Théâtre
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Objet d'étude :
Le texte théâtral et sa représentation
(du XVIIe siècle à nos jours)

Problématique : Comment le théâtre questionne-t-il le théâtre ?

I- À lire : 10 textes complémentaires et théoriques

Texte 1 - Texte 2 - Texte 3 - Texte 4 - Texte 5 - Texte 6 - Texte 7 - Texte 8 - Texte 9 - Texte 10 -

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Texte 1 : Théâtre et Destin, 1959

« Texte à lire »

Pierre Henri Simon
(1903 - 1972)

De « Le théâtre » à « qu'un prétexte ».


Théâtre et représentation


     [...] Le théâtre n'est pas toujours joué : il peut-être lu, et l'objet du critique est beaucoup plus d'étudier le texte d'une pièce dans le silence du cabinet que de la voir jouer et de rendre compte de sa représentation ; c'est en tant que littérature dramatique que le théâtre l'intéresse. Évidemment, critique ou lecteur, on peut lire Asmodée comme Le Nœud de Vipère, y reconnaître la même saveur du style, le même climat spirituel et physique, la même poésie et la même morale. Et cependant, ce n'est pas la même chose.
      Entre le roman et la pièce, il demeure cette différence que le roman, en tant que texte écrit, est à soi sa propre fin. Il ne demande rien d'autre, pour révéler ce qu'il porte de vérité et de beauté, que les yeux et l'intelligence d'un lecteur. Au lieu que la pièce appelle un autre accomplissement. Le plaisir que j'éprouve à la lire est valable, mais au-delà de ce plaisir, elle reste chargée de virtualités esthétiques et affectives qui ne se délivreront que par le jeu et n'apparaîtront qu'à la scène. Il en est du texte d'une pièce de théâtre comme d'une partition musicale : si je suis assez musicien, je puis lire cette partition et y trouver un plaisir intellectuel, je puis même imaginer la somme de plaisirs sensoriels qu'elle constitue virtuellement ; de même, si j'ai le goût et l'habitude du théâtre, je puis, en lisant une pièce, goûter la beauté du style, imaginer le jeu, entrer moi-même dans les personnages, me les parler. Mais, dans l'un et l'autre cas, je n'atteins pas le fond et la plénitude de l'œuvre. L'essence de la symphonie a besoin, pour se livrer, de passer par l'organisation sonore d'un orchestre et par la sensibilité musicale de celui qui le conduit ; de même l'essence d'un drame a besoin de passer par la voix et l'âme de l'acteur. Le rôle nécessaire de cet intermédiaire est ce qui caractérise le théâtre : "l'art dramatique, a écrit Jouvet (l'inspiration de l'écrivain et son écriture, les interprétations des comédiens, l'affection du public), est en fonction d'une amitié médiatrice : celle de l'acteur. Il est, dit Platon, l'anneau moyen de la chaîne qui lie le spectateur au poète". Ce qui ne va pas sans donner à l'œuvre dramatique un caractère ambigu : elle n'est jamais exclusivement l'œuvre de son auteur, mais toujours à quelque degré celle de son interprète. Dans un certain sens, on pourrait dire qu'il y a autant de romans que de lecteurs d'un roman, que Le Rouge et le Noir n'est pas la même œuvre pour André Rousseaux et pour Roger Vailland que vous et moi y mettons chacun une série d'images différentes, un autre système de rapports et de valeurs. Néanmoins, l'auteur d'un roman, s'il est exposé lui aussi à voir se dissiper la personnalité de son œuvre dans celle de ses lecteurs, l'est beaucoup moins que l'auteur d'une pièce de théâtre : son texte fait foi, le lecteur lui est livré désarmé. Au contraire, le dramaturge a besoin de l'acteur ; et comme le Don Juan de Vilar n'est pas celui de Jouvet bien qu'ils parlent tous les deux sur le texte de Molière et qu'ils soient vrais et convaincants l'un et l'autre, il faut bien conclure que Molière n'a pas créé un Don Juan absolu qui n'eût pas besoin d'autres géniteurs pour être ce qu'il est.
      À la limite il faudrait conclure qu'un "texte" dramatique n'est en définitive qu'un "prétexte". [...]




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Texte 2 : Chronique, du Figaro

« Texte à lire »

Pierre Marcabru
 

De « On ne devrait » à « un adaptateur ? ».


Théâtre et adaptation


     [...] On ne devrait adapter pour le théâtre que des romans que personne ne lit. Un lecteur averti est un mauvais spectateur. Il en sait trop. Il précède le comédien, et l'attend au tournant. Pierre Laville en a fait avec Bel-Ami au théâtre Antoine la fâcheuse expérience. On lui tresse des couronnes, mais c'est pour mieux lui reprocher la vanité de son entreprise. Pourquoi diable mettre en scène Maupassant ? Qui en voit la nécessité ? Et qui gagne à ce jeu ? Ce n'est qu'un coup d'épée dans l'eau.
     La querelle ne date pas d'aujourd'hui, et le roman sur les planches à toujours fait pâle figure. Il n'est pas dans son élément. Il perd sa dimension, sa profondeur, il ne donne plus à rêver. Il est sans épaisseur, réduit au simple dialogue. Toute sa part descriptive, tout son mouvement secret, son climat intime s'effacent. Restent des répliques, isolées de leur contexte, et abandonnées dans un décor. C'est un squelette.
     La chair, la substance même de l'œuvre, s'est décomposée. Les personnages ne sont plus portés par le courant romanesque. Abandonnés à eux-mêmes, ils perdent leur singularité et leur mystère. Ils s'expliquent et se montrent trop. Le romancier n'est plus là pour leur tenir la main et pour éclairer leur psychologie, pour explorer leurs profondeurs. Pour nous montrer du doigt leurs pensées. Ce sont des orphelins.
     Le temps romanesque et le temps théâtral ne sont pas les mêmes. Le premier s'écoule lentement, nous laisse libres de flâner, d'imaginer, d'aller et de venir, de trouver nos plaisirs au cœur d'un univers auquel, peu ou prou, nous participons. Le second, rapide, impérieux, nous impose son rythme et sa loi. Ici, on décide à notre place. Nous ne sommes plus maîtres du jeu. On choisit pour nous. Nous étions actifs, nous sommes passifs. Jusqu'à l'apparence des personnages, tout nous est dicté. La vision de l'adaptateur et du metteur en scène se substitue à celle du créateur.
     Chacun a une certaine idée du héros de roman. Nous avons tous notre Julien Sorel, notre Rubempré, notre Raskolnikov personnels. Nous le voyons, nous le suivons, nous croyons tout connaître de sa nature. Le romancier nous a fourni tous les éléments pour que nous puissions le construire selon nos goûts. Le faire nôtre. Et voici qu'un acteur vient s'intercaler entre lui et nous, et l'occulte. Nous ne reconnaissons plus en cet inconnu le familier de nos fantasmes. C'est un étranger qui vient brouiller les cartes. Un intrus. Il ne répond pas à notre espérance.
     D'où une suite de malentendus dont le théâtre se tire mal. Le comédien n'a que ses propres ressources. Il joue avec son propre corps. Il a une identité. C'est une présence physique, et il lui faut incarner ce fantôme à la fois net et fuyant qu'a peint par petites touches le romancier. Il ne sait où donner de la tête. En revanche, Richard III, Alceste, Volpone sont comme de grands vêtements qui attendent d'être endossés. Ils sont des rôles avant que d'être des personnages. Ils n'existent que par la parole. Ce sont des porte-voix. Ce que nous savons d'eux, pour ce qui est de l'apparence, de l'intimité, est réduit à l'essentiel. Ils ne vivent qu'en représentation. L'acteur se glisse en eux comme la main dans le gant.
     On voit les difficultés, elles sont immenses. Au théâtre comme au cinéma. Bien que le cinéma, pour ce qui est de l'espace et du temps, ait plus de libertés. L'adaptateur pour échapper à ces contradictions devrait s'écarter le plus possible du roman. N'en garder que la trame, et broder sur elle autre chose. Changer d'époque, modifier les caractères, et tout réinventer. Bref, être infidèle. Se servir du roman comme un scénariste se sert d'un synopsis, pour y trouver une idée, un point de départ, et de ce point départ, aller ailleurs. Mais, à ce jeu, y a-t-il encore un adaptateur ? [...]




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Texte 3 : Discours sur le théâtre, 1931

« Texte à lire »

Jean Giraudoux
(1882-1944)

De « La question du théâtre » à « il l'a perdue. »


Fonction du théâtre


     [...] La question du théâtre et des spectacles, qui a joué un rôle capital et parfois décisif dans l'histoire des peuples, n'a rien perdu de son importance à une époque où le citoyen voit se multiplier, du fait de la journée de huit ou de sept heures, son temps de loisir et de distraction.
      Le spectacle est la seule forme d'éducation morale ou artistique d'une nation. Il est le seul cours du soir valable pour adultes et vieillards, le seul moyen par lequel le public le plus humble et le moins lettré peut être mis en contact personnel avec les plus hauts conflits, et se créer une religion laïque, une liturgie et ses saints, des sentiments et des passions. Il y a des peuples qui rêvent, mais pour ceux qui ne rêvent pas, il reste le théâtre. La lucidité du peuple français n'implique pas du tout son renoncement aux grandes présences spirituelles. Le culte des morts, ce culte des héros qui le domine prouve justement qu'il aime voir de grandes figures, des figures proches et inapprochables jouer dans la noblesse et l'indéfini sa vie humble et précise. Son culte de l'égalité aussi est flatté par ce modèle d'égalité devant l'émotion qu'est la salle de théâtre au lever du rideau, égalité qui n'est surpassée que par celle du champ d'épis avant la moisson. S'il n'est admis qu'une fois par an, au cœur de notre fête officielle, dans la matinée gratuite du 14 juillet, comme il convient à notre démocratie, à vivre quelques heures à l'Odéon et à la Comédie-Française, avec les reines et les rois, avec les passions reines et les mouvements rois, croyez bien qu'il n'en est pas responsable. Partout où s'ouvre pour lui un recours contre la bassesse des spectacles, il s'y précipite. Dans les quelques lieux sacrés que n'a pas gâtés encore la lèpre du scurrile et du facile, des masses de spectateurs, sortis de toutes les classes de la population, s'entassent, et écoutent respectueusement,– peu importe qu'ils en comprennent le détail puisque le tragique agit sur eux en cure d'or et de soleil –, la plus hermétique des œuvres d'Eschyle ou de Sophocle. Sous le masque des vêtements, la tenture des décors, la broussaille des mots, cet assemblage de charmantes épicuriennes et de joyeux détenteurs de permis de chasse qui constitue généralement en France méridionale un auditoire, suit avec angoisse et passion le serpentement de l'hydre invisible, surgie de l'antiquité la plus éclatante, car c'est dans les époques les plus claires et les plus pures que les monstres de l'âme ont leurs marais. Orange, Saintes ! Est-ce donc que ces villes seules donnent tout à coup l'émotion et l'intelligence à des spectateurs qui redeviennent aussitôt sous d'autres cieux les fervents du café-concert et du sketch en film parlé ? Est-ce donc que le ciel ouvert redonne sa noblesse originelle à un auditoire; et que sous des plafonds, le Français retombe à la vulgarité ? Non. C'est qu'autour de ces enceintes privilégiées le public est entretenu dans le respect du théâtre, qu'il est poussé par des guides et jusque par des municipalités à cultiver en soi une notion instinctive et exacte du théâtre... A Paris, il la perd, il l'a perdue. [...]




