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Anthologie des préfaces des romans du XIXe siècle

Par auteurs (date des préfaces):

Définitions : Préface et avertissement

Texte placé au début d'un livre afin de le présenter, le recommander au lecteur.
Cette préface peut encore permettre de préciser les intentions de l'auteur voire de guider le lecteur dans sa lecture
(opposé à postface)
Je n'aime ni les avant-propos, ni les préfaces et, autant que possible, je m'abstiens de faire devancer mes livres par d'inutiles phrases (Huysmans, En route).
(synonymes : avant-propos, avertissement, avis, discours préliminaire, introduction, notice, préambule, prolégomènes)

En route

Huysmans préface de 1896

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Je n'aime ni les avant-propos, ni les préfaces et, autant que possible, je m'abstiens de faire devancer mes livres par d'inutiles phrases. Il me faut donc un motif sérieux, quelque chose comme un cas de légitime défense, pour me résoudre à dédicacer de ces quelques lignes cette nouvelle édition de En Route. Ce motif le voici : depuis la mise en vente de ce volume, ma correspondance, déjà très développée par les discussions dont Là-bas fut cause, s'est accrue de telle sorte que je me vois dans la nécessité ou de ne plus répondre aux lettres que je reçois, ou de renoncer à tout travail.

Ne pouvant me sacrifier cependant, pour satisfaire aux exigences de personnes inconnues dont la vie est sans doute moins occupée que la mienne, j'avais pris le parti de négliger les demandes de renseignements suscitées par la lecture de En Route ; mais je n'ai pu persévérer dans cette délectable attitude, parce qu'elle menaçait de devenir odieuse, en certains cas.

Ils peuvent, en effet, se scinder en deux catégories, ces envois de lettres.

La première émane de simples curieux ; sous prétexte qu'ils s'intéressent à mon pauvre être, ceux-là veulent savoir un tas de choses qui ne les regardent pas, prétendent s'immiscer dans mon intérieur, se promener comme en un lieu public dans mon âme. Ici, pas de difficultés, je brûle ces épistoles et tout est dit. Mais il n'en est pas de même de la seconde catégorie de ces lettres.

Celle-là, de beaucoup la plus nombreuse, provient de gens tourmentés par la grâce, se battant avec eux-mêmes, appelant et repoussant, à la fois, une conversion ; elle procède souvent aussi de dolentes mères réclamant pour la maladie ou pour l'inconduite de leurs enfants le secours de prières d'un cloître. Et tous me demandent de leur dire franchement si l'abbaye que j'ai décrite dans ce livre existe et me supplient, dans ce cas, de les mettre en rapport avec elle ; tous me requièrent d'obtenir que le frère Siméon - en admettant que je ne l'aie pas inventé ou qu'il soit, ainsi que je l'ai raconté, un saint - leur vienne, par la vertu de ses puissantes oraisons, en aide.

C'est alors que, pour moi, la partie se gâte. N'ayant pas le courage d'écarter de telles suppliques, je finis par écrire deux billets, l'un au signataire de la missive qui me parvint et l'autre, au couvent ; plus, quelquefois, si des points sont à préciser, si des informations plus étendues sont nécessaires. Et, je le répète, ce rôle de truchement assidu entre des laïques et des moines m'absorbe, m'empêche absolument de travailler.

Comment s'y prendre alors pour contenter les autres et ne pas trop se déplaire ? Je n'ai découvert que ce moyen, répondre en bloc, ici, une fois pour toutes, à ces braves gens.

En somme, les questions qui me sont le plus ordinairement posées se résument en celles-ci :
- Nous avons vainement cherché, dans la nomenclature des Trappes, Notre Dame de l'Atre ; elle ne se trouve sur aucun des annuaires monastiques ; l'avez-vous donc imaginée ? Puis :
- le frère Siméon est il un personnage fictif ou bien, si vous l'avez dessiné d'après nature, ne l'avez-vous pas exalté, canonisé, en quelque sorte, pour les besoins de votre livre ?

Aujourd'hui que le bruit soulevé par En Route s'est apaisé, je crois pouvoir me départir de la réserve que j'avais toujours observée à propos de l'ascétère où vécut Durtal. Je le dis donc : la Trappe de Notre-Dame-de-l'Atre s'appelle, de son vrai nom, la Trappe de Notre-Dame-d'Igny, et elle est située près de Fismes, dans la Marne. Les descriptions que j'en rapportai sont exactes, les renseignements que je relate sur le genre de vie que l'on mène dans ce monastère sont authentiques ; les portraits des moines que j'ai peints sont réels. Je me suis simplement borné, par convenance, à changer les noms.

J'ajoute encore que l'historique de Notre-Dame-de-l'Atre, qui figure à la page 321 de cet ouvrage, s'applique de tous points à Igny. C'est elle, en effet, qui, après avoir été fondée en 1127 par saint Bernard, eut à sa tête de véritables saints, tels que les bienheureux Humbert Guerric dont les reliques sont conservées dans une châsse sous le maître-autel, l'extraordinaire Monoculus que vénérait Louis VII.

Elle a langui, comme toutes ses sours, sous le régime de la commende ; elle est morte pendant la Révolution, est ressuscitée en 1875. Par les soins du Cardinal-Archevêque de Reims, une petite colonie de Cisterciens vint, à cet époque, de Sainte-Marie-du-Désert, pour repeupler l'antique abbaye de Saint Bernard et renouer les liens de prières rompus par la tourmente.

Quant au frère Siméon, j'ai pris de lui un portrait net et brut, sans enjolivements, une photographie sans retouches. Je ne l'ai nullement exhaussé, nullement agrandi, ainsi qu'on semble l'insinuer, dans l'intérêt d'une cause. Je l'ai peint d'après la méthode naturaliste, tel qu'il est, ce bon saint ! Et je songe à ce doux, à ce pieux homme que je revis, il y a quelques jours encore. Il est maintenant si vieux, qu'il ne peut plus soigner ses porcs. On l'occupe à éplucher les légumes à la cuisine, mais le père abbé l'autorise à aller rendre visite à ses anciens élèves ; et ils ne sont pas ingrats, ceux-là, car ils se dressent en de joyeuses clameurs lorsqu'il s'approche des bauges.

Lui, sourit de son sourire tranquille, grogne un instant avec eux, puis il retourne se terrer dans le mutisme bienfaisant du cloître ; mais quand ses supérieurs le délient, pour quelques moments, de la règle du silence, ce sont de brefs enseignements que cet élu nous donne.

Je cite celui-ci au hasard : un jour que le père abbé lui recommande de prier pour un malade, il répond :
« Les prières faites par obéissance, ayant plus de vertu que les autres, je vous supplie, mon très révérend père, de m'indiquer celles que je dois dire.
- eh bien, vous réciterez trois pater et trois ave, mon frère. »

Le vieux hoche la tête et comme l'abbé, un peu surpris, l'interroge, il avoue son scrupule  :
« Un seul pater et un seul ave, fait-il, bien proférés, avec ferveur, suffisent ; c'est manquer de confiance que d'en dire plus. »

Et ce cénobite n'est pas du tout, ainsi que l'on serait tenté de le croire, une exception. Il y en a de pareils dans toutes les Trappes et aussi dans d'autres ordres. J'en connais personnellement un autre qui me reporte, lorsqu'il m'est permis de l'aborder, au temps de saint François d'Assise. Celui-là vit, en extase, le chef ceint comme d'une auréole, par un nimbe d'oiseaux. Les hirondelles viennent nicher au-dessus de son grabat, dans la loge de frère-portier qu'il habite ; elles tournoient gaiement autour de lui et les toutes petites qui s'essaient à voler se reposent sur sa tête, sur ses bras, sur ses mains, tandis qu'il continue de sourire, en priant.

Ces bêtes se rendent évidemment compte de cette sainteté qui les aime et les protège, de cette candeur que, nous les hommes, nous ne concevons plus ; il est bien certain que, dans ce siècle de studieuse ignorance et d'idées basses, le frère Siméon et ce frère-portier paraissent invraisemblables ; pour ceux-ci, ils sont des idiots et pour ceux-là, des fous. La grandeur de ces convers admirables, si vraiment humbles, si vraiment simples, leur échappe ! Ils nous ramènent au moyen âge, et c'est heureux ; car il est indispensable que de telles âmes existent, pour compenser les nôtres ; ils sont les oasis divines d'ici-bas, les bonnes auberges où Dieu réside, alors qu'Il a vainement parcouru le désert des autres êtres.

N'en déplaise aux gens de lettres, ces personnages sont aussi véridiques que ceux qui se profilent dans mes précédents livres ; ils vivent dans un monde que les écrivains profanes ne connaissent pas, et voilà tout. Je n'ai donc rien exagéré lorsque j'ai parlé dans ce volume de l'efficace de prières inouï dont disposent ces moines.

J'espère que mes correspondants seront satisfaits par la netteté de ces réponses ; en tout cas, mon rôle d'intermédiaire peut, sans léser la charité, prendre fin, puisque maintenant le nom et l'adresse de ma Trappe sont connus.

Il ne me reste plus qu'à m'excuser auprès de dom Augustin, le T. R. P. Abbé de la Trappe de Notre-Dame-d'Igny, d'avoir ainsi enlevé le pseudonyme sous lequel je présentai, l'an dernier, au public, son monastère.

Je sais qu'il déteste le bruit, qu'il désire qu'on ne le mette, ni lui, ni les siens, en scène ; mais je sais aussi qu'il m'aime bien et qu'il me pardonnera, en pensant que cette indiscrétion peut être utile à beaucoup de pauvres âmes et m'assurer du même coup le moyen de travailler un peu à Paris, en paix.

Août 1896.

Les Gens de bureau

Émile Gaboriau préface de 1862

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Il est toujours bon de consulter les hommes spéciaux.

Aussi, avant de livrer ce volume à mon imprimeur, j'ai cru devoir soumettre le manuscrit à un de mes amis, sous-chef dans une de nos administrations publiques.

Huit jours après, il me retournait mon livre avec le billet suivant :

« Je ne sais en vérité, mon cher, où vous avez puisé vos renseignements. Vos personnages n'ont pas la moindre vraisemblance. Ils n'existent pas. Que vous connaissez peu les employés ! Ce sont tous, sans exception, des hommes de mérite, intelligents, laborieux, actifs, fanatiques de leurs devoirs. Savez-vous qu'on n'ouvre pas les portes avant dix heures pour les empêcher d'arriver trop tôt ? Savez-vous que le soir il faut leur faire violence pour les mettre dehors sur le coup de quatre heures ? J'en connais qui ont refusé à la fin du mois de toucher leurs appointements, parce qu'ils ne croyaient pas les avoir assez bien gagnés. Et le mécanisme administratif, quelle singulière idée vous vous en faites ! Y a-t-il exemple d'une seule affaire qui ait traîné en longueur dans n'importe quel ministère ? Et quelle politesse dans tout le personnel, quelle urbanité parfaite, quel savoir-vivre !. Demandez au public. - Quant au favoritisme, chacun sait qu'il n'existe plus depuis les immortels principes de 89.

« Donc, puisque vous voulez un conseil, croyez-moi, brûlez ces pages, et venez me demander ma collaboration. À nous deux nous ferons quelque chose de bien. »

Ce conseil si désintéressé m'a touché l'âme. Mais je me suis souvenu que M. Josse est toujours orfèvre.

Voilà pourquoi je publie ce volume.

À rebours

Joris-Karl Huysmans 1884 préface de 1903

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Je pense que tous les gens de lettres sont comme moi, que jamais ils ne relisent leurs oeuvres lorsqu'elles ont paru. Rien n'est, en effet, plus désenchantant, plus pénible, que de regarder, après des années, ses phrases. Elles se sont en quelque sorte décantées et déposent au fond du livre; et, la plupart du temps, les volumes ne sont pas ainsi que les vins qui s'améliorent en vieillissant ; une fois dépouillés par l'âge, les chapitres s'éventent et leur bouquet s'étiole.

J'ai eu cette impression pour certains flacons rangés dans le casier d'À Rebours, alors que j'ai dû les déboucher.

Et, assez mélancoliquement, je tâche de me rappeler, en feuilletant ces pages, la condition d'âme que je pouvais bien avoir au moment où je les écrivis.

On était alors en plein naturalisme ; mais cette école, qui devait rendre l'inoubliable service de situer des personnages réels dans des milieux exacts, était condamnée à se rabâcher, en piétinant sur place.

Elle n'admettait guère, en théorie du moins, l'exception ; elle se confinait donc dans la peinture de l'existence commune, s'efforçait, sous prétexte de faire vivant, de créer des êtres qui fussent aussi semblables que possible à la bonne moyenne des gens. Cet idéal s'était, en son genre, réalisé dans un chef-d'oeuvre qui a été beaucoup plus que L'Assommoir le parangon du naturalisme, L'Éducation sentimentale de Gustave Flaubert ; ce roman était, pour nous tous, « des Soirées de Médan », une véritable bible ; mais il ne comportait que peu de moutures. Il était parachevé, irrecommençable pour Flaubert même ; nous en étions donc, tous, réduits, en ce temps-là, à louvoyer, à rôder par des voies plus ou moins explorées, tout autour.

La vertu étant, il faut bien l'avouer, ici-bas une exception, était par cela même écartée du plan naturaliste. Ne possédant pas le concept catholique de la déchéance et de la tentation, nous ignorions de quels efforts, de quelles souffrances elle est issue ; l'héroïsme de l'âme, victorieuse des embûches, nous échappait. Il ne nous serait pas venu à l'idée de décrire cette lutte, avec ses hauts et ses bas, ses attaques retorses et ses feintes et aussi ses habiles aides qui s'apprêtent très loin souvent de la personne que le Maudit attaque, dans le fond d'un cloître ; la vertu nous semblait l'apanage d'êtres sans curiosités ou dénués de sens, peu émouvante, en tout cas, à traiter, au point de vue de l'art.

Restaient les vices ; mais le champ en était, à cultiver, restreint. Il se limitait aux territoires des Sept péchés capitaux et encore, sur ces sept, un seul, celui contre le sixième Commandement de Dieu, était à peu près accessible.

Les autres avaient été terriblement vendangés et il n'y demeurait guère de grappes à égrener. L'Avarice, par exemple, avait été pressurée jusqu'à sa dernière goutte par Balzac et par Hello. L'Orgueil, la Colère, l'Envie avaient traîné dans toutes les publications romantiques, et ces sujets de drames avaient été si violemment gauchis par l'abus des scènes qu'il eût vraiment fallu du génie pour les rajeunir dans un livre. Quant à la Gourmandise et à la Paresse, elles semblaient pouvoir s'incarner plutôt en des personnages épisodiques et convenir mieux à des comparses qu'à des chefs d'emploi ou à des premières chanteuses de romans de moeurs.

La vérité est que l'Orgueil eût été le plus magnifique des forfaits à étudier, dans ses ramifications infernales de cruauté envers le prochain et de fausse humilité, que la Gourmandise remorquant à sa suite la Luxure et la Paresse, le Vol, eussent été matière à de surprenantes fouilles, si l'on avait scruté ces péchés avec la lampe et le chalumeau de l'Église et en ayant la Foi ; mais aucun de nous n'était préparé pour cette besogne ; nous étions donc acculés à remâcher le méfait le plus facile à décortiquer de tous, le péché de Luxure, sous toutes ses formes ; et Dieu sait si nous le remâchâmes ; mais cette sorte de carrousel était court. Quoi qu'on inventât, le roman se pouvait résumer en ces quelques lignes : savoir pourquoi monsieur Un tel commettait ou ne commettait pas l'adultère avec madame Une telle ; si l'on voulait être distingué et se déceler, ainsi qu'un auteur du meilleur ton, l'on plaçait l'oeuvre de chair entre une marquise et un comte ; si l'on voulait, au contraire, être un écrivain populacier, un prosateur à la coule, on la campait entre un soupirant de barrière et une fille quelconque ; le cadre seul différait. La distinction me paraît avoir prévalu maintenant dans les bonnes grâces du lecteur, car je vois qu'à l'heure actuelle il ne se repaît guère des amours plébéiennes ou bourgeoises, mais continue à savourer les hésitations de la marquise, allant rejoindre son tentateur dans un petit entresol dont l'aspect change suivant la mode tapissière du temps. Tombera ? Tombera pas ? cela s'intitule étude psychologique. Moi je veux bien.

J'avoue pourtant que, lorsqu'il m'arrive d'ouvrir un livre et que j'y aperçois l'éternelle séduction et le non moins éternel adultère, je m'empresse de le fermer, n'étant nullement désireux de connaître comment l'idylle annoncée finira. Le volume où il n'y a pas de documents avérés, le livre qui ne m'apprend rien ne m'intéresse plus.

Au moment où parut À Rebours, c'est-à-dire en 1884, la situation était donc celle-ci : le naturalisme s'essoufflait à tourner la meule dans le même cercle. La somme d'observations que chacun avait emmagasinée, en les prenant sur soi-même et sur les autres, commençait à s'épuiser. Zola, qui était un beau décorateur de théâtre, s'en tirait en brossant des toiles plus ou moins précises ; il suggérait très bien l'illusion du mouvement et de la vie ; ses héros étaient dénués d'âme, régis tout bonnement par des impulsions et des instincts, ce qui simplifiait le travail de l'analyse. Ils remuaient, accomplissaient quelques actes sommaires, peuplaient d'assez franches silhouettes des décors qui devenaient les personnages principaux de ses drames. Il célébrait de la sorte les halles, les magasins de nouveautés, les chemins de fer, les mines, et les êtres humains égarés dans ces milieux n'y jouaient plus que le rôle d'utilités et de ; mais Zola était Zola, c'est-à-dire un artiste un peu massif, mais doué de puissants poumons et de gros poings.

Nous autres, moins râblés et préoccupés d'un art plus subtil et plus vrai, nous devions nous demander si le naturalisme n'aboutissait pas à une impasse et si nous n'allions pas bientôt nous heurter contre le mur du fond.

À vrai dire, ces réflexions ne surgirent en moi que bien plus tard. Je cherchais vaguement à m'évader d'un cul-de-sac où je suffoquais, mais je n'avais aucun plan déterminé et À Rebours, qui me libéra d'une littérature sans issue, en m'aérant, est un ouvrage parfaitement inconscient, imaginé sans idées préconçues, sans intentions réservées d'avenir, sans rien du tout.

Il m'était d'abord apparu, tel qu'une fantaisie brève, sous la forme d'une nouvelle bizarre ; j'y voyais un peu un pendant d'À vau l'eau transféré dans un autre monde ; je me figurais un monsieur Folantin, plus lettré, plus raffiné, plus riche et qui a découvert, dans l'artifice, un dérivatif au dégoût que lui inspirent les tracas de la vie et les moeurs américaines de son temps ; je le profilais fuyant à tire-d'aile dans le rêve, se réfugiant dans l'illusion d'extravagantes féeries, vivant, seul, loin de son siècle, dans le souvenir évoqué d'époques plus cordiales, de milieux moins vils.

Et, à mesure que j'y réfléchissais, le sujet s'agrandissait et nécessitait de patientes recherches : chaque chapitre devenait le coulis d'une spécialité, le sublimé d'un art différent ; il se condensait en un « of meat » de pierreries, de parfums, de fleurs, de littérature religieuse et laïque, de musique profane et de plain-chant.

L'étrange fut que, sans m'en être d'abord douté, je fus amené par la nature même de mes travaux à étudier l'Église sous bien des faces. Il était, en effet, impossible de remonter jusqu'aux seules ères propres qu'ait connues l'humanité, jusqu'au Moyen Âge, sans constater qu'Elle tenait tout, que l'art n'existait qu'en Elle et que par Elle. N'ayant pas la foi, je la regardais, un peu défiant, surpris de son ampleur et de sa gloire, me demandant comment une religion qui me semblait faite pour des enfants avait pu suggérer de si merveilleuses oeuvres.

Je rôdais un peu à tâtons autour d'elle, devinant plus que je ne voyais, me reconstituant, avec les bribes que je retrouvais dans les musées et les bouquins, un ensemble. Et aujourd'hui que je parcours, après des investigations plus longues et plus sûres, les pages d'À Rebours qui ont trait au catholicisme et à l'art religieux, je remarque que ce minuscule panorama, peint sur des feuilles de bloc-notes, est exact. Ce que je peignais alors était succinct, manquait de développements, mais était véridique. Je me suis borné depuis à agrandir mes esquisses et à les mettre au point.

Je pourrais très bien signer maintenant les pages d'À Rebours sur l'Église, car elles paraissent avoir été, en effet, écrites par un catholique.

Je me croyais loin de la religion pourtant ! Je ne songeais pas que, de Schopenhauer que j'admirais plus que de raison, à l'Ecclésiaste et au Livre de Job, il n'y avait qu'un pas. Les prémisses sur le Pessimisme sont les mêmes, seulement, lorsqu'il s'agit de conclure, le philosophe se dérobe. J'aimais ses idées sur l'horreur de la vie, sur la bêtise du monde, sur l'inclémence de la destinée ; je les aime également dans les Livres Saints ; mais les observations de Schopenhauer n'aboutissent à rien ; il vous laisse, pour ainsi parler, en plan ; ses aphorismes ne sont, en somme, qu'un herbier de plaintes sèches ; l'Église, elle, explique les origines et les causes, signale les fins, présente les remèdes ; elle ne se contente pas de vous donner une consultation d'âme, elle vous traite et elle vous guérit, alors que le médicastre allemand, après vous avoir bien démontré que l'affection dont vous souffrez est incurable, vous tourne, en ricanant, le dos.

Son Pessimisme n'est autre que celui des Écritures auxquelles il l'a emprunté. Il n'a pas dit plus que Salomon, plus que Job, plus même que l'Imitation qui a résumé, bien avant lui, toute sa philosophie en une phrase : « C'est vraiment une misère que de vivre sur la terre ! »

À distance, ces similitudes et ces dissemblances s'avèrent nettement, mais à cette époque, si je les percevais, je ne m'y attardais point ; le besoin de conclure ne me tentait pas ; la route tracée par Schopenhauer était carrossable et d'aspect varié, je m'y promenais tranquillement, sans désir d'en connaître le bout ; en ce temps-là, je n'avais aucune clarté réelle sur les échéances, aucune appréhension des dénouements ; les mystères du catéchisme me paraissaient enfantins ; comme tous les catholiques, du reste, j'ignorais parfaitement ma religion ; je ne me rendais pas compte que tout est mystère, que nous ne vivons que dans le mystère, que si le hasard existait, il serait encore plus mystérieux que la Providence. Je n'admettais pas la douleur infligée par un Dieu, je m'imaginais que le Pessimisme pouvait être le consolateur des âmes élevées. Quelle bêtise ! c'est cela qui était peu expérimental, peu document humain, pour me servir d'un terme cher au naturalisme. Jamais le Pessimisme n'a consolé et les malades de corps et les alités d'âme !

Je souris, alors qu'après tant d'années je relis les pages où ces théories, si résolument fausses, sont affirmées.

Mais ce qui me frappe le plus, en cette lecture, c'est ceci : tous les romans que j'ai écrits depuis À Rebours sont contenus en germe dans ce livre. Les chapitres ne sont, en effet, que les amorces des volumes qui les suivirent.

Le chapitre sur la littérature latine de la Décadence, je l'ai sinon développé, au moins plus approfondi, en traitant de la liturgie dans En route et dans L'Oblat. Je l'imprimerai, sans y rien changer aujourd'hui, sauf pour saint Ambroise dont je n'aime toujours pas la prose aqueuse et la rhétorique ampoulée. Il m'apparaît encore tel que je le qualifiais « d'ennuyeux Cicéron chrétien », mais, en revanche, le poète est charmant ; et ses hymnes et celles de son école qui figurent dans le Bréviaire sont parmi les plus belles qu'ait conservées l'Église, j'ajoute que la littérature un peu spéciale, il est vrai, de l'hymnaire aurait pu trouver place dans le compartiment réservé de ce chapitre.

Pas plus qu'en 1884, je ne raffole présentement du latin classique du Maro et du Pois chiche ; comme au temps d'À Rebours, je préfère la langue de la Vulgate à la langue du siècle d'Auguste, voire même à celle de la Décadence, plus curieuse pourtant, avec son fumet de sauvagine et ses teintes persillées de venaison. L'Église qui, après l'avoir désinfectée et rajeunie, a créé, pour aborder un ordre d'idées inexprimées jusqu'alors, des vocables grandiloques et des diminutifs de tendresse exquis, me semble donc s'être façonné un langage fort supérieur au dialecte du Paganisme, et Durtal pense encore, à ce sujet, tel que des Esseintes.

Le chapitre des pierreries, je l'ai repris dans La Cathédrale en m'en occupant alors au point de vue de la symbolique des gemmes. J'ai animé les pierreries mortes d'À Rebours. Sans doute, je ne nie pas qu'une belle émeraude puisse être admirée pour les étincelles qui grésillent dans le feu de son eau verte, mais n'est-elle point, si l'on ignore l'idiome des symboles, une inconnue, une étrangère avec laquelle on ne peut s'entretenir et qui se tait, elle-même, parce que l'on ne comprend pas ses locutions ? Or, elle est plus et mieux que cela.

Sans admettre avec un vieil auteur du XVIe siècle, Estienne de Clave, que les pierreries s'engendrent, ainsi que des personnes naturelles, d'une semence éparse dans la matrice du sol, l'on peut très bien dire qu'elles sont des minéraux significatifs, de substances loquaces, qu'elles sont, en un mot, des symboles. Elles ont été envisagées sous cet aspect depuis la plus haute antiquité et la tropologie des gemmes est une des branches de cette symbolique chrétienne si parfaitement oubliée par les prêtres et les laïques de notre temps et que j'ai essayé de reconstituer en ses grandes lignes dans mon volume sur la basilique de Chartres.

Le chapitre d'À Rebours n'est donc que superficiel et à fleur de chaton. Il n'est pas ce qu'il devrait être, une joaillerie de l'au-delà. Il se compose d'écrins plus ou moins bien décrits, plus ou moins bien rangés en une montre, mais c'est tout et ce n'est pas assez.

La peinture de Gustave Moreau, les gravures de Luyken, les lithographies de Bresdin et de Redon sont telles que je les vois encore. Je n'ai rien à modifier dans l'ordonnance de ce petit musée.

Pour le terrible chapitre VI dont le chiffre correspond, sans intentions préconçues, à celui du Commandement de Dieu qu'il offense, et pour certaines parties du IXe qui peuvent s'y joindre, je ne les écrirais plus évidemment de la sorte. Il eût au moins fallu les expliquer, d'une façon plus studieuse, par cette perversité diabolique qui s'ingère, au point de vue luxurieux surtout, dans les cervelles épuisées des gens. Il semble, en effet, que les maladies de nerfs, que les névroses ouvrent dans l'âme des fissures par lesquelles l'Esprit du Mal pénètre. Il y a là une énigme qui reste illucidée ; le mot hystérie ne résout rien ; il peut suffire à préciser un état matériel, à noter des rumeurs irrésistibles des sens, il ne déduit pas les conséquences spirituelles qui s'y rattachent et, plus particulièrement, les péchés de dissimulation et de mensonge, qui presque toujours s'y greffent. Quels sont les tenants et les aboutissants de cette maladie peccamineuse, dans quelle proportion s'atténue la responsabilité de l'être atteint dans son âme d'une sorte de possession qui vient s'enter sur le désordre de son malheureux corps ? Nul ne le sait ; en cette matière, la médecine déraisonne et la théologie se tait.

