ils apprennent l’alphabet et la langue sur les murs, en se promenant. Les élèves sont répartis en quatre divisions et conduits par quatre vieillards très instruits.

Bientôt on les fait s’exercer à la gymnastique, tels que la course, le disque et plusieurs autres jeux, qui fortifient également chaque membre. Ils gardent toujours la tête et les pieds nus, jusqu’à l’âge de sept ans. On les conduit tous ensemble dans les lieux ou l’on pratique des métiers, dans les cuisines, les ateliers de peinture, de menuiserie, où l’on travaille le fer et où l’on fait des chaussures, etc., afin que la vocation de chacun d’eux se détermine. Après leur septième année, lorsqu’ils ont appris sur les murailles les termes mathématiques, on leur enseigne toutes les sciences naturelles. Quatre professeurs ont ce soin, et dans un espace de temps de quatre heures, les quatre divisions ont reçu leur leçon ; car, tandis que les uns exercent leur corps ou servent aux besoins publics, les autres s’adonnent au travail intellectuel. Ensuite ils s’appliquent à l'étude des hautes mathématiques, à la médecine et à toutes les autres sciences. On les fait discuter : il existe alors une émulation et une rivalité continuelle entre eux. Ceux qui se sont distingués dans telle ou telle science ou dans un art mécanique, sont faits magistrats et chacun les regarde comme des maîtres et des juges. Alors ils vont inspecter les champs et les pâturages des bestiaux. Celui qui connaît un plus grand nombre de métiers et les exerce le mieux, est le plus considéré. Ils rient du mépris que nous avons pour les artisans et de l’estime dont jouissent chez nous ceux qui n’apprennent aucun métier, vivent dans l’oisiveté et nourrissent une multitude de valets pour servir leur paresse et leur débauche ; cette manière de vivre engendre de grands maux pour l’état : une foule d’hommes pervers sortent d’une société pareille comme d’une école de vices.

Les autres magistrats sont choisis par les quatre grand dignitaires, le Métaphysicien assisté de Pon, Sin et Mor et par le professeur spécial de la carrière à laquelle se destinent les concurrents, car ce professeur peut connaître, mieux que tout autre, si l’individu est apte ou non à enseigner telle ou telle vertu, tel ou tel art. Les concurrents ne se présentent pas eux-mêmes comme candidats, mais sont proposés dans le conseil par les magistrats ; et quiconque a quelque chose à faire valoir pour ou contre l’élection, a la parole. Personne ne peut occuper la place de Métaphysicien, s’il ne connaît à fond l’histoire, les rites, les sacrifices et les lois de tous les États, tant républicains que monarchiques. Celui qui prétend parvenir à ce haut grade, doit aussi savoir les noms des inventeurs des lois et des arts, l’histoire de tout ce qui se passe au ciel et sur la terre. Il doit connaître également tous les arts mécaniques (en deux jours ils peuvent s’instruire sur un de ces arts au moins, grâce aux peintures dont nous avons parlé et à leur éducation première, la connaissance pratique n’étant pas exigée), la physique, les mathématiques et l’astrologie. On ne demande pas aussi sévèrement la connaissance des langues ; car il y a dans la République une grande quantité d’interprètes, Mais ce qu’on demande surtout, c’est que l’aspirant connaisse parfaitement la métaphysique et la théologie, l’origine, les fondements et les preuves de tous les arts et de toutes les sciences, les rapports de similitude ou de dissemblance des choses ; la nécessité, le sort et l’harmonie du monde ; la puissance, la sagesse et l’amour des œuvres de Dieu ; les degrés des êtres et leurs rapports avec le ciel, la terre, la mer et les desseins de Dieu, autant qu’il est permis à l’homme d’atteindre à cette connaissance. Il faut qu’il ait aussi étudié les prophètes et qu’il sache l’astrologie. — Les habitants de la cité jugent quel est celui d’entre eux qui peut prétendre à la dignité de Soleil, mais nul ne peut l’obtenir qu’après avoir atteint l’âge de trente-cinq ans. Cette charge est perpétuelle, à moins qu’on ne trouve un autre citoyen qui, par sa science et par son génie, soit plus digne de gouverner que le chef précédemment élu.

L’hospitalier. Mais qui peut réunir tant de sciences ! et d’ailleurs trouverait-on un homme aussi prodigieux ? il me semble qu’ayant donné tout son temps à l’étude, il serait peu apte à gouverner.

Le génois. C’est aussi ce que je leur objectai. Voici ce qu’ils me répondirent :
« Nous sommes bien plus certains de l’aptitude d’un tel homme à régner, que vous ne l’êtes de celle des hommes par lesquels vous vous laissez commander et que vous croyez propres à gouverner, par cela seul qu’ils sont fils de princes ou qu’ils sont portés au pouvoir par une faction. D’ailleurs, un homme possédant d’aussi vastes connaissances que notre Métaphysicien fût-il incapable de tenir les rènes de l’État, ne sera jamais ni cruel, ni pervers, ni tyran. Cependant cette déduction tirée de la science de notre chef n’aurait pas la même force chez vous, où vous regardez comme le plus savant celui qui connaît le mieux la grammaire, la logique d’Aristote ou toute autre auteur ; de telle sorte que chez vous la science n’est qu’une affaire de mémoire et de travail. De là vient que dans vos contrées l’homme s’égare, parce qu’il ne contemple pas les choses en elles mêmes, mais qu’il les étudie dans les paroles des livres et dans la lettre morte. C’est pourquoi son intelligence ne peut arriver à comprendre la manière dont Dieu gouverne les êtres, ni à connaître la nature et ses lois, non plus que les usages et les mœurs des nations. Pareille chose ne peut arriver à notre Soleil, car pour apprendre tant de sciences et tant d’arts, il faut avoir une intelligence supérieure apte à tout et par conséquent à régner. Nous pensons que celui qui ne connaît qu’une science, ne la possède pas vraiment toute entière et à plus forte raison ignore les autres, et que celui qui n’est apte qu’à une seule science, puisée dans les livres, est un homme incapable. C’est le propre du génie d’approfondir promptement toutes les sciences. Tels sont les hommes, qui, par nature, peuvent considérer l’essence des choses, et tel doit être notre Métaphysicien. Au surplus, on apprend dans notre cité les sciences avec une telle facilité, que les élèves y profitent plus en un an, que les votres en dix ou quinze. Vous pouvez en faire l’épreuve, en vous entretenant avec ces enfants, et en les interrogeant. »

La chose m’étonna en elle-même, mais je fus bien plus surpris lorsque j’interrogeai ces enfants, qui parlaient fort bien [l'italien] ma langue maternelle. On exige qu'il y ait au moins trois interprètes pour notre langue, trois autres pour l’arabe, trois pour le slave et ainsi de suite pour toutes les autres langues. On ne leur donne aucune trève, qu’ils ne soient très savants. Ils sortent cependant et vont dans la campagne, où ils s’exercent à courir, à lancer des flèches et des javelots et à tirer de l’arquebuse ; à chasser aux bêtes fauves, à connaître les plantes et les minéraux. Ils y apprennent aussi l’agriculture et l’art de soigner les bestiaux. Chacune des divisions profite tour-à-tour de cette liberté sagement réglée.

On exige que les trois grands dignitaires, assistants du Soleil (le Métaphysicien), connaissent plus spécialement les arts qu’ils dirigent. Ils n’apprennent que la théorie des autres arts, mais ils savent à fond tous ceux qui les regardent exclusivement, et c’est à ceux-la qu’ils s’adonnent surtout. Puissance, par exemple, possède entièrement l’art équestre, la manière de ranger une armée en bataille, et la castramétation ; il connait la fabrication des armes de tout genre, ainsi que des machines de guerre, les stratagèmes et en général tout ce qui concerne la tactique militaire. Mais, outre ces connaissances spéciales, les trois magistrats dont nous parlons doivent connaître la philosophie, l’histoire, la politique et la physique.

L’hospitalier. Parle-moi, je te prie, de toutes les fonctions publiques, donne-moi à ce sujet les plus petits détails, ainsi que sur tout ce qui touche à l’éducation commune.

Le génois. Maisons, chambres, lits, tout, en un mot, est commun chez les Solariens. Tous les six mois les magistrats désignent à chacun le cercle, la maison et la chambre qu’il doit occuper. Le nom de celui qui l’habite momentanément est écrit sur la porte de chaque chambre. Tous les arts mécaniques et spéculatifs sont communs aux deux sexes. Seulement, les travaux qui exigent plus de vigueur et qui se font hors des murs sont exécutés par les hommes. Ainsi, le labour, les semailles, les moissons, le battage des grains et parfois les vendanges sont faits par eux. Les femmes sont employées à traire les brebis et à faire le fromage. Elles cultivent et cueillent les fruits dans les environs de la cité. Les arts qui n’exigent aucun déplacement sont aussi de leur ressort. Elles tissent, filent, cousent, coupent les cheveux et la barbe ; elles préparent les médicaments et elles font les habits. Mais elles ne sont pas employées à travailler le bois et le fer, ni à la fabrication des armes. On leur permet de s’occuper de peinture, quand elles en ont le goût. La musique est réservée aux enfants et aux femmes, parce que leurs voix sont plus agréables. L’usage du tambour et de la trompette leur est cependant interdit. Elles préparent la nourriture et dressent les tables qui sont servies par des jeunes filles et des garçons au-dessous de vingt ans. Chaque cercle a ses cuisines, ses greniers, ses ustensiles, ses provisions de nourriture et de liquides. Un vieillard et une vieille femme respectables président à chaque fonction et ils ont le droit de frapper ou de faire frapper les négligents et les indociles. Ils remarquent dans quelles fonctions chaque garçon et chaque fille se distingue davantage. Les jeunes gens servent tous ceux qui sont âgés de plus de quarante ans. Ce maître et cette maîtresse les conduisent le soir dans leur chambre où ils couchent seuls ou à deux, et le matin ils les envoient où leur devoir les appelle. Les jeunes gens se servent l’un l’autre, et malheur à celui qui refuserait de le faire. Il y a les premières et les secondes tables : chacune d’elles à une rangée de siéges de chaque côté ; d’un côté se mettent les hommes et de l’autre les femmes. On garde le silence, comme dans les réfectoires des couvents, et un jeune homme assis à une place plus élevée que les autres, fait à voix sonore une lecture souvent interrompue, aux passages remarquables, par un des plus respectables membres de l’assemblée. C’est une chose bien touchante que de voir avec quelle grâce et quelle dextérité ces jeunes gens, en habits dégagés, font le service de la table ; on est ému aussi de la manière pleine d’honnêteté, de décence et d’amour qu’ont entre eux ces amis, ces frères, ces fils, ces pères et ces mères. Chacun a sa serviette, son couvert et sa portion. Les médecins sont chargés de dire aux cuisiniers les mets qui conviennent chaque jour aux vieillards, aux jeunes gens et aux malades. Les magistrats ont des portions plus fortes et plus délicates, et ils en donnent une partie aux enfants qui se sont distingués le matin par leur travail. Cette faveur est regardée comme un honneur très grand. Les jours de fête on chante à table, mais à une ou deux voix seulement, avec accompagnement sur la lyre. Comme chacun y met le même zèle, rien ne manque jamais au service. Des vieillards expérimentés veillent aux mets qu’on doit servir et surveillent ceux qui sont chargés des réfectoires. Ils font grand cas de la propreté des tapis, des maisons, des vases, des vêtements, des ateliers et des portiques.

Tous les habitants de la cité portent une chemise blanche sur la peau, et sur cette chemise un vêtement qui couvre tout le corps : il est sans plis et fendu depuis le côté jusqu’au bas des reins ; on peut fermer ces fentes à l’aide de boutons. Les pieds sont couverts par une sorte de demi-cothurne serré par un lacet, et par-dessus cette chaussure ils mettent des souliers ; le tout, comme déjà nous l’avons dit, est couvert par une toge. Ces vêtements sont si bien adaptés au corps que, lorsqu’ils ôtent leur toge, on distingue parfaitement toutes les formes du corps. Ils changent quatre fois l’an de vêtements, c’est-a-dire, quand le soleil entre dans les signes du bélier, du cancer, de la balance et du capricorne. C’est l’affaire du médecin et du préposé au vestiaire de chaque cercle, de déterminer les conditions et l’opportunité de ces changements. Ce qui est remarquable, c’est que tous peuvent avoir au même moment des habillements chauds ou légers qui se trouvent prêts, dès que le besoin s’en fait sentir. Tous les habits sont blancs et lavés chaque mois à la lessive ou au savon. Le rez-de-chaussée de tous les édifices est occupé par les ateliers, les cuisines, les celliers, les greniers, les offices, les réfectoires et les lavoirs. Ces lavoirs sont situés près des piliers des péristyles, et l’eau sale est conduite dans les égouts par des canaux. Sur l’esplanade, qui se trouve entre chaque cercle, sont des fontaines où l’eau arrive du bas de la montagne, à l’aide du mouvement d’une ingénieuse machine. Il y a aussi des citernes alimentées d’eau de pluie par des canaux communiquant avec les toits des maisons. Tous les Solariens se baignent souvent, selon l’ordre du médecin et du magistrat. C'est sous les péristyles que s’exercent les arts mécaniques mais on se livre aux activités spéculatives dans les galeries supérieures et sur les terrasses où se trouvent les peintures scientifiques. Dans le temple, on étudie les sciences sacrées ; dans les vestibules, il y a des horloges solaires et d’autres, et sur les tours des enceintes, des girouettes à l’aide desquelles on connaît l’heure et la direction des vents.