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Texte 4 : Discours du Poème dramatique, 1660

« Texte à lire »

Pierre Corneille
(1606-1684)

De « Bien que, selon » à « leur pratique. »


Plaire aux spectateurs


     [...] Bien que, selon Aristote, le but seul de la poésie dramatique soit de plaire aux spectateurs, et que la plupart de ces poèmes leur aient plu, je veux bien avouer toutefois que beaucoup d'entre eux n'ont pas atteint le but de l'art. Il ne faut pas prétendre, dit ce philosophe, que ce genre de poésie nous donne toute sorte de plaisir, mais seulement celui qui lui est propre ; et, pour trouver ce plaisir qui lui est propre, et le donner aux spectateurs, il faut suivre les préceptes de l'art, et leur plaire selon les règles. Il est constant qu'il y a des préceptes, puisqu'il y a un art ; mais il n'est pas constant quels ils sont. On convient du nom sans convenir de la chose, et on s'accorde sur les paroles pour contester sur leur signification.
      Il faut observer l'unité d'action, de lieu et de jour, personne n'en doute ; mais ce n'est pas une petite difficulté de savoir ce que c'est que cette unité d'action, et jusques où peut s'étendre cette unité de jour et de lieu. Il faut que le poète traite son sujet selon le vraisemblable et le nécessaire ; Aristote le dit, et tous ses interprètes répètent les mêmes mots, qui leur semblent si clairs et intelligibles, qu'aucun d'eux n'a daigné nous dire, non plus que lui, ce que c'est que ce vraisemblable et ce nécessaire. Beaucoup même ont si peu considéré ce dernier, qui accompagne toujours l'autre chez ce philosophe, hormis une seule fois, où il parle de la comédie, qu'on en est venu à établir une maxime très fausse, qu'il faut que le sujet d'une tragédie soit vraisemblable ; appliquant ainsi aux conditions du sujet la moitié de ce qu'il a dit de la manière de le traiter. Ce n'est pas qu'on ne puisse faire une tragédie d'un sujet purement vraisemblable ; il en donne pour exemple La Fleur d'Agathon, où les noms et les choses étaient de pure invention, aussi bien qu'en la comédie : mais les grands sujets qui remuent fortement les passions, et en opposent l'impétuosité aux lois du devoir et aux tendresses du sang, doivent toujours aller au-delà du vraisemblable, ne trouveraient aucune croyance parmi les auditeurs, s'ils n'étaient soutenus, ou par l'autorité de l'histoire qui persuade avec empire, ou par la préoccupation de l'opinion commune qui nous donne ces mêmes auteurs déjà tout persuadés. Il n'est pas vraisemblable que Médée tue ses enfants, que Clytemnestre assassine son mari, qu'Oreste poignarde sa mère ; mais l'histoire le dit, et la représentation de ces grands crimes ne trouve point d'incrédules. Il n'est ni vrai ni vraisemblable qu'Andromède, exposée à un monstre marin, ait été garantie de ce péril par un cavalier volant, qui avait des ailes aux pieds : mais c'est une fiction que l'antiquité a reçue ; et, comme elle l'a transmise jusqu'à nous, personne ne s'en offense quand on la voit sur le théâtre. Il ne serait pas permis toutefois d'inventer sur ces exemples. Ce que la vérité ou l'opinion fait accepter serait rejeté, s'il n'avait point d'autre fondement qu'une ressemblance à cette vérité ou à cette opinion. C'est pourquoi notre docteur dit que les sujets viennent de la fortune, qui fait arriver les choses, et non de l'art, qui les imagine. Elle est maîtresse des événements et le choix qu'elle nous donne de ceux qu'elle nous présente enveloppe une secrète défense d'entreprendre sur elle, et d'en produire sur la scène qui ne soient pas de sa façon. Aussi les anciennes tragédies se sont arrêtes autour de peu de familles, parce qu'il était arrivé à peu de familles des choses dignes de la tragédie. Les siècles suivants nous en ont assez fourni pour franchir ces bornes, et ne marcher plus sur les pas des Grecs : mais je ne pense pas qu'ils nous aient donné la liberté de nous écarter de leurs règles. Il faut, s'il se peut, nous accommoder avec elles, et les amener jusqu'à nous. Le retranchement que nous avons fait des chœurs nous oblige à remplir nos poèmes de plus d'épisodes qu'ils ne faisaient ; c'est quelque chose de plus, mais qui ne doit pas aller au delà de leurs maximes, bien qu'il aille au delà de leur pratique.




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Texte 5 : D'après : Pour pratiquer les textes de théâtre

« Texte à lire »

Collectif (éditions Duculot, 1992)

de « L'exposition... » à « ...et résoudre. »


     L'exposition est la partie de la pièce de théâtre qui apporte les éléments indispensables à la compréhension de la situation initiale ; elle renseigne sur l'identité des personnages, leurs motivations, etc., dont découle nécessairement la suite de la pièce : ainsi elle pose les bases de l'action. Elle a pour rôle d'informer le public et de "lancer" la pièce ; elle implique un rapport de cause à effet entre ce qu'elle annonce et ce qui va suivre. Il s'agit là d'une « convention » dramaturgique dans la mesure où, à travers le dialogue des personnages, c'est l'auteur qui informe les spectateurs de ce qui s'est passé auparavant, hors scène. Cet artifice qui touche parfois à la perfection de l'illusion doit être analysé, démonté dans le texte théâtral. Cette déconstruction de l'exposition est particulièrement intéressante en ce qu'elle permet de mettre en évidence le travail de l'écriture théâtrale, à savoir : comment l'information circule-t-elle (qui dit quoi, quel objet, quel jeu de scène... apportent quel sens) ? À cet égard la comparaison de différents types d'exposition sera fructueuse.
     En général, l'exposition commence à la première scène de la pièce, mais elle peut aussi s'étendre soit aux premières scènes, soit au premier acte tout entier. Parfois même elle peut être reprise au deuxième acte si l'action est double (Iphigénie de Racine).
     On distingue essentiellement trois types d'exposition si l'on adopte comme principe de classification la nature des personnages qui y participent :
- 1. L'exposition par une scène entre un héros et un « confident » ; exemple : Oreste et Pylade dans Andromaque de Racine (deux amis se retrouvent et s'informent...).
- 2. L'exposition prend la forme d'une conversation entre deux « confidents », et ceci dans le but de retarder et ainsi de mettre en valeur l'apparition du héros ; exemple : Sganarelle (valet de Don Juan) et Gusman (valet de Dona Elvire) parlent du caractère de Don Juan dans la première scène du Dom Juan de Molière.
- 3. L'exposition par une scène entre deux héros ; exemple Henriette et Armande parlent de mariage, sans se mettre d'accord (Molière, Les Femmes savantes).
- 4. L'exposition est assumée sous la forme d'un monologue : Petit Jean se présente et nous met au courant de la situation dans Les Plaideurs de Jean Racine. À cela Molière préfère la cacophonie de 6 voix en colère dans son Tartuffe...
     Dans le théâtre traditionnel, l'auteur dramatique fournit dès les scènes initiales les données de l'action dont la structure de la pièce dépendra. Aujourd'hui, un théâtre comme celui de Beckett, d'Adamov ou de Ionesco, rejette le principe de "cause à effet" impliqué par l'exposition : les scènes initiales n'ont plus nécessairement pour rôle de poser les termes d'un conflit que le reste de la pièce devrait développer et résoudre. [...]


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Texte 6 : La Cantatrice chauve, 1991

De « Texte à lire »

Lagarce
(1957-1995)

de « En 1992 Jean-Pierre Han... » à « ...La Cantatrice est une chose rare. »