À défaut d'une solution qu'il ne pouvait évidemment apporter, des Esseintes eût dû envisager la question au point de vue de la faute et en exprimer au moins quelque regret ; il s'abstint de se vitupérer, et il eut tort ; mais bien qu'élevé par les Jésuites dont il fait ? plus que Durtal ? l'éloge, il était devenu, par la suite, si rebelle aux contraintes divines, si entêté à patauger dans son limon charnel !

En tout cas, ces chapitres paraissent des jalons inconsciemment plantés pour indiquer la route de Là-Bas. Il est à observer d'ailleurs que la bibliothèque de des Esseintes renfermait un certain nombre de bouquins de magie et que les idées énoncées dans le chapitre VII d'À Rebours, sur le sacrilège, sont l'hameçon d'un futur volume traitant le sujet plus à fond.

Ce livre de Là-Bas qui effara tant de gens, je ne l'écrirais plus, lui aussi, maintenant que je suis redevenu catholique, de la même manière. Il est, en effet, certain que le côté scélérat et sensuel qui s'y développe est réprouvable ; et cependant, je l'affirme, j'ai gazé, je n'ai rien dit ; les documents qu'il recèle sont, en comparaison de ceux que j'ai omis et que je possède dans mes archives, de bien fades dragées, de bien plates béatilles !

Je crois, cependant, qu'en dépit de ses démences cérébrales et de ses folies alvines, cet ouvrage a, par le sujet même qu'il exposait, rendu service. Il a rappelé l'attention sur les manigances du Malin qui était parvenu à se faire nier ; il a été le point de départ de toutes les études qui se sont renouvelées sur l'éternel procès du satanisme ; il a aidé, en les dévoilant, à annihiler les odieuses pratiques des goéties ; il a pris parti et combattu très résolument, en somme, pour l'Église contre le Démon.

Pour en revenir à À Rebours dont il n'est qu'un succédané, je peux répéter à propos des fleurs ce que j'ai déjà raconté sur le compte des pierres.

À Rebours ne les considère qu'au point de vue des contours et des teintes, nullement au point de vue des significations qu'elles décèlent ; des Esseintes n'a choisi que des orchidées bizarres, mais taciturnes. Il sied d'ajouter qu'il eût été difficile de faire parler en ce livre une flore atteinte d'alabie, une flore muette, car l'idiome symbolique des plantes est mort avec le Moyen Âge ; et les créoles végétales choyées par des Esseintes étaient inconnues des allégoristes de ce temps.

La contre-partie de cette botanique, je l'ai écrite depuis, dans La Cathédrale, à propos de cette horticulture liturgique qui a suscité de si curieuses pages de sainte Hildegarde, de saint Méliton, de saint Eucher.

Autre est la question des odeurs dont j'ai dévoilé dans le même livre les emblèmes mystiques.

Des Esseintes ne s'est préoccupé que des parfums laïques, simples ou extraits, et des parfums profanes, composés ou bouquets.

Il eût pu expérimenter aussi les arômes de l'Église, l'encens, la myrrhe, et cet étrange Thymiama que cite la Bible et qui est encore marqué dans le rituel comme devant être brûlé, avec l'encens, sous le vase des cloches, lors de leur baptême, après que l'Évêque les a lavées avec de l'eau bénite et signées avec le Saint Chrême et l'huile des infirmes ; mais cette fragrance semble oubliée par l'Église même et je crois que l'on étonnerait beaucoup un curé en lui demandant du Thymiama.

La recette est pourtant consignée dans L'Exode. Le Thymiama se composait de styrax, de galbanum, d'encens et d'onycha, et cette dernière substance ne serait autre que l'opercule d'un certain coquillage du genre des « pourpres » qui se drague dans les marais des Indes.

Or, il est difficile, pour ne pas dire impossible, étant donné le signalement incomplet de ce coquillage et de son lieu de provenance, de préparer un authentique Thymiama ; et c'est dommage, car s'il en eût été autrement, ce parfum perdu eût certainement excité chez des Esseintes les fastueuses évocations des galas cérémoniels, des rites liturgiques de l'Orient.

Quant aux chapitres sur la littérature laïque et religieuse contemporaine, ils sont, à mon sens, de même que celui de la littérature latine, demeurés justes. Celui consacré à l'art profane a aidé à mettre en relief des poètes bien inconnus du public alors : Corbière, Mallarmé, Verlaine. Je n'ai rien à retrancher à ce que j'écrivis il y a dix-neuf ans ; j'ai gardé mon admiration pour ces écrivains ; celle que je professais pour Verlaine s'est même accrue. Arthur Rimbaud et Jules Laforgue eussent mérité de figurer dans le florilège de des Esseintes, mais ils n'avaient encore rien imprimé à cette époque-là et ce n'est que beaucoup plus tard que leurs oeuvres ont paru.

Je ne m'imagine pas, d'autre part, que j'arriverai jamais à savourer les auteurs religieux modernes que saccage À Rebours. L'on ne m'ôtera pas de l'idée que la critique de feu Nettement est imbécile et que Mme Augustin Craven et que Mlle Eugénie de Guérin sont de bien lymphatiques bas-bleus et de bien dévotieuses bréhaignes. Leurs juleps me semblent fades ; des Esseintes a repassé à Durtal son goût pour les épices et je crois qu'ils s'entendraient encore assez bien, tous les deux, pour préparer, à la place de ces loochs, une essence gingembrée d'art.

Je n'ai pas changé d'avis non plus sur la littérature de confrérie des Poujoulat et des Genoude, mais je serais moins dur maintenant pour le Père Chocarne, cité dans un lot de pieux cacographes, car il a au moins rédigé quelques pages médullaires sur la mystique, dans son introduction aux oeuvres de Saint Jean de la Croix, et je serais également plus doux pour de Montalembert qui, à défaut de talent, nous a nantis d'un ouvrage incohérent et dépareillé, mais enfin émouvant, sur les moines ; je n'écrirais plus surtout que les visions d'Angèle de Foligno sont sottes et fluides, c'est le contraire qui est vrai ; mais je dois attester, à ma décharge, que je ne les avais lues que dans la traduction d'Hello. Or, celui-là était possédé par la manie d'élaguer, d'édulcorer, de cendrer les mystiques, de peur d'attenter à la fallacieuse pudeur des catholiques. Il a mis sous pressoir une oeuvre ardente, pleine de sève, et il n'en a extrait qu'un suc incolore et froid, mal réchauffé, au bain-marie, sur la pauvre veilleuse de son style.

Cela dit, si en tant que traducteur, Hello se révélait tel qu'un tâte-poule et qu'un pieusard, il est juste d'affirmer qu'il était, alors qu'il opérait pour son propre compte, un manieur d'idées originales, un exégète perspicace, un analyste vraiment fort. Il était même, parmi les écrivains de son bord, le seul qui pensât ; je suis venu à la rescousse de d'Aurevilly pour prôner l'oeuvre de cet homme si incomplet, mais si intéressant, et À Rebours a, je pense, aidé au petit succès que son meilleur livre, L'Homme, a obtenu depuis sa mort.

La conclusion de ce chapitre sur la littérature ecclésiale moderne était que parmi les hongres de l'art religieux, il n'y avait qu'un étalon, Barbey d'Aurevilly ; et cette opinion demeure résolument exacte. Celui-là fut le seul artiste, au pur sens du mot, que produisit le catholicisme de ce temps ; il fut un grand prosateur, un romancier admirable, dont l'audace faisait braire la bedeaudaille qu'exaspérait la véhémence explosive de ses phrases.

Enfin, si jamais chapitre peut être considéré comme le point de départ d'autres livres, c'est bien celui sur le plain-chant que j'ai amplifié depuis dans tous mes volumes, dans En Route et surtout dans L'Oblat.

Après ce bref examen de chacune des spécialités rangées dans les vitrines d'À Rebours, la conclusion qui s'impose est celle-ci : ce livre fut une amorce de mon oeuvre catholique qui s'y trouve, tout entière, en germe.

Et l'incompréhension et la bêtise de quelques mômiers et de quelques agités du sacerdoce m'apparaissent, une fois de plus, insondables. Ils réclamèrent, pendant des années, la destruction de cet ouvrage dont je ne possède pas, du reste, la propriété, sans même se rendre compte que les volumes mystiques qui lui succédèrent sont incompréhensibles sans celui-là, car il est, je le répète, la souche d'où tous sortirent. Comment apprécier, d'ailleurs, l'oeuvre d'un écrivain, dans son ensemble, si on ne la prend dès ses débuts, si on ne la suit pas à pas ; comment surtout se rendre compte de la marche de la Grâce dans une âme si l'on supprime les traces de son passage, si l'on efface les premières empreintes qu'elle a laissées ?

Ce qui est, en tout cas, certain, c'est qu'À Rebours rompait avec les précédents, avec Les Soeurs Vatard, En ménage, À vau l'eau, c'est qu'il m'engageait dans une voie dont je ne soupçonnais même pas l'issue.

Autrement sagace que les catholiques, Zola le sentit bien. Je me rappelle que j'allai passer, après l'apparition d'À Rebours, quelques jours à Médan. Une après-midi que nous nous promenions, tous les deux, dans la campagne, il s'arrêta brusquement et, l'oil devenu noir, il me reprocha le livre, disant que je portais un coup terrible au naturalisme, que je faisais dévier l'école, que je brûlais d'ailleurs mes vaisseaux avec un pareil roman, car aucun genre de littérature n'était possible dans ce genre épuisé en un seul tome, et, amicalement, (car il était un très brave homme) il m'incita à rentrer dans la route frayée, à une étude de moeurs.

Je l'écoutais, pensant qu'il avait tout à la fois et raison et tort - raison, en m'accusant de saper le naturalisme et de me barrer tout chemin - tort, en ce sens que le roman, tel qu'il le concevait, me semblait moribond, usé par les redites, sans intérêt, qu'il le voulût ou non, pour moi.

Il y avait beaucoup de choses que Zola ne pouvait comprendre ; d'abord, ce besoin que j'éprouvais d'ouvrir les fenêtres, de fuir un milieu où j'étouffais ; puis, le désir qui m'appréhendait de secouer les préjugés, de briser les limites du roman, d'y faire entrer l'art, la science, l'histoire, de ne plus se servir en un mot, de cette forme que comme d'un cadre pour y insérer de plus sérieux travaux. Moi, c'était cela qui me frappait surtout à cette époque, supprimer l'intrigue traditionnelle, voire même la passion, la femme, concentrer le pinceau de lumière sur un seul personnage, faire à tout prix du neuf.

Zola ne répondait pas à ces arguments avec lesquels j'essayais de le convaincre, et il réitérait sans cesse son affirmation : « Je n'admets pas que l'on change de manière et d'avis ; je n'admets pas que l'on brûle ce que l'on a adoré. »

Eh là ! n'a-t-il pas joué, lui aussi, le rôle du bon Sicambre ? Il a, en effet, sinon modifié son procédé de composition et d'écriture, au moins varié sa façon de concevoir l'humanité et d'expliquer la vie. Après le pessimisme noir de ses premiers livres, n'avons-nous pas eu, sous couleur de socialisme, l'optimisme béat de ses derniers ?

Il faut bien le confesser, personne ne comprenait moins l'âme que les naturalistes qui se proposaient de l'observer. Ils voyaient l'existence d'une seule pièce ; ils ne l'acceptaient que conditionnée d'éléments vraisemblables, et j'ai depuis appris, par expérience, que l'invraisemblable n'est pas toujours, dans le monde, à l'état d'exception, que les aventures de Rocambole sont parfois aussi exactes que celles de Gervaise et de Coupeau.

Mais l'idée que des Esseintes pouvaient être aussi vrai que ses personnages à lui, déconcertait, irritait presque Zola.

***

J'ai jusqu'ici, dans ces quelques pages, parlé d'À Rebours surtout au point de vue de la litérature et de l'art. Il me faut maintenant en parler au point de vue de la Grâce, montrer quelle part d'inconnu, quelle projection d'âme qui s'ignore, il peut y avoir souvent dans un livre.

Cette orientation si claire, si nette d'À Rebours sur le catholicisme, elle me demeure, je l'avoue, incompréhensible.

Je n'ai pas été élevé dans les écoles congréganistes, mais bien dans un lycée, je n'ai jamais été pieux dans ma jeunesse, et le côté de souvenir d'enfance, de première communion, d'éducation qui tient si souvent une grande place dans la conversion, n'en a tenu aucune dans la mienne. Et ce qui complique encore la difficulté et déroute toute analyse, c'est que, lorsque j'écrivis À Rebours, je ne mettais pas les pieds dans une église, je ne connaissais aucun catholique pratiquant, aucun prêtre ; je n'éprouvais aucune touche divine m'incitant à me diriger vers l'Église, je vivais dans mon auge, tranquille ; il me semblait tout naturel de satisfaire les foucades de mes sens, et la pensée ne me venait même pas que ce genre de tournoi fût défendu.

À Rebours a paru en 1884 et je suis parti pour me convertir dans une Trappe en 1892 ; près de huit années se sont écoulées avant que les semailles de ce livre n'aient levé ; mettons deux années, trois même, d'un travail de la Grâce, sourd, têtu, parfois sensible ; il n'en resterait pas moins cinq ans pendant lesquels je ne me souviens d'avoir éprouvé aucune velléité catholique, aucun regret de la vie que je menais, aucun désir de la renverser. Pourquoi, comment ai-je été aiguillé sur une voie perdue alors pour moi dans la nuit ? Je suis absolument incapable de le dire ; rien, sinon des ascendances de béguinages et de cloîtres, des prières de famille hollandaise très fervente et que j'ai d'ailleurs à peine connue, n'expliquera la parfaite inconscience du dernier cri, l'appel religieux de la dernière page d'À Rebours.

Oui, je sais bien, il y a des gens très forts qui tracent des plans, organisent d'avance des itinéraires d'existence et les suivent ; il est même entendu, si je ne me trompe, qu'avec de la volonté on arrive à tout ; je veux bien le croire, mais, moi, je le confesse, je n'ai jamais été ni un homme tenace, ni un auteur madré. Ma vie et ma littérature ont une part de passivité, d'insu, de direction hors de moi très certaine.

La Providence me fut miséricordieuse et la Vierge me fut bonne. Je me suis borné à ne pas les contrecarrer lorsqu'elles attestaient leurs intentions ; j'ai simplement obéi ; j'ai été mené par ce qu'un appelle « les voies extraordinaires » ; si quelqu'un peut avoir la certitude du néant qu'il serait, sans l'aide de Dieu, c'est moi.

Les personnes qui n'ont pas la Foi m'objecteront qu'avec des idées pareilles, l'on n'est pas loin d'aboutir au fatalisme et à la négation de toute psychologie.

Non, car la Foi en Notre-Seigneur n'est pas le fatalisme. Le libre arbitre demeure sauf. Je pouvais, s'il me plaisait, continuer à céder aux luxurieux émois et rester à Paris, et ne pas aller souffrir dans une Trappe. Dieu n'eût sans doute pas insisté ; mais, tout en certifiant que la volonté est intacte, il faut bien avouer cependant que le Sauveur y met beaucoup du sien, qu'il vous harcèle, qu'il vous traque, qu'il vous « cuisine », pour se servir d'un terme énergique de basse police ; mais je le répète encore, l'on peut, à ses risques et périls, l'envoyer promener.

Pour la psychologie, c'est autre chose. Si nous l'envisageons, comme je l'envisage, au point de vue d'une conversion, elle est, dans ses préludes, impossible à démêler ; certains coins peut-être tangibles, mais les autres, non ; le travail souterrain de l'âme nous échappe. Il y eut sans doute, au moment où j'écrivais À Rebours, un remuement des terres, un forage du sol pour y planter des fondations, dont je ne me rendis pas compte. Dieu creusait pour placer ses fils et il n'opérait que dans l'ombre de l'âme, dans la nuit. Rien n'était perceptible ; ce n'est que bien des années après que l'étincelle a commencé de courir le long des fils. Je sentais alors l'âme s'émouvoir dans ces secousses ; ce n'était encore ni bien douloureux ni bien clair : la liturgie, la mystique, l'art en étaient les véhicules ou les moyens ; cela se passait généralement dans les églises, à Saint-Séverin surtout, où j'entrais par curiosité, par désoeuvrement. Je n'éprouvais, en assistant aux cérémonies, qu'une trépidation intérieure, ce petit trémulement que l'on subit, en voyant, en écoutant ou en lisant une belle oeuvre, mais il n'y avait pas d'attaque précise, de mise en demeure de se prononcer.

Je me détachais seulement, peu à peu, de ma coque d'impureté ; je commençais à me dégoûter de moi-même, mais je rebiffais quand même sur les articles de Foi. Les objections que je me posais me semblaient être irrésistibles ; et un beau matin, en me réveillant, elles furent, sans que j'aie jamais su comment, résolues. Je priai pour la première fois et l'explosion se fit.

Tout cela paraît, pour des gens qui ne croient pas à la Grâce, fou. Pour ceux qui ont ressenti ses effets, aucun étonnement n'est possible ; et, si surprise il y avait, elle ne pourrait exister que pour la période d'incubation, celle où l'on ne voit et où l'on ne perçoit rien, la période du déblaiement et de la fondation dont on ne s'est même pas douté.

Je comprends, en somme, jusqu'à certain point, ce qui s'est passé entre l'année 1891 et l'année 1895, entre Là-Bas et En Route, rien du tout entre l'année 1884 et l'année 1891, entre À Rebours et Là-Bas.

Si je n'ai pas compris moi-même, à plus forte raison les autres ne comprirent-ils point les impulsions de des Esseintes. À Rebours tombait ainsi qu'un aérolithe dans le champ de foire littéraire et ce fut et une stupeur et une colère ; la presse se désordonna ; jamais elle ne divagua en tant d'articles ; après m'avoir traité de misanthrope impressionniste et avoir qualifié des Esseintes de maniaque et d'imbécile compliqué, les Normaliens comme M. Lemaître s'indignèrent que je ne fisse point l'éloge de Virgile et déclarèrent d'un ton péremptoire, que les décadents de la langue latine, au Moyen Âge, n'étaient que « des radoteurs et des crétins ». D'autres entrepreneurs de critique voulurent bien aussi m'aviser qu'il me serait profitable de subir, dans une prison thermale, le fouet des douches ; et, à leur tour, les conférenciers s'en mêlèrent. À la Salle des Capucines, l'archonte Sarcey criait, ahuri : « Je veux bien être pendu, si je comprends un traître mot à ce roman ! » Enfin, pour que ce fût complet, les revues graves, telles que la Revue des Deux Mondes, dépêchèrent leur leader, M. Brunetière, pour comparer ce roman aux vaudevilles de Waflard et Fulgence.

Dans ce tohu-bohu, un seul écrivain vit clair, Barbey d'Aurevilly, qui ne me connaissait nullement, d'ailleurs. Dans un article du Constitutionnel portant la date du 28 juillet 1884, et qui a été recueilli dans son volume Le Roman Contemporain paru en 1902, il écrivit :
Après un tel livre, il ne reste plus à l'auteur qu'à choisir entre la bouche d'un pistolet ou les pieds de la croix.

C'est fait.

J.-K. Huysmans. (1903)

La Terre promise

Paul Bourget Préface : 1892

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Si un pareil titre n'eût point paru trop ambitieux, ce livre se serait appelé : le Droit de l'Enfant. Le problème particulier qui s'y trouve posé se rattache en effet à cet autre plus général : Jusqu'à quel point le fait d'avoir donné volontairement la vie à un autre être nous engage-t-il envers cet être ? Dans quelle mesure notre personnalité est-elle obligée d'abdiquer l'indépendance de son développement devant cette existence nouvelle ? Ne vous y trompez pas. Cette question si vague devient terriblement précise dans la pratique, et la portée en est infinie. Suivant la réponse que vous y ferez, vous serez pour ou contre le divorce, pour ou contre les seconds mariages des veufs et des veuves, pour ou contre l'éducation par l'internat, pour ou contre la recherche de la paternité, pour ou contre l'absolution des féroces vengeances conjugales qualifiées si complaisamment de crimes passionnels. Ces quelques exemples peuvent être multipliés à son gré par le lecteur qu'intéressent ces sortes d'études. Ils suffisent à montrer la complexité singulière de ce problème de l'enfant qui ne résume rien moins que toute la moralité de l'amour. C'est dire que les cas de conscience qui en découlent sont innombrables. Celui qui fait la matière de Terre promise est probablement un des plus communs, un de ceux aussi que l'honnêteté courante résout avec le moins d'hésitation. Un homme a été l'amant d'une femme mariée à un autre. Il a eu de cette femme un enfant inscrit sous le nom de cet autre. Mais il ne saurait douter, il ne doute pas qu'il ne soit le véritable père. Garde-t-il des devoirs envers cet enfant, et quels devoirs ? Garde-t-il des droits, et quels droits ? Est-il coupable de continuer sa vie propre sans en tenir aucun compte ? Le lien mystérieux du sang implique-t-il nécessairement une obligation, latente, si l'on peut dire, et que telle ou telle circonstance découvrira ? Je ne crois pas exagérer en affirmant que neuf hommes sur dix feront à cette série de nouvelles questions une réponse négative. C'est pour le dixième qu'est écrit ce roman, pour celui dans le cour duquel les passions et l'expérience n'ont pas entièrement aboli le noble sens du scrupule, et à qui ce n'est point assez, pour s'estimer tout à fait, d'avoir concilié son intérêt avec les convenances et son plaisir avec la correction mondaine ou bourgeoise. Peut-être celui-là jugera-t-il que ce drame de la paternité dans l'adultère demeure un des plus tragiques et des plus humains parmi ceux que présente quotidiennement la vie réelle, et qu'il vaut toujours la peine d'en étudier de plus près les données et les péripéties.

J'ai adopté, une fois de plus, pour traiter ce problème, cette forme de roman très ancienne dans la tradition française que nos pères appelaient le roman d'analyse, d'un terme très simple, très clair et très exact, auquel les contemporains ont substitué le nom beaucoup plus pédantesque et assez équivoque de psychologique. Je dis équivoque, - car cette appellation semble revendiquer l'étude de l'âme humaine au nom d'une école spéciale, tandis que cette étude est commune à la littérature tout entière que M. Taine a si profondément définie : une psychologie vivante. Même la description du paysage la plus résolument plastique n'est-elle pas une transcription d'un état de l'âme, et, pareillement, le drame le plus emmêle d'aventures ne comporte-t-il pas à un degré quelconque des sentiments et des sensations, par conséquent de l'âme encore ? Balzac, dans des pages de critique trop peu connues, - car elles sont d'une portée supérieure, comme tous les fragments de théorie ébauchés par ce grand esprit d'un don philosophique égal à son don évocateur, - avait plus finement dénommé les romans d'analyse des romans d'idées, signifiant par là que leurs auteurs sont surtout préoccupés des phénomènes de la vie intérieure. Là encore pourtant l'équivoque apparaît, car ce terme de romans d'idées convient également au livre à thèse, et c'est toujours la vieille formule, celle dont se contentait Sainte-Beuve, qui me paraît la plus juste, d'autant mieux qu'elle rattache cette sorte de livres à la série des oeuvres correspondantes parmi les autres espèces littéraires. Il y a en effet un théâtre d'analyse, dont Racine dans la tragédie et Marivaux dans la comédie, pour ne citer que des classiques, sont les maîtres. Il y a une poésie d'analyse qu'ont exécutée ce même Sainte-Beuve dans son admirable Joseph Delorme, Baudelaire, Sully Prudhomme. Il y a des mémoires d'analyse dont les Confessions de saint Augustin demeurent le type vénérable, et les Souvenirs de M. Renan le type ironique. Toutes ces oeuvres offrent ce trait commun de s'appliquer surtout à la notation des petits faits de conscience, dont l'ensemble se manifeste au dehors sous l'aspect de passions complètes, de volontés déterminées, d'actions définies. Les intelligences très inégales et très diverses de ces écrivains apparaissent comme douées également d'une faculté de réflexion qui leur permet d'apercevoir, dans un détail extrêmement ténu, tout l'obscur travail caché des plus minuscules ressorts intimes. C'est la mise à nu de ces ressorts qui les intéresse plus peut-être que le résultat du mouvement de ces ressorts. La sonnerie de la pendule les préoccupe moins que l'agencement des pièces dont le jeu délicat aboutit à cette sonnerie. C'est à la décomposition des phénomènes de la vie morale ou sentimentale qu'ils s'ingénient - sans même le vouloir, comme le grand évêque Africain dont l'unique ambition était de s'humilier dans un coupable passé et non pas d'étonner des lecteurs profanes par la subtilité de sa vision intérieure.

Il était naturel que cet esprit d'analyse, inné à certains tempéraments comme la disposition dramatique l'est à d'autres, trouvât de quoi s'exercer dans le roman plus encore que dans la tragédie, la comédie ou le poème lyrique. Quelques-uns des chefs-d'oeuvre de ce genre sont en effet de purs travaux d'analyse : la Princesse de Clèves, Robinson Crusoe, les Liaisons dangereuses, Adolphe, les Affinités électives, le Rouge et le Noir, Volupté, le Lys dans la vallée, Louis Lambert, La Muse du département, Mademoiselle de Maupin, Dominique. Cette liste, dressée au hasard du souvenir et qui comprend des oeuvres si diverses qu'elle semble incohérente, suffit à prouver la souplesse et la vitalité de cette forme d'art. La besogne d'observation qu'elle représente complète la besogne d'observation qu'accomplit le roman de moeurs. L'enquête sur la vie intérieure et morale doit fonctionner parallèlement à l'enquête sur la vie extérieure et sociale, - l'une éclairant, approfondissant, corrigeant l'autre. - Aussi était-il à prévoir qu'à côté de la grande et féconde poussée du roman de moeurs issue de Balzac à travers Flaubert, qui s'est appelée le naturalisme, une autre poussée se produirait dans le sens de ce roman d'analyse, d'autant plus que la science moderne de l'esprit fournit aux curieux de l'anatomie mentale des documents et des méthodes d'une incomparable supériorité. C'est aussi le phénomène littéraire qui s'est accompli, mais au milieu d'une malveillance de la critique et de l'opinion, si constante depuis quelques années qu'il est impossible qu'elle ne repose pas sur des motifs très sérieux. Quand un grand nombre de personnes distinguées se rencontrent dans une antipathie manifestée hautement pour une certaine tentative d'art, elle peuvent certes se méprendre, - et il me semble que c'est ici le cas, - mais leur opinion, même erronée, n'est pas négligeable, et c'est pourquoi, sans relever des épigrammes par trop évidemment partiales, ou des reproches par trop certainement iniques, je voudrais essayer de répondre aux deux ou trois des objections les plus habituellement soulevées contre le genre lui-même par-dessus et à travers ses adeptes.