L’hospitalier. Parle-moi de la génération.

Le génois. L’âge exigé pour l'union des sexes, dans le but de la propagation de l'espèce, est fixé, pour les femmes, à dix-neuf ans ; pour les hommes, à vingt et un ans. Cette époque est encore reculée pour les individus d’un tempérament froid, mais en revanche il est parfois permis à certains individus d'avoir, avant l'âge fixé, commerce avec les femmes, mais ils ne peuvent avoir de rapports qu’avec celles qui sont ou stériles ou enceintes. Cette permission ne leur est accordée, que par crainte qu’ils ne satisfassent leurs passions par des moyens contre nature : des maîtresses matrones et des maîtres vieillards pourvoient aux besoins charnels de ceux qu’un tempérament plus ardent et des plus portés aux plaisirs de l'amour. Les jeunes gens confient en secret leurs désirs à ces maîtres, qui savent d’ailleurs les pénétrer à la fougue que montrent les adultes dans les jeux publics. Cependant, rien ne peut se faire à cet égard sans l’autorisation du magistrat protomédecin spécialement préposé à la génération, et qui est un très habile médecin dépendant immédiatement du triumvir Amour. Ceux qu’on surprend en flagrant délit de sodomie sont réprimandés et condamnés à porter pendant deux jours leurs souliers pendus à leur cou, comme pour dire qu’ils ont interverti les lois naturelles, et qu’ils ont mis, pour ainsi dire, les pieds à la tête. S’il y a récidive, la peine est augmentée jusqu’à ce qu’elle atteigne enfin graduellement la peine de mort. Mais ceux qui gardent leur chasteté jusqu’à l’âge de vingt et un ans et mieux encore de vingt-sept ans, sont honorés et célébrés par des vers, chantés à leur louange, dans les assemblées publiques.

Dans les jeux publics, hommes et femmes se livrent aux exercices gymnastiques sans aucun vêtement, à la manière des Lacédémoniens, et les magistrats voient là quels sont ceux qui, par leur vigueur respective et la proportion de leurs organes, doivent être plus ou moins aptes aux unions sexuelles, et dont les parties se conviennent réciproquement le mieux. C’est après s’être baignés, et seulement toutes les trois nuits qu’ils peuvent se livrer aux plaisirs de l'amour. Les femmes grandes et belles ne sont unies qu’à des hommes grands et bien constitués ; les individus qui ont de l’embonpoint sont unis avec ceux qui en sont privés, et celles qui n’en ont pas sont réservées à des hommes gras, pour que leurs divers tempéraments se fondent et qu’ils produisent une race bien constituée. Le soir, les enfants viennent préparer les lits, puis vont se coucher, sur l’ordre du maître et de la maîtresse.

Les individus appelés à remplir les fonctions génératrices ne peuvent s’unir que lorsque la digestion est faite et qu’ils ont prié Dieu. On a placé dans les chambres à coucher de belles statues d’hommes illustres, pour que les femmes les regardent et demandent au Seigneur de leur accorder une belle progéniture. L’homme et la femme (Generatores) dorment dans deux cellules séparées jusqu’à l’heure de l’union ; une matrone vient ouvrir les deux portes à l’instant fixé. L’astrologue et le médecin décident quelle est l’heure la plus propice ; ils tâchent de trouver l’instant précis où Vénus et Mercure, placés à l’orient du soleil, sont dans une case propice à l’égard de Jupiter, de Saturne et de Mars, ou tout-à-fait en dehors de leur influence  [Note].

On exige que le géniteur, avant de se livrer à une nouvelle union sexuelle, s'en soit abstenu pendant trois jours, et qu’il soit pur de toute mauvaise action également depuis trois jours, ou que du moins il se soit réconcilié avec Dieu après avoir péché. Ceux qui s’unissent sexuellement avec des femmes ou enceintes, ou stériles, ou dégradées, par plaisir ou par ordonnance de médecin, ils ne sont pas soumis à ces règles. Mais les magistrats, qui sont tous prêtres, et les hommes qui ne s’occupent que de science, doivent, avant de se livrer à l’acte générateur, se priver de femmes pendant un laps de temps beaucoup plus long, et se soumettre à des lois spéciales. Car le travail affaiblit chez eux les esprits vitaux, leur cerveau, sans cesse tendu par la pensée, ne transmet pas les mêmes forces génératrices, et ils ne peuvent produire que des enfants sans vigueur. Pour y remédier, on leur choisit des femmes vives, fougueuses et belles. Et par la raison contraire, on ne livre aux hommes actifs, énergiques et pourvus d'un tempérament de feu, que des femmes grasses et d’un tempérament doux.

Les Solariens pensent que les vertus fructifient en nous, grâce à une bonne complexion, et que l'éducation ne peut y suppléer. Ils ajoutent que les méchants ne font quelque bien que par crainte des lois ou de Dieu, mais que si cette crainte vient à cesser, ils font beaucoup de tort à la République, soit par de sourdes menées, soit ouvertement ; et que, pour éviter ces tristes conséquences, il faut apporter beaucoup de soin à la reproduction de l'espèce et bien peser à cet effet les qualités naturelles, sans tenir compte de la richesse et de la noblesse de naissance qui trompent souvent.

Lorsqu’une femme n’a pas conçu par suite d’une première union charnelle, on l’unit sexuellement avec d'autres géniteurs. Si enfin elle est reconnue être stérile, elle devient commune. Mais, en ce cas, on ne lui accorde pas les honneurs dont jouissent les mères de famille, dans le conseil de la génération (in concilio generationis), ni à table, ni dans le temple ; afin de contenir, par cet exemple, les femmes qui pourraient se rendre stériles par libertinage. Celles qui ont conçu restent pendant quinze jours dans un repos complet, puis, elles prennent peu à peu quelque exercice, afin de fortifier leur fœtus et de lui ouvrir les voies de la nourriture, et graduellement elles lui donnent des forces par un exercice toujours croissant. Elles ne mangent que ce qui doit leur être profitable, d’après l’avis des médecins. Après l’accouchement, elles nourrissent elles-mêmes l’enfant et l’élèvent dans des édifices communs réservés à cet usage ; l’allaitement dure deux ans et plus, si le médecin le juge à propos. Une fois l’enfant sevré, on le confie aux mains des maîtres ou des maîtresses, suivant son sexe. Les enfants sont exercés tous ensemble à connaître l’alphabet et les peintures, on les fait courir, se promener, lutter, et on leur apprend les langues et les histoires qui se déroulent en tableaux sur les murs. Ils portent dès-lors de beaux vêtements. Après leur sixième année, on commence à leur enseigner les sciences naturelles ; ensuite les choses auxquelles ils paraissent le plus aptes, d’après le jugement des magistrats. Puis enfin on les initie aux sciences mécaniques. Les enfants d’un esprit moins délié sont envoyés dans les campagnes, et si, plus tard, leur esprit s’ouvre, ils reviennent dans la cité. Presque tous ceux qui ont été engendrés sous la même constellation ont des penchants semblables ; il en est de même pour leurs mœurs et surtout pour leurs qualités physiques et intellectuelles. De là vient une grande concorde dans la République, car ils sont tous unis par une franche amitié et se soutiennent tous par leur affection mutuelle.

Les noms qu’on leur donne ne sont pas pris au hasard, mais c’est le Métaphysicien qui en impose de relatifs aux qualités extérieures, ainsi qu’on le faisait chez les anciens romains. Les Solariens s’appelleront, par exemple, le beau, le tordu, le maigre, etc. ; et lorsqu’ils se distinguent, soit dans les arts, soit dans la guerre ou la paix, on ajoute un second nom au premier, tiré cette fois de leurs actions : comme le grand, l’excellent, le fort, le rusé, le vainqueur ; ou d’une conquête : l’asiatique, l’africain, l’étrusque, etc. Ce sont les magistrats suprêmes qui décernent d’ordinaire ces noms, en les accompagnant d’une couronne qu’on remet aux plus dignes, au milieu des applaudissements et de la musique. Ils n’emploient l’or et l’argent que pour en faire des vases et des ornements dont la jouissance est commune à tous.

L’hospitalier. N’y a-t-il pas de jalousie entre eux ? Et ceux qui n’ont pu obtenir les emplois qu’ils désiraient ne montrent-ils point de mécontentement ?

Le génois. Pas le moins du monde. Car chacun a non seulement son nécessaire, mais aussi ses jouissances. Tout ce qui regarde la génération est scrupuleusement réglé, non pour le plaisir des individus, mais pour le bien de la République. Il faut nécessairement obéir aux magistrats.

Chez nous, nous croyons que la nature exige que nous connaissions et que nous élevions ceux que nous engendrons ; que nous ayons une maison, une femme et des enfants à nous. Eux le nient et pensent, avec Saint-Thomas, que la génération est faite pour conserver l’espèce et non l’individu. La reproduction regarde donc la République et non les particuliers, si ce n’est comme partie du tout, qui est la République. Et comme les particuliers engendrent et élèvent très mal leurs enfants, il peut en résulter un grand mal pour la République qui, dans ce cas, a raison de ne s’en remettre qu’à elle-même sur un point de cette importance. La sollicitude de la paternité regarde donc bien plus la communauté que l’homme privé. On cherche à cet effet à réunir les géniteurs et les génitrices, selon les enseignements de la philosophie. Platon pense qu’on doit s’en remettre au sort pour la formation des couples, de crainte que ceux qui se verraient privés de femmes fortes et belles ne s’en prissent aux magistrats et ne se révoltassent contre eux. Il pense aussi que, dans le tirage au sort, les magistrats doivent user de ruse, ne donner les belles femmes qu’à ceux qui en sont dignes, n’accorder aux autres que celles qu’ils méritent et non pas celles qu’ils désirent. Mais cette ruse serait inutile chez les Solariens, pour unir les hommes difformes aux femmes qui le sont, car on ne trouve pas de difformité chez eux. Les femmes, grâce à l’exercice qu’elles se donnent, ont des couleurs vives, des membres robustes, et sont grandes et agiles. La beauté des femmes consiste pour les Solariens dans la force et la vigueur, et l’on punirait de mort celles qui farderaient leur visage pour s’embellir, se serviraient de chaussures élevées pour se grandir, ou porteraient de longues robes pour couvrir des pieds défectueux. D’ailleurs, quand elles le voudraient, elles ne pourraient avoir recours à ces artifices, car où en trouverait-elles les moyens ? Ils disent que de tels abus naissent chez nous de l’oisiveté des femmes : c'est la paresse qui décolore leur teint, flétrit leurs chairs et diminuent leur taille en la ployant. Elles sont donc obligées de recourir aux tromperies : il faut simuler la fraîcheur du coloris, se grandir par des chaussures élevées et paraître belle par la frèle délicatesse des formes, et non par la force d’une bonne constitution ; et c’est ainsi qu’elles détruisent leur tempérament et celui de leurs enfants.

Si, par hasard, un homme et une femme s’éprennent mutuellement l’un de l’autre, il leur est permis de converser et de jouer ensemble, de se donner des guirlandes de fleurs ou de feuillage et de s’adresser des vers. Mais s’ils ne sont pas dans les conditions voulues pour une bonne génération, ils ne peuvent en aucuns cas s’unir sexuellement, à moins que la femme ne soit déjà enceinte d'un autre (ce que l’amant attend avec impatience), ou bien qu’elle ne soit stérile. Au reste, ils ne connaissent guère que l'affection en amour, et ne sont presque jamais poussés par la concupiscence mais par des sentiments plus nobles.

Les Solariens attachent en général peu d’importance aux choses matérielles et s’en inquiètent à peine, car chacun reçoit tout ce qui lui est nécessaire, et le superflu ne lui est donné qu’à titre de récompenses honorifiques, ces récompenses se distribuent dans les grandes solennités ; où l’on offre aux héros ainsi qu’aux héroïnes, soit de belles couronnes, soit des vêtements somptueux, soit des mets plus exquis.

Bien qu’ils portent des vêtements blancs le jour et dans la cité, pour sortir de la ville et pendant la nuit ils en portent de rouges, soit en laine, soit en soie. Ils détestent le noir, comme étant un symbole d’abjection, et c’est pour cela qu’ils méprisent les Japonais, qui aiment les couleurs sombres.

Ils regardent l’orgueil comme le vice le plus exécrable, et toute action orgueilleuse est punie par une très grande humiliation. Aussi, ils ne croient pas s’abaisser en servant la communauté, soit à table, soit dans les cuisines, soit encore en prodiguant leurs soins aux malades. Ils disent qu’il n’est pas plus honteux de marcher avec les pieds, que de chier par le cul (et culo cacare), que de voir avec les yeux et que de parler avec la bouche, car la fin de ces organes est également de sécréter selon les besoins du corps... C’est pourquoi tous remplissent les ordres qu’on leur donne, quels qu’ils soient, et en regardent toujours l’accomplissement comme honorable. Ils n’ont pas de ces serviteurs payés qui corrompent les mœurs, car ils se suffisent à eux-mêmes et au-delà. Hélas ! il n’en est pas de même chez nous. On compte soixante-dix mille âmes à Naples, et c’est à peine s’il y a dix ou quinze mille travailleurs dans ce nombre. Aussi, ceux-là s’épuisent et se tuent par un travail au-dessus de leurs forces. Les oisifs se perdent par la paresse, l’avarice, les maladies, le libertinage, etc. Ils pervertissent les autres, en les retenant à leur service, parce qu’ils sont pauvres et faibles, et ils leur communiquent leurs propres vices. De là vient que le service public se fait mal, qu’il n’y a pas de fonctions utiles bien dirigées, que l’agriculture, la guerre et les arts sont délaissés par la plupart des citoyens, et que ceux qui s’en occupent le font sans zèle et avec dégoût. Dans la cité du Soleil, au contraire, les magistratures, les arts, les travaux et les charges étant également distribués, chacun ne travaille pas plus de quatre heures par jour. Le reste du temps est employé à étudier agréablement, à discuter, à lire, à faire et à entendre des récits, à écrire, à se promener, à exercer enfin le corps et l’esprit, tout cela avec plaisir. Les jeux sédentaires ou de hasard, tels que les cartes, les échecs, etc., sont défendus. Les Solariens jouent à la paume, au sabot, ils luttent, lancent des flèches et des javelots et tirent de l’arquebuse.