Lagarce met en scène La Cantatrice chauve


     En 1992 Jean-Pierre Han reçoit une commande des éditions Gallimard pour écrire une étude en ouverture à La Cantatrice chauve d'Eugène Ionesco. Il n'a pas vu la mise en scène que vient de réaliser Jean-luc Lagarce, celui-ci lui explique, lors d'un entretien au café Sélect à Montparnasse, le spectacle et ses intentions. Un changement de politique éditoriale des Éditions Gallimard ne permettront pas que paraisse le livre.
      Jean-Luc Lagarce : La Cantatrice chauve est une pièce sur l’absurde évidemment‚ mais le spectacle que j’en ai tiré n’est pas si absurde que cela‚ il est au contraire très logique. Le public paraît surpris de sa cohérence. Il s’attend‚ la plupart du temps – j’ai pu le constater lors des débats que j’ai faits - à une pièce qui tiendrait de l’écriture automatique‚ ce qui n’est pas faux pour la fin. En revanche les premières scènes‚ les « grandes » premières scènes‚ entre Monsieur Smith et Madame Smith‚ sont très cohérentes. J’en suis arrivé à la conclusion que les gens ne connaissaient pas bien cette pièce dont ils ont une idée a priori. Dans le spectacle que j’ai réalisé‚ le public rit beaucoup. Il est surpris de rire‚ parce qu’il pense que le climat d’une pièce de l’absurde est toujours gris !
      Jean-Pierre Han : C’est terrible ce que vous dites : les gens s’attendent à quoi et pourquoi viennent-ils alors ?
      J.-L. L. : Ils viennent comme on va au musée ; ils viennent voir un classique du XXe siècle. C’est ce qui est en train d’arriver à Samuel Beckett. Je parle de Beckett parce que je voulais mettre en scène En attendant Godot‚ mais je n’ai pas pu obtenir le droit de jouer dans toute la France alors j’ai renoncé. En attendant Godot et La Cantatrice chauve sont deux classiques du XXe siècle. On s’attend donc à voir des représentations… classiques !
      J.-P. H. : On ne saurait classer votre spectacle dans cette catégorie !
      J.-L. L. : Ce que j’ai fait est très… coloré ! Prenez le décor : c’est une maison ou plutôt la façade d’une maison ; tout se passe sur une pelouse très anglaise‚ un petit jardin très simple‚ avec une maison blanche et des petites fenêtres. Mais même si le spectateur ne s’en aperçoit pas au début‚ il va vite sentir qu’il y a comme un problème de perspective. Tout a l’air absolument normal‚ mais la maison est un tout petit peu plus petite qu’elle ne le devrait. Des effets de perspective font qu’à un moment donné‚ il y a quelque chose qui ne va pas très bien. L’idée de la façade de cette maison qui est en bois‚ comme dans un tableau de Hopper‚ est importante ; l’effet est volontairement appuyé pour que l’on sente bien qu’il n’y a là qu’une façade‚ c’est-à-dire un décor. On est là pour faire semblant et on sait qu’on fait semblant. Lorsque les comédiens ouvrent les portes ou les fenêtres‚ on voit que derrière‚ il n’y a rien. Donc‚ devant cette façade toute blanche‚ il y a la pelouse verte avec une haie verte. C’est dans ce décor qu’évoluent les couples qui sont interchangeables. Les deux femmes sont habillées exactement pareil. Elles ont des costumes qui « font » très reine d’Angleterre – ni moi ni la costumière n’y avions pensé‚ mais tout le monde nous l’a fait remarquer ! – Elles ont des tailleurs type Chanel‚ un peu roses‚ avec des chapeaux à fleurs… Les deux hommes sont également habillés exactement de la même façon avec des costumes gris‚ c’est cependant très coloré parce qu’ils ont des cravates orange ! À raconter les choses ainsi on pourrait penser à quelque chose d’un peu kitsch‚ c’est en fait simplement très coloré‚ et je pense aux couleurs qu’il y a dans Mon Oncle de Jacques Tati ; on est entre le dessin animé et le feuilleton américain des années 50.
     Les deux femmes sont habillées pareil et les deux hommes aussi‚ mais la distribution joue des effets de contraste. À la création‚ Monsieur Smith était interprété par un acteur assez rond‚ pas très grand. Il faisait moins de 1,70 m. Madame Smith est une actrice très grande et avec des talons et un chapeau‚ elle arrive à 1,90 m. Madame Martin est une actrice qui mesure 1,48 m. Quant à Monsieur Martin c’est un grand garçon maigre. Il y a donc bien deux couples habillés exactement de la même manière‚ mais avec de drôles d’effets de perspective…
      J.-P. H. : Des effets de perspective que l’on retrouve au niveau de la mise en scène ?
      J.-L. L. : Bien sûr ! Cela dit il faut parfois être capable de décaler le travail de mise en scène surtout après vingt représentations pendant lesquelles on s’est rendu compte que certaines scènes étaient reçues d’une manière que l’on n’avait pas prévue. Ainsi‚ par exemple‚ à un moment donné dans le spectacle‚ les Martin arrivent derrière la haie. On a calculé la hauteur de cette haie par rapport à la hauteur du chapeau plein de fleurs de Madame Martin. On voit donc arriver Monsieur Martin avec devant lui un bouquet de fleurs et on pense alors qu’il est seul. Les deux acteurs marchent le long de la haie et quand ils sont devant nous‚ une porte s’ouvre et apparaît une dame qui est exactement la réplique de celle qui vient de sortir mais qui‚ elle‚ mesurait 1,90 m ! C’est un gag stupide‚ mais qui a fait un « tabac » à chaque représentation… J’ai néanmoins « décalé » le jeu de cette scène sinon les acteurs étaient obligés de s’interrompre à cause des rires des spectateurs. Par ailleurs j’ai demandé aux acteurs de jouer de manière très sérieuse.
     Pour ce qui concerne le personnage de la Bonne‚ j’ai pris au pied de la lettre une réplique du début de la pièce qui dit je ne suis pas Mary : « Mon vrai nom est Sherlock Holmes » ; elle est donc Sherlock Holmes. Le Pompier‚ lui‚ a l’air très inquiétant. Ces deux personnages sont habillés en noir alors que tous les autres sont colorés. Cela dit la Bonne change très souvent de costume‚ sans que le public s’en aperçoive vraiment car cela reste très discret. Tout cela ressemble à un dessin animé ou même à un feuilleton télévisé des années 50. À Payton Place par exemple. Avec la même absurdité que dans ce feuilleton. Le tout étant renforcé par des rires enregistrés qui soulignent certaines répliques ; on est vraiment comme dans un feuilleton télévisé ! Et on entend rire alors qu’il n’y a absolument rien de drôle. Cela fonctionne bien parce que le public voit qu’on rit de choses qui ne sont pas forcément drôles alors que l’on ne va pas rire de choses qui le sont.
      J.-P. H. : Vous n’avez cessé de jouer du décalage…
      J.-L. L. : Parce que je me suis surtout demandé ce qu’était l’absurde de nos jours. L’absurde aujourd’hui‚ ce sont les feuilletons télévisés auxquels vous ne comprenez strictement rien si vous ne les regardez pas de manière régulière. Il faut vraiment être comme ma grand-mère qui est accrochée au même feuilleton depuis trois ans et qui donc, sait où en sont les personnages. Sinon vous ne savez jamais où vous en êtes. Les gens se disent très souvent des choses comme « je suis votre épouse » ou « on a bien mangé »‚ ou encore « vous et moi avons un enfant »‚ toutes choses qu’ils sont censés déjà savoir ! C’est donc débile et… absurde. Mais le théâtre de l’absurde ne veut plus dire grand-chose aujourd’hui car désormais tout le monde pratique le deuxième niveau de langage. Devant le spectacle‚ les adolescents‚ vont dire‚ par exemple‚ « c’est mortel » pour dire que c’était formidable. Ça leur paraît évident de dire l’inverse de ce qu’ils pensent. Beaucoup de choses dans le spectacle fonctionnent de cette manière. Ce genre d’affirmation d’une même idée‚ mais en négation‚ pour dire une seule et même chose est évident aujourd’hui alors qu’il ne l’était pas à l’époque. C’est ça les absurdités du langage. C’est devenu un jeu. Les jeunes comprennent cela facilement ; ils ne rient pas de la situation‚ ils rient de ce qui se dit.
     C’est aussi la raison pour laquelle j’ai pris au pied de la lettre un certain nombre de répliques. Il y a une grande cohérence dans la pièce‚ des renvois‚ des retours‚ des rappels de ce qui a été dit‚ avec aussi un certain nombre d’allusions à des choses policières. Le couple formé par le Pompier et la Bonne est inquiétant : « … peut-être qu’il vaudrait mieux ne pas continuer sur ce sujet » disent-ils en substance. Tout le monde a des angoisses. Monsieur et Madame Smith‚ par moments‚ n’osent plus du tout parler avec Monsieur et Madame Martin‚ ils ont peur de leur dire… quoi donc ? Alors ils mentent‚ mais tout le monde sait qu’ils disent des mensonges ! Comme tous les acteurs jouent d’une manière sérieuse‚ tout cela finit dans un rapport d’agressivité qui est violent. On se croirait dans une pièce d’Agatha Christie…
     Je pense à une réplique où il est dit que ça a brûlé chez le voisin qui n’est pas Anglais‚ mais seulement naturalisé. Le Pompier répond qu’il ne peut pas éteindre le feu chez les naturalisés‚ que ceux-ci ont le droit d’avoir une maison‚ mais « pas celui de les faire éteindre si elles brûlent » ! Madame Smith poursuit : « Pourtant quand le feu s’y est mis l’année dernière‚ on l’a bien éteint quand même ! » Il n’en avait pas le droit‚ il a donc fait ça tout seul‚ clandestinement. « Oh‚ c’est pas moi qui irais le dénoncer ! » dit alors le Pompier. Mais sa manière de dire cette réplique nous fait comprendre qu’il faut aller le dénoncer ! Le spectateur se dit alors qu’il se trouve en présence de « collabos » en puissance.
     Ce qui‚ par ailleurs‚ renforce cette idée un peu télévisuelle à tendance « enquête policière »‚ c’est que j’ai fractionné la pièce. Il y a des noirs‚ très légers‚ l’obscurité n’est pas totale‚ la maison ou le ciel restent éclairés‚ mais les fins de répliques sont toujours porteuses de mystère et d’inquiétude‚ du genre : « Ça par exemple ! » ou « Oh‚ c’est pas moi qui irais le dénoncer ! » La lumière s’éteint alors et se rallume aussitôt.
      J.-P. H. : On passe en fait constamment d’un plan à un autre…
      J.-L. L. : Tout à fait. C’est exactement comme dans les films policiers dans lesquels ces passages sont soulignés par de la musique. Ici il y a une bande-son importante avec une musique de Carla Bley qui semble très connue et qui‚ en même temps‚ est déglinguée. Il y a également des musiques de films d’Hitchcock‚ le tout donné d’une manière très fractionnée. On ne cesse effectivement de changer de plan.
     J’ai raconté beaucoup d’histoires aux comédiens‚ scène par scène. Une sorte de perpétuel sous- texte‚ parfois graveleux. À un moment donné, Madame Martin raconte qu’elle a vu quelqu’un qui lisait le journal dans le métro. Elle n’arrive pas à raconter cette histoire ; lorsqu’elle finit cependant par le faire sous l’injonction de son mari, on a l’impression qu’elle raconte une histoire salace. Et pendant son récit elle relève un peu sa jupe‚ à peine‚ comme si elle était obligée de faire un strip-tease‚ elle qui est timide est‚ ici‚ humiliée.
     On pourrait croire à la lecture de la pièce que les personnages sont interchangeables‚ mais à y regarder de plus près, on s’aperçoit que chacun a un caractère bien particulier et que des rapports de force existent bel et bien. Madame Smith est ainsi très autoritaire par rapport à Monsieur Smith qui est un être apeuré‚ inquiet. Monsieur Martin‚ lui‚ semble prêt à toutes les compromissions pour que tout aille toujours bien. Enfin Madame Martin est terrorisée‚ mais on ne sait pas par quoi‚ ni pourquoi. J’ai donc inventé d’autres histoires avec ces personnages ; les acteurs disent que j’aurais pu écrire une pièce sur les personnages de La Cantatrice ! En fait j’ai été extrêmement respectueux du texte de Ionesco. J’ai même été jusqu’à faire dire par la Bonne les quelques rares indications scéniques que l’auteur nous donne ! Avant de monter le spectacle je disais vulgairement que c’était une pièce dans laquelle il n’était question que de sexe‚ mais que personne n’osait en parler ! En ce sens c’est une vraie caricature du théâtre de boulevard : tout fonctionne par allusions. Prenez la Bonne et le Pompier‚ ils ont couché ensemble dans l’après-midi… mais on est dans une maison respectable. Tout est sous-entendu. Les femmes ont parfois de ces mouvements ou de ces soupirs lorsqu’elles voient le Pompier ! Le public n’en croit pas trop ses yeux ni ses oreilles‚ mais enfin lorsque l’une d’entre elles dit : « Toute à votre service monsieur le Pompier » et qu’elle croise les jambes d’une certaine manière après s’être vautrée par terre‚ sur la pelouse… Tout finit d’ailleurs‚ après le départ du Pompier‚ dans une bataille dans laquelle les couples s’arrachent les vêtements‚ s’engueulent très fort‚ et la maison‚ elle‚ ou du moins sa façade‚ s’écroule… Alors les personnages s’en vont discrètement. Sauf Monsieur et Madame Martin qui ont été désignés par les autres pour se débrouiller avec le public. Donc au milieu des décombres puisque la maison est par terre‚ ils reprennent les choses comme au début‚ c’est-à-dire qu’ils recommencent la pièce. Ceux qui l’ont étudié savent qu’elle se termine comme cela‚ mais j’ai tenu à mettre en scène les scènes inédites de la pièce…
      J.-P. H. : Mais il y a plusieurs fins parmi ces inédits…
      J.-L. L. : Oui‚ il y en a trois. Mais elles ne sont pas rédigées sous forme théâtrale. Ionesco écrit : « On aurait pu faire ci ou ça… » Alors sur le plateau tout recommence ; tous les acteurs reviennent au milieu des décombres faire une espèce de photo de groupe. Ils expliquent au public que ça finit comme ça‚ mais que ça aurait pu finir autrement‚ qu’ils auraient pu faire ci ou ça…C’est une parodie du brechtisme. Le public se dit : « Bon‚ admettons »‚ mais au fur et à mesure que les acteurs racontent cela‚ leur hargne les uns par rapport aux autres‚ leur vieille paranoïa d’avant‚ et puis l’absurdité de ce qu’ils racontent comme étant des fins possibles‚ tout cela réapparaît très vite. Tout se passe comme si les acteurs en coulisse étaient encore plus cinglés que les personnages qu’ils jouent. Ainsi Monsieur Smith explique qu’il pourrait y avoir des gens armés de mitraillettes qui pourraient tuer les spectateurs. C’est expliqué au public sans détour ! La Bonne et Monsieur Martin vont au milieu du public pour lui dire qu’il y a des comparses dans la salle ; ils encouragent les gens à monter sur la scène‚ mais les acteurs restés sur scène lancent : « Quand ils arriveront‚ nous les tuerons à coups de mitraillettes »…
     La vraie fin se termine en queue de poisson ; le rideau tombe très vite et l’on entend cette réplique : « Bande de coquins‚ bande de salauds ! »
     La Cantatrice chauve est une formidable machine à jouer‚ une machine à faire du théâtre. Ça parle de la petite bourgeoisie mais c’est surtout une parodie de théâtre comme il y en a peu en France. Ionesco se moque de la comédie policière‚ du théâtre de boulevard‚ du théâtre bourgeois à la Bernstein‚ du théâtre anglais‚ mais aussi de Brecht‚ il se moque de la mise en scène‚ de tout en un mot !
      J.-P. H. : Qu’est-ce qui a poussé le metteur en scène (et l’auteur) que vous êtes à monter ce spectacle ?
      J.-L. L. : J’adorais la pièce lorsque j’avais 15-16 ans. Quand j’ai commencé à faire du théâtre professionnel‚ j’ai eu envie de la mettre en scène. Heureusement cela n’a pas pu se faire car je m’aperçois que je n’aurais pas pu réaliser un spectacle comme celui que je viens de faire. Je voulais vraiment qu’il soit question de la petite bourgeoisie française. C’était très différent de ce que j’avais fait auparavant puisque j’avais travaillé sur des textes du XVIIIe siècle puis sur des textes très contemporains. Je désirais mettre en scène des textes drôles. J’ai monté On purge bébé de Feydeau et je me suis dit que j’aimerais mettre en scène cette pièce avec La Cantatrice chauve. Mon idée était de réaliser un spectacle de trois heures avec les deux pièces. Mais cela a été très compliqué. On purge bébé‚ n’était pas un spectacle très abouti ; l’idée de travailler sur La Cantatrice chauve en a été confortée. Tout le monde a trouvé que c’était à la fois un bon gag et une idée idiote !... Mais j’ai persisté dans mon idée surtout après avoir vu Les Chaises mises en scène par Jean-Luc Boutté. Je me suis dit qu’il avait vraiment raison‚ et que Ionesco était un auteur formidable. Lorsque l’on parle de Ionesco aux gens de ma génération‚ ils sont absolument atterrés. Moi je trouve que La Cantatrice chauve est une vraie pièce‚ une machine à faire du théâtre‚ je le répète. Au moment où j’ai mis en scène La Cantatrice‚ François Rancillac‚ qui a monté une de mes pièces‚ était lui aussi atterré‚ mais‚ lui‚ a mis en scène Ondine de Giraudoux et‚ moi‚ l’idée que l’on puisse mettre en scène l’Ondine de Giraudoux me paraît complètement surréaliste. C’est comme ça ! Il n’y a pas si longtemps, je plaisantais sur Bernstein‚ mais quand Robert Cantarella a mis en scène Le Voyage‚ j’ai trouvé ça vraiment intéressant et même plus : formidable pour les acteurs. Le Voyage de Bernstein mis en scène par Cantarella est un superbe spectacle. Je suis sûr qu’il y aurait quelque chose à faire avec Sacha Guitry. Si je montais une pièce de Sacha Guitry‚ tout le monde se regarderait en se disant que je ne vais pas très bien. Et pourtant je trouve que Daisy est une très belle pièce. Le monde théâtral fonctionne ainsi‚ de manière conventionnelle ! J’aime beaucoup La Cantatrice chauve‚ pas forcément Le Rhinocéros ou Le Roi se meurt
     Et puis je dois dire que je trouvais qu’il y avait un rapport d’injustice à l’égard de La Cantatrice chauve‚ parce que c’est quand même un peu tragique ce qui se passe‚ le fait que la pièce soit toujours bloquée au Théâtre de la Huchette.
     À l’automne prochain‚ ça fera cinq mois que le spectacle tournera et tout le monde se dit déjà maintenant : « Quelle idée géniale d’avoir monté ça ! » mais il n’empêche que nous avons eu beaucoup de mal à boucler la production. D’autant que c’est un spectacle relativement lourd et cher. Il nécessite un assez grand plateau pour un décor important. En plus La Cantatrice chauve est un spectacle qui avait mauvaise réputation au niveau des décideurs. La pièce n’est pas politique et Ionesco était quand même très connoté à droite alors que le théâtre français est‚ lui‚ connoté à gauche… Et puis quand vous dites que vous allez monter La Cantatrice chauve ils se disent tous que ça va être comme à la Huchette…
      J.-P. H. : Concevez-vous que cette pièce ait révolutionné l’histoire du théâtre ?
      J.-L. L. : Oui‚ c’est bizarre… La pièce a été jouée en 1950‚ n’est-ce pas ? Et le succès à la Huchette date de 1957 je crois‚ l’année de ma naissance. Tout s’est passé avant ma naissance et pourtant c’est une pièce contemporaine ! Ionesco est allé très loin dans la voie de l’absurde‚ et il n’a pas vraiment eu de successeur‚ tout comme Beckett d’ailleurs. La Cantatrice est une chose rare.