Du point de vue purement esthétique, ses adversaires paraissent surtout persuadés que les diverses qualités qui donnent à un récit imaginaire la couleur de la vie sont inconciliables avec l'analyse poussée un peu loin. Ils raisonnent à peu près ainsi : « Vous prétendez copier les passions. Or le premier caractère des passions est précisément d'abolir dans celui qu'elles dominent le reploiement sur soi. Un homme qui aime vraiment pense à ce qu'il aime et non pas à son amour. Un homme qui désire pense à l'objet de son désir et non pas à son désir. On l'a dit souvent aux psychologues de l'école de Jouffroy, et le mot est encore plus juste appliqué aux psychologues du roman : on ne se met pas à la fenêtre pour se voir passer dans la rue. Quand vous dénombrez minutieusement les états d'âme qui préparent les actes de vos personnages, vous vous substituez à eux sans vous en apercevoir, puisque vous peignez d'eux ce qu'ils ne peuvent eux-mêmes ni constater ni discerner. La vie comporte une demi-obscurité des cours, un sourd et continuel travail de l'instinct aveugle, un jaillissement et un mouvement de spontanéité incompatibles avec cette anatomie continue qui est votre but et votre méthode. Tout ce que l'on dissèque est mort. » Je ne crois pas avoir diminué l'objection en la formulant. Elle est très spécieuse. Son grand défaut est qu'elle s'applique à toute espèce de procédé littéraire aussi bien qu'au procédé analytique. Un romancier de l'école impersonnelle, Flaubert, par exemple, - je choisis le plus indiscuté de tous, - peint un paysage autour de Madame Bovary ou de Frédéric Moreau. Ne montre-t-il pas ce paysage tel qu'il le voit, lui, avec ses yeux d'artiste ? Lui serait-il possible de reconstituer autrement que par la plus invérifiable hypothèse, ce que les yeux de la jeune femme ou du jeune homme ont pu réellement saisir, et, par conséquent, le contre-coup que leur sensibilité a pu en recevoir ? Toute narration d'un fait extérieur n'est jamais que la copie de l'impression que nous produit ce fait, et toujours une part d'interprétation individuelle s'insinue dans le tableau le plus systématiquement objectif. C'est le dosage de cette part qui constitue le principal effort de l'artiste soucieux de ne pas trop déformer la réalité. Admettons donc que tous les thèmes ne sont pas également propres à être traités, ni tous les caractères à être étudiés par la méthode du roman d'analyse. Mais de ce qu'il y a une évidente limite à cet outil très incomplet, s'ensuit-il que son emploi ne soit pas légitime et nécessaire dans telle ou telle occasion ? Si la vie se présente chez certains êtres et dans certaines crises comme un instinct et comme une spontanéité, elle se présente aussi chez certains autres avec des phénomènes contraires, et elle n'en est pas moins la vie. Quand Phèdre est rongée d'un criminel désir qu'elle n'ose avouer, quand Adolphe se débat entre l'élan féroce de sa jeune indépendance et sa pitié pour Ellénore, quand Amaury, à vingt-deux ans, hésite devant les mondes soudain révélés de l'action, de la croyance et de l'amour, quand Mme de Mortsauf console les soupirs de sa chimère étouffée par les trompeuses douceurs d'une amitié toujours troublée, toujours jalouse, ce sont bien pourtant des états humains, ce sont des crises de la vie vivante, et dont le roman d'analyse peut seul noter les nuances et décrire les détours. Si la critique était entièrement équitable, c'est la première question qu'elle se poserait à propos des livres de ce genre : l'instrument a-t-il été employé à son vrai service ? Et elle se réjouirait qu'il y ait une forme d'art restreinte, - mais efficace, quand elle est dirigée par des mains ingénieuses, - pour reproduire les mille tragédies taciturnes et secrètes du cour, pour étudier la genèse, l'éclosion et la décadence de certains sentiments inexprimés, pour reconnaître et pour raconter les situations d'exception, les caractères singuliers, enfin tout un détail, inatteignable par le roman de moeurs lequel doit, pour rester fidèle à son rôle, éviter précisément ce domaine de la nuance et poursuivre le type à travers les individualités, les vastes lois d'ensemble à travers les faits particuliers. Ce dernier roman est à l'autre ce que la fresque est au portrait. Les analystes ne demandent pas que l'on préfère la toile où il ne se trouve qu'un ou deux visages copiés à la loupe aux puissantes et hardies évocations de foules nombreuses parmi des scènes chaudement et largement vivantes. Ils ont le droit, modestes ouvriers dans un genre illustré par des chefs-d'oeuvre et pratiqué par des maîtres, de demander qu'on n'étende pas à ce genre lui-même les réserves que leurs défauts à eux peuvent mériter.

J'arrive à un autre reproche, plus sévère, celui-là, qui est souvent adressé au roman psychologique. Partant de ce principe que l'esprit d'analyse est funeste à la volonté, certains critiques ont considéré l'influence de ce roman comme énervante et dissolvante, particulièrement sur les jeunes gens. L'égoïsme et le scepticisme leur ont paru être le résultat nécessaire de ce travail de reploiement intérieur. « Trop penser à ses propres joies et à ses propres douleurs, » vont-ils répétant, « c'est trop penser à soi-même, c'est donc hypertrophier peu à peu ce sentiment du moi, que le premier principe de la morale est au contraire de subordonner. C'est aussi paralyser sa propre énergie, car l'abus de la pensée, qui aboutit à la multiplication extrême des points de vue, a pour conséquence l'incertitude dans la décision. Tel est le double et inévitable effet de la littérature d'analyse chez ceux qui s'attardent à cette dangereuse discipline... » Et de là à flétrir éloquemment ces soi-disant professeurs de défaillances, il n'y a que la distance de quelques métaphores. Le malheur est que cette objection-ci repose sur une de ces formules que l'on oublie de contrôler, tant elles sont courantes. Cette antithèse entre l'esprit d'analyse et l'action est en effet un de ces lieux communs, si chers aux essayistes contemporains que nous l'avons tous plus ou moins admise sans la vérifier. Quelques exemples célèbres sont encore venus la confirmer, entre autres celui d'Amiel, cet Hamlet intellectuel qui ne put jamais prendre parti même vis-à-vis de ses propres facultés. Mais d'autres exemples, moins souvent cités, ne serviraient-ils pas à prouver la thèse exactement contraire, à savoir que l'analyse a été chez des personnages beaucoup plus significatifs encore que l'auteur du Journal Intime une multiplicatrice d'énergie ? Ouvrez le premier volume des Mémoires de Mme de Rémusat et lisez ces lignes : « Les habitudes géométriques de son esprit l'ont toujours porté à analyser jusqu'à ses émotions. Il est l'homme qui a le plus médité sur les pourquoi qui régissent les actions humaines... Pour tirer parti de son caractère, il semblait quelquefois qu'il n'eût pas craint de le soumettre à la plus exacte analyse... Quand on veut essayer de le peindre, il faudrait employer les formes analytiques pour lesquelles il a tant de goût... » À propos de qui cette femme si clairvoyante est-elle amenée à prononcer trois fois en six pages le mot d'analyse, sinon de Bonaparte, c'est-à-dire du plus volontaire des hommes du siècle et peut-être de tous les siècles ? Voilà qui donne un démenti bien inattendu à la théorie du grand hésitant de Genève sur les conséquences paralysantes de cette faculté souveraine. Un autre, et non moins frappant, a été donné par Stendhal. C'est, je crois, M. Jules Lemaître qui a remarqué, très justement, que l'auteur du Rouge fut avant tout un homme d'action et d'une énergie égale à celle des plus braves. - Il l'a bien prouvé en Allemagne et à la retraite de Russie. - Homme d'action également, et de quelle action, à la fois politique et militaire, l'analyste des Liaisons. Homme d'action et d'une inflexible rigueur dans sa volonté, l'analyste des Affinités. Homme d'action et d'une puissance qui n'a pas encore épuisé son énergie, cet analyste d'un tout autre ordre, mais un analyste tout de même, ce saint Ignace de Loyola dont les Exercices spirituels attestent quelle minutieuse étude il avait faire du mécanisme intérieur de sa propre volonté. L'extrême disparate de ces différents noms n'est-elle pas plus concluante que tous les raisonnements ?

L'expérience démontre donc que l'esprit d'analyse n'est par lui-même ni un poison ni un tonique de la volonté. C'est une faculté neutre, comme toutes les autres, capable d'être dirigée ici ou là, dans le sens de notre amélioration ou de notre corruption. Quand on cherche à se rendre compte de son essence, on trouve qu'elle réside surtout dans un grossissement assez analogue à celui qui s'accomplit sous le microscope. L'esprit d'analyse amplifie, en les immobilisant sous notre réflexion, tous les faits de conscience, importants ou minimes, qui foisonnent en nous comme une végétation changeante, frémissante et toujours renouvelée de la flore intérieure. S'il arrive que de regarder ainsi et de constater des états coupables de notre âme ne nous procure aucun repentir et aucun désir d'amendement, la faute n'en est pas à ce regard. Si Amiel s'est complu à détailler indéfiniment les nuances de sa paresse intellectuelle au lieu d'en poursuivre et d'en éliminer les moindres traces, ce n'est point cette analyse seule qui en fut la cause, ce fut surtout la vanité timide et ombrageuse du demi-écrivain qui, se sentant inférieur à son idéal, s'abstient de tenter une oeuvre qu'il n'est pas assuré de réussir. L'esprit d'analyse a, d'ailleurs, un autre nom hors de la langue littéraire : il s'appelle l'examen de conscience, et, bien loin d'être l'opposé de la moralité, c'en est le principe même, à la condition qu'une fois cet examen fini, d'autres facultés entrent en jeu. Concluons-en que ce péché de psychologie dont les romanciers d'analyse ont été si souvent incriminés, ne mérite pas certaines colères. La critique, préoccupée de questions morales, eût été plus juste en rappelant seulement aux romanciers de cette école que leur responsabilité est peut-être plus grande que celle des romanciers de moeurs, car ils parlent plus directement à ces consciences qu'ils prétendent anatomiser, et c'est à propos des oeuvres de ce type que l'on a le droit de dire, quand elles sont réussies, le mot de Bossuet sur le théâtre, si éloquent et si sévère dans son raccourci : « que le spectateur du dehors est au dedans un acteur muet. » Peut-être en examinant avec plus de soin beaucoup de livres, jugés et suspectés un peu légèrement, aurait-on reconnu que la plupart des romanciers de ce groupe n'ont jamais cessé d'avoir un sentiment très vif de cette responsabilité.

Paris, 5 octobre 1892.

Le Disciple

Paul Bourget préface de 1889

C'est à toi que je veux dédier ce livre, jeune homme de mon pays, à toi que je connais si bien quoique je ne sache de toi ni ta ville natale, ni ton nom, ni tes parents, ni ta fortune, ni tes ambitions, rien sinon que tu as plus de dix-huit ans et moins de vingt-cinq, et que tu vas, cherchant dans nos volumes, à nous tes aînés, des réponses aux questions qui te tourmentent. Et des réponses ainsi rencontrées dans ces volumes dépend un peu de ta vie morale, un peu de ton âme ; et ta vie morale, c'est la vie morale de la France même ; ton âme, c'est son âme. Dans vingt ans d'ici, toi et tes frères, vous aurez en main la fortune de cette vieille patrie, notre mère commune. Vous serez cette patrie elle-même. Qu'auras-tu recueilli, qu'aurez-vous recueilli dans nos ouvrages ? Pensant à cela, il n'est pas d'honnête homme de lettres, si chétif soit-il, qui ne doive trembler de responsabilité.

Tu trouveras dans Le Disciple l'étude d'une de ces responsabilités-là. Puisses-tu y acquérir une preuve que l'ami qui t'écrit ces lignes possède, à défaut d'autre mérite, celui de croire profondément au sérieux de son art. Puisses-tu trouver dans ces lignes même la preuve qu'il pense à toi, anxieusement. Oui, il pense à toi, et cela depuis bien longtemps, depuis les jours où tu commençais d'apprendre à lire, alors que nous autres, qui marchons aujourd'hui vers notre quarantième année, nous griffonnions nos premiers vers et notre première page de prose au bruit du canon qui grondait sur Paris. Dans nos chambrées d'écoliers, on n'était pas gai à cette époque. Les plus âgés d'entre-nous venaient de partir pour la guerre, et nous devions rester au collège, du fond de nos classes à demi désertes nous sentions peser sur nous le grand devoir du relèvement de la Patrie.

Nous t'évoquions souvent alors dans cette fatale année 1871, jeune Français de maintenant, nous tous qui voulions vouer notre effort aux Lettres. Mes amis et moi, nous répétions les beaux vers de Théodore de Bainville :

   Vous en qui je salue une nouvelle aurore,
  Vous tous qui m'aimerez,
  Jeunes hommes des temps qui ne sont pas encore,
  Ô bataillons sacrés !

Cette aurore de demain nous la voulions aussi rayonnante que notre aurore à nous était mélancolique et embrumée d'une vapeur de sang. Nous souhaitions mériter d'être aimés par vous, nos cadets nés de la veille, en vous laissant de quoi valoir mieux que nous ne valions nous-mêmes. Nous nous disions que notre ouvre, à nous, était de vous refaire, à vous, une France nouvelle, par notre action privée et publique, par nos actes et par nos paroles, par notre ferveur et par notre exemple, une France rachetée de sa défaite, une France reconstruite dans sa vie extérieure et dans sa vie intérieure. Tout jeunes que nous fussions alors, nous savions pour l'avoir appris dans nos maîtres, - et ce fut leur meilleur enseignement, - que les triomphes et les défaites du dehors traduisent les qualités et les insuffisances du dedans. Nous savions que la résurrection de l'Allemagne, au début du siècle, a été avant tout une ouvre d'âme, et nous nous rendions compte que l'Ame Française était bien la grande blessée de 1870, celle qu'il fallait aider, panser, guérir. Nous n'étions pas les seuls dans la généreuse naïveté de notre adolescence à comprendre que la crise morale était la grande crise de ce pays-ci, puisqu'en 1873 le plus vaillant de nos chefs de file, Alexandre Dumas, disait dans la préface de la Femme de Claude, s'adressant aux Français de son âge comme je m'adresse à toi, mon frère plus jeune : « Prends garde, tu traverses des temps difficiles . Tu viens de payer cher, elles ne sont même pas encore toutes payées, tes fautes d'autrefois. Il ne s'agit plus d'être spirituel, léger, libertin, railleur, sceptique et folâtre : en voilà assez pour quelque temps au moins. Dieu, la nature, le travail, le mariage, l'amour, l'enfant, tout cela est sérieux, très sérieux, et se dresse devant toi. Il faut que tout cela vive ou que tu meures. »

De cette génération dont je suis, et que soulevait ce noble espoir de refaire la France, je ne peux pas dire qu'elle ait réussi, ni même qu'elle ait été assez préoccupée de son ouvre. Ce que je sais, c'est qu'elle a beaucoup travaillé, - oui, beaucoup. Sans trop de méthode, hélas ! mais avec une application continue et qui me touche quand je songe au peu qu'ont fait pour elle les hommes au pouvoir, combien nous avons été abandonnés à nous-mêmes, l'indifférence où nous ont tenus les malheureux qui dirigeaient les affaires et à qui jamais l'idée n'est venue de nous encourager, de nous appuyer, de nous diriger. Ah ! la brave classe moyenne, la solide et vaillante Bourgeoisie, que possède encore la France ! Qu'elle a fourni, depuis ces vingt ans, d'officiers laborieux, cette bourgeoisie, d'agents diplomatiques habiles et tenaces, de professeurs excellents, d'artistes intègres ! J'entends dire parfois : »Quelle vitalité dans ce pays ! Il continue d'aller, là où un autre mourrait . » He bien ! s'il va, en effet, depuis vingt ans, c'est d'abord par la bonne volonté de cette jeune bourgeoisie qui a tout accepté pour servir le pays.  Elle a vu d'ignobles maîtres d'un jour proscrire au nom de la liberté ses plus chère croyances, des politiciens abominables jouer du suffrage universel comme d'un instrument de règne, et installer leur médiocrité menteuse dans les plus hautes places. Elle l'a subi, ce suffrage universel, la plus monstrueuse et la plus inique des tyrannies, - car la force du nombre est la plus brutale des forces, n'ayant même pas pour elle l'audace et le talent. La jeune bourgeoisie s'est résignée à tout, elle a tout accepté pour avoir le droit de faire la besogne nécessaire. Si nos soldats vont et viennent, si les puissances étrangères nous gardent leur respect, si notre enseignement supérieur se développe, si nos arts et notre littérature continuent d'affirmer le génie national, c'est à elle que nous le devons. Elle n'a pas de victoire à son actif, cette génération de jeunes gens de la guerre, cela est vrai. Elle n'a pas su rétablir la forme traditionnelle du gouvernement, ni résoudre les problèmes redoutables que l'erreur démocratique nous impose. Pourtant, jeune homme de 1889, ne la méprise pas. Sache rendre justice à tes ainés. Par eux la France a vécu.

Comment vivra-t-elle par toi, c'est la question qui tourmente à l'heure actuelle ceux de ces aînés qui ont gardé, malgré tout, la foi dans le relèvement du pays. Tu n'as plus, toi, pour te souvenir, la vision des cavaliers prussiens galopant victorieux entre les peupliers de la terre natale. Et de l'horrible guerre civile tu ne connais guère que la ruine pittoresque de la Cour des comptes, où les arbres poussent leur végétation luxuriante parmi les pierres roussies qui prennent de poétiques allures de palais anciens, en attendant que cette trace aussi disparaisse. Nous autres, nous n'avons jamais pu considérer que la paix de 71 eut tout réglé pour toujours. Que je voudrais savoir si tu penses comme nous ! Que je voudrais être sûr que tu n'es pas prêt à renoncer à ce qui fut le rêve secret, l'espérance consolatrice de chacun de nous, même de ceux qui n'en ont jamais parlé ! Mais non, j'en suis sûr, et que tu te sens triste quand tu passes devant l'Arc où lesautres ont passé, même si c'est avec un ami et par les beaux soirs d'été. Tu quitterais tout, gaiement, pour aller là-bas, - si demain, il le fallait. J'en suis sûr encore. Mais ce n'est pas assez de savoir mourir. Es-tu décidé à savoir vivre ? Lorsque tu le vois, cet Arc de triomphe, et que tu te souviens de l'épopée de la Grande Armée, regrettes-tu de n'avoir pas dans tes cheveux le souffle héroïque des conscrits d'alors ?  Quand tu te souviens de la Restauration et des luttes du Romantisme, éprouves-tu la nostalgie de n'avoir pas, comme ceux d'Hernani, un grand drapeau littéraire à défendre ? Sens-tu, quand tu rencontres un des maîtres d'aujourd'hui, un Dumas, un Taine, un Leconte de Lisle, une émotion à penser que tu as là devant toi un des dépositaires du génie de la race ? Quand tu lis des livres, comme ceux que nous devons écrire lorsqu'il nous faut peindre les coupables passions et leur martyre, souhaites-tu d'aimer mieux que n'ont aimé les auteurs de ces livres ? As-tu de l'idéal, enfin, plus d'idéal que nous ; de la foi, plus de foi que nous ; de l'espérance, plus d'espérance que nous ? - Si c'est oui, donne-moi la main, et laisse-moi te dire : merci - Si c'est non ?...

Si c'est non ?... - Il y a deux types de jeunes gens que je vois devant moi à l'heure présente, et qui sont devant toi aussi comme deux formes de tentations, également redoutables et funestes. - L'un est cynique et volontiers jovial. Il a, dès vingt ans, fait le décompte de la vie, et sa religion tient dans un seul mot : jouir, - qui se traduit par cet autre : réussir. Qu'il fasse de la politique ou des affaires, de la littérature ou de l'art, du sport ou de l'industrie ; qu'il soit officier, diplomate ou avocat, il n'a que lui-même pour dieu, pour principe et pour fin. Il a emprunté à la philosophie naturelle de ce temps la grande loi de la concurrence vitale, et il l'applique à l'ouvre de sa fortune avec une ardeur de positivisme qui fait de lui un barbare civilisé, la plus dangereuse des espèces. Alphonse Daudet, qui a su merveilleusement le voir et le définir, ce jeune homme moderne, l'a baptisé struggle-for-lifer, - et lui-même, ce personnage s'appelle volontiers « fin de siècle ». Il n'estime que le succès, - et dans le succès que l'argent. Il est convaincu, en lisant ce que j'écris ici, - car il me lit comme il lit toutes choses, ne fut-ce que pour être « dans le train », - que je me moque du public en traçant ce portrait, et que moi-même je lui ressemble. Il est si profondément nihiliste à sa manière, que l'idéal lui paraît une comédie chez tout autre, comme il en serait, comme il en est une chez lui, quand il juge à propos, par exemple, de se grimer en socialiste, de mentir au peuple pour avoir ses votes. Ce jeune homme là, c'est un monstre, n'est-ce pas ? Car c'est être un monstre que d'avoir vingt-cinq ans et, pour âme, une machine à calcul au service d'une machine à plaisir. Je le redoute moins cependant pour toi que cet autre qui a, lui, toutes les aristocraties des nerfs, toutes celles de l'esprit, et qui est un épicurien intellectuel et raffiné, comme le premier était un épicurien brutal et scientifique. Ce nihiliste délicat, comme il est effrayant à rencontrer et comme il est abonde ! À vingt-cinq ans, il a fait le tour de toutes les idées. Son esprit critique, précocement éveillé, a compris les résultats derniers des plus subtiles philosophies de cet âge. Ne lui parlez pas d'impiété, de matérialisme. Il sait que le mot matière n'a pas de sens précis, il est d'autre part trop intelligent pour ne pas admettre que toutes les religions ont pu être légitimes à leur heure. Seulement, il n'a jamais cru, il ne croira jamais à aucune, pas plus qu'il ne croira jamais à quoi que ce soit, sinon au jeu amusé de son esprit qu'il a transformé en un outil de perversité élégante. Le bien et le mal, la beauté et la laideur, le vice et la vertu lui paraissent des objets de simple curiosité. L'âme humaine tout entière est, pour lui, un mécanisme savant dont le démontage l'intéresse comme un objet d'expérience. Pour lui, rien n'est vrai, rien n'est faux, rien n'est moral, rien n'est immoral. C'est un égoïste subtil et raffiné dont toute l'ambition, comme l'a dit un remarquable analyste, Maurice Barrès, dans son beau roman de l'Homme libre, - chef d'ouvre d'ironie auquel il manque seulement une conclusion - consiste à « adorer son moi », à le parer de sensations nouvelles. La vie religieuse de l'humanité ne lui est que prétexte à ces sensations-là, comme la vie intellectuelle, comme la vie sentimentale. Sa corruption est autrement profonde que celle du jouisseur barbare ; elle est autrement compliquée, et le beau nom d'intellectualisme dont il la pare en dissimule la férocité froide, la sécheresse affreuse. Nous le connaissons trop bien, ce jeune homme-là ; nous avons tous failli l'être, nous que les paradoxes d'un maître trop éloquent ont trop charmés ; nous l'avons tous été un jour, une heure ; nous le sommes encore dans nos mauvais moments. Et si j'ai écrit ce livre, c'est pour te montrer enfant, enfant de vingt ans chez qui l'âme est entrain de se faire, c'est pour me montrer à moi-même ce que cet égoïsme-là peut cacher de scélératesse au fond de lui.

Ne sois ni l'un ni l'autre de ces deux jeunes hommes, jeune Français d'aujourd'hui. Ne sois ni le positivisme brutal qui abuse du monde sensuel, ni le sophiste dédaigneux et précocement gâté qui abuse du monde intellectuel et sentimental. Que ni l'orgueil de la vie, ni celui de l'intelligence ne fasse de toi un cynique et un jongleur d'idées ! Dans ce temps de conscience troublée et de doctrines contradictoires, attache-toi, comme à la branche de salut, à la phrase sacrée : »Il faut juger l'arbre par ses fruits. » Il y a une réalité dont tu ne peux pas douter, car tu la possèdes, tu la sens, tu la vis à chaque minute : c'est ton âme. Parmi les idées qui t'assaillent, il en est qui rende cette âme moins capable d'aimer, moins capable de vouloir. Tiens pour assuré que ces idées sont fausses par un point, si subtiles te semblent-elles, soutenues par les plus beaux noms, parées de la magie des plus beaux talents. Exalte et cultive en toi ces deux grandes vertus, ces deux énergies en dehors desquelles il n'y a que flétrissure présente et agonie finale : l'amour et la volonté. - La science d'aujourd'hui, la sincère, la modeste, reconnaît qu'au terme de son analyse s'étend le domaine de l'Inconnaissable. Le vieux Littré, qui fut presqu'un saint, a magnifiquement parlé de cet océan de mystère qui bat notre rivage, que nous voyons devant nous, réel, et pour lequel nous n'avons ni barque ni voile. À ceux qui te diront que derrière cet océan de mystère il y a le vide, l'abîme du noir et de la mort, aie le courage de répondre : « Vous ne le savez pas . » Et puisque tu sais, puisque tu éprouves qu'une âme en toi travaille à ce que cette âme ne meure pas en toi avant toi-même. - La France a besoin que nous pensions tous cela, et puisse ce livre t'aider à le penser. N'y cherche pas, ce que tu n'y trouverais point, des allusions à de récents événements. Le plan en était tracé, et une partie en était écrite quand deux tragédies, l'une Française et l'autre Européenne sont venues attester qu'un même trouble d'idées et de sentiments remue à l'heure présente, de hautes et d'humbles destinées. Fais-moi l'honneur de croire que je n'ai pas spéculé sur des drames qui on fait souffrir, qui font souffrir trop de personnes. Les moralistes dont c'est le métier de chercher les causes rencontrent parfois des analogies de situations qui leur attestent qu'ils ont vu juste. Ils aimeraient mieux alors s'être trompés. Que je voudrais, moi, pour me citer en exemple, qu'il n'y eut jamais eu dans la vie réelle de personnages semblables, de près ou de loin, au malheureux Disciple qui donne son nom à ce roman ! Mais s'il n'y en avait pas eu, s'il n'y en avait pas encore, je ne t'aurais pas dit ce que je viens de te dire, jeune homme de mon pays, à qui je voudrais avoir été une fois bienfaisant, par qui je souhaite passionnément d'être aimé, - et de le mériter.

 

Paul Bourget  Paris 5 juin 1889

Un Homme libre

Maurice Barrès Préface de 1904

Ceux qui ne connurent jamais l'ivresse de déplaire ne peuvent imaginer les divines satisfactions de ma vingt-cinquième année : j'ai scandalisé. Des gens se mettaient à cause de mes livres en fureur. Leur sottise me crevait de bonheur.

Sous l'oeil des Barbares parut en novembre 1887 et l'Homme libre, vers Pâques, en 1889. Les maîtres de la grande espèce vivaient encore. Je croisais dans le quartier Latin Taine, Renan et Leconte de Lisle. J'avais vu, de mes yeux vu Hugo. Jour inoubliable, celui où je causais avec Leconte de Lisle et Anatole France dans la bibliothèque du Sénat et qu'un petit vieillard vigoureux - c'était le Père, c'était l'Empereur, c'était Victor Hugo - nous rejoignit ! Je mourrai sans avoir rien vu qui m'importe davantage. Ah ! si, quelque jour, je pouvais mériter que l'Histoire acceptât ce groupe de quatre âges littéraires ! Ainsi quand j'étais jeune, il y avait encore des dieux. Mais une pensée tout acilic faisait recette auprès du public. On prenait la grossièreté pour de la force, l'obscénité pour de la passion et des tableaux en trompe-l'oeil pour des pages «grouillantes de vie». Autant de raisons pour qu'un petit livre d'analyse ne fût peint remarqué. Et puis l'Homme libre était peu compréhensible.

Croyez-vous donc que j'eusse voulu être entendu de n'importe qui ? J'écrivais pour mettre de l'ordre en moi-même et pour me délivrer, car on ne pense, ce qui s'appelle penser, que la plume à la main. Mais le premier venu allait-il pencher sa tête, par-dessus mon épaule, sur mon papier ? - « Fi, Monsieur ! m'écriai-je, moyennant 3 fr. 50, vous voudriez connaître mes plus délicates complications. Faites d'abord des études préliminaires ou plutôt adressez-vous ailleurs, car rien ne m'assure que vous soyez né pour que nous causions ensemble. »

Cette disposition méprisante a ses inconvénients. J'ai créé un préjugé contre mes livres. Pendant une dizaine d'années, il y eut sur l'Egotisme de M. Barrès, sur le Moi de M. Barrès les plus sots jugements, et il semblait presque impossible que je les surmontasse. En effet, il n'a fallu rien moins qu'une guerre civile.