La pauvreté, disent-ils, engendre la bassesse, l’astuce, le dol, le vol, les trahisons, le faux témoignage, le vagabondage, de l'indifférence pour la cité et la mendicité ; mais la richesse de son côté produit aussi l’insolence, l’orgueil, l’ignorance, la présomption, la tromperie, la vanterie, l’égoïsme et la grossièreté. Grâce à la communauté, les hommes ne sont ni riches ni pauvres. Ils sont riches, parce qu’ils n’ont rien en propre. Ils se servent des choses, mais ne les servent pas.

C’est ce qu’ils admirent dans les religieux de la chrétienté, et encore plus dans la vie des apôtres.

L’hospitalier. Tout cela me semble très saint et très beau, mais cependant la question de la communauté paraît bien difficile à résoudre. Saint Clément de Rome dit que, d’après les institutions des apôtres, les femmes doivent être en commun et approuve Socrate et Platon, qui l’enseignèrent ; mais la glose entend que cette communauté ne va pas jusqu’au lit. Tertullien, d’accord avec la glose, dit que les premiers chrétiens avaient tout en commun, hors les femmes, bien que par charité elles se dévouassent au service de tous.

Le génois. Je ne connais guère les livres dont tu me parles. Je sais seulement que si chez les Solariens la communauté des femmes s’étend jusqu’au lit, elle n’y existe pas à la manière des brutes, qui s’emparent de la première femelle qu’ils rencontrent, mais suivant les lois de la génération, comme je l’ai déjà dit. Je crois cependant qu’ils peuvent être dans l’erreur à ce sujet, quoiqu’ils s’appuient sur l’autorité de Platon, de Socrate et aussi de saint Clément, sans doute mal interprété, comme tu le dis. Ils prétendent que saint Augustin approuve la communauté, mais non jusqu’à l’union charnelle avec toutes les femmes, car c’est là l’hérésie des Nicolaïtes, et que notre église n’a permis le mariage que pour éviter un plus grand mal, et non pour produire un plus grand bien. Il pourrait se faire que cet usage tombât chez eux en désuétude, d’autant plus que dans les villes sujettes, tout en instituant la communauté, ils ne l’ont pas étendue jusques-là. Néanmoins ils regardent cela comme une imperfection et un manque de philosophie de la part des habitants de ces villes conquises. L’habitude rend les femmes propres à la guerre et à beaucoup d’autres exercices. Cette aptitude fait que approuve infiniment l’opinion de Platon et de notre Gaïeta sur ce point, et que je désapprouve complètement celle d’Aristote. Ce qui rend encore les Solariens dignes d’éloges, c’est qu’aucune difformité n’autorise un homme à vivre dans l’oisiveté ; les vieillards seuls sont exceptés, et pourtant ils sont encore utiles par les conseils qu’ils donnent. Le boiteux sert de surveillant, l’aveugle carde la laine et choisit la plume pour les matelats et les coussins. La République se sert de la voix et des oreilles de ceux qui ont perdu leurs jambes et leurs yeux. Enfin, ne leur restât-il plus qu’un membre, elle les emploierait dans la campagne, pour surveiller et rendre compte de ce qu’ils voient. Les infirmes sont, du reste, aussi bien traités que les autres.

L’hospitalier. Parle-moi maintenant de la guerre, s’il te plaît. Ensuite je te prierai de m’entretenir de la manière dont ils se nourrissent, puis de leurs arts et de leurs sciences, et enfin de leur religion.

Le génois. Le triumvir Puissance a sous ses ordres les chefs de l’artillerie, de la cavalerie, de l’infanterie, du génie militaire, etc. Ceux-ci commandent un grand nombre d’autres chefs et de gens choisis parmi les plus expérimentés dans leur art. Puissance a également sous lui des athlètes qui enseignent les exercices militaires. Parmi les athlètes, ceux à qui l’âge donne plus de prudence, initient les enfants au-dessus de douze ans au métier des armes ; des maîtres subalternes les ont habitués à la lutte, à la course, à lancer des pierres, etc. Puis on leur enseigne à frapper un ennemi, un cheval, un éléphant ; à manier une épée, une lance, un javelot, une fronde ; à monter à cheval, à poursuivre l’ennemi, à battre en retraite, à rester dans les rangs, à aider ses compagnons d’armes, à prévenir les attaques et à vaincre. Les femmes reçoivent la même éducation militaire, sous des maîtres et des maîtresses, afin qu’elles puissent, si la nécessité l’exige, secourir les hommes dans une bataille qui serait livrée près de la cité ou défendre les remparts, en cas d’invasion soudaine ; elles imitent et honorent ainsi les Lacédémoniennes et les Amazones. Elles savent fondre des balles et les lancer, à l’aide d’une arquebuse, écraser l’ennemi du haut des créneaux, avec des pierres, et soutenir son attaque ; elles sont habituées à chasser la peur de leur âme, et celles qui en montreraient seraient sévèrement punies. Les Solariens ne craignent pas la mort, car ils croient tous que l’âme est immortelle, et qu’en sortant du corps elle va rejoindre les bons ou les mauvais esprits, selon ses mérites. Quoiqu’ils soient brachmanes et pythagoriciens, ils n’admettent la transmigration des âmes que par quelques jugements exceptionnels de Dieu. Ils ne craignent pas de frapper tout ennemi de leur République et de leur religion, car il est, par cela seul, disent-ils, indigne de pitié. On passe l’armée en revue tous les deux mois, et tous les jours on l’exerce, soit dans un camp, soit dans l’enceinte de la cité. On lit des livres où il est traité de l’art militaire, tels que les histoires de Moïse, de Josué, de David, des Machabées, de César, d’Alexandre, de Scipion, d’Annibal, etc. ; après chaque lecture chacun des assistants donne son avis motivé sur la manière dont les expéditions ont été dirigées et sur les dispositions prises pendant les combats. Ensuite le professeur prend la parole et décide de la valeur des observations faites par les élèves. Le professeur répond ensuite et décide les questions débattues.

L’hospitalier. Mais avec qui un peuple aussi heureux peut-il être en guerre ? quelles causes le décident-elles à se battre ?

Le génois. Les Solariens n’auraient-ils aucune alternative de guerre, ne cesseraient pas pour cela de s’exercer dans l’art militaire et la chasse, afin de ne pas s’amollir et de n’être pas pris au dépourvu ; mais il n’en est pas ainsi, car il existe quatre autres royaumes dans la même île, dont les rois sont très jaloux de leur félicité, car les peuples qu’ils gouvernent, au lieu de leur obéir, voudraient vivre à la manière des Solariens et même être leurs sujets ; c’est pourquoi ces rois déclarent souvent la guerre aux habitants de la cité du soleil, la motivant sur ce que ceux-ci ont usurpé une partie de leurs États et sur ce qu’ils mènent une vie impie, n’ayant pas d’idoles et ne suivant ni la religion des anciens Gentils [et autres païens], ni celle des anciens brachmanes. Les Indiens les attaquent comme des sujets révoltés, et les habitants de Taprobane, qui les aidèrent d’abord, se déclarent aussi contre eux maintenant ; cependant les Solariens sont toujours victorieux. Aussitôt qu’ils ont reçu quelque insulte, ou que leurs alliés ont été lésés, ou bien encore qu’une ville opprimée les appelle comme libérateurs, ils s’assemblent en conseil, et après s’être agenouillés, ils demandent à Dieu de leur inspirer une bonne résolution ; ensuite ils examinent de quel côté est le bon droit, et s’ils jugent que ceux qui les ont appelés à leur aide ont raison, ils déclarent la guerre de la manière suivante : un prêtre, nommé le Forensis, est député sur l’heure vers les ennemis pour leur demander soit la restitution du butin, soit la cessation de toute hostilité envers leurs alliés, soit la délivrance des villes opprimées. Si l’on refuse d’accéder à ses demandes, il déclare la guerre, en invoquant contre les défenseurs d’une mauvaise cause, la colère du Dieu des vengeances ; si l’ennemi hésite, le Forensis lui accorde une heure pour réfléchir, si c’est un roi ; trois, si c’est une République ; afin qu’on ne cherche pas à gagner du temps par des réponses évasives.

Dès que la guerre est déclarée, l’exécution en est confiée au lieutenant (Vicarius) de Puissance. Afin d’éviter tout retard, ce dernier ne prend conseil que de lui-même et décide tout sans contrôle, ainsi que le faisaient les dictateurs romains. Cependant, lorsqu’il s’agit d’une affaire de grande importance, il consulte le Soleil, Amour et Sagesse ; mais, avant tout, un orateur expose dans le grand conseil les causes et la justice de l’expédition. Ce grand conseil est composé de tous les Solariens âgés de plus de vingt ans. C’est ainsi que se font les préparatifs nécessaires. Toutes sortes d’armes sont conservées dans les arsenaux, et l’on s’exerce à en faire usage dans des batailles simulées. Les murs extérieurs de chaque enceinte sont garnis de bombardes, et des hommes sont toujours prêts à les servir. Ils ont encore une autre espèce de bombarde montées sur des roues, appelées canons, et qu’ils traînent sur les champs de bataille ; les munitions de guerre et de bouche se transportent à dos de mulet ou d’âne et sur des chariots. Sitôt qu’ils sont en campagne, lorsqu’ils forment un camp, ils placent au centre les approvisionnements, les canons, les chariots, les échelles et les machines de guerre. Ils se battent avec ardeur, mais leur impétuosité est toujours réglée par la prudence : par exemple, il leur arrive de feindre de battre en retraite. L’ennemi, pensant qu’ils cèdent et fuient, les poursuit, mais les Solariens, se réunissant aussitôt en légions, forment deux ailes et se reposent un instant, tandis que l’artillerie vomit des projectiles meurtriers contre l’ennemi, dont ils achèvent ensuite facilement la déroute. Ils ont une foule de ruses semblables, car dans les stratagèmes et dans l’usage des machines de guerre aucun peuple ne les surpasse. Ils établissent leurs camps à la manière des Romains et dressent leurs tentes, les entourent de palissades et de fossés avec une célérité surprenante. Des chefs particuliers président aux travaux, aux machines, au service des canons. Tous les soldats savent se servir de la houe et de la hache. Cinq, huit ou dix généraux, experts dans l’art des stratagèmes et des évolutions, commandent aux diverses parties de l’armée les mouvements qu’ils sont convenus d’exécuter à l’avance. Ils conduisent d’ordinaire avec eux une troupe d’enfants à cheval, afin de les habituer à la vue du sang répandu, comme les louveteaux et les lionceaux ; mais au moment d’un grand danger, on les place à l’écart, ainsi que les femmes armées. Après la bataille, ces femmes et ces enfants félicitent les guerriers et pansent les blessés, et les réconfortent avec des caresses et de douces paroles, qui produisent un effet merveilleux. Les combattants, voulant se montrer courageux aux yeux de leurs femmes et de leurs enfants, tentent d’incroyables efforts, et l’amour leur fait remporter la victoire. Celui qui monte le premier à l’assaut reçoit une couronne de gazon, aux applaudissements des femmes et des enfants ; celui qui sauve la vie à un compagnon d’armes en reçoit une de chêne ; celui qui tue un tyran en consacre les dépouilles opimes au temple, et le Soleil lui donne un surnom rappelant son action. D’autres couronnes sont également distribuées. Chaque cavalier porte une lance et deux pistolets d’un fort calibre et dont le canon va se rétrécissant à l’orifice, et qu’ils suspendent aux arçons. La manière dont sont fabriqués ces pistolets fait que la balle pénètre toute armure. Ils portent également une dague et un poignard. La grosse cavalerie, qui porte d’épaisses armures, est armée des massues en fer. Si la dague et les balles s’émoussent sur les cuirasses des ennemis, ils ont recours à cette massue, pour les abattre, comme Achille contre Cygnus. Deux chaînes de six palmes où pendent deux boules de fer sont attachées à cette massue, de sorte qu’en frappant elles entourent le cou de l’ennemi que l’on peut facilement tirer à soi et renverser. Pour pouvoir faire plus commodément usage de leurs massues, ils ne gouvernent pas leurs chevaux avec les mains, mais avec les pieds ; les rênes se croisent sur les arçons de la selle et viennent s’attacher aux étriers, qui sont faits en forme de sphère à l’extérieur et de triangle à l’intérieur, de sorte que, en tournant, le pied fait tourner également la sphère à laquelle les rênes sont attachées, et, par ce moyen, il les tend ou les relâche avec une scélérité merveilleuse. Ainsi, en tournant le pied gauche ils tirent le cheval vers la droite et vice versa. Les Tartares, bien qu’ils conduisent aussi leur chevaux avec les pieds, ignorent cependant ce procédé d’attacher les rênes aux étriers ; la cavalerie légère entre successivement dans le combat de la manière suivante : d’abord les arquebusiers, puis les lanciers [les phalanges], puis les frondeurs, qui sont très estimés, et dont une partie se porte en avant, et l’autre revient tour à tour, comme les fils d’un métier de tisserand ; puis marche une troupe de réserve armée de piques ; enfin, c’est corps à corps et l’épée à la main que tous ensemble, ils tentent le dernier effort.

