Objet d'étude :
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Selon Louis XIV, avant lui " le désordre régnait partout ". Il est vrai que la France était agitée par la Fronde durant toute la minorité du roi, Fronde d'abord paysanne puis urbaine, avec son cortège d'insurrections, de famines et d'épidémies (peste, variole, typhus...) qui se succèdent alors.
En février 1665, lorsqu'éclate le scandale du Dom Juan cela fait quatre ans que Louis XIV réorganise son royaume grâce à la mise en place d'une "monarchie administrative". Mais des rivalités, dont on trouve l'écho dans la pièce, se développent... Louis XIV, enferme la noblesse dans cette prison dorée qu'est la cour de Versailles, et dissout la Compagnie du Saint-Sacrement (1665) afin de soumettre ces "dévots frondeurs" qui s'étaient organisés en société secrète depuis 1630. Ainsi Louis XIV obtient la soumission des nobles, des dévots et des parlementaires et accorde son plein appui à la troupe de Molière élevée au rang de Troupe du Roi afin de distraire ses nobles de cour (Louis XIV est même le parrain de son fils en février 1664).
Le personnage de Don Juan renvoie à cette noblesse traditionnelle qui voudrait s'opposer à la domestication que lui impose le Roi. Mais l'échec final de Don Juan symbolise l'échec de toute cette caste, en accord avec la volonté de Louis XIV.
Cependant Don Juan défend aussi de nouvelles valeurs : "l'affirmation du pouvoir absolu de l'intelligence et de la raison sur les croyances et l'autorité, l'affirmation de la légitimité de la révolte" (Jeanne Colombel) au moment où les Hôpitaux Généraux (créés en 1656) tiennent enfermés, en 10 ans, plusieurs dizaines de milliers de "libertins, fous, vénériens et oisifs" confondus pour "abandon moral".
Don Louis est une véritable menace à l'encontre de Don Juan : il pourrait vouloir affirmer son pouvoir et se débarrasser, par simple lettre de cachet, de ce fils impertinent, objet de scandale...
Don Juan est-il un libertin ?
Les libertins, pour " abandon moral, " risquent l'enfermement dans les hôpitaux généraux sous Louis XIV. Don Juan n'est-il pas de ceux-là ?
Le libertin du XVIIe siècle n'est pas celui du XVIIIe. Certes, il est celui qui veut s'affranchir de toute valeur morale établie (contre le Ciel, il affirme le droit à la vie) et celui qui revendique la recherche individuelle du plaisir, mais cela pour un ordre collectif : au temps de Don Juan on croit encore à la raison universelle. Et Don Juan, grand seigneur méchant homme, est bien de ceux-là : il veut garder son pouvoir de classe, mais s'affranchir des valeurs et traditions de cette classe afin d'expérimenter et conquérir de nouvelles valeurs...
Son libertinage philosophique s'affirme lorsqu'il conteste l'ordre de la médecine (III,1), de la famille (I,3 ; IV,4...), de la richesse (il jette un louis d'or III,2 et il est endetté IV,3), de la religion et de ses sacrements (défis au mariage, défis au Ciel)
Mais ce libertinage glisse vers un libertinage de moeurs lorsqu'il refuse la valeur accordée à la mort au détriment de la vie (" Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l'amour est dans le changement ", " je me sens un cœur à aimer toute la terre ".) et lorsqu'il traite en dérision le Commandeur et son tombeau : la mort n'a pas tant d'importance semble-t-il affirmer...
Ainsi il est prêt à jouer au tartufe pour conserver ses privilèges sociaux et ses pouvoirs masculins (phallocrates ?, alors qu'un idéal féministe certain émerge avec les "Précieuses") : il devient un "roué" à l'instar d'un Valmont...
Mais, n'est-il pas déjà un peu archaïque ? Arrive-t-il vraiment à duper (toutes) les femmes ?
Il a 43 ans et sort à peine des procès déclenchés par son Tartuffe quand il donne son Dom Juan. Il sait l'appui du Roi solide et veut encore régler quelques comptes avec un autre hypocrite : le grand seigneur libertin et athée, qui refuse les conventions et sa classe - sans en rejeter le confort -, qui rejette l'amour et ses sacrements.
La pièce ne sera jouée qu'une quinzaine de fois malgré son succès énorme (moyenne des recettes 1600 livres). La cabale se déchaîne contre cet "appel à la débauche"... et personne ne croira jamais que Molière "assassine Don Juan et sa révolte" dans le dénouement : le Commandeur est trop "facile", c'est la machinerie qui triomphe, pas la religion. La mort de Don Juan ainsi mise en scène devient l'illustration d'un "discours de la mauvaise conscience" (P. Chéreau) de l'auteur... et Sganarelle incarnerait les contradictions dans lesquelles Molière vit ses rapports avec la religion, le pouvoir, l'amour...