Source : theatre-contemporain.net


(Voir aussi l'objet d'étude sur les réécritures - phm-lettres)




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Texte 7 : Article du NOBS La Cantatrice, 1964

« Texte à lire »

Ionesco
(1909 - 1994)

De « Étrange, étrange,... » à «...que cela signifie ? »


Queneau et Ionesco
Théâtre (Archives Nouvel Obs)
« Les quinze ans de ma cantatrice » par Ionesco

La télévision, l'édition, le théâtre célèbrent un phénomène artistique : le succès pendant quinze ans d'une pièce au départ « maudite ». Eugène Ionesco, l'auteur, parle de cette pièce comme si elle n'était plus de lui.

Étrange, étrange, le destin d'une œuvre. Celui de « la Cantatrice chauve » par exemple. J'ai l'impression que ce texte ne m'appartient plus. Depuis huit ans, la troupe de Nicolas Bataille le joue à La Huchette. Cette série de représentations a résisté à la guerre d'Algérie, aux changements de gouvernements ; elle a survécu au règne de Khrouchtchev, et à « Patate », la pièce de Marcel Achard. Elle a pu inspirer , deux ou trois cents metteurs en scène, de tous pays. Moi-même, j'ai vu une quinzaine de « Cantatrices » en différentes langues. Parmi lès mises en scène auxquelles j'aï assisté, celle de Nicolas Bataille est sans doute la meilleure. Cette pièce a inspiré des compositeurs gui en ont tiré deux opéras ; on en a fait plusieurs films à la télévision ; et récemment, Massin en à fait une mise en scène typographique, rénovant la typographie, cela l'a aidé à inventer le livre spectacle.

Que des gens prennent ce que vous avez fait, qu'ils l'enrichissent, qu'ils en fassent autre chose, que le texte ne soit plus lui-même mais son interprétation, sa transformation, sa résonance, non plus un texte mais un Prétexte, cela me réconforte et en même temps, me libère. Je n'en réponds plus.

On sifflait...