Après la guerre, on célèbre des triomphes à la manière des Romains, mais plus magnifiques encore. Tandis qu’on rend à Dieu des actions de grâces, le général de l’expédition [général en chef] se présente au milieu du temple, là on rend grâces à Dieu d'avoir protégé la République et un poète historien qui, selon l’usage, a assisté à la guerre, raconte tout ce qui s’y est passé, belles et mauvaises actions. Ensuite le Métaphysicien couronne de laurier le général, et l’on accorde des présents et des récompenses aux soldats les plus valeureux, et on les exempte pour plusieurs jours de tout travail. Mais ils sont insensibles à cette dernière faveur, et, ne pouvant rester oisifs, ils vont aider leurs amis. Les soldats, au contraire, qui ont été vaincus par leur faute, ou qui n’ont pas gardé leurs avantages, sont publiquement blâmés. Celui qui le premier a donné l’exemple de la fuite ne peut échapper à la mort, à moins que toute l’armée ne demande sa grâce et que chacun consente à prendre pour lui-même une partie de la peine encourue par le coupable. Mais rarement on lui montre une telle indulgence, si ce n’est lorsque de fortes raisons l’autorisent. Le soldat qui n’a pas secouru son compagnon d’armes est frappé de verges. Celui qui a montré de l’insubordination est jeté dans une fosse pour être exposé aux bêtes. On ne lui donne pour toute arme défensive qu’un bâton, et s’il peut triompher des lions et des ours, chose presque impossible, on lui fait grâce.

Les villes soumises, ou qui se donnent d’elles-mêmes sont constituées en communauté et reçoivent une garnison et des magistrats solariens. Peu à peu elles s’habituent à la manière de vivre et aux mœurs de la cité du Soleil. Elles y envoient leurs enfants, qu’on y élève sans rétribution.

Je ne saurais te parler en détail des explorations, des vedettes, des usages et des rites pratiqués au-dedans et au-dehors de la Cité. Tu te les imagineras facilement. On assigne à chacun l’emploi qu’il doit occuper, d’après son caractère et la constellation sous laquelle il a été engendré. C’est pourquoi tous font bien ce dont ils sont chargés et le font avec plaisir, puisque leurs travaux coïncident avec leurs dispositions naturelles (et jocunde, quia naturaliter).

Des sentinelles placées sur les murs de la septième enceinte sur les tours et sur les retranchements, gardent nuit et jour les quatre portes de la ville. Cette garde est confiée aux femmes pendant le jour, et aux hommes pendant la nuit. Ce service exerce leur activité et rend toute surprise impossible. Chaque sentinelle reste en faction pendant trois heures, ainsi que cela se pratique chez nous. C’est au coucher du soleil qu’on vient organiser les postes, aux sons d’une symphonie à laquelle se mêlent les tambours. Les Solariens cultivent le plaisir de la chasse, comme étant une image de la guerre. À certains jours de fête ils livrent des combats simulés à pied et a cheval sur les esplanades, pendant lesquels la musique joue pour les animer. Ils se plaisent à pardonner les erreurs et les offenses de leurs ennemis, et les secourent après la victoire. Si la République décide de raser une ville ou de punir de mort quelques uns de ses ennemis, on exécute ces arrêts le jour même de la victoire, pour n’avoir plus ensuite qu’à s’occuper du bonheur du peuple soumis.

Les Solariens pensent qu’on ne doit jamais se battre que pour rendre les vaincus meilleurs, et non pour les détruire. Quand une querelle a lieu entre deux habitants de la Cité, soit pour cause d’injure ou pour tout autre cause (or, il n’en peut guère naître qu’à propos d’une question d’honneur), le chef et les magistrats punissent secrètement le coupable, si dans un premier mouvement de colère il s’est porté jusqu’à frapper son adversaire. Si la querelle s’est bornée à des paroles, on en remet la solution à la première bataille, disant que c’est sur l’ennemi seul qu’un Solarien peut décharger sa colère. Celui des deux antagonistes qui se distingue le plus dans le combat est déclaré avoir soutenu la meilleure cause et la vérité dans la querelle, et l’autre se soumet sans murmure ; cependant la justice se réserve, dans certains cas, d’appliquer des peines. Le duel est sévèrement défendu. Celui qui veut se montrer le meilleur ou le plus courageux, ne doit le faire qu’en combattant les ennemis de sa patrie.

L’hospitalier. Cette loi est fort sage, car elle empêche les dissentions et les guerres civiles, d’où naissent trop souvent les tyrans, ainsi que nous le montre l’exemple de Rome et d’Athènes. Maintenant, parle-moi, je te prie, de leurs différents travaux.

Le génois. Je crois t’avoir déjà dit que les travaux de la guerre et de l’agriculture, ainsi que le soin du bétail, sont en commun. Chacun est tenu de connaître ces différentes fonctions, qui sont proclamées les plus nobles. De là vient que celui qui connaît à fond plusieurs arts ou métiers est le plus estimé, bien que chacun ne soit employé qu’à la branche d’industrie pour laquelle il a le plus d’aptitude. Les travaux les plus fatigants paraissent aux Solariens les plus dignes d’éloges. Tels sont la maçonnerie et la manutention du fer. Aussi, personne ne refuse de s’y adonner ; d’autant plus qu’on a consulté le goût naturel de chaque individu. Par la juste distribution du travail, la part qu’en fait chacun, loin d’affaiblir ou de briser ses forces, les augmente. Les métiers les moins fatigants sont exercés par les femmes. Tous les Solariens sont tenus de savoir nager, et à cet effet des piscines, alimentées par des sources, ont été construites au-dedans et au-dehors de la ville.

Ils font très peu de commerce. Ils connaissent pourtant la valeur des différentes monnaies et en ont pour subvenir aux dépenses des ambassadeurs et des explorateurs envoyés à travers le globe. Des marchands viennent des diverses parties du monde acheter aux Solariens leur superflu. Mais ceux-ci, bien qu’ils paient souvent en argent, n’en veulent point accepter. Ils se contentent d’échanger leurs marchandises contre celles dont ils ont besoin. Les enfants de la Cité rient aux éclats en voyant quelle quantité de marchandises ces commerçants livrent pour quelques pièces d’argent ; mais les vieillards n’en rient pas ; ils ne veulent pas laisser corrompre les mœurs par les esclaves et les étrangers. C’est pourquoi toute vente et tout achat se fait aux portes de la ville ; c’est là aussi qu’ils vendent leurs prisonniers de guerre, à moins qu’ils ne les emploient à creuser des fossés ou à faire d’autres travaux fatigants hors de la ville. Quatre troupes de soldats veillent sans cesse sur les champs et sur ceux qui y travaillent. Ils sortent chaque jour par les quatre portes de la ville, qui s’ouvrent sur quatre routes allant jusqu’à la mer, et facilitant le transport des marchandises et le voyage des étrangers, envers lesquels les Solariens se montrent toujours prévenants et généreux. Pendant trois jours tous les étrangers sont nourris aux frais de la communauté. On commence par leur laver les pieds ; puis on leur fait parcourir la Cité, et on leur en explique tous les usages ; ils sont admis à l’honneur de la table commune. Des magistrats sont spécialement chargés de veiller à la sécurité, ainsi qu’au bien-être des hôtes de la ville. S’ils ont le désir d’en devenir citoyens, on les fait passer par diverses épreuves, pendant un mois à la campagne et pendant un mois dans la Cité même ; ensuite on décide de l’admission ou du refus. En cas d’acceptation, ils sont reçus après certaines cérémonies et plusieurs serments qu’on leur fait prêter. Les Solariens font un si grand cas de l’agriculture, qu’ils ne laissent pas une palme de terre inculte. Ils observent les vents et les constellations pour tous leurs travaux des champs. Quand l’époque propre à chaque opération est arrivée, ils sortent presque tous armés de la ville, trompettes et tambours en tête et précédés de bannière, pour labourer, semer, sarcler, moissonner, cueillir les fruits et vendanger. En peu d’heures tout est terminé. Ils ont inventé et se servent d'immenses chars surmontés de voiles qui marchent même contre le vent, grâce à un admirable mécanisme de roues opposées les unes aux autres. Lorsque le vent manque tout-à-fait, une seule bête de somme suffit à traîner le plus grand de ces chars. C’est une admirable invention ! Des gardes du territoire armés parcourent la campagne tour à tour. Les Solariens ne se servent ni de fumier, ni de boue pour engrais, pensant que ces deux modes de fertiliser la terre corrompent la semence, dont les fruits énervent et abrègent la vie. Ils comparent à ce propos la terre à la femme qui s’embellit par le fard et non par l’exercice de son corps, et qui engendre, faute de vigueur, une progéniture faible et languissante. Et de là, ils concluent qu’il ne faut pas non plus farder la terre, mais se contenter de l’exercer ; ce qu’ils font, du reste, avec un art infini ; car ils ont des secrets pour hâter la fécondation de la semence, la multiplier et empêcher qu’elle ne se perde. Ils ont un livre sur ces matières, intitulé : Géorgiques. Ils ne cultivent une part de leur territoire que pour ce qui est nécessaire à leurs besoins. Le reste sert de pâturages aux bestiaux.

L’art d’élever et de soigner les chevaux, les bœufs, les moutons, les chiens et en général tous les genres d’animaux domestiques ou apprivoisés, est estimé chez eux comme il le fut du temps d’Abraham. On accouple ces animaux de manière à produire de belles races. On représente en peinture les bœufs, moutons et chevaux les plus beaux. Les étalons ne paissent pas avec les juments ; ce n’est qu’en temps opportun qu’on les accouple dans les cours des écuries champêtres. On consulte, pour connaître le moment favorable, le Sagittaire, sons une bonne influence de Mars et de Jupiter ; pour les bœufs, le taureau ; pour les moutons, le bélier, etc., selon les lois de l’astrologie. Les poules sont sous l’influence des Pléiades, ainsi que les canards et les oies, que les femmes conduisent gaiement aux champs dans le voisinage de la ville, où sont disposés des abris pour ces animaux et des bâtiments où les femmes s’occupent de la confection du fromage, du beurre, et autres préparations de laitage. Elles y élèvent un grand nombre de chapons etc. Un livre intitulé Bucoliques leur enseigne tout ce qui concerne l'art pastoral.

Tout abonde dans la cité du soleil, parce que chacun tient à se distinguer dans son travail, qui est facile et court, et à se montrer discipliné. Le chef qui préside à chaque chose est appelé par le subordonné : Roi, ce titre n’appartenant, suivant eux, qu’à ceux qui savent et non à ceux qui ignorent. C’est une chose admirable que de voir avec quel ordre, hommes et femmes, divisés en bandes, se livrent au travail, sans jamais enfreindre les ordres de leurs rois, et sans jamais se montrer fatigués comme nous le ferions. Ils regardent leurs chefs comme des pères ou des frères aînés. Il y a dans le pays des Solariens des bois et des forêts, où ils s’exercent à chasser les bêtes féroces.

L’art nautique est très honoré chez eux ; ils ont des vaisseaux et des trirèmes qui marchent sur la mer sans voiles, ni rames, par un admirable mécanisme, et d’autres avec des rames et des voiles. Ils connaissent à merveille les étoiles et le flux et le reflux de la mer ; ils voyagent afin d’étudier les diverses nations, le pays qu’elles habitent, ainsi que ses productions. Ils ne se laissent pas insulter, mais ils ne bravent personne, et ne se battent qu’à la dernière extrémité. Ils sont convaincus que le monde entier en viendra un jour à adopter leurs usages, ce qui ne les empêche pas de chercher si, parmi les autres nations, il en est une qui soit plus avancée que la leur. Ils ont conclu des traités avec les Chinois, et avec plusieurs contrées du continent et des îles ; tels que Siam, la Cochinchine, Calicut. Ces alliances leur permettent d'explorer ces diverses contrées. Les Solariens emploient pour leurs combats de terre et de mer des feux artificiels, et un grand nombre de machines inconnues ; aussi ne sont-ils presque jamais vaincus.

L’hospitalier. J’aimerais maintenant que tu me fisses connaître quels sont leurs aliments, leurs boissons, la quantité qu’ils en consomment et la manière dont ils les préparent.

Le génois. Ils pensent qu’il faut d’abord régler la vie de la communauté, sauf à s’occuper ensuite des existences individuelles. En conséquences, dans la construction de leur cité, ils s'attachent à saisir les conjonctions des astres les plus favorables à une pareille entreprise car ils disent que Dieu a assigné des causes à tous les phénomènes, et que c'est au sage à s'en servir, mais sans en abuser.

Leur nourriture se compose de viande, de fromage, de miel, de beurre, de dattes et de différents légumes. Dans le principe ils ne voulaient pas tuer d’animaux, car cela leur paraissait cruel de détruire des êtres animés ; mais lorsqu’ils réfléchirent qu’il était également cruel de détruire les plantes qui elles aussi sont douées de vie et de sentiments, et voyant qu'avec ce système l’homme serait réduit à se laisser mourir de faim, ils comprirent que les êtres inférieurs ont été créés pour les besoins des êtres supérieures. C’est pourquoi maintenant ils mangent tous de la chair des animaux. Cependant ils ne tuent pas volontiers les animaux productifs et utiles, tels que les bœufs et les chevaux. Ils distinguent fort bien les aliments nuisibles des aliments salubres ; en cela la médecine leur est fort utile.