Verdi répétait souvent : « Nous autres artistes, nous n'arrivons à la célébrité que par la calomnie. » Je ne suis ni célèbre ni calomnié, mais on a travesti mes thèses. Quand j'eus bien ri de ces malentendus, ils me donnèrent de l'ennui. J'ai eu le dégoût d'entendre un ministre de l'instruction publique amuser la Chambre avec des plaisanteries sur le Moi de M. Barrès. Ce problème de l'individualisme qui passionne nos députés quand on le leur pose sous la forme concrète d'une marmite à renversement (Vaillant) ne leur parut in abstracto qu'un phénomène de prétention littéraire. Jamais M. Charles Dupuy, qui a beaucoup de bonhomie à la Sarcey, ne me parut mieux en verve. Je n'y reviens point pour raviver l'ennui des discordes passées, mais pour marquer comment je connus mon erreur. Cette après-midi me montra clairement que pour agir sur des intelligences la sincérité ne suffit pas.

J'ai péché contre ma pensée, par trop de scrupule. J'ai craint d'introduire mon didactisme en supplément aux faits ; je me suis abstenu de me régler, de me mettre au point, j'ai voulu me produire tout nûement. Je voyais s'éveiller mes groupes de sensations, je les notais, je les décrivais, j'acceptais ma spontanéité.

J'oubliais qu'il s'agit de créer un rapport entre l'auteur et le lecteur, et qu'ainsi le plus probe philosophe doit se préoccuper de l'effet à produire. J'avais une tendance à conduire au grand jour tout ce que je trouvais dans mon âme, car tout cela voulait intensément vivre ; or il y a, dans ma conscience un moqueur, qui surveille mes expériences les plus sincères et qui rit quand je patauge. Mes premiers livres ne dissimulent pas suffisamment ce rire. Si Jouffroy, dans sa fameuse nuit, avait été capable de ce dédoublement, et s'il avait mêlé à son chant pathétique les railleries de son surveillant intérieur, il aurait déconcerté.

Mes aînés, Anatole France et Jules Lemaître, me comblaient ; ils m'ont, dès la première minute, traité avec une grande générosité, mais ils prétendaient que je fusse un ironiste. Ils ne voyaient pas que je voulais prouver quelque chose et que l'ironie n'était qu'un de mes moyens. Ces grands navigateurs, n'ayant pas encore jeté l'ancre, n'admettaient pas que mes inquiétudes différassent de leur curiosité. Peut-être M. Paul Desjardins résumait-il l'opinion moyenne des gens de lettres autorisés dans une phrase qui me troublait par un mélange de justesse et d'injustice. « Cet adolescent, disait le critique des Débats, cet adolescent, si merveilleusement doué pour le style, a trouvé le moule de phrases le plus savoureux et le plus plaisant ; par malheur, il s'est égaré dans son propre dandysme et il lui est arrivé, ce qui n'est pas rare, qu'il n'a plus su lui-même si ce qu'il disait était sérieux ou non. C'est un mélange extraordinaire de sincérité naïve et d'ironie très serrée... Il a voulu prendre le monde pour jouet et il est lui-même le jouet de sa cadence verbale. Il n'est pas du tout sûr de lui sous son air imperturbable... » [Les Débats du 13 décembre 1890 : les Ironistes, par Paul Desjardins.]

Je l'ai dit ailleurs déjà, je n allai point droit sur la vérité comme une flèche sur la cible. L'oiseau plane d'abord et s'oriente ; les arbres pour s'élever étagent leurs ramures ; toute pensée procède par étapes. Je vivais dans une crise perpétuelle ; ma pensée était, que dis-je ! elle est encore une chose vivante, la forme de mon âme. Qu'est-ce que mon oeuvre ? Ma personne toute vive emprisonnée. La cage en fer d'une des bêtes du Jardin des Plantes.

À la date où j'écris cette préface, je viens d'entreprendre les Bastions de l'Est : ils ne sont en moi qu'une vaste sensibilité. Qu'en tirera ma raison ? En 1890, au lendemain de l' Homme libre, je sentais mon abondance, je ne me possédais pas comme un être intelligible et cerné. C'est la règle de toute production artistique. L'on ne délibère guère sur les ouvrages qu'on écrira ; on se surprend à les avoir déjà vécus, quand on se demande si on les approuve. C'est par plénitude, par nécessité et de la manière la plus irréfléchie que se produisent les germes qui, bien soignés, deviendront de grandes oeuvres droites. Magnifique geste d'une mère qui prend son fils aux mains de l'accoucheuse et le regarde. Elle l'a mis au monde et ne le connaît point.

Mais pourquoi chercher tant de raisons à ce refus de me comprendre que j'ai subi durant douze années ? C'est bien simple : nous ne conquérons jamais ceux qui nous précèdent dans la vie. En vain nous prêtent-ils du talent, nous ne pouvons pas les émouvoir. À vingt ans, une fois pour toutes, ils se sont choisi leurs poètes et leurs philosophes. Un écrivain ne se crée un public sérieux que parmi les gens de son âge ou, mieux encore, parmi ceux qui le suivent.

Les jeunes gens me dédommageaient. Ils se répétaient la dernière page des Barbares : « Ô mon maître... je te supplie que par une suprême tutelle, tu me choisisses le sentier ou s'accomplira ma destinée... Toi seul, ô maître, si tu existes quelque part, axiome, religion ou prince des hommes. » Ils distinguaient dans l' Homme libre des forces d'enthousiasme. Ils virent que je cherchais une raison de vivre et une discipline. Ils s'intéressèrent passionnément à une recherche qu'eux-mêmes eussent voulu entreprendre. Ce petit livre produisit dans certains jeunes esprits une agitation singulière. On m'a raconté qu'au Conseil supérieur de l'instruction publique, vers 1890, M. Gréard exprima le regret que je fusse avec Verlaine l'auteur le plus lu par nos rhétoriciens et nos philosophes de Paris. À cet époque on disputait s'il fallait être barrésiste ou barrésien. Charles Maurras tient pour barrésien. La Revue indépendante avait publié de M. Camille Mauclair une sorte de manifeste sur le barrésisme. Un sage aurait, dès ce début, discerné chez les tenants du « culte du Moi » des formations très diverses ; mais nous avions en commun le plus bel élan de jeunesse. Nous nous groupâmes tous, mistraliens, proudhoniens, jeunes juifs, néo-catholiques et socialistes dans la fameuse Cocarde.

Du 1er septembre 1894 à mars 1895, ce journal fut un magnifique excitateur de l'intelligence. Je n'ai jamais fini de rire quand je pense que cette équipe bariolée travailla aux fondations du nationalisme, et non point seulement du nationalisme politique mais d'un large classicisme français. Parfaitement, Fournière, Henri Bérenger, Camille Mauclair étaient avec nous. Il y avait un malentendu. On le vit quand parurent les Déracinés, qui, peu avant une crise publique trop retentissante, obligèrent de choisir entre le point de vue intellectuel et le traditionalisme.

En 1897, le désarroi des amis que l'Homme libre m'avait faits fut extrême. Beaucoup de jeunes groupements m'envoyèrent leur P.P.C. J'ai gardé une lettre privée, à la fois touchante et singulière, de la Revue blanche. C'était l'époque héroïque. Le fameux M. Herr, bibliothécaire de l'École normale, un Alsacien et un apôtre (c'est vous dire deux fois qu'il ne manque pas de vivacité), se chargea de formuler une excommunication. Ce philosophe qui vaudrait davantage s'il était un peu plus d'Obernai me reprocha d'être de Charmes. Il se glorifie d'être le fils des livres et me méprise d'être le fils de mon petit pays. Je le félicite tout au moins de poser ainsi le problème. Oui, l'homme libre venait de distinguer et d'accepter son déterminisme.

Il y a, dans la préface du Disciple, une page de grand effet. Bourget s'adresse « aux jeunes gens de 1889 » pour les inviter « à se méfier du nihiliste struggleforlifer cynique et volontiers jovial » et du « nihiliste délicat ». « Celui-ci, dit-il, a toutes les aristocraties des nerfs, toutes celle de l'esprit... »

C'est un épicurien intellectuel et raffiné... Ce nihiliste délicat, comme il est effrayant à rencontrer et comme il abonde ! À vingt-cinq ans, il a fait le tour de toutes les idées. Son esprit critique, précocement éveillé, a compris les résultats derniers des plus subtiles philosophies de cet âge. Ne lui parle pas d'impiété, de matérialisme. Il sait que le mot matière n'a pas de sens précis, et il est, d'autre part, trop intelligent pour ne pas admettre que toutes les religions ont pu être légitimes à leur heure. Seulement il n'a jamais cru, il ne croira jamais à aucune, pas plus qu'il ne croira jamais à quoi que ce soit, sinon au jeu de son esprit qu'il a transformé en un outil de perversité élégante. Le bien et le mal, la beauté et la laideur, les vices et les vertus lui paraissent des objets de simple curiosité. L'âme humaine tout entière est, pour lui, un mécanisme savant et dont le démontage l'intéresse comme un objet d'expérience. Pour lui, rien n'est vrai, rien n'est faux, rien n'est moral, rien n'est immoral. C'est un égoïste subtil et raffiné dont toute l'ambition, comme l'a dit un remarquable analyste, Maurice Barrès, dans son beau roman de l'Homme libre, - ce chef-d'oeuvre d'ironie auquel il manque seulement une conclusion, - consiste à « adorer son moi », à le parer de sensations nouvelles.

Oui, l'Homme libre racontait une recherche sans donner de résultat, mais, cette conclusion suspendue, les Déracinés la fournissent. Dans les Déracinés, l'homme libre distingue et accepte son déterminisme. Un candidat au nihilisme poursuit son apprentissage, et, d'analyse en analyse, il éprouve le néant du Moi, jusqu'à prendre le sens social.

La tradition retrouvée par l'analyse du moi, c'est la moralité que renfermait l'Homme libre, que Bourget réclamait et qu'allait prouver le roman de l'Énergie nationale.

Je ne permets qu'à des catholiques les diatribes contre l'égotisme. Si vous n'êtes pas un croyant, d'où prenez-vous votre point de vue pour flétrir l'individualisme ? Au reste, d'une manière générale, il serait détestable que nous pussions contraindre des êtres en formation. Souvent leurs maladies préparent leur santé. Ce fier et vif sentiment du Moi que décrit Un Homme libre, c'est un instant nécessaire, dans la série des mouvements, par où un jeune homme s'oriente pour recueillir et puis transmettre les trésors de sa lignée.

Un moi qui ne subit pas, voilà le héros de notre petit livre. Ne point subir ! C'est le salut, quand nous sommes pressés par une société anarchique, où la multitude des doctrines ne laisse plus aucune discipline et quand, par-dessus nos frontières, les flots puissants de l'étranger viennent, sur les champs paternels, nous étourdir et nous entraîner. L'Homme libre n'a point fourni aux jeunes gens une connaissance nette de leur véritable tradition, mais il les pressait de se dégager et de retrouver leur filiation propre.

Si je ne subis pas, est-ce à dire que je n'acquière point ? J'eus mes victoires et mes conquêtes en Espagne et en Italie ; nos défaites sur le Rhin contribuèrent à ma formation ; c'est d'un Disraeli que j'ai reçu peut-être ma vue principale, à savoir que, le jour où les démocrates trahissent les intérêts et la véritable tradition du pays, il y a lieu de poursuivre la transformation du parti aristocratique, pour lui confier à la fois l'amélioration sociale et les grandes ambitions nationales.

Si nous dressions la liste de nos bienfaiteurs, elle serait plus longue que celle de Marc-Aurèle. Nous ne sommes point fermés à l'univers. Il nous enrichit. Mais nous sommes une plante qui choisit, et transforme ses aliments.

J'ai marqué ailleurs, comment un premier travail de mes idées n'est, tout au fond, que d'avoir reconnu d'une manière sensible que le moi individuel était supporté et nourri par la société. Sur cette étape je ne reviendrai pas, mais on veut élargir ici le raisonnement, et, d'une évolution instinctive, faire une méthode française.

À mon sens, on n'a pas dit grand'chose quand on a dit que l'individualisme est mauvais. Le Français est individualiste, voilà un fait. Et de quelque manière qu'on le qualifie, ce fait subsiste. Toutes les fortes critiques que nous accumulons contre la Déclaration des Droits de l'homme n'empêchent point que ce catéchisme de l'individualisme a été formulé dans notre pays. Dans notre pays et non ailleurs ! Et ce phénomène (qu'aucun historien jusqu'à cette heure n'a rendu compréhensible) marque en traits de jeu combien notre nation est prédisposée à l'individualisme. La juste horreur que nous inspire le Robert Greslou de Bourget n'empêche point que quelques-unes des précieuses qualités de nos jeunes gens viennent, comme leurs graves défauts, de ce qu'ils sont des êtres qui ne s'agrègent point naturellement en troupeau.

Si je ne m'abuse, l'Homme libre, complété par les Déracinés, est utile aux jeunes Français, en ce qu'il accorde avec le bien général des dispositions certaines qui les eussent aisément jetés dans un nihilisme funèbre.

Je ne me suis jamais interrompu de plaider pour l'individu, alors même que je semblais le plus l'humilier. Une de mes thèses favorites est de réclamer que l'éducation ne soit pas départie aux enfants sans égard pour leur individualité propre. Je voudrais qu'on respectât leur préparation familiale et terrienne. J'ai dénoncé l'esprit de conquérant et de millénaire d'un Bouteiller qui tombe sur les populations indigènes comme un administrateur despotique doublé d'un apôtre fanatique ; j'ai marqué pourquoi le kantisme, qui est la religion officielle de l'Université, déracine les esprits. Si l'on veut bien y réfléchir, ce ne sera pas une petite chose qu'un traditionaliste soit demeuré attentif aux nuances de l'individu. Aussi bien je ne pouvais pas les négliger, puisque je voulais décrire une certaine sensibilité française et surtout agir sur des Français. Mon mérite est d'avoir tiré de l'individualisme même ces grands principes de subordination que la plupart des étrangers possèdent instinctivement ou trouvent dans leur religion. Les jeunes Français croient en eux-mêmes ; ils jugent de toutes choses par rapport à leur personne. Ailleurs, il y a le loyalisme ; chez nous, c'est l'honneur, l'honneur du nom qui fait notre principal ressort. Mes contemporains ne m'eussent pas écouté si j'avais pris mon point de départ ailleurs que du Moi.

Au milieu d'un océan et d'un sombre mystère de vagues qui me pressent, je me tiens à ma conception historique, comme un naufragé à sa barque. Je ne touche pas à l'énigme du commencement des choses, ni à la douloureuse énigme de la fin de toutes choses. Je me cramponne à ma courte solidité. Je me place dans une collectivité un peu plus longue que mon individu ; je m'invente une destination un peu plus raisonnable que ma chétive carrière. À force d'humiliations, ma pensée, d'abord si fière d'être libre, arrive à constater sa dépendance de cette terre et de ces morts qui, bien avant que je naquisse, l'ont commandée jusque dans ses nuances...

Tandis que je crois causer ici avec quelques milliers de fidèles lecteurs, il est possible qu'un étranger s'approche de notre cercle et que, jetant les yeux sur cette préface, il s'étonne. En effet, pour tout le monde, à vingt ans, la grande affaire c'est de vivre, mais bien peu se préoccupent de trouver le fondement philosophique de leur activité. Nos soucis ennuyent tout naturellement celui qui ne les partage pas. Là-dessus, je n'ai rien à répondre. D'autres personnes semblent craindre que le goût de la réflexion ne dénature et ne comprime la naïveté de nos impressions sensuelles ou proprement artistiques. Eh bien ! l'art pour nous, ce serait d'exciter, d'émouvoir l'être profond par la justesse des cadences, mais en même temps de le persuader par la force de la doctrine. Oui, l'art d'écrire doit contenter ce double besoin de musique et de géométrie que nous portons, à la française, dans une âme bien faite... Ah ! mon Dieu ! ce pauvre petit livre, qu'il est loin de satisfaire à cette magnifique ambition ! Il a du moins de la jeunesse, de la fierté sans aucun théâtral et ne rétrécit pas le coeur.

Juillet 1904.

Pierre & Jean

Guy de Maupassant préface de 1887

Lien vers le texte intégral (phm-lettres.fr)

Je n'ai point l'intention de plaider ici pour le petit roman qui suit. Tout au contraire les idées que je vais essayer de faire comprendre entraîneraient plutôt la critique du genre d'étude psychologique que j'ai entrepris dans Pierre et Jean.

Je veux m'occuper du Roman en général.

Je ne suis pas le seul à qui le même reproche soit adressé par les mêmes critiques, chaque fois que paraît un livre nouveau.

Au milieu de phrases élogieuses, je trouve régulièrement celle-ci, sous les mêmes plumes :

- Le plus grand défaut de cette oeuvre c'est qu'elle n'est pas un roman à proprement parler.

On pourrait répondre par le même argument.

- Le plus grand défaut de l'écrivain qui me fait l'honneur de me juger, c'est qu'il n'est pas un critique.

Quels sont en effet les caractères essentiels du critique ?

Il faut que, sans parti pris, sans opinions préconçues, sans idées d'école, sans attaches avec aucune famille d'artistes, il comprenne, distingue et explique toutes les tendances les plus opposées, les tempéraments les plus contraires, et admette les recherches d'art les plus diverses.

Or, le critique qui, après Manon Lescaut, Paul et Virginie, Don Quichotte, les Liaisons dangereuses, Werther, les Affinités électives, Clarisse Harlowe, Émile, Candide, Cinq-Mars, René, les Trois Mousquetaires, Mauprat, le Père Goriot, la Cousine Bette, Colomba, le Rouge et le Noir, Mademoiselle de Maupin, Notre-Dame de Paris, Salammbô, Madame Bovary, Adolphe, M. de Camors, l'Assommoir, Sapho, etc., ose encore écrire : « Ceci est un roman et cela n'en est pas un », me paraît doué d'une perspicacité qui ressemble fort à de l'incompétence.

Généralement ce critique entend par roman une aventure plus ou moins vraisemblable, arrangée à la façon d'une pièce de théâtre en trois actes dont le premier contient l'exposition, le second l'action et le troisième le dénouement.

Cette manière de composer est absolument admissible à la condition qu'on acceptera également toutes les autres.

Existe-t-il des règles pour faire un roman, en dehors desquelles une histoire écrite devrait porter un autre nom ?

Si Don Quichotte est un roman, le Rouge et le Noir en est-il un autre ? Si Monte-Cristo est un roman, l'Assommoir en est-il un ? Peut-on établir une comparaison entre les Affinités électives de Goethe, les Trois Mousquetaires de Dumas, Madame Bovary de Flaubert, M. de Camors de M.O. Feuillet et Germinal de M. Zola ? Laquelle de ces oeuvres est un roman ? Quelles sont ces fameuses règles ? D'où viennent-elles ? Qui les a établies ? En vertu de quel principe, de quelle autorité et de quels raisonnements ?

Il semble cependant que ces critiques savent d'une façon certaine, indubitable, ce qui constitue un roman et ce qui le distingue d'un autre, qui n'en est pas un. Cela signifie tout simplement, que, sans être des producteurs, ils sont enrégimentés dans une école, et qu'ils rejettent, à la façon des romanciers eux-mêmes, toutes les oeuvres conçues et exécutées en dehors de leur esthétique.

Un critique intelligent devrait, au contraire, rechercher tout ce qui ressemble le moins aux romans déjà faits, et pousser autant que possible les jeunes gens à tenter des voies nouvelles.

Tous les écrivains, Victor Hugo comme M. Zola, ont réclamé avec persistance le droit absolu, droit indiscutable, de composer, c'est-à-dire d'imaginer ou d'observer, suivant leur conception personnelle de l'art. Le talent provient de l'originalité, qui est une manière spéciale de penser, de voir, de comprendre et de juger. Or, le critique qui prétend définir le Roman suivant l'idée qu'il s'en fait d'après les romans qu'il aime, et établir certaines règles invariables de composition, luttera toujours contre un tempérament d'artiste apportant une manière nouvelle. Un critique, qui mériterait absolument ce nom, ne devrait être qu'un analyste sans tendances, sans préférences, sans passions, et, comme un expert en tableaux, n'apprécier que la valeur artiste de l'objet d'art qu'on lui soumet. Sa compréhension, ouverte à tout, doit absorber assez complètement sa personnalité pour qu'il puisse découvrir et vanter les livres même qu'il n'aime pas comme homme et qu'il doit comprendre comme juge.

Mais la plupart des critiques ne sont, en somme, que des lecteurs, d'où il résulte qu'ils nous gourmandent presque toujours à faux ou qu'ils nous complimentent sans réserve et sans mesure.

Le lecteur, qui cherche uniquement dans un livre à satisfaire la tendance naturelle de son esprit, demande à l'écrivain de répondre à son goût prédominant, et il qualifie invariablement de remarquable ou de bien écrit, l'ouvrage ou le passage qui plaît à son imagination idéaliste, gaie, grivoise, triste, rêveuse ou positive.

En somme, le public est composé de groupes nombreux qui nous crient :

  • Consolez-moi.
  • Amusez-moi.
  • Attristez-moi.
  • Attendrissez-moi.
  • Faites-moi rêver.
  • Faites-moi rire.
  • Faites-moi frémir.
  • Faites-moi pleurer.
  • Faites-moi penser.

Seuls, quelques esprits d'élite demandent à l'artiste :
- Faites-moi quelque chose de beau, dans la forme qui vous conviendra le mieux, suivant votre tempérament.

L'artiste essaie, réussit ou échoue.

Le critique ne doit apprécier le résultat que suivant la nature de l'effort; et il n'a pas le droit de se préoccuper des tendances.

Cela a été écrit déjà mille fois. Il faudra toujours le répéter.

Donc, après les écoles littéraires qui ont voulu nous donner une vision déformée, surhumaine, poétique, attendrissante, charmante ou superbe de la vie, est venue une école réaliste ou naturaliste qui a prétendu nous montrer la vérité, rien que la vérité et toute la vérité.

Il faut admettre avec un égal intérêt ces théories d'art si différentes et juger les oeuvres qu'elles produisent, uniquement au point de vue de leur valeur artistique en acceptant a priori les idées générales d'où elles sont nées.

Contester le droit d'un écrivain de faire une oeuvre poétique ou une oeuvre réaliste, c'est vouloir le forcer à modifier son tempérament, récuser son originalité, ne pas lui permettre de se servir de l'oeil et de l'intelligence que la nature lui a donnés.

Lui reprocher de voir les choses belles ou laides, petites ou épiques, gracieuses ou sinistres, c'est lui reprocher d'être conformé de telle ou telle façon et de ne pas avoir une vision concordant avec la nôtre.

Laissons-le libre de comprendre, d'observer, de concevoir comme il lui plaira, pourvu qu'il soit un artiste. Devenons poétiquement exaltés pour juger un idéaliste et prouvons-lui que son rêve est médiocre, banal, pas assez fou ou magnifique. Mais si nous jugeons un naturaliste, montrons-lui en quoi la vérité dans la vie diffère de la vérité dans son livre.

Il est évident que des écoles si différentes ont dû employer des procédés de composition absolument opposés.

Le romancier qui transforme la vérité constante, brutale et déplaisante, pour en tirer une aventure exceptionnelle et séduisante, doit, sans souci exagéré de la vraisemblance, manipuler les événements à son gré, les préparer et les arranger pour plaire au lecteur, l'émouvoir ou l'attendrir. Le plan de son roman n'est qu'une série de combinaisons ingénieuses conduisant avec adresse au dénouement. Les incidents sont disposés et gradués vers le point culminant et l'effet de la fin, qui est un événement capital et décisif, satisfaisant toutes les curiosités éveillées au début, mettant une barrière à l'intérêt, et terminant si complètement l'histoire racontée qu'on ne désire plus savoir ce que deviendront, le lendemain, les personnages les plus attachants.

Le romancier, au contraire, qui prétend nous donner une image exacte de la vie, doit éviter avec soin tout enchaînement d'événements qui paraîtrait exceptionnel. Son but n'est point de nous raconter une histoire, de nous amuser ou de nous attendrir, mais de nous forcer à penser, à comprendre le sens profond et caché des événements. À force d'avoir vu et médité il regarde l'univers, les choses, les faits et les hommes d'une certaine façon qui lui est propre et qui résulte de l'ensemble de ses observations réfléchies. C'est cette vision personnelle du monde qu'il cherche à nous communiquer en la reproduisant dans un livre. Pour nous émouvoir, comme il l'a été lui-même par le spectacle de la vie, il doit la reproduire devant nos yeux avec une scrupuleuse ressemblance. Il devra donc composer son oeuvre d'une manière si adroite, si dissimulée, et d'apparence si simple, qu'il soit impossible d'en apercevoir et d'en indiquer le plan, de découvrir ses intentions.

Au lieu de machiner une aventure et de la dérouler de façon à la rendre intéressante jusqu'au dénouement, il prendra son ou ses personnages à une certaine période de leur existence et les conduira, par des transitions naturelles, jusqu'à la période suivante. Il montrera de cette façon, tantôt comment les esprits se modifient sous l'influence des circonstances environnantes, tantôt comment se développent les sentiments et les passions, comment on s'aime, comment on se hait, comment on se combat dans tous les milieux sociaux, comment luttent les intérêts bourgeois, les intérêts d'argent, les intérêts de famille, les intérêts politiques.

L'habileté de son plan ne consistera donc point dans l'émotion ou dans le charme, dans un début attachant ou dans une catastrophe émouvante, mais dans le groupement adroit de petits faits constants d'où se dégagera le sens définitif de l'oeuvre. S'il fait tenir dans trois cents pages dix ans d'une vie pour montrer quelle a été, au milieu de tous les êtres qui l'ont entourée, sa signification particulière et bien caractéristique, il devra savoir éliminer, parmi les menus événements innombrables et quotidiens, tous ceux qui lui sont inutiles, et mettre en lumière, d'une façon spéciale, tous ceux qui seraient demeurés inaperçus pour des observateurs peu clairvoyants et qui donnent au livre sa portée, sa valeur d'ensemble.

On comprend qu'une semblable manière de composer, si différente de l'ancien procédé visible à tous les yeux, déroute souvent les critiques, et qu'ils ne découvrent pas tous les fils si minces, si secrets, presque invisibles, employés par certains artistes modernes à la place de la ficelle unique qui avait nom : l'Intrigue.

En somme, si le Romancier d'hier choisissait et racontait les crises de la vie, les états aigus de l'âme et du cour, le Romancier d'aujourd'hui écrit l'histoire du cour, de l'âme et de l'intelligence à l'état normal. Pour produire l'effet qu'il poursuit, c'est-à-dire l'émotion de la simple réalité et pour dégager l'enseignement artistique qu'il en veut tirer, c'est-à-dire la révélation de ce qu'est véritablement l'homme contemporain devant ses yeux, il devra n'employer que des faits d'une vérité irrécusable et constante.

Mais en se plaçant au point de vue même de ces artistes réalistes, on doit discuter et contester leur théorie qui semble pouvoir être résumée par ces mots : « Rien que la vérité et toute la vérité. »

Leur intention étant de dégager la philosophie de certains faits constants et courants, ils devront souvent corriger les événements au profit de la vraisemblance et au détriment de la vérité, car :

Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable.