Comment se fait-il qu'un écrit, auquel on n'attachait aucune importance publique, qui n'était, au départ, qu'un jeu et une chose très personnelle, comment se fait-il que cela devienne la chose des autres, et pour combien de temps ? Qu'estce que les autres y voient, qu'est-ce que cela veut dire pour eux ? On peut penser qu'un roman ou une pièce c'est tout simplement ce que les autres en font. Au départ, ils ne voulaient rien en faire. Lorsque je dictais cette pièce à une amie qui, il y a de cela des années, a bien voulu me rendre le service de la taper à la machine, cette amie me disait que ce n'était pas une pièce, que « cela » ne pouvait pas être joué. Je me disais qu'elle devait avoir raison. Une autre amie a soumis ce texte à Bernard Grasset. Bernard Grasset était malade ; cette amie était son infirmière. Bernard Grasset était le premier homme de lettres à prendre connaissance de mon texte : il a dit que cela ne passerait pas la rampe, que cela ne valait rien. D'autres personnes encore en ont pris connaissance, leur avis était le même. Puis, Monique a porté la pièce à Nicolas Bataille, qui a décidé que cette pièce était une pièce. Tel ne fut pas l'avis des premiers critiques pour qui, non plus, cela ne passait pas la rampe. Les spectateurs sifflaient ; ceux qui riaient disaient que cette comédie n'était pas sérieuse, que c'était justement la raison pour laquelle ils riaient d'un rire qui n'était pas un rire sérieux.

Trop joyeuse

Puis il y eut Lemarchand, Guy Dumur, Renée Saurel, J. Brenner, Duvignaud, K ,Humeau, Verdot Lherminer, Joly qui défendaient la pièce etle spectacle de Nicolas Bataille. Comme j'avais un grand respect pour les premiers lecteurs, j'eus un respect moindre pour mes défenseurs qui devaient se tromper, pensais-je. Jean Pouillon, dans les « Temps Modernes », en juin 1950, découvrit dans, «la Cantatrice chauve » des implications philosophiques insolite, expression de l'étonnement d'être parodie du théâtre, la vie quotidienne devenant incompréhensible, la vie quotidienne détériorée spirituellement par les cliches et les automatismes, l'absence, c'était pourtant. bien ce que je ressentais lorsque j'écrivais cette pièce joyeuse, trop joyeuse sans doute pour exprimer vraiment ce que l'on déclarait qu'elle exprimait. Pourtant, si on avait, vu ce que l'on y avait vu, cela devait y être ; d'une certaine façon je m'étais projeté dans ces dialogues, puisque l'on s'en apercevait, ou bien les autres s'y projetaient eux-mêmes.

Une œuvre acquiert de la valeur lorsqu'on veut lui en donner une, lorsqu'on veut la prendre en considération, ou peut-être, qui sait ? lorsqu'on ne peut pas ne pas la prendre en considération.

La critique est affaire d'autorité. Je sais maintenant : on prend une œuvre en considération lorsque quelqu'un qui est bien considéré vous dit de la prendre en considération. C'est Raymond Queneau, en 1950, qui a donné sa parole d'honneur que « la Cantatrice chauve » avait des mérites littéraires. Pouvait-on ne pas croire Raymond Queneau ? Et Raymond Queneau, lui-même, comment est-il arrivé à devenir considérable ? C'est un autre problème. Je considère qu'il est considérable, moi-même l'aurais-je considéré considérable s'il n'avait pas été considérable au moment où il me considérait ? Ou avant qu'il ne me considérât ? Si Raymond Queneau n'avait pas été là la « Cantatrice » aurait-elle survécu ? Ou même aurait-elle vécu ? Aurait-elle été quelque chose ? Combien y a-t-il d'arbitraire et combien de prédéterminé dans le destin de quelques dizaines de pages écrites on ne sait trop comment, on ne sait trop pourquoi ? Après coup, les critiques, les sociologues vous demontrent que ce qui s'est produit devait se produire nécessairement.

Sans Raymond Queneau...

Je suis plutôt tenté de croire au hasard, à la chance, si on peut appeler cela « chance ». S'il n'y avait pas eu Queneau, s'il n'y avait pas eu Monique, s'il n'y avait pas eu Nicolas Bataille, s'il n'y avait pas eu quelques critiques et journalistes parisiens, mon œuvre n'aurait pas été ; comme moi-même, je n'aurais, pas existé si un hasard considérable ne l'avait permis. Il y aurait eu quelqu'un d'autre à ma place, bien sûr, cela serait revenu au même. Si les circonstances n'avaient pas joué en favenr de la « Cantatrice », d'autres cantatrices auraient apparu a la place. Il se peut que nous soyons a peu près interchangeables.

Enfin, le fait est que « la Cantatrice chauve » est devenue une œuvre. Avee ce titre. Si j'avais su que ma pièce deviendrait un bien collectif, je lui aurais donné un autre titre moins risible, plus sérieusement comique. Lorsque, en 1952, à la première reprise de cette pièce, le public arrivait, Nicolas Bataille et moi-même étions tout étonnés, inquiets. On se demandait si les gens ne se trompaient pas, s'ils ne confondaient pas le Théâtre de la Huchette avec le Mogador ou le Châtelet. Ils devaient arriver, certainement, par erreur. Mais non, c'est Lemarchand qui leur avait dit de venir en faisant honte au public parisien de ne pas se précipiter à notre spectacle ; Georges Neveux avait dit la même chose dans un autre article, donnant dans sa critique à ma pièce une résonance, des profondeurs inconnues que je reconnus, bien sûr, et que j'admis immédiatement et qui étaient à la fois de lui, un peu du texte.

Rire sérieusement

J'ai toujours été ému par la noblesse des comédiens, par leur générosité. C'est à eux que nous devons le plus, bien sûr. Bataille, Mansart, Simone Mozet, Huet, Odette Barrois, Paulette Frantz, les premiers créateurs de cette œuvre, qui la prirent à charge, qui lui donnèrent la vie. Une vie qui continue, incompréhensiblement reprise par d'autres comédiens. « Ils ont été mauvais ce soir », disent les comédiens des spectateurs après chaque représentation, et ils sont tristes ; ou bien « ils ont été bons » et les comédiens sont joyeux. Et pendant que je dors, ou que je dîne, ou que je vais voir d'autres spectacles, ou que je voyage, ou que je rêvasse, ou que je ni ne dors ni ne dîne, ni ne vais voir un autre spectacle, ni ne voyage, ni ne rêvasse, ils sont là à donner vie à un être qu'ils inventent, qu'ils recréent, qui ne serait pas s'ils ne le voulaient pas.

Qu'est-ce que cela veut dire pour eux aussi. Ils sont là, à donner vie, presque à donner leur vie et cela tient le coup depuis des années. Et des gens viennent et viennent et reviennent, et rient « sérieusement » avec toutes sortes d'idées sur la chose, idées qui viennent d'eux-mêmes ou des exégèses savantes. Ils ne disent plus, comme le disait Robert Kemp : « Cela mérite tout au plus un haussement d'épaules ». Comme c'est bizarre, comme c'est curieux, comme c'est étrange. Qu'est-ce que cela signifie ?
E.I.

Référentiel Nouvel Observateur 10 décembre 1964 (P. 32)

(nouvelobs.com/archives pdf)


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Texte 8 : Suréna, général des Parthes (1674)

« Texte à lire »

Corneille (1604-1684)

du début à « ... il s'enhardit assez.  »

 

Acte I, Scène première
EURYDICE, ORMÈNE.

 