La composition du repas change tous les jours. Un jour, c’est de la viande, le lendemain, du poisson, et le troisième jour, des légumes. Le quatrième, ou revient à la viande, et ainsi de suite, afin que l’estomac ne se fatigue pas. Les aliments d’une digestion plus facile sont réservés aux vieillards, qui mangent trois fois par jour, mais fort peu chaque fois. Le reste de la communauté ne fait que deux repas alors que les enfants en font quatre, selon l’avis du médecin. Avec ce régime, les Solariens vivent ordinairement jusqu’à cent ans, plusieurs même jusqu’à deux cents ans.

Ils sont très tempérants. L’usage du vin n’est permis aux jeunes gens qu’à l’âge de dix-neuf ans, à moins que leur santé ne l’exige. À cette époque, ils le boivent coupé d’eau, de même que les femmes. La plupart des hommes de cinquante ans n’y mettent plus d’eau. Ils mangent les aliments les plus substantiels de chaque saison, suivant en tout cela le régime prescrit par le proto-médecin chargé de ce soin. Les Solariens pensent qu’aucun produit de la terre ne peut être nuisible au temps où Dieu le fait naître, à moins qu’on n’en abuse. Ainsi, durant l’été, ils se nourrissent de fruits, qui, par leurs sucs et leur fraîcheur, les soulagent de la soif et de la chaleur ; pendant l’hiver, de fruits et de légumes secs ; en automne, de raisins, que Dieu fait mûrir à cette époque de l’année pour chasser l’humeur noire et la tristesse.

Ils se servent beaucoup de parfums. En se levant le matin, ils se peignent et lavent leurs mains et leur visage avec de l’eau froide ; puis ils mâchent de la menthe, du persil ou du fenouil, et en frottent leurs mains. Les vieillards font usage d’encens. Ensuite, tournés vers l’Orient, ils disent une courte prière, semblable à celle que nous enseigna Jésus. Puis ils sortent, les uns pour aller aider les vieillards, les autres pour se rendre à l’assemblée ou aux fonctions diverses qu’ils exercent. D’abord ils vont entendre les leçons qui leur sont nécessaires, puis ils se rendent au temple, puis aux exercices du corps, ensuite ils s’asseyent pour prendre un peu de repos et se réunissent enfin au réfectoire.

Ils n’ont jamais ni goutte, ni rhumatisme, ni catarrhes, ni sciatique, ni coliques, ni hydropisie, ni flatuosité, car ces maladies naissent de la mauvaise sécrétion des humeurs et des gonflements, et les Solariens dissipent les humeurs et les flatuosités à l’aide d’un exercice réglé. Les vents et l’expectoration sont regardés comme honteux ; car ils sont produits, disent-ils, par le manque d’exercice, la paresse, la crapule et l’intempérance ; ils souffrent plutôt d’inflammation et de spasmes secs, maladies auxquelles ils remédient par une nourriture saine et abondante. Les bains adoucissants, le laitage, le séjour dans de belles campagnes et un exercice agréable et modéré sont employés contre la consomption. Les maladies vénériennes n’ont aucune prise sur eux, grâce à l’usage de se laver fréquemment avec du vin, de se frotter avec des huiles aromatiques et de se donner beaucoup d’exercice, ce qui dissout en sueur les vapeurs fétides qui gâtent le sang et attaquent même la moelle ; ils craignent encore moins la phthisie, car les humeurs ne séjournent pas dans leurs poitrines, à plus forte raison l’asthme produit par les humeurs épaisses. Ils traitent les fièvres ardentes par l’eau froide ; les éphémères par les parfums, les bouillons gras, le sommeil, la musique et la gaité ; les fièvres tierces par les saignées, la rhubarbe ou tout autre attractif, les décoctions de racines, de plantes purgatives et acides. Ils boivent pourtant rarement de purgatifs ; ils guérissent facilement les fièvres quartes en provoquant chez le malade une frayeur subite ou par les sucs des plantes dont les propriétés sont contraires à cette maladie ou même semblables. Ils m’enseignèrent leurs secrets contre ces fièvres.

Ils soignent beaucoup plus attentivement les fièvres continues, qu’ils craignent plus que les autres ; ils les combattent par l’observation des astres, par les plantes médicinales et les prières. Les fièvres quintanes, sextanes, octanes, etc., n’existent presque pas chez eux, leurs humeurs ne s’épaississant jamais.

Ils se servent de bains et de thermes semblables à ceux des Romains ; ils se frottent d’huiles et de beaucoup d’autres essences, inconnues chez nous, pour conserver la propreté, la santé et la force. C’est à l’aide de ces procédés et d’autres encore qu’ils combattent la fièvre sacrée qui les atteint souvent.

L’hospitalier. C’est là un signe de puissance intellectuelle ; car Hercule, Socrate, Callimaque, Scott et Mahomet furent aussi affligés de ce mal.

Le génois. Les Solariens cherchent à le guérir en adressant des prières au ciel, en affermissant le cerveau et en faisant usage des acides. Ils donnent au malade des bouillons gras mêlés de fleur de sureau, et s’efforcent de l’égayer ; ils sont très habiles dans l’art culinaire ; ils assaisonnent les aliments avec de la muscade, du miel, du beurre et des aromates fortifiants ; ils tempèrent les mets gras avec des acides, afin qu’ils soient moins nauséabonds ; ils ne rafraîchissent pas les boissons avec de la glace, ni ne les font chauffer, comme les Chinois ; car ils trouvent inutile de remplacer par une chaleur factice celle que l’homme doit avoir naturellement ; mais pour activer leur sang ils emploient l’ail trituré, le vinaigre, le serpolet, la menthe, le basilic, et surtout comme préservatif contre l’énervement des grandes chaleurs ; ils ont un élixir qu’ils prennent tous les sept ans, et qui leur donne, pour ainsi dire, une nouvelle vie. Cette boisson est sans danger, très agréable et d’un admirable effet.

L’hospitalier. Tu ne m’as pas encore parlé des sciences et des magistrats.

Le génois. Je croyais pourtant l’avoir fait ; mais puisque je te vois si curieux de détails, j’en vais ajouter quelques uns à ceux que je t’ai déjà donnés. À chaque nouvelle, ainsi qu’à chaque pleine lune, on rassemble, après un sacrifice, le conseil. Tous les individus au-dessus de vingt ans y sont admis à donner leur avis sur l’état de la République, à faire valoir leurs plaintes contre les magistrats ou à leur accorder des éloges. Tous les huit jours les magistrats se rassemblent ; c’est-à-dire, d’abord le Soleil, puis Sagesse, Puissance et Amour, qui ont chacun trois magistrats sous leurs ordres, chargés de la direction des arts dont ils ont la spécialité, ce qui fait déjà treize magistrats. Vous connaissez déjà les attributions de chacun des triumvirs : à Puissance dirige tout ce qui concerne l’art militaire ; à Sagesse ce qui regarde les sciences ; à Amour s’occupe de la nourriture, des vêtements, de la génération et de l’éducation.

Aux membres que je viens d'énumérer se joignent pour ces réunions les chefs de divisions tant hommes que femmes, les décurions, les centurions et les hommes de cinquante ans sont également convoqués. Dans cette assemblée on débat les affaires de la République et on élit les magistrats qui n’ont été que proposés auparavant dans le grand conseil. Tous les jours le Soleil et les triumvirs se réunissent pour se consulter sur les nécessités du moment, pour corriger, identifier et exécuter ce qu’on a décidé dans les élections ; enfin, pour pourvoir à tout ce qui est pressant ; ils ne prennent le sort pour arbitre que dans les cas tout-à-fait douteux. Tous les magistrats peuvent être changés par la volonté du peuple, à l’exception des quatre grands dignitaires, qui ne se démettent de leur charge que lorsque, après en avoir délibéré entre eux, ils la transmettent à quelqu’un qu’ils reconnaissent pour être plus sage, plus apte et plus digne qu’eux de l’occuper. Et, en ce cas, leur probité est si grande, qu’ils n’hésitent pas à abdiquer et à se soumettre ensuite entièrement à leur successeur. Mais ces changements sont peu fréquents. Après le Métaphysicien (le Soleil), qui préside, comme un architecte, à tous les travaux, et qui aurait honte d’ignorer rien de ce qu’il est donné à l’homme de pouvoir apprendre, après lui, dis-je, le triumvir Sagesse a sous ses ordres les chefs de chaque branche des sciences, tels que le grammairien, le logicien, le physicien, le médecin, le politique, le moraliste, l’économiste, l’astrologue, l’astronome, le géomètre, le cosmographe, le musicien, le professeur de perspective, l’arithméticien, le poète, le rhéteur, le peintre, le sculpteur etc. Sous le triumvir Amour sont les magistrats chargés de la génération, de l’éducation et de l’hygiène, des vêtements, de l’agriculture, de l’art pastoral, des troupeaux, de la nourriture des animaux, de l’engraissement des bestiaux, de la cuisine, etc. Sous Puissance, les magistrats chargés des stratagèmes, de la castramétation, de la manutention du fer, des arsenaux, des monnaies, du trésor, de l’architecture, des chefs des explorateurs, de la remonte des chevaux, de l’infanterie et de la cavalerie, des gladiateurs, des artilleurs, des frondeurs et enfin le Justicier. Chacun de ces fonctionnaires a encore sous ses ordres des officiers secondaires spéciaux préposés à chaque spécialité de travaux.

L’hospitalier. Tu ne me parles pas des juges. Comment s'administre la justice ?

Le génois. J’allais le faire. Chaque individu est sous la juridiction immédiate du chef de son emploi. Par conséquent, les magistrats qui président à chaque fonction sont les juges de tous leurs subordonnés ; ils les punissent par l’exil, le fouet, la réprimande, la privation de la table commune, l’interdiction du temple et du commerce des femmes. Lorsqu’un Solarien a tué ou blessé quelqu’un avec préméditation, on lui applique la loi du talion, c’est-la-dire : la mort, s’il a tué ; on le prive d’un œil s’il en a crevé un à sa victime, du nez, des dents etc. La peine est atténuée, s’il n’y a pas eu préméditation, comme dans une rixe. Cette diminution de peine ne peut cependant être faite que par les triumvirs et non par le juge. On peut même en rappeler des triumvirs au Soleil, non pour qu’il change la peine, mais pour qu’il fasse grâce, s’il le juge convenable. Lui seul a ce droit. Il n’y a pas de prison dans la Cité, si ce n’est une tour où l’on enferme les ennemis rebelles. Les accusations ne se font pas par écrit, mais sont portées seulement devant le juge, qui entend les témoins et les réponses de l’accusé qui produit lui-même sa défense. Puissance assiste également aux débats. La sentence est rendue séance tenante.

Si le condamné en appelle au triumvir, dès le jour suivant la première sentence est cassée ou confirmée. Enfin, le troisième jour, le Soleil ou accorde la grâce, ou maintient définitivement l’arrêt. Le coupable est obligé de se réconcilier avec l’accusateur et les témoins, comme avec les médecins de sa maladie, et de les embrasser en signe de paix. La peine de mort n’est infligée que par le peuple, qui tue ou lapide le coupable. Ce sont, toutefois, les témoins et l’accusateur qui doivent commencer l’exécution ; ils n’ont ni bourreaux, ni licteurs, afin ne n’être pas souillés par le voisinage de tels hommes. Parfois, cependant, on permet au condamné de se faire mourir lui-même. En ce cas, après avoir été exhorté à faire une bonne mort, le coupable s’entoure de sacs de poudre et y met lui-même le feu. La Cité tout entière en larmes se lamente et prie Dieu de s’apaiser ; car les Solariens regardent comme une marque de sa colère l’obligation où ils se trouvent de retrancher un membre gangrené de la République. D’ailleurs, la sentence ne s’exécute que lorsque, par des raisonnements convaincants ils ont persuadé au coupable qu’il est nécessaire qu’il meure, et qu’ils l’ont amené au point de désirer lui-même l’exécution de sa sentence. Mais si un crime est commis, soit contre la liberté de la République, soit contre Dieu ou contre les magistrats suprêmes, l’auteur en est puni sur-le-champ et sans rémission. D’après la religion, on conduit celui qui doit mourir devant le peuple, et là, on le force à dire les raisons qui pourraient le disculper et à dénoncer les crimes inconnus de ceux qui selon lui méritent la même peine. Il doit accuser aussi les magistrats qui, d’après sa conscience, devraient également périr au milieu des supplices. Si ses raisons sont trouvées bonnes, on se contente de l’exiler, et la Cité offre à Dieu des prières et des expiations. Ceux qui ont été dénoncés par le coupable ne sont cependant pas inquiétés, mais seulement réprimandés. Les fautes commises par faiblesse ou par ignorance ne sont punies que par une réprimande et par l’obligation dans laquelle on met le coupable de s’habituer à la modération, ou de s’appliquer à la science ou à l’industrie qu’il a négligée. Les Solariens se conduisent les uns envers les autres de telle sorte, qu’on les dirait les membres d’un même corps. Il faut encore que tu saches que si quelqu’un va s’accuser lui-même d’une faute secrète, en en demandant la punition à son magistrat, celui-ci commue la peine qu’on aurait infligée au coupable, s’il n’eût pas fait l’aveu de sa faute. On est toujours en garde pour que personne ne succombe sous une accusation calomnieuse ; au reste, le calomniateur est puni par la loi du talion, c’est-à-dire, qu’il subit la peine qui eût été prononcée contre le calomnié. Comme les Solariens ne sont jamais seuls, mais toujours réunis par groupes, il faut cinq témoins pour qu’une accusation soit valable. À défaut de témoins, on renvoie l’accusé sur son serment d’innocence, en l’avertissant toutefois. Si la même accusation est portée une seconde et une troisième fois contre le même individu, il suffit de deux ou trois témoins pour qu’il soit condamné à une peine double.