Le réaliste, s'il est un artiste, cherchera, non pas à nous montrer la photographie banale de la vie, mais à nous en donner la vision plus complète, plus saisissante, plus probante que la réalité même.

Raconter tout serait impossible, car il faudrait alors un volume au moins par journée, pour énumérer les multitudes d'incidents insignifiants qui emplissent notre existence. Un choix s'impose donc,- ce qui estime première atteinte à la théorie de toute la vérité.

La vie, en outre, est composée des choses les plus différentes, les plus imprévues, les plus contraires, les plus disparates; elle est brutale, sans suite, sans chaîne, pleine de catastrophes inexplicables, illogiques et contradictoires qui doivent être classées au chapitre faits divers.

Voilà pourquoi l'artiste, ayant choisi son thème, ne prendra dans cette vie encombrée de hasards et de futilités que les détails caractéristiques utiles à son sujet, et il rejettera tout le reste, tout l'à-côté.

Un exemple entre mille :
Le nombre des gens qui meurent chaque jour par accident est considérable sur la terre. Mais pouvons-nous faire tomber une tuile sur la tête d'un personnage principal, ou le jeter sous les roues d'une voiture, au milieu d'un récit, sous prétexte qu'il faut faire la part de l'accident ?

La vie encore laisse tout au même plan, précipite les faits ou les traîne indéfiniment. L'art, au contraire, consiste à user de précautions et de préparations, à ménager des transitions savantes et dissimulées, à mettre en pleine lumière, par la seule adresse de la composition, les événements essentiels et à donner à tous les autres le degré de relief qui leur convient, suivant leur importance, pour produire la sensation profonde de la vérité spéciale qu'on veut montrer.

Faire vrai consiste donc à donner l'illusion complète du vrai, suivant la logique ordinaire des faits, et non à les transcrire servilement dans le pêle-mêle de leur succession.

J'en conclus que les Réalistes de talent devraient s'appeler plutôt des Illusionnistes.

Quel enfantillage, d'ailleurs, de croire à la réalit puisque nous portons chacun la nôtre dans notre pensée et dans nos organes. Nos yeux, nos oreilles, notre odorat, notre goût différents créent autant de vérités qu'il y a d'hommes sur la terre. Et nos esprits qui reçoivent les instructions de ces organes, diversement impressionnés, comprennent, analysent et jugent comme si chacun de nous appartenait à une autre race.

Chacun de nous se fait donc simplement une illusion du monde, illusion poétique, sentimentale, joyeuse, mélancolique, sale ou lugubre suivant sa nature. Et l'écrivain n'a d'autre mission que de reproduire fidèlement cette illusion avec tous les procédés d'art qu'il a appris et dont il peut disposer.

Illusion du beau qui est une convention humaine ! Illusion du laid qui est une opinion changeante ! Illusion du vrai jamais immuable ! Illusion de l'ignoble qui attire tant d'êtres ! Les grands artistes sont ceux qui imposent à l'humanité leur illusion particulière.

Ne nous fâchons donc contre aucune théorie puisque chacune d'elles est simplement l'expression généralisée d'un tempérament qui s'analyse.

Il en est deux surtout qu'on a souvent discutées en les opposant l'une à l'autre au lieu de les admettre l'une et l'autre, celle du roman d'analyse pure et celle du roman objectif. Les partisans de l'analyse demandent que l'écrivain s'attache à indiquer les moindres évolutions d'un esprit et tous les mobiles les plus secrets qui déterminent nos actions, en n'accordant au fait lui-même qu'une importance très secondaire. Il est le point d'arrivée, une simple borne, le prétexte du roman. Il faudrait donc, d'après eux, écrire ces oeuvres précises et rêvées où l'imagination se confond avec l'observation, à la manière d'un philosophe composant un livre de psychologie, exposer les causes en les prenant aux origines les plus lointaines, dire tous les pourquoi de tous les vouloirs et discerner toutes les réactions de l'âme agissant sous l'impulsion des intérêts, des passions ou des instincts.

Les partisans de l'objectivité, (quel vilain mot !) prétendant, au contraire, nous donner la représentation exacte de ce qui a lieu dans la vie, évitent avec soin toute explication compliquée, toute dissertation sur les motifs, et se bornent à faire passer sous nos yeux les personnages et les événements.

Pour eux, la psychologie doit être cachée dans le livre comme elle est cachée en réalité sous les faits dans l'existence.

Le roman conçu de cette manière y gagne de l'intérêt, du mouvement dans le récit, de la couleur, de la vie remuante.

Donc, au lieu d'expliquer longuement l'état d'esprit d'un personnage, les écrivains objectifs cherchent l'action ou le geste que cet état d'âme doit faire accomplir fatalement à cet homme dans une situation déterminée. Et ils le font se conduire de telle manière, d'un bout à l'autre du volume, que tous ses actes, tous ses mouvements, soient le reflet de sa nature intime, de toutes ses pensées, de toutes ses volontés ou de toutes ses hésitations. Ils cachent donc la psychologie au lieu de l'étaler, ils en font la carcasse de l'oeuvre, comme l'ossature invisible est la carcasse du corps humain. Le peintre qui fait notre portrait ne montre pas notre squelette.

Il me semble aussi que le roman exécuté de cette façon y gagne en sincérité. Il est d'abord plus vraisemblable, car les gens que nous voyons agir autour de nous ne nous racontent point les mobiles auxquels ils obéissent.

Il faut ensuite tenir compte de ce que, si, à force d'observer les hommes, nous pouvons déterminer leur nature assez exactement pour prévoir leur manière d'être dans presque toutes les circonstances, si nous pouvons dire avec précision : « Tel homme de tel tempérament, dans tel cas, fera ceci », il ne s'ensuit point que nous puissions déterminer, une à une, toutes les secrètes évolutions de sa pensée qui n'est pas la nôtre, toutes les mystérieuses sollicitations de ses instincts qui ne sont pas pareils aux nôtres, toutes les incitations confuses de sa nature dont les organes, les nerfs, le sang, la chair, sont différents des nôtres.

Quel que soit le génie d'un homme faible, doux, sans passions, aimant uniquement la science et le travail, jamais il ne pourra se transporter assez complètement dans l'âme et dans le corps d'un gaillard exubérant, sensuel, violent, soulevé par tous les désirs et même par tous les vices, pour comprendre et indiquer les impulsions et les sensations les plus intimes de cet être si différent, alors même qu'il peut fort bien prévoir et raconter tous les actes de sa vie.

En somme, celui qui fait de la psychologie pure ne peut que se substituer à tous ses personnages dans les différentes situations où il les place, car il lui est impossible de changer ses organes, qui sont les seuls intermédiaires entre la vie extérieure et nous, qui nous imposent leurs perceptions, déterminent notre sensibilité, créent en nous une âme essentiellement différente de toutes celles qui nous entourent. Notre vision, notre connaissance du monde acquise par le secours de nos sens, nos idées sur la vie, nous ne pouvons que les transporter en partie dans tous les personnages dont nous prétendons dévoiler l'être intime et inconnu. C'est donc toujours nous que nous montrons dans le corps d'un roi, d'un assassin, d'un voleur ou d'un honnête homme, d'une courtisane, d'une religieuse, d'une jeune fille ou d'une marchande aux halles, car nous sommes obligés de nous poser ainsi le problème : « Si j'étais roi, assassin, voleur, courtisane, religieuse, jeune fille ou marchande aux halles, qu'est-ce que je ferais, qu'est-ce que je penserais, comment est-ce que j'agirais ? » Nous ne diversifions donc nos personnages qu'en changeant l'âge, le sexe, la situation sociale et toutes les circonstances de la vie de notre moi que la nature a entouré d'une barrière d'organes infranchissable.

L'adresse consiste à ne pas laisser reconnaître ce moi par le lecteur sous tous les masques divers qui nous servent à le cacher.

Mais si, au seul point de vue de la complète exactitude, la pure analyse psychologique est contestable, elle peut cependant nous donner des oeuvres d'art aussi belles que toutes les autres méthodes de travail.

Voici, aujourd'hui, les symbolistes. Pourquoi pas ? Leur rêve d'artistes est respectable; et ils ont cela de particulièrement intéressant qu'ils savent et qu'ils proclament l'extrême difficulté de l'art.

Il faut être, en effet, bien fou, bien audacieux, bien outrecuidant ou bien sot, pour écrire encore aujourd'hui ! Après tant de maîtres aux natures si variées, au génie si multiple, que reste-t-il à faire qui n'ait été fait, que reste-t-il à dire qui n'ait été dit ? Qui peut se vanter, parmi nous, d'avoir écrit une page, une phrase qui ne se trouve déjà, à peu près pareille, quelque part. Quand nous lisons, nous, si saturés d'écriture française que notre corps entier nous donne l'impression d'être une pâte faite avec des mots, trouvons-nous jamais une ligne, une pensée qui ne nous soit familière, dont nous n'ayons eu, au moins, le confus pressentiment ?

L'homme qui cherche seulement à amuser son public par des moyens déjà connus, écrit avec confiance, dans la candeur de sa médiocrité, des oeuvres destinées à la foule ignorante et désouvrée. Mais ceux sur qui pèsent tous les siècles de la littérature passée, ceux que rien ne satisfait, que tout dégoûte, parce qu'ils rêvent mieux, à qui tout semble défloré déjà, à qui leur oeuvre donne toujours l'impression d'un travail inutile et commun, en arrivent à juger l'art littéraire une chose insaisissable, mystérieuse, que nous dévoilent à peine quelques pages des plus grands maîtres.

Vingt vers, vingt phrases, lus tout à coup nous font tressaillir jusqu'au cour comme une révélation surprenante; mais les vers suivants ressemblent à tous les vers, la prose qui coule ensuite ressemble à toutes les proses.

Les hommes de génie n'ont point, sans doute, ces angoisses et ces tourments, parce qu'ils portent en eux une force créatrice irrésistible. Ils ne se jugent pas eux-mêmes. Les autres, nous autres qui sommes simplement des travailleurs conscients et tenaces, nous ne pouvons lutter contre l'invincible découragement que par la continuité de l'effort.

Deux hommes par leurs enseignements simples et lumineux m'ont donné cette force de toujours tenter : Louis Bouilhet et Gustave Flaubert.

Si je parle ici d'eux et de moi c'est que leurs conseils, résumés en peu de lignes, seront peut-être utiles à quelques jeunes gens moins confiants en eux-mêmes qu'on ne l'est d'ordinaire quand on débute dans les lettres.

Bouilhet, que je connus le premier d'une façon un peu intime, deux ans environ avant de gagner l'amitié de Flaubert, à force de me répéter que cent vers, peut-être moins, suffisent à la réputation d'un artiste, s'ils sont irréprochables et s'ils contiennent l'essence du talent et de l'originalité d'un homme même de second ordre, me fît comprendre que le travail continuel et la connaissance profonde du métier peuvent, un jour de lucidité, de puissance et d'entraînement, par la rencontre heureuse d'un sujet concordant bien avec toutes les tendances de notre esprit, amener cette éclosion de l'oeuvre courte, unique et aussi parfaite que nous la pouvons produire.

Je compris ensuite que les écrivains les plus connus n'ont presque jamais laissé plus d'un volume et qu'il faut, avant tout, avoir cette chance de trouver et de discerner, au milieu de la multitude des matières qui se présentent à notre choix, celle qui absorbera toutes nos facultés, toute notre valeur, toute notre puissance artiste.

Plus tard, Flaubert, que je voyais quelquefois, se prit d'affection pour moi. J'osai lui soumettre quelques essais. Il les lut avec bonté et me répondit : « Je ne sais pas si vous aurez du talent. Ce que vous m'avez apporté prouve une certaine intelligence, mais n'oubliez point ceci, jeune homme, que le talent- suivant le mot de Chateaubriand- n'est qu'une longue patience. Travaillez. »

Je travaillai, et je revins souvent chez lui, comprenant que je lui plaisais, car il s'était mis à m'appeler, en riant, son disciple.

Pendant sept ans je fis des vers, je fis des contes, je fis des nouvelles, je fis même un drame détestable. Il n'en est rien resté. Le maître lisait tout, puis le dimanche suivant, en déjeunant, développait ses critiques et enfonçait en moi, peu à peu, deux ou trois principes qui sont le résumé de ses longs et patients enseignements. « Si on a une originalité, disait-il, il faut avant tout la dégager; si on n'en a pas, il faut en acquérir une. »

- Le talent est une longue patience. - Il s'agit de regarder tout ce qu'on veut exprimer assez longtemps et avec assez d'attention pour en découvrir un aspect qui n'ait été vu et dit par personne. Il y a, dans tout, de l'inexploré, parce que nous sommes habitués à ne nous servir de nos yeux qu'avec le souvenir de ce qu'on a pensé avant nous sur ce que nous contemplons. La moindre chose contient un peu d'inconnu. Trouvons-le. Pour décrire un feu qui flambe et un arbre dans une plaine, demeurons en face de ce feu et de cet arbre jusqu'à ce qu'ils ne ressemblent plus, pour nous, à aucun autre arbre et à aucun autre feu.

C'est de cette façon qu'on devient original.

Ayant, en outre, posé cette vérité qu'il n'y a pas, de par le monde entier, deux grains de sable, deux mouches, deux mains ou deux nez absolument pareils, il me forçait à exprimer, en quelques phrases, un être ou un objet de manière à le particulariser nettement, à le distinguer de tous les autres êtres ou de tous les autres objets de même race ou de même espèce.

« Quand vous passez, me disait-il, devant un épicier assis sur sa porte, devant un concierge qui fume sa pipe, devant une station de fiacres, montrez-moi cet épicier et ce concierge, leur pose, toute leur apparence physique contenant aussi, indiquée par l'adresse de l'image, toute leur nature morale, de façon à ce que je ne les confonde avec aucun autre épicier ou avec aucun autre concierge, et faites-moi voir, par un seul mot, en quoi un cheval de fiacre ne ressemble pas aux cinquante autres qui le suivent et le précèdent. »

J'ai développé ailleurs ses idées sur le style. Elles ont de grands rapports avec la théorie de l'observation que je viens d'exposer. Quelle que soit la chose qu'on veut dire, il n'y a qu'un mot pour l'exprimer, qu'un verbe pour l'animer et qu'un adjectif pour la qualifier. Il faut donc chercher, jusqu'à ce qu'on les ait découverts, ce mot, ce verbe et cet adjectif, et ne jamais se contenter de l'à peu près, ne jamais avoir recours à des supercheries, même heureuses, à des clowneries de langage pour éviter la difficulté.

On peut traduire et indiquer les choses les plus subtiles en appliquant ce vers de Boileau :

D'un mot mis en sa place enseigna le pouvoir.

Il n'est point besoin du vocabulaire bizarre, compliqué, nombreux et chinois qu'on nous impose aujourd'hui sous le nom d'écriture artiste, pour fixer toutes les nuances de la pensée; mais il faut discerner avec une extrême lucidité toutes les modifications de la valeur d'un mot suivant la place qu'il occupe. Ayons moins de noms, de verbes et d'adjectifs aux sens presque insaisissables, mais plus de phrases différentes, diversement construites, ingénieusement coupées, pleines de sonorités et de rythmes savants. Efforçons-nous d'être des stylistes excellents plutôt que des collectionneurs de termes rares.

Il est, en effet, plus difficile de manier la phrase à son gré, de lui faire tout dire, même ce qu'elle n'exprime pas, de l'emplir de sous-entendus, d'intentions secrètes et non formulées, que d'inventer des expressions nouvelles ou de rechercher, au fond de vieux livres inconnus, toutes celles dont nous avons perdu l'usage et la signification, et qui sont pour nous comme des verbes morts.

La langue française, d'ailleurs, est une eau pure que les écrivains maniérés n'ont jamais pu et ne pourront jamais troubler. Chaque siècle a jeté dans ce courant limpide, ses modes, ses archaïsmes prétentieux et ses préciosités, sans que rien surnage de ces tentatives inutiles, de ces efforts impuissants. La nature de cette langue est d'être claire, logique et nerveuse. Elle ne se laisse pas affaiblir, obscurcir ou corrompre.

Ceux qui font aujourd'hui des images, sans prendre garde aux termes abstraits, ceux qui font tomber la grêle ou la pluie sur la propreté des vitres, peuvent aussi jeter des pierres à la simplicité de leurs confrères ! Elles frapperont peut-être les confrères qui ont un corps, mais n'atteindront jamais la simplicité qui n'en a pas.

GUY DE MAUPASSANT.

La Guillette, Étretat, septembre 1887.

Le Roman expérimental

Émile Zola préface de 1880

Lien vers le texte intégral (WikiSource)

Dans mes études littéraires, j'ai souvent parlé de la méthode expérimentale appliquée au roman et au drame. Le retour à la nature, l'évolution naturaliste qui emporte le siècle, pousse peu à peu toutes les manifestations de l'intelligence humaine dans une même voie scientifique. Seulement, l'idée d'une littérature déterminée par la science, a pu surprendre, faute d'être précisée et comprise. Il me paraît donc utile de dire nettement ce qu'il faut entendre, selon moi, par le roman expérimental.

Je n'aurai à faire ici qu'un travail d'adaptation, car la méthode expérimentale a été établie avec une force et une clarté merveilleuses par Claude Bernard, dans son Introduction à l'étude de la médecine expérimentale. Ce livre, d'un savant dont l'autorité est décisive, va me servir de base solide. Je trouverai là toute la question traitée, et je me bornerai, comme arguments irréfutables, à donner les citations qui me seront nécessaires. Ce ne sera donc qu'une compilation de textes; car je compte, sur tous les points, me retrancher derrière Claude Bernard. Le plus souvent, il me suffira de remplacer le mot «médecin» par le mot «romancier», pour rendre ma pensée claire et lui apporter la rigueur d'une vérité scientifique.

Ce qui a déterminé mon choix et l'a arrêté sur l'Introduction, c'est que précisément la médecine, aux yeux d'un grand nombre, est encore un art, comme le roman. Claude Bernard a, toute sa vie, cherché et combattu pour faire entrer la médecine dans une voie scientifique. Nous assistons là aux balbutiements d'une science se dégageant peu à peu de l'empirisme pour se fixer dans la vérité, grâce à la méthode expérimentale. Claude Bernard démontre que cette méthode appliquée dans l'étude des corps bruts, dans la chimie et dans la physique, doit l'être également dans l'étude des corps vivants, en physiologie et en médecine. Je vais tâcher de prouver à mon tour que, si la méthode expérimentale conduit à la connaissance de la vie physique, elle doit conduire aussi à la connaissance de la vie passionnelle et intellectuelle. Ce n'est là qu'une question de degrés dans la même voie, de la chimie à la physiologie, puis de la physiologie à l'anthropologie et à la sociologie. Le roman expérimental est au bout.

Pour plus de clarté, je crois devoir résumer brièvement ici l'Introduction,. On saisira mieux les applications que je ferai des textes, en connaissant le plan de l'ouvrage et les matières dont il traite.

Claude Bernard, après avoir déclaré que la médecine entre désormais dans la voie scientifique en s'appuyant sur la physiologie, et grâce à la méthode expérimentale, établit d'abord les différences qui existent entre les sciences d'observation et les sciences d'expérimentation. Il en arrive à conclure que l'expérience n'est au fond qu'une observation provoquée. Tout le raisonnement expérimental est basé sur le doute, car l'expérimentateur doit n'avoir aucune idée préconçue devant la nature et garder toujours sa liberté d'esprit. Il accepte simplement les phénomènes qui se produisent, lorsqu'ils sont prouvés.

Ensuite, dans la deuxième partie, il aborde son véritable sujet, en démontrant que la spontanéité des corps vivants ne s'oppose pas à l'emploi de l'expérimentation. La différence vient uniquement de ce qu'un corps brut se trouve dans le milieu extérieur et commun, tandis que les éléments des organismes supérieurs baignent dans un milieu intérieur et perfectionné, mais doué de propriétés physico-chimiques constantes, comme le milieu extérieur. Dès lors, il y a un déterminisme absolu dans les conditions d'existence des phénomènes naturels, aussi bien pour les corps vivants que pour les corps bruts. Il appelle «déterminisme» la cause qui détermine l'apparition des phénomènes. Cette cause prochaine, comme il la nomme, n'est rien autre chose [sic] que la condition physique et matérielle de l'existence ou de la manifestation des phénomènes. Le but de la méthode expérimentale, le terme de toute recherche scientifique, est donc identique pour les corps vivants et pour les corps bruts : il consiste à trouver les relations qui rattachent un phénomène quelconque à sa cause prochaine, ou, autrement dit, à déterminer les conditions nécessaires à la manifestation de ce phénomène. La science expérimentale ne doit pas s'inquiéter du pourquoi des choses; elle explique le comment, pas davantage.

Après avoir exposé les considérations expérimentales communes aux êtres vivants et aux corps bruts, Claude Bernard passe aux considérations expérimentales spéciales aux êtres vivants. La grande et unique différence est qu'il y a, dans l'organisme des êtres vivants, à considérer un ensemble harmonique des phénomènes. Il traite ensuite de la pratique expérimentale sur les êtres vivants, de la vivisection, des conditions anatomiques préparatoires, du choix des animaux, de l'emploi du calcul dans l'étude des phénomènes, enfin du laboratoire du physiologiste.

Puis, dans la dernière partie de l'Introduction, Claude Bernard donne des exemples d'investigation expérimentale physiologique, pour appuyer les idées qu'il a formulées. Il fournit ensuite des exemples de critique expérimentale physiologique. Et il termine en indiquant les obstacles philosophiques que rencontre la médecine expérimentale. Au premier rang, il met la fausse application de la physiologie à la médecine, l'ignorance scientifique, ainsi que certaines illusions de l'esprit médical. D'ailleurs, il conclut en disant que la médecine empirique et la médecine expérimentale, n'étant point incompatibles, doivent être, au contraire, inséparables l'une de l'autre. Le dernier mot du livre est que la médecine expérimentale ne répond à aucune doctrine médicale ni à aucun système philosophique.

Telle est, en très gros, la carcasse de l'Introduction, dépouillée de sa chair. J'espère que ce rapide exposé suffira pour combler les trous que me façon de procéder va fatalement produire; car, naturellement, je ne prendrai à l'oeuvre que les citations nécessaires pour définir et commenter le roman expérimental. Je le répète, ce n'est ici qu'un terrain sur lequel je m'appuie, et le terrain le plus riche en arguments et en preuves de toutes sortes. La médecine expérimentale qui bégaye peut seule nous donner une idée exacte de la littérature expérimentale qui, dans l'ouf encore, n'en est pas même au bégaiement.

I

Avant tout, la première question qui se pose est celle-ci : en littérature, où jusqu'ici l'observation paraît avoir été seule employée, l'expérience est-elle possible ?

Claude Bernard discute longuement sur l'observation et sur l'expérience. Il existe d'abord une ligne de démarcation bien nette. La voici : «On donne le nom d'observateur à celui qui applique les procédés d'investigations simples ou complexes à l'étude des phénomènes qu'il ne fait pas varier et qu'il recueille par conséquent tels que la nature les lui offre; on donne le nom d'expérimentateur à celui qui emploie les procédés d'investigations simples ou complexes pour faire varier ou modifier, dans un but quelconque, les phénomènes naturels et les faire apparaître dans des circonstances ou dans des conditions dans lesquelles la nature ne les présentait pas.» Par exemple, l'astronomie est une science d'observation, parce qu'on ne conçoit pas un astronome agissant sur les astres; tandis que la chimie est une science d'expérimentation car le chimiste agit sur la nature et la modifie. Telle est, selon Claude Bernard, la seule distinction vraiment importante qui sépare l'observateur de l'expérimentateur.

Je ne puis le suivre dans sa discussion des différentes définitions données jusqu'à ce jour. Comme je l'ai dit, il finit par conclure que l'expérience n'est au fond qu'une observation provoquée. Je cite : «Dans la méthode expérimentale, la recherche des faits, c'est-à-dire l'investigation, s'accompagne toujours d'un raisonnement, de sorte que, le plus ordinairement, l'expérimentateur fait une expérience pour contrôler ou vérifier la valeur d'une idée expérimentale. Alors, on peut dire que, dans ce cas, l'expérience est une observation provoquée dans un but de contrôle.»

Du reste, pour arriver à déterminer ce qu'il peut y avoir d'observation et d'expérimentation dans le roman naturaliste, je n'ai besoin que des passages suivants :

« L'observateur constate purement et simplement les phénomènes qu'il a sous les yeux... Il doit être le photographe des phénomènes; son observation doit représenter exactement la nature... Il écoute la nature, et il écrit sous sa dictée. Mais une fois le fait constaté et le phénomène bien observé, l'idée arrive, le raisonnement intervient, et l'expérimentateur apparaît pour interpréter le phénomène. L'expérimentateur est celui qui, en vertu d'une interprétation plus ou moins probable, mais anticipée, des phénomènes observés, institue l'expérience de manière que, dans l'ordre logique des prévisions, elle fournisse un résultat qui serve de contrôle à l'hypothèse ou à l'idée préconçue... Dès le moment où le résultat de l'expérience se manifeste, l'expérimentateur se trouve en face d'une véritable observation qu'il a provoquée, et qu'il faut constater, comme toute observation, sans idée préconçue. L'expérimentateur doit alors disparaître ou plutôt se transformer instantanément en observateur; et ce n'est qu'après qu'il aura constaté les résultats de l'expérience absolument comme ceux d'une observation ordinaire, que son esprit reviendra pour raisonner, comparer, et juger si l'hypothèse expérimentale est vérifiée ou infirmée par ces mêmes résultats. »

Tout le mécanisme est là. Il est un peu compliqué, et Claude Bernard est amené à dire : «Quand tout cela se passe à la fois dans la tête d'un savant qui se livre à l'investigation dans une science aussi confuse que l'est encore la médecine, alors il y a un enchevêtrement tel, entre ce qui résulte de l'observation et ce qui appartient à l'expérience, qu'il serait impossible et d'ailleurs inutile de vouloir analyser dans leur mélange inextricable chacun de ces termes.» En somme, on peut dire que l'observation «montre» et que l'expérience «instruit».

Eh bien! en revenant au roman, nous voyons également que le romancier est fait d'un observateur et d'un expérimentateur. L'observateur chez lui donne les faits tels qu'il les a observés, pose le point de départ, établit le terrain solide sur lequel vont marcher les personnages et se développer les phénomènes. Puis, l'expérimentateur paraît et institue l'expérience, je veux dire fait mouvoir les personnages dans une histoire particulière, pour y montrer que la succession des faits y sera telle que l'exige le déterminisme des phénomènes mis à l'étude. C'est presque toujours ici une expérience «pour voir» comme l'appelle Claude Bernard. Le romancier part à la recherche d'une vérité. Je prendrai comme exemple la figure du baron Hulot, dans la Cousine Bette, de Balzac. Le fait général observé par Balzac est le ravage que le tempérament amoureux d'un homme amène chez lui, dans sa famille et dans la société. Dès qu'il a eu choisi son sujet, il est parti des faits observés, puis il a institué son expérience en soumettant Hulot à une série d'épreuves, en le faisant passer par certains milieux, pour montrer le fonctionnement du mécanisme de sa passion. Il est donc évident qu'il n'y a pas seulement là observation, mais qu'il y a aussi expérimentation, puisque Balzac ne s'en tient pas strictement en photographe aux faits recueillis par lui, puisqu'il intervient d'une façon directe pour placer son personnage dans ses [sic] conditions dont il reste le maître. Le problème est de savoir ce que telle passion, agissant dans tel milieu et dans telles circonstances, produira au point de vue de l'individu et de la société; et un roman expérimental, la Cousine Bette par exemple, est simplement le procès-verbal de l'expérience, que le romancier répète sous les yeux du public. En somme, toute l'opération consiste à prendre les faits dans la nature, puis à étudier le mécanisme des faits, en agissant sur eux par les modifications des circonstances et des milieux, sans jamais s'écarter des lois de la nature. Au bout, il y a la connaissance de l'homme, la connaissance scientifique, dans son action individuelle et sociale.