EURYDICE - Ne me parle plus tant de joie et d'hyménée ;
   Tu ne sais pas les maux où je suis condamnée,
   Ormène : c'est ici que doit s'exécuter
   Ce traité qu'à deux rois il a plu d'arrêter ;
   Et l'on a préféré cette superbe ville,
   Ces murs de Séleucie, aux murs d'Hécatompyle.
   La reine et la princesse en quittent le séjour,
   Pour rendre en ces beaux lieux tout son lustre à la cour.
   Le roi les mande exprès, le prince n'attend qu'elles ;
   Et jamais ces climats n'ont vu pompes si belles.
   Mais que servent pour moi tous ces préparatifs,
   Si mon coeur est esclave et tous ses voeux captifs,
   Si de tous ces efforts de publique allégresse
   Il se fait des sujets de trouble et de tristesse ?
   J'aime ailleurs.
ORMÈNE -    Vous, madame ?
EURYDICE -                Ormène, je l'ai tu
   Tant que j'ai pu me rendre à toute ma vertu.
   N'espérant jamais voir l'amant qui m'a charmée,
   Ma flamme dans mon coeur se tenait renfermée :
   L'absence et la raison semblaient la dissiper ;
   Le manque d'espoir même aidait à me tromper.
   Je crus ce coeur tranquille, et mon devoir sévère
   Le préparait sans peine aux lois du roi mon père,
   Au choix qui lui plairait. Mais, ô dieux ! Quel tourment,
   S'il faut prendre un époux aux yeux de cet amant !
ORMÈNE - Aux yeux de votre amant !
EURYDICE -               Il est temps de te dire
   Et quel malheur m'accable, et pour qui je soupire.
   Le mal qui s'évapore en devient plus léger,
   Et le mien avec toi cherche à se soulager.
   Quand l'avare Crassus, chef des troupes romaines,
   Entreprit de dompter les Parthes dans leurs plaines,
   Tu sais que de mon père il brigua le secours ;
   Qu'Orode en fit autant au bout de quelques jours ;
   Que pour ambassadeur il prit ce héros même,
   Qui l'avait su venger et rendre au diadème.
ORMÈNE - Oui, je vis Suréna vous parler pour son roi,
   Et Cassius pour Rome avoir le même emploi.
   Je vis de ces états l'orgueilleuse puissance
   D'Artabase à l'envi mendier l'assistance,
   Ces deux grands intérêts partager votre cour,
   Et des ambassadeurs prolonger le séjour.
EURYDICE - Tous deux, ainsi qu'au roi, me rendirent visite,
   et j'en connus bientôt le différent mérite.
   L'un, fier et tout gonflé d'un vieux mépris des rois,
   Semblait pour compliment nous apporter des lois ;
   L'autre, par les devoirs d'un respect légitime,
   Vengeait le sceptre en nous de ce manque d'estime.
   L'amour s'en mêla même ; et tout son entretien
   Sembla m'offrir son coeur, et demander le mien.
   Il l'obtint ; et mes yeux, que charmait sa présence,
   Soudain avec les siens en firent confidence.
   Ces muets truchements surent lui révéler
   Ce que je me forçais à lui dissimuler ;
   Et les mêmes regards qui m'expliquaient sa flamme
   S'instruisaient dans les miens du secret de mon âme.
   Ses voeux y rencontraient d'aussi tendres desirs :
   Un accord imprévu confondait nos soupirs,
   Et d'un mot échappé la douceur hasardée
   Trouvait l'âme en tous deux toute persuadée.
ORMÈNE - Cependant est-il roi, madame ?
EURYDICE -               Il ne l'est pas ;
   Mais il sait rétablir les rois dans leurs états.
   Des Parthes le mieux fait d'esprit et de visage,
   Le plus puissant en biens, le plus grand en courage,
   Le plus noble : joins-y l'amour qu'il a pour moi ;
   Et tout cela vaut bien un roi qui n'est que roi.
   Ne t'effarouche point d'un feu dont je fais gloire,
   Et souffre de mes maux que j'achève l'histoire.
   L'amour, sous les dehors de la civilité,
   Profita quelque temps des longueurs du traité :
   On ne soupçonna rien des soins d'un si grand homme.
   Mais il fallut choisir entre le Parthe et Rome.
   Mon père eut ses raisons en faveur du Romain ;
   J'eus les miennes pour l'autre, et parlai même en vain ;
   Je fus mal écoutée, et dans ce grand ouvrage
   On ne daigna peser ni compter mon suffrage.
   Nous fûmes donc pour Rome ; et Suréna confus
   Emporta la douleur d'un indigne refus.
   Il m'en parut ému, mais il sut se contraindre :
   Pour tout ressentiment il ne fit que nous plaindre ;
   Et comme tout son coeur me demeura soumis,
   Notre adieu ne fut point un adieu d'ennemis.
   Que servit de flatter l'espérance détruite ?
   Mon père choisit mal : on l'a vu par la suite.
   Suréna fit périr l'un et l'autre Crassus,
   Et sur notre Arménie Orode eut le dessus :
   Il vint dans nos états fondre comme un tonnerre.
   Hélas ! J'avais prévu les maux de cette guerre,
   Et n'avais pas compté parmi ses noirs succès
   Le funeste bonheur que me gardait la paix.
   Les deux rois l'ont conclue, et j'en suis la victime :
   On m'amène épouser un prince magnanime ;
   Car son mérite enfin ne m'est point inconnu,
   Et se ferait aimer d'un coeur moins prévenu ;
   Mais quand ce coeur est pris et la place occupée,
   Des vertus d'un rival en vain l'âme est frappée :
   Tout ce qu'il a d'aimable importune les yeux ;
   Et plus il est parfait, plus il est odieux.
   Cependant j'obéis, Ormène : je l'épouse,
   Et de plus...
ORMÈNE -     Qu'auriez-vous de plus ?
EURYDICE -             Je suis jalouse.
ORMÈNE - Jalouse ! Quoi ? Pour comble aux maux dont je vous plains...
EURYDICE - Tu vois ceux que je souffre, apprends ceux que je crains.
   Orode fait venir la princesse sa fille ;
   Et s'il veut de mon bien enrichir sa famille,
   S'il veut qu'un double hymen honore un même jour,
   Conçois mes déplaisirs : je t'ai dit mon amour.
   C'est bien assez, ô ciel ! Que le pouvoir suprême
   Me livre en d'autres bras aux yeux de ce que j'aime :
   Ne me condamne pas à ce nouvel ennui
   De voir tout ce que j'aime entre les bras d'autrui.
ORMÈNE - Votre douleur, madame, est trop ingénieuse.
EURYDICE - Quand on a commencé de se voir malheureuse,
   Rien ne s'offre à nos yeux qui ne fasse trembler :
   La plus fausse apparence a droit de nous troubler ;
   Et tout ce qu'on prévoit, tout ce qu'on s'imagine,
   Forme un nouveau poison pour une âme chagrine.
ORMÈNE - En ces nouveaux poisons trouvez-vous tant d'appas
   Qu'il en faille faire un d'un hymen qui n'est pas ?
EURYDICE - La princesse est mandée, elle vient, elle est belle ;
   Un vainqueur des Romains n'est que trop digne d'elle.
   S'il la voit, s'il lui parle, et si le roi le veut...
   J'en dis trop ; et déjà tout mon coeur qui s'émeut...
ORMÈNE - À soulager vos maux appliquez même étude
   Qu'à prendre un vain soupçon pour une certitude :
   Songez par où l'aigreur s'en pourrait adoucir.
EURYDICE - J'y fais ce que je puis, et n'y puis réussir.
   N'osant voir Suréna, qui règne en ma pensée,
   Et qui me croit peut-être une âme intéressée,
   Tu vois quelle amitié j'ai faite avec sa soeur :
   Je crois le voir en elle, et c'est quelque douceur,
   Mais légère, mais faible, et qui me gêne l'âme
   Par l'inutile soin de lui cacher ma flamme.
   Elle la sait sans doute, et l'air dont elle agit
   M'en demande un aveu dont mon devoir rougit :
   Ce frère l'aime trop pour s'être caché d'elle.
   N'en use pas de même, et sois-moi plus fidèle ;
   Il suffit qu'avec toi j'amuse mon ennui.
   Toutefois tu n'as rien à me dire de lui
   Tu ne sais ce qu'il fait, tu ne sais ce qu'il pense.
   Une soeur est plus propre à cette confiance :
   Elle sait s'il m'accuse, ou s'il plaint mon malheur,
   S'il partage ma peine, ou rit de ma douleur,
   sS du vol qu'on lui fait il m'estime complice,
   S'il me garde son coeur, ou s'il me rend justice.
   Je la vois : force-la, si tu peux, à parler ;
   Force-moi, s'il le faut, à ne lui rien celer.
   L'oserai-je, grands dieux ! Ou plutôt le pourrai-je ?
ORMÈNE - L'amour, dès qu'il le veut, se fait un privilége ;
   Et quand de se forcer ses desirs sont lassés,
   Lui-même à n'en rien taire il s'enhardit assez.


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Texte 9 : Le More cruel (1613)

Lecture cursive

Anonyme

Le More Cruel

Informations :

Mise en scène de J.Ph. Clarac et Olivier Delœuil (2009, TNBA, Bordeaux)
Le More Cruel envers son seigneur nommé Riviery, gentilhomme espagnol, sa damoiselle et ses enfants (1613) est une illustration du théâtre sanglant du début du XVIIe siècle en France : la mise en scène d'une violente réponse aux injustes coups de bâtons reçus...
Dans cette lignée, le théâtre contemporain (notamment flamand) est un théâtre qui souvent joue sur notre rapport ambiguë avec la violence physique.
''Il se trouve qu'au tout début du XVIIe siècle, naît en France un nouveau théâtre à partir duquel s'est constitué ce théâtre moderne. Maintenant oublié, encore négligé parce que recouvert par l'ombre nationale du sacro-saint classicisme, bien proche des théâtres élisabéthain et espagnol qui lui sont contemporains, ce « théâtre de l'échafaud » s'est effacé des mémoires'' (Christian Biet)
Dans l'histoire du théâtre, penser au ''Grand Guignol'' en France après 1897

Pour "une réponse organisée"

Introduction :
Le More Cruel s'appuie sur la thématique de l'esclavage dans la société du début du XVIIe siècle. Il interroge sur le pouvoir de l'horreur et la fascination de l'indigne sur le spectateur au théâtre.
En quoi un théâtre de la violence ?
Annonce du plan.

Axes de résolution de la problématique :
I - Impression d'un bain de violence : le thème de l'esclavage et de la vengeance
II - Pouvoir de l'horreur : violence des personnages
III - Importance de la mise en scène : le spectateur est voyeur de l'indignité ; l'espace scénique, métalangage

Conclusion :
Relier avec la problématique : loin des bienséances classiques et humanisme ?
Lien avec le groupement : un théâtre moderne
Ouverture (interne, externe) : en lien avec la catharsis...

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Texte 10 : In La Poétique, 1665

« Texte à lire »

Aristote
(1621 - 1695)

De «  » à «  »


CHAPITRE V
De la comédie, sa définition. Comparaison de la tragédie et de l'épopée.