Leurs lois peu nombreuses, courtes et claires sont écrites sur des tables d’airain suspendues aux portes et aux colonnes du temple. Les définitions de l’essence des choses sont inscrites sur chaque colonne, en style métaphysique très concis ; c’est-a-dire, ce que c’est que Dieu, les anges, le monde, les étoiles, l’homme, le destin, la vertu, etc. ; tout cela est expliqué très savamment. On voit là la définition exacte de chaque vertu. Les juges ont un siége au-dessous de la colonne où se trouve la définition de la vertu dont ils sont les magistrats, et lorsqu’ils doivent porter une sentence, il s’y asseyent et disent à l’accusé : « Mon fils, tu as péché contre cette définition sacrée de la bienfaisance, de la magnanimité, etc.... Lis.... » Puis, après avoir entendu l’accusé, ils le condamnent à la peine qu’il a encourue, selon qu’il a manqué à la bienfaisance, à la dignité, à l’humilité, à la reconnaissance, etc. Ces condamnations sont des préservatifs pour l’avenir, et plutôt des signes d’amitié paternelle que des corrections.

L’hospitalier. Il est temps que tu me parles des prêtres, des sacrifices, de la religion et de la croyance de ce peuple.

Le génois. Le Soleil lui-même est le grand-prêtre des Solariens. Au-dessous de lui tous les principaux magistrats sont revêtus du sacerdoce. Leur emploi est de purifier les consciences de toute faute. Tous les Solariens déclarent secrètement leurs péchés aux magistrats par la confession, ainsi que cela se pratique parmi nous. Grâce à cet usage, les magistrats purgent les âmes et savent quels sont les péchés qui se multiplient dans le peuple. Ces magistrats sacrés confessent eux-mêmes aux triumvirs leurs propres fautes et celles des autres, avec circonspection, sans nommer personne, surtout pour les fautes les plus graves et pour celles qui peuvent porter atteinte à la prospérité de la République. Les triumvirs confessent également leurs péchés et ceux des autres au Soleil, qui, connaissant ainsi toutes les fautes qui se commettent le plus fréquemment dans la Cité, s’efforce d’y remédier. Il offre en expiation des prières et des sacrifices à Dieu, et, lorsqu’il le juge nécessaire, monté sur l’autel, il déclare en présence du Seigneur, publiquement, mais toujours sans nommer personne, les péchés de toute la Cité. Puis il absout le peuple en l’exhortant à ne pas retomber dans les mêmes fautes, enfin, confessant lui-même à haute voix ses propres péchés, il offre un sacrifice à Dieu, pour qu’il pardonne à la Cité, qu’il l’instruise et la protège. Une fois l’an les chefs de chaque ville sujette aux Solariens viennent faire au Soleil la confession des peuples qu’ils gouvernent, afin qu’il n’ignore pas les maux des provinces et qu’il puisse y remédier par tous les secours temporels et spirituels.

La cérémonie du sacrifice se fait de la manière suivante : Le Soleil demande au peuple quel est celui qui veut s’offrir en sacrifice à Dieu pour ses frères ; le plus saint s’offre de lui-même. Alors, après certaines prières et cérémonies, on le place sur une table carrée, ayant à chacun de ses angles une corde qui descend d’une poulie fixée dans le petit dôme. On demande au Dieu des miséricordes qu’il daigne accepter ce sacrifice humain volontaire. Les Solariens n’offrent pas, ainsi que le faisaient les Gentils, de sacrifices d’animaux, parce qu’ils sont involontaires. À l’instant fixé pour le sacrifice, le Soleil donne l’ordre de tirer les cordes et l’holocauste est élevé jusqu’au centre de la petite coupole. Là, il se livre à de ferventes prières. Les prêtres, qui ont leurs cellules autour de cette coupole, lui donnent des aliments par une des fenêtres, mais en très petite quantité, jusqu’à ce que l’expiation soit complète. Le pénitent, après vingt ou trente jours de prières et de jeûne volontaire, lorsque la colère de Dieu semble s’être apaisée, devient prêtre, ou bien (mais fort rarement) il revient parmi ses concitoyens, en descendant par l’extérieur du temple, où sont les cellules sacerdotales. Il est traité avec beaucoup de respect et d’estime durant les reste de ses jours, pour s’être ainsi dévoué jusqu’à offrir sa vie à Dieu ; mais Dieu ne veut pas que l'homme donne sa vie en sacrifice.

Vingt-quatre prêtres habitent dans les dépendances du temple ; ils chantent des psaumes quatre fois par jour, à midi, à minuit, le matin et le soir. Ils sont aussi chargés d’observer les étoiles, de remarquer leurs mouvements avec l’astrolabe, d’étudier leur influence sur les choses humaines et leurs différents effets ; aussi savent-ils toujours quels changements sont arrivés ou arriveront dans les diverses parties du monde, ainsi que l’époque précise à laquelle ces changements doivent avoir lieu ; ils envoient des explorateurs vérifier le résultat de leurs observations, afin qu’apprenant en quoi ils ont rencontré juste ou se sont trompés, ils puissent rectifier leurs calculs par l’expérience. Ce sont ces prêtres qui fixent le moment des unions sexuelles, des semailles, des moissons et des vendanges. En un mot, ils sont les interprètes, les intercesseurs, les liens entre les hommes et Dieu. Le Soleil est ordinairement choisi parmi eux : ils écrivent dans la solitude des choses admirables et approfondissent les sciences ; ils ne se montrent qu’à l’heure des repas, et ne s’unissent charnellement aux femmes qu’autant que leur santé l’exige. Le Soleil va les visiter tous les jours et s’entretient avec eux sur ce qu’ils ont découvert de nouveau pour le bien de la Cité, et pour toutes les nations du monde.

Un solarien est continuellement en prières devant l’autel dans l’intérieur du temple. Il est remplacé toutes les heures, comme cela se pratique chez nous pour la solennelle oraison de quarante heures. Cette manière de prier s’appelle chez eux : le sacrifice perpétuel. Après les repas on chante des hymnes de louanges à Dieu ; ensuite ils se plaisent à célébrer les belles actions des héros chrétiens, hébreux, païens ; de quelque nation que ce soit, car ou ne connaît l’envie dans cette heureuse cité. Ils chantent également des hymnes sur l’amour, sur la sagesse et en général en l’honneur de chaque vertu, sous la direction du magistrat qui en est le représentant. Puis chacun choisit une femme et ils forment ensemble des danses honnêtes et gracieuses sous les péristyle.

Les femmes portent de longs cheveux, qu’elles rassemblent en un seul chignon sur le haut de la tête. Les hommes se rasent les cheveux, n’en gardant qu’une seule mèche vers le milieu du crâne. Ils sont ordinairement coiffés d’un petit bonnet avec un capuchon de forme ronde, et n’excédant presque pas la grandeur de la tête. Ils portent, dans les champs, un chapeau, chez eux un berret blanc, rouge ou d’autre couleur, selon leur métier ou leur emploi. Les bonnets des magistrats sont plus grands, plus ornés et un peu plus élevés.

Les Solariens ont quatre fêtes solennelles par an, qui sont célébrées aux époques équinoxiales, c'est-à-dire quand le soleil entre dans le Cancer, la Balance, le Capricorne et le Bélier. Ils représentent alors des espèces de représentations théâtrales fort belles et fort ingénieuses.

Chaque nouvelle et chaque pleine lune est également pour eux un jour de fête, ainsi que l’anniversaire de la fondation de la Cité et celui de chacune de leurs victoires, etc. Ces jours-là les femmes chantent des chœurs, les trompettes et les tambours font retentir l’air de leurs sons, on tire le canon, etc. Les poètes célèbrent les grands généraux et leurs exploits, mais sans éloges mensongers, sous peine d’être sévèrement punis, car les Solariens regardent comme indigne d’être poète celui qui a recours au mensonge. Cet abus leur semble très pernicieux, par la raison qu’il prive souvent les hommes vertueux des louanges qu’ils méritent, pour les accorder à des gens vicieux, auxquels on les donne par flatterie, par ambition ou par cupidité. On n’élève jamais de statue en l'honneur d'un citoyen avant sa mort. On inscrit cependant au livre des héros les noms de ceux qui ont fait des découvertes utiles, ou qui ont rendu de grands services à la République, soit dans la cité même, soit à l’armée. Par crainte de la peste et de l’idolâtrie on n’enterre pas les corps, on les brûle, parce que le feu est un élément noble et animé qui retourne au soleil dont il est descendu. On conserve cependant les statues et les portraits des grands hommes, afin, comme je te l’ai dit, de les exposer aux regards des belles femmes que la République destine à la génération.

Les prières se font les yeux tournés vers les quatre points de l’horizon ; le matin, vers l’orient, puis vers l’occident, ensuite vers le midi, et enfin vers le septentrion. Le soir, au contraire, vers l’occident d’abord, puis vers l’orient, le septentrion et le midi. Ils répètent toujours la même prière, dans laquelle ils demandent un corps et un esprit sains et la vie éternelle pour eux et pour toutes les nations, y compris les Gentils. Ils terminent en priant Dieu de leur accorder ce qu’il pense devoir leur être favorable. La prière publique est plus longue. L’autel circulaire est traversé par quatre passages coupés à angles droits. Le Soleil entre à quatre reprises par chacun de ces passages, en priant, les yeux tournés vers le ciel. Les Solariens regardent cette cérémonie comme un grand mystère. Les vêtements pontificaux sont d’une beauté merveilleuse et symboliques, ainsi que l’étaient ceux d’Aaron.

Le temps est divisé d’après le cours du soleil, et non d’après celui des astres. Les Solariens ont adopté les mois lunaires et les années solaires. Or ces deux manières de compter ne peuvent s’accorder que tous les dix-neuf ans, quand la tête du dragon a terminé son cours. C’est pourquoi ils ont fait une nouvelle astronomie. Ils louent Ptolomée, admirent Copernic, quoiqu’ils placent Aristarque et Philolaüs avant lui. Ils s’occupent beaucoup d’astronomie, car cette science est nécessaire pour apprendre à connaître la construction et le mécanisme de l’univers, s’il doit périr ou non, et dans le premier cas, quand aura lieu cette catastrophe. Ils croient fermement à la prophétie de Jésus-Christ touchant les signes que donneront le soleil, la lune et les étoiles à la fin du monde ; beaucoup de fous n’y croient pas chez nous, ce qui fera qu’ils seront surpris par ce dernier jour, comme un voleur pendant la nuit. Les Solariens attendent donc la rénovation du monde, et peut-être aussi sa destruction. Ils disent qu’il est fort difficile de décider si le monde a été créé de rien, ou des débris d’autres mondes, ou tiré du chaos ; mais ils ajoutent qu’il est vraisemblable, ou plutôt certain qu’il n’exista pas de toute éternité. C’est pour cette raison et pour beaucoup d’autres qu’ils méprisent Aristote, qu’ils ne regardent pas comme un philosophe, mais tout simplement comme un logicien. Les anomalies des mouvements célestes leur fournissent plusieurs raisonnements contre l’éternité de l’univers. Sans les adorer, ils honorent le soleil et les étoiles, comme des êtres vivants et comme les statues, les temples, les autels animés de Dieu. Ils vénèrent le soleil par-dessus tous les autres astres, et ne rendent le culte de Latrie à aucune créature, mais à Dieu seul, redoutant la peine du talion, qui les ferait tomber dans la misère et la tyrannie s’ils adoraient les créatures. Ils reconnaissent et contemplent Dieu sous la figure du soleil, qu’ils appellent son image, sa face et sa statue vivante, source par laquelle il déverse sur nous la lumière, la chaleur, la vie, la fécondité, en un mot, tous les biens. C’est pourquoi leur autel représente le soleil, et les prêtres adorent Dieu dans le soleil et dans les étoiles, qui sont ses autels, et dans le ciel, comme dans son temple. Ils implorent les anges qui vivent dans les étoiles, leurs habitations vivantes, comme des intercesseurs auprès de Dieu qui fait surtout éclater ses splendeurs dans le ciel et dans le soleil, son trophée et sa statue.