Sans doute, nous sommes loin ici des certitudes de la chimie et même de la physiologie. Nous ne connaissons point encore les réactifs qui décomposent les passions et qui permettent de les analyser. Souvent, dans cette étude, je rappellerai ainsi que le roman expérimental est plus jeune que la médecine expérimentale, laquelle pourtant est à peine née. Mais je n'entends pas constater les résultats acquis, je désire simplement exposer clairement une méthode. Si le romancier expérimental marche encore à tâtons dans la plus obscure et la plus complexe des sciences, cela n'empêche pas cette science d'exister. Il est indéniable que le roman naturaliste, tel que nous le comprenons à cette heure, est une expérience véritable que le romancier fait sur l'homme, en s'aidant de l'observation.

D'ailleurs, cette opinion n'est pas seulement la mienne, elle est également celle de Claude Bernard. Il dit quelque part : «Dans la pratique de la vie, les hommes ne font que faire des expériences les uns sur les autres.» Et, ce qui est plus concluant, voici toute la théorie du roman expérimental. «Quand nous raisonnons sur nos propres actes, nous avons un guide certain, parce que nous avons conscience de ce que nous pensons et de ce que nous sentons. Mais si nous voulons juger les actes d'un autre homme et savoir les mobiles qui le font agir, c'est tout différent. Sans doute, nous avons devant les yeux les mouvements de cet homme et ses manifestations qui sont, nous en sommes sûrs, les modes d'expression de sa sensibilité et de sa volonté. De plus, nous admettons encore qu'il y a un rapport nécessaire entre les actes et leur cause; mais quelle est cette cause? Nous ne la sentons pas en nous, nous n'en avons pas conscience comme quand il s'agit de nous-mêmes; nous sommes donc obligés de l'interpréter, de la supposer d'après les mouvements que nous voyons et les paroles que nous entendons. Alors nous devons contrôler les actes de cet homme les uns par les autres; nous considérons comment il agit dans telle circonstance, et en un mot, nous recourons à la méthode expérimentale.» Tout ce que j'ai avancé plus haut est résumé dans cette dernière phrase, qui est d'un savant.

Je citerai encore cette image de Claude Bernard, qui m'a beaucoup frappé : «L'expérimentateur est le juge d'instruction de la nature.» Nous autres romanciers, nous sommes les juges d'instruction des hommes et de leurs passions.

Mais voyez quelle première clarté jaillit, lorsqu'on se place à ce point de vue de la méthode expérimentale appliquée dans le roman, avec toute la rigueur scientifique que la matière supporte aujourd'hui. Un reproche bête qu'on nous fait, à nous autres écrivains naturalistes, c'est de vouloir être uniquement des photographes. Nous avons beau déclarer que nous acceptons le tempérament, l'expression personnelle, on n'en continue pas moins à nous répondre par des arguments imbéciles sur l'impossibilité d'être strictement vrai, sur le besoin d'arranger les faits pour constituer une oeuvre d'art quelconque. Eh bien! avec l'application de la méthode expérimentale au roman, toute querelle cesse. L'idée d'expérience entraîne avec elle l'idée de modification. Nous partons bien des faits vrais, qui sont notre base indestructible; mais, pour montrer le mécanisme des faits, il faut que nous produisions et que nous dirigions les phénomènes; c'est là notre part d'invention, de génie dans l'oeuvre. Ainsi, sans avoir à recourir aux questions de la forme, du style, que j'examinerai plus tard, je constate dès maintenant que nous devons modifier la nature, sans sortir de la nature, lorsque nous employons dans nos romans la méthode expérimentale. Si l'on se reporte à cette définition : «L'observation montre, l'expérience instruit», nous pouvons dès maintenant réclamer pour nos livres cette haute leçon de l'expérience.

L'écrivain, loin d'être diminué, grandit ici singulièrement. Une expérience, même la plus simple, est toujours basée sur une idée, née elle-même d'une observation. Comme le dit Claude Bernard : «L'idée expérimentale n'est point arbitraire ni purement imaginaire; elle doit toujours avoir un point d'appui dans la réalité observée, c'est-à-dire dans la nature.» C'est sur cette idée et sur le doute qu'il base toute la méthode. «L'apparition de l'idée expérimentale, dit-il plus loin, est toute spontanée, et sa nature est toute individuelle; c'est un sentiment particulier, un quid proprium, qui constitue l'originalité, l'invention ou le génie de chacun.» Ensuite, il fait du doute le grand levier scientifique. «Le douteur est le vrai savant; il ne doute que de lui-même et de ses interprétations, mais il croit à la science; il admet même, dans les sciences expérimentales, un critérium ou un principe absolu, le déterminisme des phénomènes, qui est absolu aussi bien dans les phénomènes des corps vivants que dans ceux des corps bruts.» Ainsi donc, au lieu d'enfermer le romancier dans des liens étroits, la méthode expérimentale le laisse à toute son intelligence de penseur et à tout son génie de créateur. Il lui faudra voir, comprendre, inventer. Un fait observé devra faire jaillir l'idée de l'expérience à instituer, du roman à écrire, pour arriver à la connaissance complète d'une vérité. Puis, lorsqu'il aura discuté et arrêté le plan de cette expérience, il en jugera à chaque minute les résultats avec la liberté d'esprit d'un homme qui accepte les seuls faits conformes au déterminisme des phénomènes. Il est parti du doute pour arriver à la connaissance absolue; et il ne cesse de douter que lorsque le mécanisme de la passion, démontée et remontée par lui, fonctionne selon les lois fixées par la nature. Il n'y a pas de besogne plus large ni plus libre pour l'esprit humain. Nous verrons plus loin les misères des scolastiques, des systématiques et des théoriciens de l'idéal, à côté du triomphe des expérimentateurs.

Je résume cette première partie en répétant que les romanciers naturalistes observent et expérimentent, et que toute leur besogne naît du doute où ils se placent en face des vérités mal connues, des phénomènes inexpliqués, jusqu'à ce qu'une idée expérimentale éveille brusquement un jour leur génie et les pousse à instituer une expérience, pour analyser les faits et s'en rendre les maîtres.

II

Telle est donc la méthode expérimentale. Mais on a nié longtemps que cette méthode pût être appliquée aux corps vivants. C'est ici le point important de la question, que je vais examiner avec Claude Bernard. Le raisonnement sera ensuite des plus simples : si la méthode expérimentale a pu être portée de la chimie et de la physique dans la physiologie et la médecine, elle peut l'être de la physiologie dans le roman naturaliste.

Cuvier, pour ne citer que ce savant, prétendait que l'expérimentation, applicable aux corps bruts, ne l'était pas aux corps vivants; la physiologie, selon lui, devait être purement une science d'observation et de déduction anatomique. Les vitalistes admettent encore une force vitale, qui serait, dans les corps vivants, une lutte incessante avec les forces physico-chimiques et qui neutraliserait leur action. Claude Bernard, au contraire, nie toute force mystérieuse et affirme que l'expérimentation est applicable partout. «Je me propose, dit-il, d'établir que la science des phénomènes de la vie ne peut avoir d'autres bases que la science des phénomènes des corps bruts, et qu'il n'y a, sous ce rapport, aucune différence entre les principes des sciences biologiques et ceux des sciences physico-chimiques. En effet, le but que se propose la méthode expérimentale est le même partout; il consiste à rattacher par l'expérience les phénomènes naturels à leurs conditions d'existence ou à leurs causes prochaines.»

Il me paraît inutile d'entrer dans les explications et les raisonnements compliqués de Claude Bernard. J'ai dit qu'il insistait sur l'existence d'un milieu intérieur chez l'être vivant. «Dans l'expérimentation sur les corps bruts, dit-il, il n'y a à tenir compte que d'un seul milieu, c'est le milieu cosmique extérieur; tandis que, chez les êtres vivants élevés, il y a au moins deux milieux à considérer : le milieu extérieur ou extra-organique, et le milieu intérieur ou intra-organique. La complexité due à l'existence d'un milieu organique intérieur est la seule raison des grandes difficultés que nous rencontrons dans la détermination expérimentale des phénomènes de la vie et dans l'application des moyens capables de la modifier.» Et il part de là pour établir qu'il y a des lois fixes pour les éléments physiologiques plongés dans le milieu intérieur, comme il y a des lois fixes pour les éléments chimiques qui baignent dans le milieu extérieur. Dès lors, on peut expérimenter sur l'être vivant comme sur le corps brut; il s'agit seulement de se mettre dans les conditions voulues.

J'insiste, parce que, je le répète, le point important de la question est là. Claude Bernard, en parlant des vitalistes, écrit ceci : Ils considèrent la vie comme une influence mystérieuse et surnaturelle qui agit arbitrairement en s'affranchissant de tout déterminisme et ils taxent de matérialistes tous ceux qui font des efforts pour ramener les phénomènes vitaux à des conditions organiques et physico-chimiques déterminées. Ce sont là des idées fausses qu'il n'est pas facile d'extirper une fois qu'elles ont pris droit de domicile dans un esprit; les progrès seuls de la science les feront disparaître.» Et il pose cet axiome : «Chez les êtres vivants aussi bien que dans les corps bruts, les conditions d'existence de tout phénomène sont déterminées d'une façon absolue.

Je me borne pour ne pas trop compliquer le raisonnement. Voilà donc le progrès de la science. Au siècle dernier, une application plus exacte de la méthode expérimentale, crée la chimie et la physique, qui se dégagent de l'irrationnel et du surnaturel. On découvre qu'il y a des lois fixes, grâce à l'analyse; on se rend maître des phénomènes. Puis, un nouveau pas est franchi. Les corps vivants, dans lesquels les vitalistes admettaient encore une influence mystérieuse, sont à leur tour ramenés et réduits au mécanisme général de la matière. La science prouve que les conditions d'existence de tout phénomène sont les mêmes dans les corps vivants que dans les corps bruts; et dès lors, la physiologie prend peu à peu les certitudes de la chimie et de la physique. Mais va-t-on s'arrêter là ? Evidemment non. Quand on aura prouvé que le corps de l'homme est une machine, dont on pourra un jour démonter et remonter les rouages au gré de l'expérimentateur, il faudra bien passer aux actes passionnels et intellectuels de l'homme. Dès lors, nous entrerons dans le domaine qui, jusqu'à présent, appartenait à la philosophie et à la littérature; ce sera la conquête décisive par la science des hypothèses des philosophes et des écrivains. On a la chimie et la physique expérimentales; on aura la physiologie expérimentale; plus tard encore, on aura le roman expérimental. C'est là une progression qui s'impose et dont le dernier terme est facile à prévoir dès aujourd'hui. Tout se tient, il fallait partir du déterminisme des corps bruts, pour arriver au déterminisme des corps vivants; et, puisque des savants comme Claude Bernard démontrent maintenant que des lois fixes régissent le corps humain, on peut annoncer, sans crainte de se tromper, l'heure où les lois de la pensée et des passions seront formulées à leur tour. Un même déterminisme doit régir la pierre des chemins et le cerveau de l'homme.

Cette opinion se trouve dans l'Introduction. Je ne saurais trop répéter que je prends tous mes arguments dans Claude Bernard. Après avoir expliqué que des phénomènes tout à fait spéciaux peuvent être le résultat de l'union ou de l'association de plus en plus complexe des éléments organisés, il écrit ceci : «Je suis persuadé que les obstacles qui entourent l'étude expérimentale des phénomènes psychologiques sont en grande partie dus à des difficultés de cet ordre; car, malgré leur nature merveilleuse et la délicatesse de leurs manifestations, il est impossible, selon moi, de ne pas faire rentrer les phénomènes cérébraux, comme tous les phénomènes des corps vivants, dans les lois d'un déterminisme scientifique.» Cela est clair. Plus tard, sans doute, la science trouvera ce déterminisme de toutes les manifestations cérébrales et sensuelles de l'homme.

Dès ce jour, la science entre donc dans notre domaine, à nous romanciers, qui sommes à cette heure des analystes de l'homme, dans son action individuelle et sociale. Nous continuons, par nos observations et nos expériences, la besogne du physiologiste, qui a continué celle du physicien et du chimiste. Nous faisons en quelque sorte de la psychologie scientifique, pour compléter la physiologie scientifique; et nous n'avons, pour achever l'évolution, qu'à apporter dans nos études de la nature et de l'homme l'outil décisif de la méthode expérimentale. En un mot, nous devons opérer sur les caractères, sur les passions, sur les faits humains et sociaux, comme le chimiste et le physicien opèrent sur les corps bruts, comme le physiologiste opère sur les corps vivants. Le déterminisme domine tout, C'est l'investigation scientifique, c'est le raisonnement expérimental qui combat une à une les hypothèses des idéalistes, et qui remplace les romans de pure imagination par les romans d'observation et d'expérimentation.

Certes, je n'entends pas ici formuler des lois. Dans l'état actuel de la science de l'homme, la confusion et l'obscurité sont encore trop grandes pour qu'on se risque à la moindre synthèse. Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'il y a un déterminisme absolu pour tous les phénomènes humains. Dès lors, l'investigation est un devoir. Nous avons la méthode, nous devons aller en avant, si même une vie entière d'efforts n'aboutissait qu'à la conquête d'une parcelle de vérité. Voyez la physiologie : Claude Bernard a fait de grandes découvertes, et il est mort en avouant qu'il ne savait rien ou presque rien. À chaque page, il confesse les difficultés de sa tâche, «Dans les relations phénoménales, dit-il, telles que la nature nous les offre, il règne toujours une complexité plus ou moins grande. Sous ce rapport, la complexité des phénomènes minéraux est beaucoup moins grande que celle des phénomènes vitaux; c'est pourquoi les sciences qui étudient les corps bruts sont parvenues plus vite à se constituer. Dans les corps vivants, les phénomènes sont d'une complexité énorme, et de plus la mobilité des propriétés vitales les rend beaucoup plus difficiles à saisir et à déterminer.» Que dire alors des difficultés que doit rencontrer le roman expérimental, qui prend à la physiologie ses études sur les organes les plus complexes et les plus délicats, qui traite des manifestations les plus élevées de l'homme, comme individu et comme membre social ? Evidemment, l'analyse se complique ici davantage. Donc, si la physiologie se constitue aujourd'hui, il est naturel que le roman expérimental en soit seulement à ses premiers pas. On le prévoit comme une conséquence fatale de l'évolution scientifique du siècle; mais il est impossible de le baser sur des lois certaines. Quand Claude Bernard parle «des vérités restreintes et précaires de la science biologique», on peut bien confesser que les vérités de la science de l'homme, au point de vue du mécanisme intellectuel et passionnel, sont plus précaires et plus restreintes encore. Nous balbutions, nous sommes les derniers venus; mais cela ne doit être qu'un aiguillon de plus pour nous pousser à des études exactes, du moment que nous avons l'outil, la méthode expérimentale, et que notre but est très net, connaître le déterminisme des phénomènes et nous rendre maîtres de ces phénomènes.

Sans me risquer à formuler des lois, j'estime que la question d'hérédité a une grande influence dans les manifestations intellectuelles et passionnelles de l'homme. Je donne aussi une importance considérable au milieu. Il faudrait sur la méthode aborder les théories de Darwin; mais ceci n'est qu'une étude générale expérimentale appliquée au roman, et je me perdrais, si je voulais entrer dans les détails. Je dirai simplement un mot des milieux. Nous venons de voir l'importance décisive donnée par Claude Bernard à l'étude du milieu intra-organique, dont on doit tenir compte, si l'on veut trouver le déterminisme des phénomènes chez les êtres vivants. Eh bien! dans l'étude d'une famille, d'un groupe d'êtres vivants je crois que le milieu social a également une importance capitale. Un jour, la physiologie nous expliquera sans doute mécanisme de la pensée et des passions; nous saurons comment fonctionne la machine individuelle de l'homme, comment il pense, comment il aime, comment il va de la raison à la passion et à la folie; mais ces phénomènes, ces faits du mécanisme des organes agissant sous l'influence du milieu intérieur, ne se produisent pas au dehors isolément et dans le vide. L'homme n'est pas seul, il vit dans une société, dans un milieu social, et dès lors pour nous, romanciers, ce milieu social modifie sans cesse les phénomènes. Même notre grande étude est là, dans le travail réciproque de la société sur l'individu et de l'individu sur la société. Pour le physiologiste, le milieu extérieur et le milieu intérieur sont purement chimiques et physiques, ce qui lui permet d'en trouver les lois aisément. Nous n'en sommes pas à pouvoir prouver que le milieu social n'est, lui aussi, que chimique et physique. Il l'est à coup sûr, ou plutôt il est le produit variable d'un groupe d'êtres vivants, qui, eux, sont absolument soumis aux lois physiques et chimiques qui régissent aussi bien les corps vivants que les corps bruts. Dès lors, nous verrons qu'on peut agir sur le milieu social, en agissant sur les phénomènes dont on se sera rendu maître chez l'homme. Et c'est là ce qui constitue le roman expérimental : posséder le mécanisme des phénomènes chez l'homme, montrer les rouages des manifestations intellectuelles et sensuelles telles que la physiologie nous les expliquera, sous les influences de l'hérédité et des circonstances ambiantes, puis montrer l'homme vivant dans le milieu social qu'il a produit lui-même, qu'il modifie tous les jours, et au sein duquel il éprouve à son tour une transformation continue. Ainsi donc, nous nous appuyons sur la physiologie, nous prenons l'homme isolé des mains du physiologiste, pour continuer la solution du problème et résoudre scientifiquement la question de savoir comment se comportent les hommes, dès qu'ils sont en société.

Ces idées générales suffisent pour nous guider aujourd'hui. Plus tard, lorsque la science aura marché, lorsque le roman expérimental aura donné des résultats décisifs, quelque critique précisera ce que je ne fais qu'indiquer aujourd'hui.

D'ailleurs, Claude Bernard confesse combien est difficile l'application de la méthode expérimentale aux êtres vivants. «Le corps vivant, dit-il, surtout chez les animaux élevés, ne tombe jamais en indifférence physico-chimique avec le milieu extérieur, il possède un mouvement incessant, une évolution organique en apparence spontanée et constante, et bien que cette évolution ait besoin des circonstances extérieures pour se manifester, elle en est cependant indépendante dans sa marche et dans sa modalité.» Et il conclut comme je l'ai dit. «En résumé, c'est seulement dans les conditions physico-chimiques du milieu intérieur que nous trouverons le déterminisme des phénomènes extérieurs de la vie.» Mais quelles que soient les complexités qui se présentent, et lors même que des phénomènes spéciaux se produisent, l'application de la méthode expérimentale reste rigoureuse. «Si les phénomènes vitaux ont une complexité et une apparence différentes de ceux des corps bruts, ils n'offrent cette différence qu'en vertu des conditions déterminées ou déterminables qui leur sont propres. Donc, si les sciences vitales doivent différer des autres par leurs applications et par leurs lois spéciales, elles ne s'en distinguent pas par la méthode scientifique.»

Il me faut dire encore un mot des limites que Claude Bernard trace à la science. Pour lui, nous ignorerons toujours le pourquoi des choses; nous ne pouvons savoir que le comment. C'est ce qu'il exprime en ces termes : «La nature de notre esprit nous porte à chercher l'essence ou le pourquoi des choses. En cela, nous visons plus loin que le but qu'il nous est donné d'atteindre; car l'expérience nous apprend bientôt que nous ne devons pas aller au delà du comment, c'est-à-dire au delà de la cause prochaine ou des conditions d'existence des phénomènes.» Plus loin il donne cet exemple : «Si nous ne pouvons savoir pourquoi l'opium et ses alcaloïdes font dormir, nous pourrons connaître le mécanisme de ce sommeil et savoir comment l'opium ou ses principes font dormir; car le sommeil n'a lieu que parce que la substance active va se mettre en contact avec certains éléments organiques qu'elle modifie.» Et la conclusion pratique est celle-ci : «La science a précisément le privilège de nous apprendre ce que nous ignorons, en substituant la raison et l'expérience au sentiment, et en nous montrant clairement la limite de notre connaissance actuelle. Mais, par une merveilleuse compensation, à mesure que la science rabaisse ainsi notre orgueil, elle augmente notre puissance.» Toutes ces considérations sont strictement applicables au roman expérimental. Pour ne point s'égarer dans les spéculations philosophiques, pour remplacer les hypothèses idéalistes par la lente conquête de l'inconnu, il doit s'en tenir à la recherche du pourquoi [sic, probablement erreur typographique pour «comment»] des choses. C'est là son rôle exact, et c'est de là qu'il tire, comme nous allons le voir, sa raison d'être et sa morale.

J'en suis donc arrivé à ce point : le roman expérimental est une conséquence de l'évolution scientifique du siècle; il continue et complète la physiologie, qui elle-même s'appuie sur la chimie et la physique; il substitue à l'étude de l'homme abstrait, de l'homme métaphysique, l'étude de l'homme naturel, soumis aux lois physico-chimiques et déterminé par les influences du milieu; il est en un mot la littérature de notre âge scientifique, comme la littérature classique et romantique a correspondu à un âge de scolastique et de théologie. Maintenant, je passe à la grande question d'application et de morale.

III

Le but de la méthode expérimentale, en physiologie et en médecine, est d'étudier les phénomènes pour s'en rendre maître. Claude Bernard, à chaque page de l'Introduction, revient sur cette idée. Comme il le déclare : «Toute la philosophie naturelle se résume en cela : connaître la loi des phénomènes. Tout le problème expérimental se réduit à ceci : prévoir et diriger les phénomènes.» Plus loin, il donne un exemple : «Il ne suffira pas au médecin expérimentateur comme au médecin empirique de savoir que le quinquina guérit la fièvre; mais ce qu'il lui importe surtout, c'est de savoir ce que c'est que la fièvre et de se rendre compte du mécanisme par lequel le quinquina la guérit. Tout cela importe au médecin expérimentateur, parce que, dès qu'il le saura, le fait de guérison de la fièvre par le quinquina ne sera plus un fait empirique et isolé, mais un fait scientifique. Ce fait se rattachera alors à des conditions qui le relieront à d'autres phénomènes, et nous serons conduits ainsi à la connaissance des lois de l'organisme et à la possibilité d'en régler les manifestations.» L'exemple devient frappant dans le cas de la gale. «Aujourd'hui que la cause de la gale est connue et déterminée expérimentalement, tout est devenu scientifique et l'empirisme a disparu... On guérit toujours et sans exception quand on se place dans les conditions expérimentales connues pour atteindre ce but.»

Donc tel est le but, telle est la morale, dans la physiologie et dans la médecine expérimentales : se rendre maître de la vie pour la diriger. Admettons que la science ait marché, que la conquête de l'inconnu soit complète : l'âge scientifique que Claude Bernard a vu en rêve sera réalisé. Dès lors, le médecin sera maître des maladies; il guérira à coup sûr, il agira sur les corps vivants pour le bonheur et pour la vigueur de l'espèce. On entrera dans un siècle où l'homme tout-puissant aura asservi la nature et utilisera ses lois pour faire régner sur cette terre la plus grande somme de justice et de liberté possible. Il n'y a pas de but plus noble, plus haut, plus grand. Notre rôle d'être intelligent est là : pénétrer le pourquoi [ou le comment ? - voir ci-dessus] des choses, pour devenir supérieur aux choses et les réduire à l'état de rouages obéissants.

Eh bien! ce rêve du physiologiste et du médecin expérimentateur est aussi celui du romancier qui applique à l'étude naturelle et sociale de l'homme la méthode expérimentale. Notre but est le leur; nous voulons, nous aussi, être les maîtres des phénomènes des éléments intellectuels et personnels, pour pouvoir les diriger. Nous sommes, en un mot, des moralistes expérimentateurs, montrant par l'expérience de quelle façon se comporte une passion dans un milieu social. Le jour où nous tiendrons le mécanisme de cette passion, on pourra la traiter et la réduire, ou tout au moins la rendre la plus inoffensive possible. Et voilà où se trouvent l'utilité pratique et la haute morale de nos oeuvres naturalistes, qui expérimentent sur l'homme, qui démontent et remontent pièce à pièce la machine humaine, pour la faire fonctionner sous l'influence des milieux. Quand les temps auront marché, quand on possédera les lois, il n'y aura plus qu'à agir sur les individus et sur les milieux, si l'on veut arriver au meilleur état social. C'est ainsi que nous faisons de la sociologie pratique et que notre besogne aide aux sciences politiques et économiques. Je ne sais pas, je le répète, de travail plus noble ni d'une application plus large. Etre maître du bien et du mal, régler la vie, régler la société, résoudre à la longue tous les problèmes du socialisme, apporter surtout des bases solides à la justice en résolvant par l'expérience les questions de criminalité, n'est-ce pas là être les ouvriers les plus utiles et les plus moraux du travail humain ?

Que l'on compare un instant la besogne des romanciers idéalistes à la nôtre; et ici ce mot d'idéalistes indique les écrivains qui sortent de l'observation et de l'expérience pour baser leurs oeuvres sur le surnaturel et l'irrationnel, qui admettent en un mot des forces mystérieuses, en dehors du déterminisme des phénomènes. Claude Bernard répondra encore pour moi : «Ce qui distingue le raisonnement expérimental du raisonnement scolastique, c'est la fécondité de l'un et la stérilité de l'autre. C'est précisément le scolastique qui croit avoir la certitude absolue qui n'arrive à rien; cela se conçoit, puisque par un principe absolu, il se place en dehors de la nature dans laquelle tout est relatif. C'est au contraire l'expérimentateur qui doute toujours et qui ne croit posséder la certitude absolue sur rien, qui arrive à maîtriser les phénomènes qui l'entourent et à étendre sa puissance sur la nature.» Tout à l'heure, je reviendrai sur cette question de l'idéal, qui n'est, en somme, que la question de l'indéterminisme. Claude Bernard dit avec raison : «La conquête intellectuelle de l'homme consiste à faire diminuer et à refouler l'indéterminisme, à mesure qu'à l'aide de la méthode expérimentale il gagne du terrain sur le déterminisme.» Notre vraie besogne est là, à nous romanciers expérimentateurs, aller du connu à l'inconnu, pour nous rendre maître de la nature tandis que les romanciers idéalistes restent de parti pris dans l'inconnu, par toutes sortes de préjugés religieux et philosophiques, sous le prétexte stupéfiant que l'inconnu est plus noble et plus beau que le connu. Si notre besogne, parfois cruelle, si nos tableaux terribles avaient besoin d'être excusés, je trouverais encore chez Claude Bernard cet argument décisif. «On n'arrivera jamais à des généralisations vraiment fécondes et lumineuses sur les phénomènes vitaux qu'autant qu'on aura expérimenté soi-même et remué dans l'hôpital, l'amphithéâtre et le laboratoire le terrain fétide ou palpitant de la vie... S'il fallait donner une comparaison qui exprimât mon sentiment sur la science de la vie, je dirais que c'est un salon superbe, tout resplendissant de lumière, dans lequel on ne peut parvenir qu'en passant par une longue et affreuse cuisine.»