Molière abandonne peut-être ses revendications contre la nomination de sa troupe comme Troupe du Roi et les 6000 livres de rente que lui offre le Roi (en août). Lui aussi tient à ses avantages sociaux, mais il faut dire encore que le Tartuffe est à nouveau à l'affiche : la critique sociale de son auteur continuerait donc ?
Entre 1660 et 1667, une Livre Tournois pèse 0.619 gr d’or fin... en sept. 2008, 1600 Livres Tournois correspondraient à environ 19.000 € ?
La sensibilité classique (de 1660 à 1685) repose sur "la certitude qu'une discipline esthétique est nécessaire pour plaire" et pour traduire le mystère de la vie (C. Puzin). Tout doit tendre vers l'équilibre, l'ordre et l'harmonie.
Le baroquisme et sa passion du changement, sa conviction que l'instabilité est en tout, son goût des masques et des métamorphoses, s'impose en un mouvement artistique européen qui couvre une période comprise entre 1560 et 1760 ! Ces deux courants esthétiques (classicisme et baroquisme), antinomiques, vont pourtant tant bien que mal coexister.
La tradition scolaire parle surtout du théâtre classique. Le Dom Juan de Molière est sûrement le lieu où se manifestent la double influence et la cohabitation du classicisme et du baroque.
Classicisme dans la perfection formelle de ce théâtre fait pour plaire... Mais, une pièce en prose, qui ne respecte pas "les règles classiques" (cinq lieux, multiplicité des péripéties, bienséance mise à mal, mélange des tons...) et met en scène "un grand seigneur méchant homme" qui prône le changement, se déguise, feint la dévotion et meurt de manière fantastique, illustre bien l'esthétique baroque.
"En 1665 pour Dom Juan on vantait l'entrée en jeu de superbes machines et de magnifiques changements de théâtre dont les tableaux étaient : un superbe jardin, un décorde mer et de rochers, suivis d'une forêt dont les arbres se transformaient en statues, et, finalement, la disparition de l'Athée qui s'effectuait au milieu d'éclairs et de grondements de tonnerre, dans des flammes qui semblaient mettre le feu au théâtre."
Voilà ce que l'on savait faire nous dit André Boll (in Revue de la Comédie-Française, n°24, 1973),
Mais interdite, jusqu'en janvier 1847 ce sera le Festin de pierre, versifié par Thomas Corneille, qui sera joué.
- À l'origine, il est El Burlador de Sevilla de Tirso de Molina (vers 1620) : une pièce conçue comme un apologue, inspiré d'un fait divers et d'une légende populaire.
Puis le théâtre italien s'empare du sujet (Cicognini, Giliberto).
À Lyon vers 1658, où séjourne Molière, Dorimond et à Paris Villiers reprennent le titre à succès.
Molière s'inspire de ces productions pour donner son Dom Juan en 1665 : ce sera la pièce maîtresse à l'origine du mythe.
Thomas Corneille en propose une version versifiée, expurgée et affadie qui sera la seule connue jusqu'au milieu du XVIIIe siècle.
- En 1787, vient l'opéra de Mozart : Don Giovani incarne à l'heure des lumières la liberté, la révolte, le goût du bonheur et le sensualisme.
- Au XIXe siècle, Don Juan partage le romantisme de ses contemporains : Hoffman, Musset, Mérimée, Dumas, Gautier, Baudelaire, Verlaine, Delacroix, Sand, Pouchkine... enrichissent le personnage.
- Au XXe et au XXIe siècle, Don Juan est présent sous toutes les formes possibles :
Au théâtre c'est Louis Jouvet qui en 1947, ''lui confère toute sa dimension de chef-d’œuvre sur la scène du théâtre de l’Athénée'' (G. Ferreyrolles)
Don Juan est présenté sous forme parodique (Anouilh, Montherlant, Max Frisch), ou en jeune érotomane (Apollinaire), en femme au cinéma (Vadim)...
Encore au théâtre, la pièce de Molière n'en finit pas d'être montrée !
Ainsi, le mythe repose sur trois éléments :
- la mort : donnée par une figure divine ou sociale (statue, accident, maladie...) ;
- le pouvoir sur les femmes : nombre de femmes séduites ;
- la révolte : héros profanateur des conventions.