Voici quelques unes de leurs doctrines :

Les choses inférieures procèdent de deux principes, l’un mâle, l’autre femelle, le soleil et la terre, suivant eux ; l’air est la portion impure du ciel ; le feu vient du soleil ; la mer est la sueur de la terre ou la partie aqueuse produite par la combustion et la fusion des matières qu’elle renferme dans son sein ; elle est aussi le lien qui unit l’air à la terre, comme le sang est celui des esprits animaux et du corps. Le monde est un animal immense dans le sein duquel nous vivons comme vivent les vers intestinaux dans notre corps. Nous ne devrions donc pas dépendre des étoiles, du soleil et de la terre, mais de Dieu seul ; car nous sommes nés et nous vivons par hasard, au milieu d’eux qui n’ont d’autre destinée que leur accroissement, tandis que Dieu, dont ils ne sont que les instruments, nous a créés pour une grande fin, dans sa prescience et sa sagesse. Ainsi, nous ne devons de reconnaissance qu’à lui comme à un père, et il nous faut reconnaître que tout vient de lui seul. L’immortalité des âmes n’est pas douteuse ; elles iront après cette vie s’unir aux bons ou aux mauvais esprits, selon qu’elles auront ressemblé ici-bas aux uns ou aux autres ; car les semblables tendent toujours à se réunir. Les Solariens sont à peu près de même avis que nous sur les lieux des peines et des récompenses ; ils sont dans le doute s’il existe d’autres mondes que le nôtre, mais ils pensent que c’est une folie d’affirmer qu’il n’y a rien au-delà de notre globe, car, disent-ils, il n’y a pas de néant ni dans le monde, ni hors du monde : Dieu, être infini, est incompatible avec le néant.

Ils admettent deux principes métaphysiques : l’Être, c’est-à-dire Dieu, (car Dieu est le premier de tous les êtres) et le néant, qui est le non-être, l’absence d’existence et la condition sine quâ non de toute chose physique ; car ce qui est déjà ne peut être fait, donc ce qui se crée n’existait pas. La propension au non-être produit le péché qui, par conséquent, n’a pas une cause efficiente, mais bien une cause déficiente. Par cause déficiente, ils entendent le défaut de puissance, de science ou de volonté ; le péché n’existe réellement que par le défaut de volonté, car celui qui a la connaissance et le pouvoir de bien faire doit en avoir la volonté. Or, la volonté nait de la puissance et de la science, mais ne peut les produire. Ce qui est étonnant, c’est qu’ils adorent Dieu dans la trinité, comme nous. Ils disent que Dieu est la souveraine puissance, de laquelle procède la souveraine science, qui est également Dieu, et que de toutes deux procède l’amour, qui est puissance et science tout ensemble ; car il ne peut se faire que ce qui procède ne participe pas de la nature de ce dont il procède. Toutefois, comme ils n’ont pas eu la révélation ainsi que nous, ils ne reconnaissent pas ces trois personnes distinctes, mais ils usent qu’il y a en Dieu émanation et relation de lui-même à lui-même. Ainsi, tous les êtres, en tant qu’ils sont, tirent leur essence métaphysique de la puissance, de la science et de l’amour ; de l’impuissance, de l’ignorance et du non-amour, en tant qu’ils ne sont pas. Or, ils pensent être méritants en possédant ces trois qualités (la puissance, etc.), et déméritants, même sans le vouloir, par l’absence de toutes les trois ou de la troisième seulement ; car toute nature finie péche par impuissance ou par ignorance chaque fois qu’elle produit quelque erreur dans la création. Au reste, toutes ces choses sont prévues et ordonnées par Dieu, ennemi du néant et être puissant, savant et aimant par excellence ; c’est pourquoi nul être ne peut pécher en Dieu et que hors de Dieu, tout être pèche. Mais nous ne pouvons sortir de Dieu que par rapport à nous et non par rapport à lui, car c’est un être efficient par essence, et nous sommes déficients. Ainsi, le péché est un acté de Dieu, en tant qu’il existe et qu’il est efficient, mais en tant qu’il tient du non-être et de la déficience (et c’est en cela que consiste la nature du péché), il est en nous et vient de nous qui, par le désordre, tendons au non-être.

L’hospitalier. Dieu ! que de subtilité !

Le génois. Si j’en avais le temps et si ma mémoire me servait mieux, je te dirais des choses plus étonnantes encore, mais si je ne me hâte, je manque le départ de mon vaisseau.

L’hospitalier. Eh bien ! plus qu’un seul renseignement sur la religion : que pensent-ils du péché d’Adam ?

Le génois. Ils conviennent qu’une grande corruption est répandue dans le monde, et que les hommes ne sont pas gouvernés selon les véritables lois qui devraient exister ; que les bons sont tourmentés, insultés et dominés par les méchants. Mais ils n’admettent pas le prétendu bonheur de ces derniers, car, disent-ils, ce n’est pas être heureux que d’être obligé de s’annihiler sans cesse, afin de paraître autre que ce qu’on est véritablement, comme le font tant de faux rois, de faux sages, de faux héros et de faux saints, qui, pour soutenir la position qu’ils se sont faite, renoncent continuellement à leur individualité. Ils concluent de cet état de choses qu’une grande perturbation a dû avoir lieu parmi les hommes par un accident inconnu. D’abord, ils inclinèrent à penser, avec Platon, qu’autrefois les astres faisaient leur révolutions, de ce que nous appelons aujourd’hui occident, à ce point du ciel que nous nommons Orient, puis que leur cours avait changé. Ils pensèrent aussi qu’il était possible que Dieu permit qu’une divinité inférieure réglât les choses d’ici-bas ; mais ils repoussèrent ensuite cette assertion comme erronée. Ils regardent comme plus absurde encore l’opinion de ceux qui prétendent que Saturne, ayant régné d’abord selon la vraie sagesse, Jupiter altéra ce premier règne, et ainsi de suite des autres planètes, bien qu’ils croient que les âges du monde sont réglés par la série des planètes, et que les choses varient infiniment tous les mille ou seize cents ans, par les mutations des apsides.

Ils pensent que notre âge est soumis à l’influence de Mercure, quoiqu’il soit contrarié par de grandes conjonctions, et que le retour des anomalies ait une puissance fatale. Ils envient les chrétiens qui se contentent d’attribuer au seul péché d’Adam une aussi grande perturbation, et ils disent que les peines des fautes paternelles doivent retomber sur les enfants, mais non les fautes elles-mêmes. Ils affirment aussi que les péchés des fils remontent à leurs pères, qui n’ont pas suivi les lois de la génération ou ont négligé leur éducation et leur instruction ; c’est pourquoi ils donnent tous leurs soins à ce que la génération et l’éducation des enfants soient bonnes, car leur opinion est aussi que les fautes des pères et des fils retombent sur la République qui ne veille pas à l’accomplissement de ce double devoir. C’est par suite de leur négligence à cet égard que les nations sont plongées dans les malheurs de tous genres. Ce qu’il y a de pis, c’est que les nations appellent paix et bonheur cet état misérable, parce qu’elles ne connaissent pas le vrai bien et qu’elles s’imaginent que le hazard seul régit le monde. Mais celui qui, comme le font les Solariens, étudie la construction du monde et l’anatomie de l’homme (ce qu’on fait chez eux sur les cadavres des suppliciés), ainsi que la structure des plantes et des animaux, est forcé de reconnaître hautement la sagesse et la providence de Dieu. L’homme doit s’appliquer tout entier à suivre la religion et à adorer son Créateur. Or, il ne peut le faire que difficilement, s’il ne cherche et ne reconnaît pas Dieu dans ses œuvres, en observant ses lois et en pratiquant la philosophie qui lui dit : Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’ils te fissent, et fais-leur, selon leur désir, ce que tu voudrais qu'ils te fissent. Nous, qui exigeons de nos enfants et de notre prochain qu’ils nous honorent et nous rendent le peu de bien que nous leur faisons, ne devons-nous pas avoir plus de respect encore et de reconnaissance envers Dieu, qui nous a tout donné, qui nous a fait ce que nous sommes et en qui nous vivons toujours ! Ainsi, gloire à lui dans tous les siècles !

L’hospitalier. Ce que tu me dis de ces gens-là, qui ne connaissant que la loi naturelle, ont presque deviné le christianisme (qui du reste n’a rien ajouté à la loi naturelle, si ce n’est les sacrements, qui nous aident à l’observer), me fournit un argument très solide en faveur de la religion chrétienne, qui est la plus vraie de toutes et qui règnera un jour sur le monde entier, lorsque les abus qui l’altèrent auront disparu, ainsi que l’enseignent et l’espèrent les plus illustres théologiens. Ils disent aussi que c’est dans le but de réunir toutes les nations sous une même loi, que Dieu a permis que les Espagnols découvrissent le Nouveau-Monde. (Je dis les Espagnols, quoique ce soit notre Génois Colomb, le plus grand des héros, qui en ait fait le premier la découverte). Les philosophes de la cité du soleil seront donc les hommes choisis par Dieu pour rendre témoignage à la vérité. Au reste, je conclus de tout cela que nous marchons en aveugles, et que nous ne sommes que les instruments de Dieu. Quelques hommes s’élancent à la découverte de nouveaux continents, guidés par l’appât des richesses, mais Dieu les y pousse dans un but bien plus élevé. Le soleil tend à brûler la terre et non à produire des plantes, des hommes, etc. Mais Dieu se sert de la lutte du soleil et de la terre pour produire les êtres. Louange et gloire à Dieu !

Le génois. Eh ! que dirais-tu, si tu savais tout ce qu’ils ont appris par l’astrologie et par la lecture de nos prophètes ? Ils disent que notre siècle à lui seul a produit plus de choses extraordinaires en cent ans, que le monde entier en quatre mille ans, et qu’il a été publié plus de livres en ce siècle qu’il n’en avait paru en cinq mille ans. Ils admirent les inventions de l’imprimerie, de la poudre et de la boussole, signes évidents et instruments de la réunion du monde entier au même bercail. Ces merveilleuses inventions ont été faites, ajoutent-ils, sous l’influence de la Lune et de Mars, qui sont tout puissants dans ce triangle pour inaugurer de nouvelles navigations, de nouveaux règnes et de nouvelles armes et des royaumes nouveaux. Tandis qu’une grande conjonction avait lieu dans le triangle du Cancer *4, dans l’apside de Mercure, qui parcourait le signe du Scorpion. Mais aussitôt que l’apside de Saturne entrera dans le Capricorne, celle de Mercure dans le Sagittaire, celle de Mars dans la Vierge, après les premières grandes conjonctions et l’apparition d’une nouvelle étoile dans la monarchie cassiopienne, les lois et les arts seront renouvelés, il y aura de nouveaux prophètes et le christianisme triomphera. Mais il faudra renverser et arracher avant que de bâtir et de planter. Adieu ! laisse-moi partir, car mes affaires m’attendent. Je veux te dire encore qu’ils ont trouvé le moyen de s’élever dans les airs ; l'art de voler est le seul art qui parût manquer aux hommes ; ils espèrent trouver bientôt des lunettes à l’aide desquelles ils découvriront des astres inconnus, et des cornets acoustiques qui leurs permettront d’entendre les harmonies des cieux.


Fin dans la traduction de Villegardelle (1840) -- Fin dans la ► traduction de Roset / Colet ◄ (1844)


L’hospitalier. Hem ! ah ! ah ! ah !.. tout cela me plaît beaucoup, certainement, mais je doute que les étoiles puissent prédire et faire tant de choses. Je crois que tes Solariens astrologisent un peu trop ! Tout ici-bas arrive par la volonte de Dieu, dans les temps fixés par sa providence.

Le génois. C'est aussi leur avis : Dieu qui est la cause universelle et immédiate de tout, n'agit pas comme une cause finie, mais comme principe et puissance absolus. Car lorsque Pierre mange, pisse ou vole, Dieu n'opère pas par Pierre, bien qu'il lui ait donné la faculté de faire tous ces actes, et ici Pierre peut agir comme cause toute puissante et immédiate, qui modifie par sa liberté l'immensité de l'action divine.

L’hospitalier. Cela est juste et s'accorde parfaitement avec la doctrine de nos scolastiques et particulièrement de Saint Thomas qui l'a soutenue contre les mahométants.

Le génois. Ils disent donc que Dieu assigna à chaque phénomène des causes universelles et des causes particulières, et que celles-ci ne peuvent agir en l'absence des premières : ainsi les plantes ne sauraient fleurir si le soleil ne les échauffait. Le temps est l'effet des causes universelles, c'est-à-dire célestes. C'est pourquoi nous sommes soumis dans toutes nos actions à l'influence du ciel. Mais les causes libres font servir le temps à leur usage pour agir sur les choses extérieures : c'est ainsi que, par une chaleur artificielle, l'homme force les plantes à fleurir, et qu'en l'absence du soleil, il éclaire sa maison avec la lumière d'une lampe. D'un autre côté, les causes naturelles agissent dans le temps ; en sorte que les phénomènes se produisent chacun d'eux à son heure, les uns pendant le jour, les autres pendant la nuit ; quelques-uns dans l'hiver, d'autres dans l'été, le printemps ou l'automne ; les uns dans un siècle, les autres dans un autre siècle, tant par l'action des causes libres, que par l'action des causes naturelles. Et comme rien n'oblige la cause libre à dormir quand il fait nuit, ou à se lever quand le jour se montre, mais qu'elle règle ses actions sur le degré d'utilité qu'elle y trouve, faisant servir l'alternative des temps à son bien-être, de même, rien non plus ne l'oblige à découvrir la poudre à canon, l'imprimerie ou un nouveau monde, quand règne l'influence du cancer ou du bélier, etc. Les Solariens ne peuvent croire que le souverain pontife des sages chrétiens leur ait interdit l'astrologie, si ce n'est dans la crainte qu'ils en abusent en cherchant à pénétrer les actes du libre arbitre et les événements surnaturels et secrets que l'astrologie ne peut dévoiler. Car les astres, qui sont les causes universelles des phénomènes naturels, sont seulement les signes des causes surnaturelles, et à l'égard des causes libres, ils ne sont que des occasions, une invitation, un attrait. En effet, le soleil en se levant ne nous oblige pas à sortir du lit, mais il nous y invite. Il nous fait désirer de quitter notre couche, comme la nuit nous y retient par les charmes du sommeil.