J'insiste sur ce mot que j'ai employé de moralistes expérimentateurs appliqué aux romanciers naturalistes. Une page de l'Introduction m'a surtout frappé, celle où l'auteur parle du circulus vital. Je cite : «Les organes musculaires et nerveux entretiennent l'activité des organes qui préparent le sang; mais le sang à son tour nourrit les organes qui le produisent. Il y a là une solidarité organique ou sociale qui entretient une sorte de mouvement perpétuel, jusqu'à ce que le dérangement ou la cessation d'action d'un élément vital nécessaire ait rompu l'équilibre ou amené un trouble ou un arrêt dans le jeu de la machine animale. Le problème du médecin expérimentateur consiste donc à trouver le déterminisme simple d'un dérangement organique, c'est-à-dire à saisir le phénomène initial... Nous verrons comment une dislocation de l'organisme ou un dérangement des plus complexes en apparence peut être ramené à un déterminisme simple initial qui provoque ensuite les déterminismes les plus complexes.» Il n'y a encore ici qu'à changer les mots de médecin expérimentateur, par ceux de romancier expérimentateur, et tout ce passage s'applique exactement à notre littérature naturaliste. Le circulus social est identique au circulus vital : dans la société comme dans le corps humain, il existe une solidarité qui lie les différents membres, les différents organes entre eux, de telle sorte que, si un organe se pourrit, beaucoup d'autres sont atteints, et qu'une maladie très complexe se déclare. Dès lors, dans nos romans, lorsque nous expérimentons sur une plaie grave qui empoisonne la société, nous procédons comme le médecin expérimentateur, nous tâchons de trouver le déterminisme simple initial, pour arriver ensuite au déterminisme complexe dont l'action a suivi. Je reprends l'exemple du baron Hulot, dans la Cousine Bette. Voyez le résultat final, le dénouement du roman; une famille entière détruite, toutes sortes de drames secondaires se produisant, sous l'action du tempérament amoureux de Hulot. C'est là, dans ce tempérament, que se trouve le déterminisme initial. Un membre, Hulot, se gangrène, et aussitôt tout se gâte autour de lui, le circulus social se détraque, la santé de la société se trouve compromise. Aussi, comme Balzac a insisté sur la figure du baron Hulot, comme il l'a analysée avec un soin scrupuleux! L'expérience porte avant tout sur lui, parce qu'il s'agissait de se rendre maître du phénomène de cette passion pour la diriger; admettez qu'on puisse guérir Hulot, ou du moins le contenir et le rendre inoffensif, tout de suite le drame n'a plus de raison d'être, on rétablit l'équilibre, ou pour mieux dire la santé dans le corps social. Donc, les romanciers naturalistes sont bien en effet des moralistes expérimentateurs.

Et j'arrive ainsi au gros reproche dont on croit accabler les romanciers naturalistes en les traitant de fatalistes. Que de fois on a voulu nous prouver que, du moment où nous n'acceptions pas le libre arbitre, du moment où l'homme n'était plus pour nous qu'une machine animale agissant sous l'influence de l'hérédité et des milieux, nous tombions à un fatalisme grossier, nous ravalions l'humanité au rang d'un troupeau marchant sous le bâton de la destinée! Il faut préciser : nous ne sommes pas fatalistes, nous sommes déterministes, ce qui n'est point la même chose. Claude Bernard explique très bien les deux termes : «Nous avons donné le nom de déterminisme à la cause prochaine ou déterminante des phénomènes. Nous n'agissons jamais sur l'essence des phénomènes de la nature, mais seulement sur leur déterminisme, et par cela seul que nous agissons sur lui, le déterminisme diffère du fatalisme sur lequel on ne saurait agir. Le fatalisme suppose la manifestation nécessaire d'un phénomène indépendant de ses conditions, tandis que le déterminisme est la condition nécessaire d'un phénomène dont la manifestation n'est pas forcée. Une fois que la recherche du déterminisme des phénomènes est posée comme le principe fondamental de la méthode expérimentale, il n'y a plus ni matérialisme, ni spiritualisme, ni matière brute, ni matière vivante; il n'y a que des phénomènes dont il faut déterminer les conditions, c'est-à-dire les circonstances qui jouent par rapport à ces phénomènes le rôle de cause prochaine.» Ceci est décisif. Nous ne faisons qu'appliquer cette méthode dans nos romans, et nous sommes donc des déterministes qui, expérimentalement, cherchent à déterminer les conditions des phénomènes, sans jamais sortir, dans notre investigation, des lois de la nature. Comme le dit très bien Claude Bernard, du moment où nous pouvons agir, et où nous agissons sur le déterminisme des phénomènes, en modifiant les milieux par exemple, nous ne sommes pas des fatalistes.

Voilà donc le rôle moral du romancier expérimentateur bien défini. Souvent j'ai dit que nous n'avions pas à tirer une conclusion de nos oeuvres, et cela signifie que nos oeuvres portent leur conclusion en elles. Un expérimentateur n'a pas à conclure, parce que, justement, l'expérience conclut pour lui. Cent fois, s'il le faut, il répétera l'expérience devant le public, il l'expliquera, mais il n'aura ni à s'indigner, ni à approuver personnellement : telle est la vérité, tel est le mécanisme des phénomènes; c'est à la société de produire toujours ou de ne plus produire ce phénomène, si le résultat en est utile ou dangereux. On ne conçoit pas, je l'ai dit ailleurs, un savant se fâchant contre l'azote, parce que l'azote est impropre à la vie; il supprime l'azote, quand il est nuisible, et pas davantage. Comme notre pouvoir n'est pas le même que celui de ce savant, comme nous sommes des expérimentateurs sans être des praticiens, nous devons nous contenter de chercher le déterminisme des phénomènes sociaux, en laissant aux législateurs, aux hommes d'application, le soin de diriger tôt ou tard ces phénomènes, de façon à développer les bons et à réduire les mauvais, au point de vue de l'utilité humaine.

Je résume notre rôle de moralistes expérimentateurs. Nous montrons le mécanisme de l'utile et du nuisible, nous dégageons le déterminisme des phénomènes humains et sociaux, pour qu'on puisse un jour dominer et diriger ces phénomènes. En un mot, nous travaillons avec tout le siècle à la grande oeuvre qui est la conquête de la nature, la puissance de l'homme décuplée. Et voyez à côté de la nôtre, la besogne des écrivains idéalistes, qui s'appuient sur l'irrationnel et le surnaturel, et dont chaque élan est suivi d'une chute profonde dans le chaos métaphysique. C'est nous qui avons la force, c'est nous qui avons la morale.

IV

Ce qui m'a fait choisir l'Introduction, je l'ai dit, c'est que la médecine est encore regardée par beaucoup de personnes comme un art. Claude Bernard prouve qu'elle doit être une science, et nous assistons là à l'éclosion d'une science, spectacle très instructif en lui-même, et qui nous prouve que le domaine scientifique s'élargit et gagne toutes les manifestations de l'intelligence humaine. Puisque la médecine, qui était un art, devient une science, pourquoi la littérature elle-même ne deviendrait-elle pas une science, grâce à la méthode expérimentale ?

Il faut remarquer que tout se tient, que si le terrain du médecin expérimentateur est le corps de l'homme dans les phénomènes de ses organes, à l'état normal et à l'état pathologique, notre terrain à nous est également le corps de l'homme dans ses phénomènes cérébraux et sensuels, à l'état sain et à l'état morbide. Si nous n'en restons pas à l'homme métaphysique de l'âge classique, il nous faut bien tenir compte des nouvelles idées que notre âge se fait de la nature et de la vie. Nous continuons fatalement, je le répète, la besogne du physiologiste et du médecin, qui ont continué celle du physicien et du chimiste. Dès lors, nous entrons dans la science. Je réserve la question du sentiment et de la forme, dont je parlerai plus loin.

Voyons d'abord ce que Claude Bernard dit de la médecine. «Certains médecins pensent que la médecine ne peut être que conjecturale, et ils en concluent que le médecin est un artiste qui doit suppléer à l'indéterminisme des cas particuliers par son génie, par son tact personnel. Ce sont là des idées antiscientifiques contre lesquelles il faut s'élever de toutes ses forces, parce que ce sont elles qui contribuent à faire croupir la médecine dans l'état où elle est depuis si longtemps. Toutes les sciences ont nécessairement commencé par être conjecturales; il y a encore aujourd'hui dans chaque science des parties conjecturales. La médecine est encore presque partout conjecturale, je ne le nie pas; mais je veux dire seulement que la science moderne doit faire des efforts pour sortir de cet état provisoire qui ne constitue pas un état scientifique définitif, pas plus pour la médecine que pour les autres sciences. L'état scientifique sera plus long à se constituer et plus difficile à obtenir en médecine, à cause de la complexité des phénomènes; mais le but du médecin savant est de ramener dans sa science, comme dans toutes les autres, l'indéterminé au déterminé.» Le mécanisme de la naissance et du développement d'une science est là tout entier. On traite encore le médecin d'artiste, parce qu'il y a, en médecine, une place énorme laissée aux conjectures. Naturellement, le romancier méritera davantage ce nom d'artiste, puisqu'il se trouve plus enfoncé encore dans l'indéterminé. Si Claude Bernard confesse que la complexité des phénomènes empêcheront [sic] longtemps de constituer la médecine à l'état scientifique, que sera-ce donc pour le roman expérimental, où les phénomènes sont plus complexes encore ? Mais cela n'empêchera pas le roman d'entrer dans la voie scientifique, d'obéir à l'évolution générale du siècle.

D'ailleurs, Claude Bernard lui-même a indiqué les évolutions de l'esprit humain. «L'esprit humain, dit-il, aux diverses périodes de son évolution, a passé successivement par le sentiment, la raison et l'expérience. D'abord, le sentiment seul s'imposant à la raison créa les vérités de foi, c'est-à-dire la théologie. La raison ou la philosophie devenant ensuite la maîtresse, enfanta la scolastique. Enfin l'expérience, c'est-à-dire l'étude des phénomènes naturels, apprit à l'homme que les vérités du monde extérieur ne se trouvent formulées, de prime abord, ni dans le sentiment ni dans la raison. Ce sont seulement nos guides indispensables; mais, pour obtenir ces vérités, il faut nécessairement descendre dans la réalité objective des choses où elles se trouvent cachées avec leur forme phénoménale. C'est ainsi qu'apparut, par le progrès naturel des choses, la méthode expérimentale qui résume tout et qui s'appuie successivement sur les trois branches de ce trépied immuable : le sentiment, 1a raison, l'expérience. Dans la recherche de la vérité au moyen de cette méthode, le sentiment a toujours l'initiative, il engendre l'idée a priori ou l'intuition; la raison ou le raisonnement développe ensuite l'idée et déduit ses conséquences logiques. Mais si le sentiment doit être éclairé par les lumières de la raison, la raison à son tour doit être guidée par l'expérience.»

J'ai donné toute cette page, parce qu'elle est de la plus grande importance. Elle fait nettement, dans le roman expérimental, la part de la personnalité du romancier, en dehors du style. Du moment où le sentiment est le point de départ de la méthode expérimentale, où la raison intervient ensuite pour aboutir à l'expérience, et pour être contrôlée par elle, le génie de l'expérimentateur domine tout; et c'est d'ailleurs ce qui fait que la méthode expérimentale, inerte en d'autres mains, est devenue un outil si puissant entre les mains de Claude Bernard. Je viens de dire le mot : la méthode n'est qu'un outil; c'est l'ouvrier, c'est l'idée qu'il apporte qui fait le chef-d'oeuvre. J'ai déjà cité ces lignes : «C'est un sentiment particulier, un quid proprium qui constitue l'originalité, l'invention ou le génie de chacun.» Voilà donc la part faite au génie, dans le roman expérimental. Comme le dit encore Claude Bernard : «L'idée, c'est la graine; la méthode, c'est le sol qui lui fournit les conditions de se développer, de prospérer et de donner ses meilleurs fruits suivant la nature.» Tout se réduit ensuite à une question de méthode. Si vous restez dans l'idée a priori, et dans le sentiment, sans l'appuyer sur la raison et sans le vérifier par l'expérience, vous êtes un poète, vous risquez des hypothèses que rien ne prouve, vous vous débattez dans l'indéterminisme péniblement et sans utilité, d'une façon nuisible souvent. Ecoutez ces lignes de l'Introduction : «L'homme est naturellement métaphysicien et orgueilleux; il a pu croire que les créations idéales de son esprit qui correspondent à ses sentiments représentaient aussi la réalité. D'où il suit que la méthode expérimentale n'est point primitive et naturelle à l'homme, que ce n'est qu'après avoir erré longtemps dans les discussions théologiques et scolastiques qu'il a fini par reconnaître la stérilité de ses efforts dans cette voie. L'homme s'aperçut alors qu'il ne dicte pas des lois à la nature, parce qu'il ne possède pas en lui-même la connaissance et le critérium des choses extérieures; et il comprit que, pour arriver à la vérité, il doit, au contraire, étudier les lois naturelles et soumettre ses idées, sinon sa raison, à l'expérience, c'est-à-dire au critérium des faits.» Que devient donc le génie chez le romancier expérimental ? Il reste le génie, l'idée a priori, seulement il est contrôlé par l'expérience. Naturellement, l'expérience ne peut détruire le génie, elle le confirme, au contraire. Je prends un poète; est-il nécessaire, pour qu'il ait du génie, que son sentiment, que son idée a priori soit fausse ? Non, évidemment, car le génie d'un homme sera d'autant plus grand que l'expérience aura prouvé davantage la vérité de son idée personnelle. Il faut vraiment notre âge de lyrisme, notre maladie romantique, pour qu'on ait mesuré le génie d'un homme à la quantité de sottises et de folies qu'il a mises en circulation. Je conclus en disant que, désormais, dans notre siècle de science, l'expérience doit faire la preuve du génie.

Notre querelle est là, avec les écrivains idéalistes. Ils partent toujours d'une source irrationnelle quelconque, telle qu'une révélation, une tradition ou une autorité conventionnelle. Comme Claude Bernard le déclare : «Il ne faut admettre rien d'occulte; il n'y a que des phénomènes et des conditions de phénomènes.» Nous, écrivains naturalistes, nous soumettons chaque fait à l'observation et à l'expérience; tandis que les écrivains idéalistes admettent des influences mystérieuses échappant à l'analyse, et restent dès lors dans l'inconnu, en dehors des lois de la nature. Cette question de l'idéal, scientifiquement, se réduit à la question de l'indéterminé et du déterminé. Tout ce que nous ne savons pas, tout ce qui nous échappe encore, c'est l'idéal, et le but de notre effort humain est chaque jour de réduire l'idéal, de conquérir la vérité sur l'inconnu. Nous sommes tous idéalistes, si l'on entend par là que nous nous occupons tous de l'idéal. Seulement j'appelle idéalistes ceux qui se réfugient dans l'inconnu pour le plaisir d'y être, qui n'ont de goût que pour les hypothèses les plus risquées, qui dédaignent de les soumettre au contrôle de l'expérience, sous prétexte que la vérité est en eux et non dans les choses. Ceux-là, je le répète, font une besogne vaine et nuisible, tandis que l'observateur et l'expérimentateur sont les seuls qui travaillent à la puissance et au bonheur de l'homme, en le rendant peu à peu le maître de la nature. Il n'y a ni noblesse, ni dignité, ni beauté, ni moralité, à ne pas savoir, à mentir, à prétendre qu'on est d'autant plus grand qu'on se hausse davantage dans l'erreur et dans la confusion. Les seules oeuvres grandes et morales sont les oeuvres de vérité.

Ce qu'il faut accepter seulement, c'est ce que je nommerai l'aiguillon de l'idéal. Certes, notre science est bien petite encore, à côté de la masse énorme de choses que nous ignorons. Cet inconnu immense qui nous entoure ne doit nous inspirer que le désir de le percer, de l'expliquer, grâce aux méthodes scientifiques. Et il ne s'agit pas seulement des savants; toutes les manifestations de l'intelligence humaine se tiennent, tous nos efforts aboutissent au besoin de nous rendre maîtres de la vérité. C'est ce que Claude Bernard exprime très bien, quand il écrit : «Les sciences possèdent chacune, sinon une méthode propre, au moins des procédés spéciaux, et de plus, elles se servent réciproquement d'instruments les unes aux autres. Les mathématiques servent d'instruments à la physique, à la chimie, à la biologie, dans des limites diverses; la physique et la chimie servent d'instruments puissants à la physiologie et à la médecine. Dans ce secours mutuel que se prêtent les sciences, il faut bien distinguer le savant qui fait avancer chaque science de celui qui s'en sert. Le physicien et le chimiste ne sont pas mathématiciens parce qu'ils emploient le calcul; le physiologiste n'est pas chimiste ni physicien parce qu'il fait usage de réactifs chimiques ou d'instruments de physique, pas plus que le chimiste et le physicien ne sont physiologistes parce qu'ils étudient la composition ou les propriétés de certains liquides et tissus animaux ou végétaux.» Telle est la réponse que Claude Bernard fait pour nous, romanciers naturalistes, aux critiques qui se sont moqués de nos prétentions à la science. Nous ne sommes ni des chimistes, ni des physiciens, ni des physiologistes; nous sommes simplement des romanciers qui nous appuyons sur les sciences. Certes, nos prétentions ne sont pas de faire des découvertes dans la physiologie, que nous ne pratiquons pas; seulement, ayant à étudier l'homme, nous croyons ne pas pouvoir nous dispenser de tenir compte des vérités physiologiques nouvelles. Et j'ajouterai que les romanciers sont certainement les travailleurs qui s'appuient à la fois sur le plus grand nombre de sciences, car ils traitent de tout et il leur faut tout savoir, puisque le roman est devenu une enquête générale sur la nature et sur l'homme. Voilà comment nous avons été amenés à appliquer à notre besogne la méthode expérimentale, du jour où cette méthode est devenue l'outil le plus puissant de l'investigation. Nous résumons l'investigation, nous nous lançons dans la conquête de l'idéal, en employant toutes les connaissances humaines.

Il est bien entendu que je parle ici du comment des choses, et non du pourquoi. Pour un savant expérimentateur, l'idéal qu'il cherche à réduire, l'indéterminé, n'est jamais que dans le comment. Il laisse aux philosophes l'autre idéal, celui du pourquoi, qu'il désespère de déterminer un jour. Je crois que les romanciers expérimentateurs doivent également ne pas se préoccuper de cet inconnu, s'ils ne veulent pas se perdre dans les folies des poètes et des philosophes. C'est déjà une besogne assez large, de chercher à connaître le mécanisme de la nature, sans s'inquiéter pour le moment de l'origine de ce mécanisme. Si l'on arrive un jour à le connaître, ce sera sans doute grâce à la méthode, et le mieux est donc de commencer par le commencement, par l'étude des phénomènes, au lieu d'espérer qu'une révélation subite nous livrera le secret du monde. Nous sommes des ouvriers, nous laissons aux spéculateurs cet inconnu du pourquoi où ils se battent vainement depuis des siècles, pour nous en tenir à l'inconnu du comment, qui chaque jour diminue devant notre investigation. Le seul idéal qui doive exister pour nous, romanciers expérimentateurs, c'est celui que nous pouvons conquérir.

D'ailleurs, dans la conquête lente de cet inconnu qui nous entoure, nous confessons humblement l'état d'ignorance où nous sommes. Nous commençons à marcher en avant, rien de plus; et notre seule force véritable est, dans la méthode. Claude Bernard, après avoir confessé que la médecine expérimentale balbutie encore, n'hésite pas dans la pratique à laisser une large place à la médecine empirique. «Au fond, dit-il, l'empirisme, c'est-à-dire l'observation ou l'expérience fortuite, a été l'origine de toutes les sciences. Dans les sciences complexes de l'humanité, l'empirisme gouvernera nécessairement la pratique bien plus longtemps que dans les sciences simples.» Et il ne fait aucune difficulté de convenir qu'au chevet d'un malade, lorsque le déterminisme du phénomène pathologique n'est pas trouvé, le mieux est encore d'agir empiriquement; ce qui, d'ailleurs, reste dans la marche naturelle de nos connaissances, puisque l'empirisme précède fatalement l'état scientifique d'une connaissance. Certes, si les médecins doivent s'en tenir à l'empirisme dans presque tous les cas, nous devons à plus forte raison nous y tenir également, nous autres romanciers dont la science est plus complexe et moins fixée. Il ne s'agit pas, je le dis une fois encore, de créer de toutes pièces la science de l'homme, comme individu et comme membre social; il s'agit de sortir peu à peu, et avec tous les tâtonnements nécessaires, de l'obscurité où nous sommes sur nous-mêmes, heureux lorsque, au milieu de tant d'erreurs, nous pouvons fixer une vérité. Nous expérimentons, cela veut dire que nous devons pendant longtemps encore employer le faux pour arriver au vrai.

Tel est le sentiment des forts. Claude Bernard combat hautement ceux qui veulent voir uniquement un artiste dans le médecin. Il connaît l'objection habituelle de ceux qui affectent de regarder la médecine expérimentale «comme une conception théorique dont rien pour le moment ne justifie la réalité pratique parce qu'aucun fait ne démontre qu'on puisse atteindre en médecine la précision scientifique des sciences expérimentales». Mais il ne se laisse pas troubler, démontre que «la médecine expérimentale n'est que l'épanouissement naturel de l'investigation médicale pratique, dirigée par un esprit scientifique». Et voici sa conclusion : «Sans doute, nous sommes loin de cette époque où la médecine sera devenue scientifique mais cela ne nous empêche pas d'en concevoir la possibilité et de faire tous nos efforts pour y tendre en cherchant dès aujourd'hui à introduire dans la médecine la méthode qui doit nous y conduire.»

Tout cela, je ne me lasserai pas de le répéter, s'applique exactement au roman expérimental. Mettez ici encore le mot «roman» à la place du mot «médecine» et le passage reste vrai.

J'adresserai à la jeune génération littéraire qui grandit, ces grandes et fortes paroles de Claude Bernard. Je n'en connais pas de plus viriles. «La médecine est destinée à sortir peu à peu de l'empirisme, et elle en sortira de même que toutes les autres sciences par la méthode expérimentale. Cette conviction profonde soutient et dirige ma vie scientifique. Je suis sourd à la voix des médecins qui demandent qu'on leur explique expérimentalement la rougeole et la scarlatine, qui croient tirer de là un argument contre l'emploi de la méthode expérimentale en médecine. Ces objection décourageantes et négatives dérivent en général d'esprits systématiques ou paresseux qui préfèrent se reposer sur leurs systèmes ou s'endormir dans les ténèbres au lieu de travailler et de faire effort pour en sortir. La direction expérimentale que prend la médecine est aujourd'hui définitive. En effet, ce n'est point là le fait de l'influence éphémère d'un système personnel quelconque; c'est le résultat de l'évolution scientifique de la médecine elle-même. Ce sont mes convictions à cet égard que je cherche à faire pénétrer dans l'esprit des jeunes médecins qui suivent mes cours au Collège de France... Il faut inspirer avant tout aux jeunes gens l'esprit scientifique et les initier aux notions et aux tendances des sciences modernes.»

Bien souvent, j'ai écrit les mêmes paroles, donné les mêmes conseils, et je les répéterai ici. «La méthode expérimentale peut seule faire sortir le roman des mensonges et des erreurs où il se traîne. Toute ma vie littéraire a été dirigée par cette conviction. Je suis sourd à la voix des critiques qui me demandent de formuler les lois de l'hérédité chez les personnages et celles de l'influence des milieux; ceux qui me font ces objections négatives et décourageantes, ne me les adressent que par paresse d'esprit, par entêtement dans la tradition, par attachement plus ou moins conscient à des croyances philosophiques et religieuses... La direction expérimentale que prend le roman est aujourd'hui définitive. En effet, ce n'est point là le fait de l'influence éphémère d'un système personnel quelconque; c'est le résultat de l'évolution scientifique, de l'étude de l'homme elle-même. Ce sont mes convictions à cet égard que je cherche à faire pénétrer dans l'esprit des jeunes écrivains qui me lisent, car j'estime qu'il faut avant tout leur inspirer l'esprit scientifique et les initier aux notions et aux tendances des sciences modernes.»

V

Avant de conclure, il me reste à traiter divers points secondaires.

Ce qu'il faut bien préciser surtout, c'est le caractère impersonnel de la méthode. On reprochait à Claude Bernard d'affecter des allures de novateur, et il répondait avec sa haute raison : «Je n'ai certainement pas la prétention d'avoir le premier proposé d'appliquer la physiologie à la médecine. Cela a été recommandé depuis longtemps, et des tentatives très nombreuses ont été faites dans cette direction. Dans mes travaux et dans mon enseignement au Collège de France, je ne fais donc que poursuivre une idée qui porte déjà ses fruits par l'application à la médecine.» C'est ce que j'ai répondu moi-même, lorsqu'on a prétendu que je me posais en novateur, en chef d'école. J'ai dit que je n'apportais rien, que je tâchais simplement, dans mes romans et dans ma critique, d'appliquer la méthode scientifique, depuis longtemps en usage. Mais naturellement, on a feint de ne pas m'entendre, et on a continué à parler de ma vanité et de mon ignorance.

Ce que j'ai répété vingt fois, que le naturalisme n'était pas une fantaisie personnelle, qu'il était le mouvement même de l'intelligence du siècle, Claude Bernard le dit aussi, avec plus d'autorité, et peut-être le croira-t-on. «La révolution que la méthode expérimentale, écrit-il, a opérée dans les sciences, consiste à avoir substitué un critérium scientifique à l'autorité personnelle. Le caractère de la méthode expérimentale est de ne relever que d'elle-même, parce qu'elle renferme en elle son critérium, qui est l'expérience. Elle ne reconnaît d'autre autorité que celle des faits, et elle s'affranchit de l'autorité personnelle.» Par conséquent, plus de théorie. «L'idée doit toujours rester indépendante, il ne faut pas l'enchaîner, pas plus par des croyances scientifiques que par des croyances philosophiques ou religieuses. Il faut être hardi et libre dans la manifestation de ses idées, poursuivre son sentiment et ne pas trop s'arrêter à ces craintes puériles de la contradiction des théories... Il faut modifier la théorie pour l'adapter à la nature, et non la nature pour l'adapter à la théorie.» De là une largeur incomparable. «La méthode expérimentale est la méthode scientifique qui proclame la liberté de la pensée. Elle secoue non seulement le joug philosophique et théologique, mais elle n'admet pas non plus d'autorité scientifique personnelle. Ceci n'est point de l'orgueil et de la jactance; l'expérimentateur, au contraire, fait acte d'humilité en niant l'autorité personnelle, car il doute aussi de ses propres connaissances, et il soumet l'autorité des hommes à celles de l'expérience et des lois de la nature.»

C'est pourquoi j'ai dit tant de fois que le naturalisme n'était pas une école, que par exemple il ne s'incarnait pas dans le génie d'un homme ni dans le coup de folie d'un groupe, comme le romantisme, qu'il consistait simplement dans l'application de la méthode expérimentale à l'étude de la nature et de l'homme. Dès lors, il n'y a plus qu'une vaste évolution, qu'une marche en avant où tout le monde est ouvrier, selon son génie. Toutes les théories sont admises, et la théorie qui l'emporte est celle qui explique le plus de choses. Il ne paraît pas y avoir une voie littéraire et scientifique plus large ni plus droite. Tous, les grands et les petits, s'y meuvent librement, travaillant à l'investigation commune, chacun dans sa spécialité, et ne reconnaissant d'autre autorité que celle des faits, prouvée par l'expérience. Donc, dans le naturalisme, il ne saurait y avoir ni de novateurs ni de chefs d'école. Il y a simplement des travailleurs plus puissants les uns que les autres.