     La comédie est, comme nous l'avons dit, l'imitation du mauvais; non du mauvais pris dans toute son étendue, mais de celui qui cause la honte et constitue le ridicule. Car le ridicule est une faute, une difformité qui ne cause ni douleur ni destruction: un visage contourné et grimaçant est ridicule et ne cause point de douleur. On sait par quels degrés et par quels auteurs la tragédie s'est perfectionnée. Il n'en est pas de même de la comédie, parce que celle-ci n'attire pas dans ses commencements la même attention. Ce ne fut même qu'assez tard que l'archonte en donna le divertissement au peuple. C'étaient des acteurs volontaires4. Mais quand une fois elle a eu pris une certaine forme, elle a eu aussi ses auteurs, qui sont renommés. On ignore cependant quel est l'inventeur des masques et des prologues, qui a augmenté le nombre des acteurs, ainsi que d'autres détails de ce genre. Mais on sait que ce fut Épicharme et Phormis qui commencèrent à y mettre une action (c'est donc à la Sicile qu'on doit cette partie), et que, chez les Athéniens, Cratès fut le premier qui abandonna la satire personnelle et qui traita des choses en général. L'épopée a suivi les traces de la tragédie jusqu'au vers exclusivement, étant, comme elle, une imitation du beau par le discours. Mais elle en diffère par la forme, qui est le récit; par le vers, qui est toujours le même; et enfin par l'étendue: la tragédie tâche de se renfermer dans un tour de soleil, ou s'étend peu au delà, et l'épopée n'a point de durée déterminée, quoique dans les commencements il en fut de même pour les tragédies. Quant à leurs parties, elles sont les mêmes, à quelques accessoires près, que l'épopée n'a point. Par conséquent, qui saura ce que c'est qu'une bonne ou une mauvaise tragédie, saura de même ce que c'est qu'une épopée. Tout ce qui est dans l'épopée est dans la tragédie; mais tout ce qui est dans la tragédie n'est pas dans l'épopée.
     Nous parlerons ci-après de l'épopée et de la comédie. Ici il ne sera question que de la tragédie; et pour en donner une définition exacte, nous rassemblerons tout ce que nous en avons dit. La tragédie est l'imitation d'une action grave, entière, étendue jusqu'à un certain point, par un discours revêtu de divers agréments, accompagné dans ses diverses parties de formes dramatiques, et non par un simple récit, qui, en excitant la terreur et la pitié, admet ce que ces sentiments ont de pénible. Je dis un discours revêtu de divers agréments: ces agréments sont le rythme, le chant et le vers. Je dis dans ses diverses parties, parce qu'il y a des parties où il n'y a que le vers, et d'autres où il y a le vers et le chant musical. Puisque c'est en agissant que la tragédie imite, il est nécessaire premièrement que le spectacle, la mélopée, les paroles, soient des parties de la tragédie: car c'est par ces trois moyens que la tragédie exécute son imitation. J'appelle paroles la composition des vers, et mélopée ce dont tout le monde sait l'effet. En second lieu, puisque c'est une action que la tragédie imite, et qui s'exécute par des personnages agissants, qui sont nécessairement caractérisés par leurs mœurs et par leur pensée actuelle (car c'est par ces deux choses que les actions humaines sont caractérisées), il s'ensuit que les actions, qui font le bonheur ou le malheur de tous tant que nous sommes ont deux causes, les mœurs et la pensée. Or l'imitation de l'action est la fable: car j'appelle fable l'arrangement des parties dont est composée une action poétique. J'appelle mœurs ce qui caractérise celui qui agit, et pensée, l'idée ou le jugement qui se manifeste par la parole. Il y a donc nécessairement dans toute tragédie six parties: la fable, les mœurs, les paroles, les pensées, le spectacle, le chant; deux de ces parties sont les moyens avec lesquels on imite; une est la manière dont on imite; trois sont l'objet qu'on imite. Il n'y a rien au delà. Il n'y a point de tragique qui n'emploie ces six parties, et qui n'ait spectacle ou représentation, fable, mœurs, pensées, paroles, chant. Mais de ces parties, la plus importante est la composition de l'action. Car la tragédie est l'imitation non des hommes, mais de leurs actions, de leur vie, de ce qui fait leur bonheur ou leur malheur. Car le bonheur de l'homme est dans l'action. La fin même est action et n'est pas qualité. La qualité fait que nous sommes tels ou tels; mais ce sont les actions qui font que nous sommes heureux, ou que nous ne le sommes pas. Les poètes tragiques ne composent donc point leur action pour imiter le caractère et les mœurs, ils imitent les mœurs pour produire l'action: l'action est donc la fin de la tragédie. Or en toutes choses la fin est ce qu'il y a de plus important. Sans action, il n'y a point de tragédie: il peut y en avoir sans mœurs. La plupart de nos pièces modernes n'en ont point. C'est même le défaut assez ordinaire des poètes comme des peintres. Zeuxis était fort inférieur à Polygnote en cette partie. Celui-ci excellait dans la peinture des mœurs: on n'en voit point dans les tableaux de Zeuxis. Il en est de même des paroles et des pensées. On peut coudre ensemble de belles maximes, des pensées morales, des expressions brillantes, sans produire l'effet de la tragédie; et on le produira si, sans avoir rien de tout cela, on a une fable bien dressée et bien composée. Enfin ce qu'il y a de plus touchant dans la tragédie, les reconnaissances, les péripéties, sont des parties de l'action. Aussi ceux qui commencent à composer réussissent-ils bien mieux dans la diction, et même dans les mœurs, que dans la composition de l'action. On peut en juger par les premières tragédies. L'action est donc la base, l'âme de la tragédie, et les mœurs n'ont que le second rang. Elles sont à l'action ce que les couleurs sont au dessin: les couleurs les plus vives répandues sur une table feraient moins d'effet qu'un simple crayon qui donne la figure. En un mot, la tragédie imite des gens qui agissent : elle est donc l'imitation d'une action. La pensée a le troisième rang. Elle consiste à faire dire ce qui est dans le sujet ou ce qui convient au sujet. Cette partie se traite ou dans le genre simple et familier, ou dans le genre oratoire; autrefois c'était le familier, aujourd'hui c'est l'oratoire. Les mœurs sont ce qui fait sentir quel est le dessein de celui qui agit: ainsi il n'y a point de mœurs dans les pièces où l'on ne pressent point ce que veut ou ne veut pas celui qui parle. La pensée est ce qui indique ce qu'une chose est ou n'est point, ou plus généralement ce qui indique quelque chose. La diction suit les pensées. J'entends par diction, comme il a été dit ci-devant, l'interprétation des pensées par les mots. Elle a le même effet, soit en vers, soit en prose. La cinquième partie est la mélopée C'est des agréments de la tragédie celui qui fait le plus de plaisir. Quant au spectacle, dont l'effet sur l'âme est si grand, ce n'est point l'affaire du poète. La tragédie subsiste tout entière sans la représentation et sans le jeu des acteurs. Ces deux choses sont plus spécialement du ressort des ordonnateurs du théâtre que de celui des poètes.
     Après avoir défini les différentes parties de la tragédie et prouvé que l'action est la principale de ces parties, voyons comment doit être composée cette action. Nous avons établi que la tragédie est l'imitation d'une action entière et parfaite, et nous avons ajouté, d'une certaine étendue, car il y a des choses qui sont entières et qui n'ont point d'étendue. J'appelle entier ce qui a un commencement, un milieu et une fin. Le commencement est ce qui ne suppose rien avant soi, mais qui veut quelque chose après. La fin, au contraire, est ce qui ne demande rien après soi, mais qui suppose nécessairement, ou le plus souvent, quelque chose avant soi. Le milieu est ce qui suppose quelque chose avant soi, et qui demande quelque chose après. Ceux qui composent une fable ne doivent point la commencer ni la finir au hasard, mais se régler sur les idées qui viennent d'être exposées. Venons à l'étendue. Tout composé appelé beau, soit animal, soit d'un autre genre, doit non seulement être ordonné dans ses parties, mais encore avoir une certaine étendue: car qui dit beauté dit grandeur et ordre. Un animal très petit ne peut être beau, parce qu'il faut le voir de près, et que les parties trop réunies se confondent. D'un autre côté, un objet trop vaste, un animal qui serait de dix mille stades, ne pourrait être vu que par parties, et alors on en perdrait l'ensemble. De même donc que, dans les animaux et dans les autres corps naturels, on veut une certaine grandeur qui toutefois puisse être saisie d'un même coup d'œil; de même, dans l'action d'un poème, on veut une certaine étendue, mais qui puisse aussi être embrassée toute à la fois et faire un seul tableau dans l'esprit. Quelle sera la mesure de cette étendue? Si on la considère relativement aux acteurs et aux spectateurs, il est évident que l'art ne peut la déterminer. Par exemple s'il fallait jouer cent pièces en un jour, il faudrait bien alors prendre pour mesure la clepsydre, dont on dit qu'on s'est servi autrefois, je ne sais en quel temps. Mais si l'on considère la nature même de la chose, plus une pièce aura d'étendue, plus elle sera belle, pourvu qu'on puisse en saisir l'ensemble. En un mot, elle aura l'étendue qui lui sera nécessaire pour que les incidents, naissant les uns des autres, nécessairement ou vraisemblablement, amènent la révolution du bonheur au malheur ou du malheur au bonheur.
     La fable sera une, non par l'unité de héros, comme quelques-uns l'ont cru: car, de même que de plusieurs choses qui arrivent à un seul homme on ne peut faire un seul événement, de même aussi, de plusieurs actions que fait un seul homme on ne peut faire une seule action. Ceux qui ont fait des Héracléides, des Théséides, ou d'autres poèmes semblables étaient donc dans l’erreur. Ils ont cru, parce qu'Hercule était un, que leur poème l'était aussi. Homère, si supérieur en tout aux autres poètes, l'a encore été dans cette partie, où il a jugé mieux qu'eux, soit par la science de l'art, soit par son bon sens naturel. Il s'est bien gardé d'employer dans son Odyssée toutes les aventures d'Ulysse, comme sa folie simulée, sa blessure au mont Parnasse, dont l'une n'est liée à l'autre ni nécessairement ni vraisemblablement. Mais il a rapproché tout ce qui tenait à une seule et même action, et il en a composé son poème. Il a suivi la même méthode dans son Iliade. De même donc que, dans les autres arts imitateurs, l'imitation est une quand elle est d'un seul objet, il faut, dans un poème, que la fable soit l'imitation d'une seule action, que cette action soit entière, et que les parties en soient tellement liées entre elles, qu'une seule transposée ou retranchée, ce ne soit plus un tout, ou le même tout. Car tout ce qui peut être dans un tout ou n'y être pas sans qu'il y paraisse, n'est point partie de ce tout.
     [...] Les fables sont simples ou implexes: car les actions dont les fables sont les imitations sont évidemment l'un ou l'autre. J'appelle action simple celle qui, étant une et continue, comme on l'a dit, s'achève sans reconnaissance ni péripétie; et implexe, celle qui s'achève avec reconnaissance ou péripétie, ou avec l'une et l'autre. Ce qui doit naître de la constitution même de la fable comme effet, ou nécessaire, ou vraisemblable, de ce qui précède, car autre chose est de naître de telle chose ou après telle chose.