Les astres n'ont donc sur notre volonté qu'une influence indirecte et accidentelle, en agissant sur le corps et sur les sens, qui sont le résultat de son organisation : c'est ainsi que l'ame est entrainée à l'amour, à la haine, à la colère et à toutes les passions, sans que l'homme soit privé de la faculté de céder ou de résister à la passion. Si les hérésies, les famines, les guerres signifiées par les astres, désolent si souvent la terre, c'est que la plupart des hommes, se laissant plutôt gouverner par leurs appétits sensuels que par le flambeau de la raison et commettent ainsi des actions qu'elle réprouve. Il est cependant des cas où l'on cède à une juste colère pour entreprendre une guerre légitime.

L’hospitalier. C'est encore l'opinion de saint Thomas, de notre souverain pontife et de tous nos docteurs scholastiques. Ils permettent en effet de recourir à l'astrologie, tant qu'elle s'applique à la médecine, à l'agriculture et à la navigation. Ils permettent même le pronostic conjectural lorsqu'il ne s'agit que d'actes arbitraires. Mais les progrès de la malice humaine et les abus qu'elle a faits de l'astrologie ont fait interdire, non les conjectures, mais le pronostic, qui n'est pas toujours faux, mais qui est le plus souvent voire toujours dangereux. Les princes et les peuples qui accordent une trop grande confiance à l'astrologie, s'engagent dans une foule d'entreprises téméraires, comme en témoignent les exemples déplorables d'Arbace , d'Agathoclès, de Drusus, d'Archélaüs, et de nos jours l'exemple de ce chef Finlandais, trompé par le pronostic de Ticon. C'est leur aveugle croyance en l'art conjectural qui donne à nos princes égarés par des fourbes, l'audace d'attenter aux droits de la papauté.

Le génois. Les Solariens pensent que l'on doit interdire tout ce qui est faux ou dangereux, tout ce qui peut servir à relever l'idolâtrie, à détruire la liberté ou à troubler l'ordre politique. Parmi les arts utiles au bonheur des hommes que Dieu a mis à notre portée, ils ont encore trouvé celui de se soustraire au destin sidéral : quand une éclipse ou une comète menacent le bonheur d'un individu, ils enferment celui-ci dans un édifice entièrement construit de pierres blanches. Les murs sont ensuite arrosés de parfums, puis ils allument sept torches de cire odoriférante. Par les parfums, les sons des instruments et par le charme des conversations, ils cherchent â dissiper les émanations empestées venues du ciel.

L’hospitalier. Certes, voilà de la bonne et sage médecine. Le ciel, en effet, agissant matériellement sur les corps, doit être matériellement paralysé dans son influence ; mais le nombre déterminé de chandelles, auquel ils semblent attribuer une vertu méditative, sent furieusement la superstition !

Le génois. Ces pratiques, sans doute, sont fondées sur les idées peut-être un peu superstitieuses des Pythagoriciens touchant la puissance des nombres. Aussi, n'est-ce pas aux nombres seuls qu'ils croient, mais à la médecine aidée des nombres.

L’hospitalier. Il n'y a point là de superstition : rien dans l'Écriture ni dans les canons de l'Église, ne condamne la doctrine de la vertu des nombres. Les médecins consultent les nombres pour arriver à la connaissance des périodes et des crises des maladies. Bien plus encore, il est écrit que Dieu fit tout avec nombre, poids et mesure, et qu'il a créé le monde en sept jours. Il est parlé des sept anges sonnant de la trompette, des sept coupes, des sept tonnerres, des sept candélabres, des sept sceaux, des sept sacrements, des sept dons du Saint-Esprit, etc. Saint Augustin, Saint Hilaire et Origène, ont longuement disserté sur la vertu des nombres, et particulièrement des nombres 7 et 6. Aussi ne condamnerai-je pas les Solariens, puisque leur médecine s'appuie sur des exemples divins et qu'ils se montrent les défenseurs du libre arbitre. Leurs sept torches sont une imitation des sept planètes comme les sept lampes de Moïse. Et Rome a jugé qu'il n'y avait de superstition que si l'on attribue aux nombres seuls, et non aux choses représentées par eux, une puissance que celles-ci tiennent de Dieu, source de toute vertu. Mais continue je t'en prie.

Le génois. Si le temps me le permettait, je pourrais te donner une idée plus complète de leur astrologie. Mais je me contenterai de t'exposer les points principaux de leur doctrine. Ils pensent que tout est bien dans l'ordre établi par la Providence de Dieu, et que c'est nous seuls qui troublons cet ordre ; qu'il existe une merveilleuse harmonie entre le monde céleste, le monde terrestre et le monde moral ; que la loi chrétienne s'étendra sur tout le Nouveau-Monde et qu'elle vivra en Italie et en Espagne, mais qu'elle sera ébranlee dans l'Allemagne septentrionale, l'Angleterre, la Suède et la Poméranie. Je m'arrête pour ne pas enfreindre la juste défense de notre Saint-Père qui ne permet pas d'en dire davantage.

J'ajouterai pourtant que les Solariens, outre l'art de voler, ont fait encore une foule de découvertes utiles sous les auspices de constellations favorables. Loin de détruire leur doctrine, la liberté humaine l'établit. En effet, disent-ils, si un grand philosophe, malgré les tortures que ses ennemis lui ont fait endurer pendant quarante heures, n'a pu être contraint à dévoiler une syllabe de ce qu'il avait résolu de taire, comment des astres qui se meuvent à des distances et avec une lenteur infinies pourraient-ils nous empêcher d'obéir à notre volonté ou aux décrets de Dieu, puisque la liberté de l'homme est telle qu'il peut même le blasphémer : Dieu, cependant, ne nous y force pas, car ce serait se tourner contre lui-même ; et n'est-il pas indivisible ? Mais les astres imprimant aux sens d'insensibles et subtiles modifications, les hommes qui se laissent dominer plus par leurs appétits sensuels que par la raison divine qui leur a été donnée pour les éclairer, sont plus directement assujétis à leur influence. C'est ainsi que simultanément, sous une même constellation, se produisent les vapeurs empestées de l'hérésie et les suaves vertus des fondateurs de l'ordre des Jésuites, des Frères Mineurs et des Capucins. Ce fut pareillement sous l'influence de cet astre que Colomb et Cortez répandirent, dans le monde qu'ils venaient de découvrir, la divine religion du Christ. Quant à ce qu'ils m'ont appris sur les grandes destinées qui vont s'ouvrir pour le monde, j'en ferai le sujet d'un autre entretien.

L’hospitalier. Je n'ai plus qu'une chose â te demander, c'est de me dire comment ils font mouvoir leurs vaisseaux, sans voiles et sans rames ?

Le génois. D'abord ils le font au moyen d'un ample éventail adapté sur la poupe et se terminant en une perche à laquelle est suspendu un poids qui lui fait équilibre, de telle sorte qu'un enfant, avec le secours d'une seule main, peut l'élever et l'abaisser. Mais il faut pour cela qu'à l'endroit où commence cette grande aile, elle soit soutenue par un axe facilement mobile sur deux fourches. D'autres bâtiments marchent au moyen de deux roues placées à la poupe et tournant dans l'eau par l'effet d'une corde sans fin, qui, après avoir enveloppé la circonférence d'une grande roue disposée verticalement sur la proue, vient, en se croisant, embrasser vers le milieu de sa longueur l'axe auquel tiennent les deux roues. On met sans peine en mouvement la grande roue, qui entraîne dans sa révolution les petites roues plongées dans l'eau, par un mécanisme semblable à celui du rouet dont se servent les femmes de Calabre et de France pour filer, rouler et retordre leur lin.

L’hospitalier. Un instant encore.

Le génois. Impossible ! impossible !!


Fin dans la traduction de Roset / Colet (1844) -- Fin dans la ► traduction de Villegardelle ◄ (1840)


L’hospitalier. Mais, comment le Cancer, qui est le signe femelle de la Lune et de Vénus, peut-il influer dans l’air qui est aqueux ?

Le génois. Il disent que, par cela même que ce signe est femelle, il apporte la fécondité dans le ciel, et que de là vient que les forces les moins grandes dominent aujourd’hui. La preuve en est que le règne des femmes a prévalu dans notre siècle. De nouvelles amazones ont paru entre la Nubie et le Monomotapa, et en Europe, nous avons vu régner Roxelane en Turquie, Bonne en Pologne, Marie en Hongrie, Élisabeth en Angleterre, Catherine en France, Blanche en Toscane, Marguerite en Belgique, Marie en Écosse, Isabelle (qui aida à la découverte du Nouveau-Monde) en Espagne. Aussi un grand poète de notre temps commence son poème en célébrant les femmes :

Je chante les dames, les chevaliers, les armes et les amours, etc...

Les poètes maudits et hérétiques pullulent par l’influence de Vénus et de la Lune, ils ne parlent plus que de courtisanes et d’amours honteux : les hommes se transforment en femmes et d’une voix flutée s’appellent : votre seigneurie. En Afrique, où règne l’influence du Cancer et du Scorpion, outre les amazones, on voit à Fez et dans le Maroc des lupanars publics d’hommes et une foule d’autres choses infâmes. Or, le triomple du Cancer (parce qu’il est au tropique, à l’apogée de Jupiter, du Soleil et de Mars) par la Lune, Mars et Vénus a annoncé la découverte du nouvel hémisphère, la possibilité de faire le tour du globe et le gouvernement des femmes ; et par Mercure et Mars, la découverte de l’imprimerie et de l’arquebuse, sans compter qu’il annonce encore le renouvellement de toutes les lois ; car dans le Nouveau-Monde, dans tout le littoral de l’Afrique et de l’Asie méridionale, le christianisme s’est établi par la force de Jupiter et du Soleil, qui influent sur les choses divines et humaines. Cependant, en Afrique, les Sétis furent indiqués par la Lune et par Mars. En Perse, la secte d’Ali fut inaugurée par le Sofi, sous Vénus et Jupiter, qui amenèrent en même temps le renouvellement du gouvernement. Mais en Allemagne, en France et en Angleterre, et dans tout le nord de l’Europe, l’hérésie se propage et favorise la corruption sous l’influence de Mars, de Vénus et de la Lune, qui ont la toute puissance dans ces pays et font violence au libre arbitre de l’homme. L’Espagne et l’Italie, grâce à l’influence du Sagittaire et du Lion, qui sont leurs signes, sont restées fermes dans la religion chrétienne et dans la pureté de leurs mœurs. Ensuite par la Lune et par Mercure, et par l’abside du Soleil, les Solariens ont de nouveaux arts, car les astres peuvent enseigner le moyen de se diriger dans les airs.

Combien de choses m’ont appris ces sages sur les changements des apsides, et des excentricités et des obliquités, et des équinoxes et des solstices et des pôles, et sur la confusion des signes célestes, qui agissent dans les espaces immenses de la machine du monde, et sur les relations mystiques entre les choses de la terre et celles qui sont au-delà de notre globe, et sur les révolutions qui adviendront après la grande conjonction du Bélier et de la Balance, signes équinoxiaux du rétablissement des anomalies. Mais je te prie de ne pas me retenir plus long-temps. Il me reste beaucoup de choses à faire, et tu sais combien je dois me hâter... Une autre fois je t’en dirai davantage.

J’ajouterai encore cependant qu’ils croient au libre arbitre de l’homme et qu’ils disent que si quarante heures d’horribles tortures n’ont pu forcer certain philosophe, qu’ils regardent comme très grand, à dire une seule parole sur ce qu’on voulait lui faire avouer, par cela seul qu’il avait résolu de se taire, à plus forte raison, les étoiles ne sauraient nous faire agir contre notre volonté, puisqu’étant plus éloignées de nous que les choses de la terre, elles influent moins fortement sur nous. Mais, comme les étoiles opèrent insensiblement une certaine modification dans les sens, les hommes, qui sont plutôt soumis aux sens qu’a la raison divine, sont subjugués par les étoiles. La même constellation qui fit exhaler des vapeurs fétides des cadavres des hérétiques, a dans le même temps fait exhaler de suaves odeurs de vertu des fondateurs des ordres des jésuites, des minimes et des capucins, et a vu la religion du Christ s’étendre dans le Mexique, grâce à Fernand Cortès.

J’achèverai de te dire une autre fois tout ce qui doit arriver prochainement dans le monde. L’hérésie a été classée parmi les œuvres des sens par saint Paul, et les étoiles dans les choses sensuelles nous portent à l’hérésie ; mais dans les choses rationnelles elles nous portent à la vraie et sainte loi rationnelle, loi de la raison première du Verbe de Dieu, digne d’être loué toujours.

L’hospitalier. Attends, une minute encore !

Le génois. Je ne puis, je ne puis !


FIN DE LA CITÉ DU SOLEIL.


Note :

  1. La Cité du Soleil fait partie du livre de Campanella, intitulé : Philosophiæ realis libri quatuor, secunda editio, Parisiis, Dionys Houssaye, 1637. Ces quatre livres contiennent la physiologie, la morale, la politique et l'économie. La Cité du Soleil est imprimée à la suite de la politique. Cette édition étant la seule faite sous les yeux de l'auteur, est celle que nous avons dû suivre pour notre traduction. Nous ne connaissons d'autre version du même opuscule que celle publiée dernièrement dans la Suisse italienne : La Citta del Sole, di Thommaso Campanella, traduzione del latino. Lugano, Tip. di G. Ruggia, 1836, in-18°.