     [...] On a vu ci-devant quelles sont les parties de la tragédie qui la constituent dans ses espèces: celles qui constituent son étendue et dans lesquelles on la divise sont le prologue, l'épisode, l'exode et le chœur; et dans le chœur, l'entrée; le chœur restant en place: voilà ce qui est de toute tragédie; mais ce qui n'appartient qu'à quelques-unes, ce sont les lamentations que le chœur partage avec les acteurs. Le prologue est tout ce qui précède l'entrée du chœur. L'épisode est ce qui est entre les chants, du chœur. L'exode est toute la partie qui est après la sortie du chœur. Dans le chœur, il y a le chœur entrant, lorsque tout le chœur commence à parler et à s'unir à l'action; le chœur restant en place, lorsque le chant du chœur est sans anapestes et sans trochées; la lamentation, lorsque le chœur gémit et se plaint avec les acteurs. Voilà les parties de la tragédie quant à leur nombre et à leur étendue; on a parlé précédemment de celles qui la constituent dans son espèce
     [...] Voyons maintenant, après les définitions que nous venons de donner, à quoi le poète doit tendre et ce qu'il doit éviter en composant sa fable, et comment il produira l'effet de la tragédie. Puisqu'une tragédie, pour avoir toute sa perfection possible, doit être implexe et non simple, et être l'imitation du terrible et du pitoyable (car c'est le propre de ce genre d'imitation), il s'ensuit d'abord qu'elle ne doit point présenter des personnages vertueux , qui d'heureux deviendraient malheureux: car cela ne serait ni pitoyable, ni terrible, mais odieux; ni des personnages méchants, qui de malheureux deviendraient heureux: car c'est ce qu'il y a de moins tragique. Cela n'a même rien de ce qui doit être dans une tragédie: il n'y a ni pitié, ni terreur, ni exemple pour l'humanité; ce ne sera pas non plus un homme très méchant, qui d'heureux deviendrait malheureux: il pourrait y avoir un exemple, mais il n'y aurait ni pitié ni terreur: l'une a pour objet l'innocent, l'autre notre semblable qui souffre; car la pitié riait du malheur non mérité, et la terreur, du malheur d'un être qui nous ressemble. Le malheur du méchant n'a donc rien de pitoyable, ni de terrible pour nous. Il reste le milieu à prendre: c'est que le personnage ne soit ni trop vertueux ni trop juste, et qu'il tombe dans le malheur non par un crime atroce ou une méchanceté noire, mais par quelque faute ou erreur humaine, qui le précipite du faite des grandeurs et de la prospérité, comme Œdipe, Thyeste, et les autres personnages célèbres de familles semblables. Une fable bien composée sera donc simple plutôt que double, quoi qu'en disent quelques-uns: la catastrophe y sera du bonheur au malheur, et non du malheur au bonheur: ce ne sera point par un crime, mais par quelque grande faute ou faiblesse d'un personnage tel que nous avons dit, ou même bon encore plus que mauvais. L'expérience donne la preuve de cette doctrine. Les premiers poètes mettaient sur la scène tous les sujets, tels qu'ils se présentaient. Aujourd'hui les belles tragédies sont prises dans un petit nombre de familles, comme celles d'Alcméon, d'Œdipe, d'Oreste, de Méléagre, de Thyeste, de Télèphe, dans lesquelles il s'est passé ou fait des choses terribles: telle doit être la composition de la fable d'une tragédie selon les règles de l'art. C'est à tort qu'on blâme Euripide de ce que la plupart de ses pièces se terminent au malheur: il est dans les principes. La preuve est que sur la scène et dans la représentation celles qui se terminent au malheur paraissent toujours, toutes choses égales d'ailleurs, plus tragiques que les autres. Aussi Euripide, quoiqu'il ne soit pas toujours heureux dans la conduite de ses pièces, est-il regardé comme le plus tragique des poètes. Je mets au second rang, quoique quelques-uns leur donnent le premier, les pièces qui ont une catastrophe double, comme l'Odyssée, où les bons et les méchants éprouvent un changement de fortune. Ceux qui leur donnent le premier rang n'ont égard qu'à la faiblesse des spectateurs, à laquelle les poètes ont la complaisance de se prêter quelquefois. La joie que cette espèce de dénouement produit appartient au comique et non au tragique: car dans le comique les plus grands ennemis, fussent-ils Oreste et Égisthe, deviennent amis au dénouement; et personne n'y donne la mort ni ne la reçoit.
     On peut produire le terrible et le pitoyable par le spectacle, ou le tirer du fond même de l'action. Cette seconde manière est préférable à la première, et marque plus de génie dans le poète: car il faut que la fable soit tellement composée, qu'en fermant les yeux, et à en juger seulement par l'oreille, on frissonne, on soit attendri sur ce qui se fait; c'est ce qu'on éprouve dans l'Œdipe. Quand c'est l'effet du spectacle, l'honneur en appartient à l'ordonnateur du théâtre plutôt qu'à l'art du poète. Mais ceux qui, par le spectacle, produisent l'effrayant au lieu du terrible ne sont plus dans le genre; car la tragédie ne doit point donner toutes sortes d'émotions, mais celles-là seulement qui lui sont propres. Puisque c'est par la pitié et par la terreur que le poète tragique doit produire le plaisir, il s'ensuit que ces émotions doivent sortir de l'action même. Voyons donc quelles sont les actions les plus capables de produire la terreur et la pitié. Il est nécessaire que ces actions se fassent par des personnes amies entre elles, ou, ennemies ou indifférentes. Qu'un ennemi tue son ennemi, il n'y a rien qui excite la pitié, ni lorsque la chose se fait, ni lorsqu'elle est près de se faire; il n'y a que le moment de l'action. Il en est de même des personnes indifférentes. Mais si le malheur arrive à des personnes qui s'aiment; si c'est un frère qui tue ou qui est au moment de tuer son frère, un fils son père, une mère son fils, un fils sa mère, ou quelque chose de semblable, c'est alors qu'on est ému et c'est à quoi doivent tendre les efforts du poète. Il faut donc bien se garder de changer les fables reçues; je veux dire qu'il faut que Clytemnestre périsse de la main d'Oreste, comme Eriphyle de celle d'Alcméon. C'est au poète à chercher des combinaisons heureuses, pour mettre ces fables en œuvre. Or voici quelles peuvent être ces combinaisons. Premièrement, l'action peut se faire comme chez les anciens, par des personnes qui sachent et qui connaissent; comme Euripide lui-même l'a fait dans sa Médée, qui égorge ses enfants qu'elle connaît. Secondement, on peut achever, mais sans connaître, et reconnaître après avoir achevé, comme l'Œdipe de Sophocle; mais ici le fait est hors du drame. Dans l'Alcéon d'Astydamas et dans l'Ulysse blessé par Télégone, il est dans le drame même. Il y a encore une troisième manière, qui est d'aller jusqu'au moment d'achever, parce qu'on ne connaît pas, et de reconnaître avant que d'achever. Il n'y en a point d'autres: car il faut achever ou ne pas achever, avec connaissance ou sans connaître. Être au moment d'achever avec connaissance et ne pas achever, est la plus mauvaise de toutes ces manières. La chose est odieuse, sans être tragique; car il n'y a nul événement malheureux: aussi a-t-elle été rarement employée. Il n'y en a qu'un exemple dans l'Antigone de Sophocle, où Hémon entreprend contre Cléon et n'achève point. La seconde manière est d'achever; et dans cette espèce, il est mieux d'achever sans connaître et de reconnaître après avoir achevé; l'ignorance ôte l'odieux, et la reconnaissance est infiniment touchante. Enfin la dernière de ces manières est la meilleure: comme dans le Cresphonte, où Mérope est au moment de frapper son fils, qu'elle ne frappe pas, parce qu'elle le reconnaît; et dans Iphigénie, la sœur était au moment d'immoler son frère; et dans Hellé, Phryxus allait livrer sa mère: il la reconnaît. C'est par cette raison, comme on l'a dit il y a longtemps, que les tragédies sont renfermées dans un petit nombre de familles. Car ce ne fut point par l'étude de l'art, mais par hasard, que les premiers poètes trouvèrent que les fables devaient avoir pour sujet des malheurs. C'est pour cela qu'ils se sont attachés aux familles où sont arrivés les malheurs qui conviennent à leur genre. C'en est assez sur la manière de composer les actions tragiques, et sur les qualités qu'elles doivent avoir.
     Quant à ce qui concerne les mœurs, il y a quatre choses à observer. Il faut premièrement qu'elles soient bonnes. Nous avons dit qu'il y a des mœurs dans un poème, lorsque le discours ou la manière d'agir d'un personnage font connaître quelle est sa pensée, son dessein. Les mœurs sont bonnes, quand le dessein est bon; elles sont mauvaises, quand le dessein est mauvais. Cette bonté de mœurs peut être dans tout sexe et dans toute condition: une femme peut être bonne, même un esclave; quoique d'ordinaire les femmes qu'on met sur les théâtres soient plus mauvaises que bonnes, et que les esclaves soient toujours mauvais. Il faut, en second lieu, que les mœurs soient convenables. La bravoure est un caractère de mœurs; mais elle ne convient point à une femme, qui ne doit être ni brave ni hardie. Troisièmement, elles seront ressemblantes: car c'est autre chose que d'être bonnes ou convenables, comme il a déjà été dit. Enfin elles seront égales; et si le personnage imité a pour caractère l'inégalité, en traitant ce caractère, on le fera également inégal. On a un exemple de mœurs mauvaises gratuitement, dans le Menélas de l'Orestes 2; de mœurs non convenables, dans les lamentations d'Ulysse, dans la Scylla, et dans les discours trop savants de Ménalippe; et de mœurs inégales dans l'Iphigénie à Aulis; car Iphigénie est faible et suppliante au commencement, et à la fin elle est pleine de force et de courage. Le poète, dans la peinture des mœurs, doit avoir toujours devant les yeux, ainsi que la composition de la fable, le nécessaire et le, vraisemblable, et se dire à tout moment à lui-même: Est-il nécessaire, est-il vraisemblable que tel personnage parle ainsi ou agisse ainsi ? est-il nécessaire ou vraisemblable que telle chose arrive après telle autre? Il suit de là évidemment que les dénouements doivent sortir du fond même du sujet, et non se faire par machine comme dans la Médée ou dans le retour des Grecs de la petite Iliade. On peut faire usage de la machine pour ce qui est hors du drame, qui est arrivé avant l'action, et que nul homme ne peut savoir; ou pour ce qui doit arriver après, et qui a besoin d'être annoncé ou prédit: car c'est la croyance des hommes que les dieux voient tout. En un mot, dans les fables tragiques, il ne doit y avoir rien d'invraisemblable sinon il sera hors de la tragédie, comme dans l'Œdipe de Sophocle. La tragédie étant l'imitation du meilleur, les poètes doivent suivre la pratique des bons peintres qui font les portraits ressemblants, et toutefois plus beaux que les modèles. Ainsi lorsqu'un poète aura à peindre des hommes ou trop ardents ou trop timides, ou d'autres mœurs pareilles, loin de charger encore le défaut, il le rapprochera de la vertu, comme Homère et Agathon ont fait leur Achille. Ces règles doivent s'observer ici, et outre cela dans les parties du spectacle qui dépendent nécessairement de la poésie, car souvent on y fait des fautes. Il en a été suffisamment parlé dans les ouvrages qu'on a publiés sur cette matière.


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