Claude Bernard exprime ainsi la défiance dans laquelle on doit rester en face des théories. «Il faut avoir une foi robuste et ne pas croire; je m'explique en disant qu'il faut en science croire fermement aux principes et douter des formules; en effet, d'un côté, nous sommes sûrs que le déterminisme existe, mais nous ne sommes jamais certains de le tenir. Il faut être inébranlable sur les principes de la science expérimentale (déterminisme) et ne pas croire absolument aux théories.» Je citerai encore le passage suivant, où il annonce la fin des systèmes, «La médecine expérimentale n'est pas un système nouveau de médecine, mais, au contraire, la négation de tous les systèmes. En effet, l'avènement de la médecine expérimentale aura pour résultat de faire disparaître de la science toutes les vues individuelles pour les remplacer par des théories impersonnelles et générales qui ne seront, comme dans les autres sciences, qu'une coordination régulière et raisonnée des faits fournis par l'expérience.» Il en sera identiquement de même pour le roman expérimental.

Si Claude Bernard se défend d'être un novateur, un inventeur plutôt qui apporte une théorie personnelle, il revient également plusieurs fois sur le danger qu'il y aurait pour un savant à s'inquiéter des systèmes philosophiques. «Pour l'expérimentateur physiologiste, dit-il, il ne saurait y avoir ni spiritualisme ni matérialisme. Ces mots appartiennent à une philosophie naturelle qui a vieilli, ils tomberont en désuétude par le progrès même de la science. Nous ne connaîtrons jamais ni l'esprit ni la matière, et si c'était ici le lieu, je montrerais facilement que d'un côté comme de l'autre, on arrive bientôt à des négations scientifiques, d'où il résulte que toutes les considérations de cette espèce sont oiseuses et inutiles. Il n'y a pour nous que des phénomènes à étudier, les conditions matérielles de leurs manifestations à connaître et les lois de ces manifestations à déterminer.» J'ai dit que, dans le roman expérimental, le mieux était de nous en tenir à ce point de vue strictement scientifique, si nous voulions baser nos études sur un terrain solide. Ne pas sortir du comment, ne pas s'attacher au pourquoi. Pourtant, il est bien certain que nous ne pouvons toujours échapper à ce besoin de notre intelligence, à cette curiosité inquiète qui nous porte à vouloir connaître l'essence des choses. J'estime qu'il nous faut alors accepter le système philosophique qui s'adapte le mieux à l'état actuel des sciences, mais simplement à un point de vue spéculatif. Par exemple, le transformisme est actuellement le système le plus rationnel, celui qui se base le plus directement sur notre connaissance de la nature. Derrière une science, derrière une manifestation quelconque de l'intelligence humaine, il y a toujours, quoi qu'en dise Claude Bernard, un système philosophique plus ou moins net. On peut ne pas s'y attacher dévotement et s'en tenir aux faits, quitte à modifier le système, si les faits le veulent. Mais le système n'en existe pas moins, et il existe d'autant plus que la science est moins avancée et moins solide. Pour nous, romanciers expérimentateurs, qui balbutions encore, l'hypothèse est fatale. Justement, tout à l'heure, je m'occuperai du rôle de l'hypothèse, dans la littérature.

D'ailleurs, si Claude Bernard repousse, dans l'application, les systèmes philosophiques, il reconnaît la nécessité de la philosophie. «Au point de vue scientifique, la philosophie représente l'inspiration éternelle de la raison humaine vers la connaissance de l'inconnu. Dès lors, les philosophes se tiennent toujours dans les questions en controverse et dans les régions élevées, limites supérieures des sciences. Par là, ils communiquent à la pensée scientifique un mouvement qui la vivifie et l'ennoblit; ils fortifient l'esprit en le développant par une gymnastique intellectuelle générale, en même temps qu'ils le reportent sans cesse vers la solution inépuisable des grands problèmes; ils entretiennent ainsi une soif de l'inconnu et le feu sacré de la recherche qui ne doivent jamais s'éteindre chez un savant.» Le passage est beau, mais on n'a jamais dit aux philosophes en meilleurs termes que leurs hypothèses sont de la pure poésie. Claude Bernard regarde évidemment les philosophes, parmi lesquels il se flatte d'avoir beaucoup d'amis, comme des musiciens de génie parfois, dont la musique encourage les savants pendant leurs travaux et leur inspire le feu sacré des grandes découvertes. Quant aux philosophes, livrés eux-mêmes, ils chanteraient toujours et ne trouveraient jamais une vérité.

J'ai négligé jusqu'ici la question de la forme chez l'écrivain naturaliste, parce que c'est elle justement qui spécialise la littérature. Non seulement le génie, pour l'écrivain, se trouve dans le sentiment, dans l'idée a priori, mais il est aussi dans la forme, dans le style. Seulement, la question de méthode et la question de rhétorique sont distinctes. Et le naturalisme, je le dis encore, consiste uniquement dans la méthode expérimentale, dans l'observation et l'expérience appliquées à la littérature. La rhétorique, pour le moment, n'a donc rien à voir ici. Fixons la méthode, qui doit être commune, puis acceptons dans les lettres toutes Ies rhétoriques qui se produiront; regardons-les comme les expressions des tempéraments littéraires des écrivains.

Si l'on veut avoir mon opinion bien nette, c'est qu'on donne aujourd'hui une prépondérance exagérée à la forme. J'aurais long à en dire sur ce sujet; mais ceci dépasserait les limites de cette étude. Au fond, j'estime que la méthode atteint la forme elle-même, qu'un langage n'est qu'une logique, une construction naturelle et scientifique. Celui qui écrira le mieux ne sera pas celui qui galopera le plus follement parmi les hypothèses, mais celui qui marchera droit au milieu des vérités. Nous sommes actuellement pourris de lyrisme, nous croyons bien à tort que le grand style est fait d'un effarement sublime, toujours près de culbuter dans la démence; le grand style est fait de logique et de clarté.

Aussi Claude Bernard qui assigne aux philosophes un rôle de musiciens jouant la Marseillaise des hypothèses, pendant que les savants se ruent à l'assaut de l'inconnu, se fait-il à peu près la même idée des artistes et des écrivains. J'ai remarqué que beaucoup de savants, et des plus grands, très jaloux de la certitude scientifique qu'ils détiennent, veulent ainsi enfermer la littérature dans l'idéal. Eux-mêmes semblent éprouver le besoin d'une récréation de mensonge, après leurs travaux exacts, et se plaisent aux hypothèses les plus risquées, aux fictions qu'ils savent parfaitement fausses et ridicules. C'est un air de flûte qu'ils permettent qu'on leur joue. Ainsi, Claude Bernard a eu raison de dire : «Les productions littéraires et artistiques ne vieillissent jamais, en ce sens qu'elles sont des expressions de sentiments immuables comme la nature humaine.» En effet, la forme suffit pour immortaliser une oeuvre ; le spectacle d'une individualité puissante interprétant la nature en un langage superbe, restera intéressant pour tous les âges; seulement, on lira toujours aussi un grand savant à ce même point de vue, parce que le spectacle d'un grand savant qui a su écrire est tout aussi intéressant que celui d'un grand poète. Ce savant aura eu beau se tromper dans ses hypothèses, il demeure sur un pied d'égalité avec le poète, qui à coup sûr s'est trompé également. Ce qu'il faut dire, c'est que notre domaine n'est pas fait uniquement des sentiments immuables comme la nature humaine, car il reste ensuite à faire jouer le vrai mécanisme de ces sentiments. Nous n'avons pas épuisé notre matière, lorsque nous avons peint la colère, l'avarice, l'amour; toute la nature et tout l'homme nous appartiennent, non seulement dans leurs phénomènes mais dans les causes de ces phénomènes. Je sais bien que c'est là un champ immense dont on a voulu nous barrer l'entrée; mais nous avons rompu les barrières et nous y triomphons maintenant. C'est pourquoi je n'accepte pas les paroles suivantes de Claude Bernard : «Pour les arts et les lettres, la personnalité domine tout. Il s'agit là d'une création spontanée de l'esprit et cela n'a plus rien de commun avec la constatation des phénomènes naturels, dans lesquels notre esprit ne doit rien créer.» Je surprends ici un des savants les plus illustres dans ce besoin de refuser aux autres l'entrée du domaine scientifique. Je ne sais de quelles lettres il veut parler, lorsqu'il définit une oeuvre littéraire. «Une création spontanée de l'esprit, qui n'a rien de commun avec la constatation des phénomènes naturels.» Sans doute, il songe à la poésie lyrique, car il n'aurait pas écrit la phrase en pensant au roman expérimental, aux oeuvres de Balzac et de Stendhal. Je ne puis que répéter ce que j'ai dit : si nous mettons la forme, le style à part, le romancier expérimentateur n'est plus qu'un savant spécial, qui emploie l'outil des autres savants, l'observation et l'analyse. Notre domaine est le même que celui du physiologiste, si ce n'est qu'il est plus vaste. Nous opérons comme lui sur l'homme, car tout fait croire, et Claude Bernard le reconnaît lui-même, que les phénomènes cérébraux peuvent être déterminés comme les autres phénomènes. Il est vrai que Claude Bernard peut nous dire que nous flottons en pleine hypothèse; mais il serait mal venu à conclure de là que nous n'arriverons jamais à la vérité, car il s'est battu toute sa vie pour faire une science de la médecine, que la très grande majorité de ses confrères regardent comme un art.

Définissons maintenant avec netteté le romancier expérimentateur. Claude Bernard donne de l'artiste la définition suivante : «Qu'est-ce qu'un artiste ? C'est un homme qui réalise dans une oeuvre d'art une idée ou un sentiment qui lui est personnel.» Je repousse absolument cette définition. Ainsi, dans le cas où je représenterais un homme qui marcherait la tête en bas, j'aurais fait une oeuvre d'art, si tel était mon sentiment personnel. Je serais un fou, pas davantage. Il faut donc ajouter que le sentiment personnel de l'artiste reste soumis au contrôle de la vérité. Nous arrivons ainsi à l'hypothèse. L'artiste part du même point que le savant; il se place devant la nature, a une idée à priori et travaille d'après cette idée. Là seulement il se sépare du savant, s'il mène son idée jusqu'au bout, sans en vérifier l'exactitude par l'observation et l'expérience. On pourrait appeler artistes expérimentateurs ceux qui tiendraient compte de l'expérience; mais on dirait alors qu'ils ne sont plus des artistes, du moment où l'on considère l'art comme la somme d'erreur personnelle que l'artiste met dans son étude de la nature. J'ai constaté que, selon moi, la personnalité de l'écrivain ne saurait être que dans l'idée à priori et que dans la forme. Elle ne peut se trouver dans l'entêtement du faux. Je veux bien encore qu'elle soit dans l'hypothèse, mais ici il faut s'entendre.

On a dit souvent que les écrivains devaient frayer la route aux savants. Cela est vrai, car nous venons de voir, dans l'Introduction, l'hypothèse et l'empirisme précéder et préparer l'état scientifique, qui s'établit en dernier lieu par la méthode expérimentale. L'homme a commencé par risquer certaines explications des phénomènes, les poètes ont dit leur sentiment et les savants sont venus ensuite contrôler les hypothèses et fixer la vérité. C'est toujours le rôle de pionniers que Claude Bernard assigne aux philosophes. Il y a là un noble rôle, et les écrivains ont encore le devoir de le remplir aujourd'hui. Seulement, il est bien entendu que toutes les fois qu'une vérité est fixée par les savants, les écrivains doivent abandonner immédiatement leur hypothèse pour adopter cette vérité; autrement, ils resteraient de parti pris dans l'erreur sans bénéfice pour personne. C'est ainsi que la science, à mesure qu'elle avance, nous fournit, à nous autres écrivains, un terrain solide, sur lequel nous devons nous appuyer pour nous élancer dans de nouvelles hypothèses. En un mot, tout phénomène déterminé détruit l'hypothèse qu'il remplace, et il faut dès lors transporter l'hypothèse plus loin, dans le nouvel inconnu qui se présente. Je prendrai un exemple très simple pour me mieux faire entendre : il est prouvé que la terre tourne autour du soleil : que penserait-on d'un poète qui adopterait l'ancienne croyance, le soleil tournant autour de la terre ? Evidemment, le poète, s'il veut risquer une explication personnelle d'un fait, devra choisir un fait dont la cause n'est pas encore connue. Voilà donc ce que doit être l'hypothèse, pour nous romanciers expérimentateurs; il nous faut accepter strictement les faits déterminés, ne plus hasarder sur eux des sentiments personnels qui seraient ridicules, nous appuyer sur le terrain conquis par la science, jusqu'au bout; puis, là seulement, devant l'inconnu, exercer notre intuition et précéder la science, quittes à nous tromper parfois, heureux si nous apportons des documents pour la solution des problèmes. Je reste ici d'ailleurs dans le programme pratique de Claude Bernard, qui est forcé d'accepter l'empirisme comme un tâtonnement nécessaire. Ainsi, dans notre roman expérimental, nous pourrons très bien risquer des hypothèses sur les questions d'hérédité et sur l'influence des milieux, après avoir respecté tout ce que la science sait aujourd'hui sur la matière. Nous préparerons les voies, nous fournirons des faits d'observation, des documents humains qui pourront devenir très utiles. Un grand poète lyrique s'écriait dernièrement que notre siècle était le siècle des prophètes. Oui, si l'on veut; seulement, il doit être entendu que les prophètes ne s'appuieront ni sur l'irrationnel ni sur le surnaturel. Si les prophètes, comme cela se voit, doivent remettre en question les notions les plus élémentaires, arranger la nature à une étrange sauce philosophique et religieuse, s'en tenir à l'homme métaphysique, tout confondre et tout obscurcir, les prophètes, malgré leur génie de rhétoriciens, ne seront jamais que de gigantesques Gribouille ignorant qu'on se mouille en se jetant à l'eau. Dans nos temps de science, c'est une délicate mission que de prophétiser, parce qu'on ne croit plus aux vérités de révélation, et que, pour prévoir l'inconnu, il faut commencer par connaître le connu.

Je voulais en venir à cette conclusion : si je définissais le roman expérimental, je ne dirais pas comme Claude Bernard qu'une oeuvre littéraire est tout entière dans le sentiment personnel, car pour moi le sentiment personnel n'est que l'impulsion première. Ensuite la nature est là qui s'impose, tout au moins la partie de la nature dont la science nous a livré le secret, et sur laquelle nous n'avons plus le droit de mentir. Le romancier expérimentateur est donc celui qui accepte les faits prouvés, qui montre dans l'homme et dans la société le mécanisme des phénomènes dont la science est maîtresse, et qui ne fait intervenir son sentiment personnel que dans les phénomènes dont le déterminisme n'est point encore fixé, en tâchant de contrôler le plus qu'il le pourra ce sentiment personnel, cette idée à priori, par l'observation et par l'expérience.

Je ne saurais entendre notre littérature naturaliste d'une autre façon. Je n'ai parlé que du roman expérimental, mais je suis fermement convaincu que la méthode, après avoir triomphé dans l'histoire et dans la critique, triomphera partout, au théâtre et même en poésie. C'est une évolution fatale. La littérature, quoi qu'on puisse dire, n'est pas toute aussi dans l'ouvrier, elle est aussi dans la nature qu'elle peint et dans l'homme qu'elle étudie. Or, si les savants changent les notions de la nature, s'ils trouvent le véritable mécanisme de la vie, ils nous forcent à les suivre, les devancer même, pour jouer notre rôle dans les nouvelles hypothèses. L'homme métaphysique est mort, tout notre terrain se transforme avec l'homme physiologique. Sans doute la colère d'Achille, l'amour de Didon, resteront des peintures éternellement belles; mais voilà que le besoin nous prend d'analyser la colère et l'amour, et de voir au juste comment fonctionnent ces passions dans l'être humain. Le point de vue est nouveau, il devient expérimental au lieu d'être philosophique. En somme, tout se résume dans ce grand fait : la méthode expérimentale, aussi bien dans les lettres que dans les sciences, est en train de déterminer les phénomènes naturels, individuels et sociaux, dont la métaphysique n'avait donné jusqu'ici que des explications irrationnelles et surnaturelles.

L'Assommoir

Émile Zola Préface de l'auteur 1877

Les Rougon-Macquart doivent se composer d'une vingtaine de romans. Depuis 1869, le plan général est arrêté, et je le suis avec une rigueur extrême. L'Assommoir est venu à son heure, je l'ai écrit, comme j'écrirai les autres, sans me déranger une seconde de ma ligne droite. C'est ce qui fait ma force. J'ai un but auquel je vais.

Lorsque L'Assommoir a paru dans un journal, il a été attaqué avec une brutalité sans exemple, dénoncé, chargé de tous les crimes. Est-il bien nécessaire d'expliquer ici, en quelques lignes, mes intentions d'écrivain ? J'ai voulu peindre la déchéance fatale d'une famille ouvrière, dans le milieu empesté de nos faubourgs. Au bout de l'ivrognerie et de la fainéantise, il y a le relâchement des liens de la famille, les ordures de la promiscuité, l'oubli progressif des sentiments honnêtes, puis comme dénouement, la honte et la mort. C'est la morale en action, simplement.

L'Assommoir est à coup sûr le plus chaste de mes livres. Souvent j'ai dû toucher à des plaies autrement épouvantables. La forme seule a effaré. On s'est fâché contre les mots. Mon crime est d'avoir eu la curiosité littéraire de ramasser et de couler dans un moule très travaillé ' la langue du peuple. Ah ! la forme, là est le grand crime ! Des dictionnaires de cette langue existent pourtant, des lettrés l'étudient et jouissent de sa verdeur, de l'imprévu et de la force de ses images. Elle est un régal pour les grammairiens fureteurs. N'importe, personne n'a entrevu que ma volonté était de faire un travail purement philologique, que je crois d'un vif intérêt historique et social.

Je ne me défends pas d'ailleurs. Mon oeuvre me défendra. C'est une oeuvre de vérité, le premier roman sur le peuple, qui ne mente pas et qui ait l'odeur du peuple. Et il ne faut point conclure que le peuple tout entier est mauvais, car mes personnages ne sont pas mauvais, ils ne sont qu'ignorants et gâtés par le milieu de rude besogne et de misère où ils vivent. Seulement, il faudrait lire mes romans, les comprendre, voir nettement leur ensemble, avant de porter les jugements tout faits, grotesques et odieux, qui circulent sur ma personne et sur mes oeuvres. Ah ! si l'on savait combien mes amis s'égayent de la légende stupéfiante dont on amuse la foule ! Si l'on savait combien le buveur de sang, le romancier féroce, est un digne bourgeois, un homme d'étude et d'art, vivant sagement dans son coin, et dont l'unique ambition est de laisser une oeuvre aussi large et aussi vivante qu'il pourra ! Je ne démens aucun conte, je travaille, je m'en remets au temps et à la bonne foi publique pour me découvrir enfin sous l'amas des sottises entassées.

Émile Zola. Paris, le 1er janvier 1877

La Fortune des Rougon

Émile Zola préface de 1871

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Je veux expliquer comment une famille, un petit groupe d'êtres, se comporte dans une société, en s'épanouissant pour donner naissance à dix, à vingt individus, qui paraissent, au premier coup d'oil, profondément dissemblables, mais que l'analyse montre intimement liés les uns aux autres. L'hérédité a ses lois, comme la pesanteur.

Je tâcherai de trouver et de suivre, en résolvant la double question des tempéraments et des milieux, le fil qui conduit mathématiquement d'un homme à un autre homme. Et quand je tiendrai tous les fils, quand j'aurai entre les mains tout un groupe social, je ferai voir ce groupe à l'oeuvre, comme acteur d'une époque historique, je le créerai agissant dans la complexité de ses efforts, j'analyserai à la fois la somme de volonté de chacun de ses membres et la poussée générale de l'ensemble.

Les Rougon-Macquart, le groupe, la famille que je me propose d'étudier, a pour caractéristique le débordement des appétits, le large soulèvement de notre âge, qui se rue aux jouissances. Physiologiquement, ils sont la lente succession des accidents nerveux et sanguins qui se déclarent dans une race, à la suite d'une première lésion organique, et qui déterminent, selon les milieux, chez chacun des individus de cette race, les sentiments, les désirs, les passions, toutes les manifestations humaines, naturelles et instinctives, dont les produits prennent les noms convenus de vertus et de vices. Historiquement, ils partent du peuple, ils s'irradient dans toute la société contemporaine, ils montent à toutes les situations, par cette impulsion essentiellement moderne que reçoivent les basses classes en marche à travers le corps social, et ils racontent ainsi le second empire, à l'aide de leurs drames individuels, du guet-apens du coup d'État à la trahison de Sedan.

Depuis trois années, je rassemblais les documents de ce grand ouvrage, et le présent volume était même écrit, lorsque la chute des Bonaparte, dont j'avais besoin comme artiste, et que toujours je trouvais fatalement au bout du drame, sans oser l'espérer si prochaine, est venue me donner le dénouement terrible et nécessaire de mon oeuvre. Celle-ci est, dès aujourd'hui, complète ; elle s'agite dans un cercle fini ; elle devient le tableau d'un règne mort, d'une étrange époque de folie et de honte.

Cette oeuvre, qui formera plusieurs épisodes, est donc, dans ma pensée, l'Histoire naturelle et sociale d'une famille sous le second empire. Et le premier épisode : la Fortune des Rougon, doit s'appeler de son titre scientifique : les Origines.

Émile Zola

Paris, le 1er juillet 1871.

Thérèse Raquin

Émile Zola Préface de la deuxième édition 1868

J'avais naïvement cru que ce roman pouvait se passer de préface. Ayant l'habitude de dire tout haut ma pensée, d'appuyer même sur les moindres détails de ce que j'écris, j'espérais être compris et jugé sans explication préalable. Il paraît que je me suis trompé.

La critique a accueilli ce livre d'une voix brutale et indignée. Certaines gens vertueux, dans des journaux non moins vertueux, ont fait une grimace de dégoût, en le prenant avec des pincettes pour le jeter au feu. Les petites feuilles littéraires elles-mêmes, ces petites feuilles qui donnent chaque soir la gazette des alcôves et des cabinets particuliers, se sont bouché le nez en parlant d'ordure et de puanteur. Je ne me plains nullement de cet accueil ; au contraire, je suis charmé de constater que mes confrères ont des nerfs sensibles de jeune fille. Il est bien évident que mon oeuvre appartient à mes juges, et qu'ils peuvent la trouver nauséabonde sans que j'aie le droit de réclamer. Ce dont je me plains, c'est que pas un des pudiques journalistes qui ont rougi en lisant Thérèse Raquin ne me paraît avoir compris ce roman. S'ils l'avaient compris, peut-être auraient-ils rougi davantage, mais au moins je goûterais à cette heure l'intime satisfaction de les voir écourés à juste titre. Rien n'est plus irritant que d'entendre d'honnêtes écrivains crier à la dépravation, lorsqu'on est intimement persuadé qu'ils crient cela sans savoir à propos de quoi ils le crient.

Donc il faut que je présente moi-même mon oeuvre à mes juges. Je le ferai en quelques lignes, uniquement pour éviter à l'avenir tout malentendu.

Dans Thérèse Raquin, j'ai voulu étudier des tempéraments et non des caractères. Là est le livre entier. J'ai choisi des personnages souverainement dominés par leurs nerfs et leur sang, dépourvus de libre arbitre, entraînés à chaque acte de leur vie par les fatalités de leur chair. Thérèse et Laurent sont des brutes humaines, rien de plus. J'ai cherché à suivre pas à pas dans ces brutes le travail sourd des passions, les poussées de l'instinct, les détraquements cérébraux survenus à la suite d'une crise nerveuse. Les amours de mes deux héros sont le contentement d'un besoin ; le meurtre qu'ils commettent est une conséquence de leur adultère, conséquence qu'ils acceptent comme les loups acceptent l'assassinat des moutons ; enfin, ce que j'ai été obligé d'appeler leurs remords, consiste en un simple désordre organique, et une rébellion du système nerveux tendu à se rompre. L'âme est parfaitement absente, j'en conviens aisément, puisque je l'ai voulu ainsi.

On commence, j'espère, à comprendre que mon but a été un but scientifique avant tout. Lorsque mes deux personnages, Thérèse et Laurent, ont été créés, je me suis plu à me poser et à résoudre certains problèmes : ainsi, j'ai tenté d'expliquer l'union étrange qui peut se produire entre deux tempéraments différents, j'ai montré les troubles profonds d'une nature sanguine au contact d'une nature nerveuse. Qu'on lise le roman avec soin, on verra que chaque chapitre est l'étude d'un cas curieux de physiologie. En un mot, je n'ai eu qu'un désir : étant donné un homme puissant et une femme inassouvie, chercher en eux la bête, ne voir même que la bête, les jeter dans un drame violent, et noter scrupuleusement les sensations et les actes de ces êtres. J'ai simplement fait sur deux corps vivants le travail analytique que les chirurgiens font sur des cadavres.

Avouez qu'il est dur, quand on sort d'un pareil travail, tout entier encore aux graves jouissances de la recherche du vrai, d'entendre des gens vous accuser d'avoir eu pour unique but la peinture de tableaux obscènes. Je me suis trouvé dans le cas de ces peintres qui copient des nudités, sans qu'un seul désir les effleure, et qui restent profondément surpris lorsqu'un critique se déclare scandalisé par les chairs vivantes de leur oeuvre. Tant que j'ai écrit Thérèse Raquin, j'ai oublié le monde, je me suis perdu dans la copie exacte et minutieuse de la vie, me donnant tout entier à l'analyse du mécanisme humain, et je vous assure que les amours cruelles de Thérèse et de Laurent n'avaient pour moi rien d'immoral, rien qui puisse pousser aux passions mauvaises. L'humanité des modèles disparaissait comme elle disparaît aux yeux de l'artiste qui a une femme nue vautrée devant lui, et qui songe uniquement à mettre cette femme sur sa toile dans la vérité de ses formes et de ses colorations. Aussi ma surprise a-t-elle été grande quand j'ai entendu traiter mon oeuvre de flaque de boue et de sang, d'égout, d'immondice, que sais-je ? Je connais le joli jeu de la critique, je l'ai joué moi-même ; mais j'avoue que l'ensemble de l'attaque m'a un peu déconcerté. Quoi ! il ne s'est pas trouvé un seul de mes confrères pour expliquer mon livre, sinon pour le défendre ! Parmi le concert de voix qui criaient : « L'auteur de Thérèse Raquin est un misérable hystérique qui se plaît à étaler des pornographies », j'ai vainement attendu une voix qui répondît : « Eh ! non, cet écrivain est un simple analyste, qui a pu s'oublier dans la pourriture humaine, mais qui s'y est oublié comme un médecin s'oublie dans un amphithéâtre. »

Remarquez que je ne demande nullement la sympathie de la presse pour une oeuvre qui répugne, dit-elle, à ses sens délicats. Je n'ai point tant d'ambition. Je m'étonne seulement que mes confrères aient fait de moi une sorte d'égoutier littéraire, eux dont les yeux exercés devraient reconnaître en dix pages les intentions d'un romancier, et je me contente de les supplier humblement de vouloir bien à l'avenir me voir tel que je suis et me discuter pour ce que je suis.

Il était facile, cependant, de comprendre Thérèse Raquin, de se placer sur le terrain de l'observation et de l'analyse, de me montrer mes fautes véritables, sans aller ramasser une poignée de boue et me la jeter à la face au nom de la morale. Cela demandait un peu d'intelligence et quelques idées d'ensemble en vraie critique. Le reproche d'immoralité, en matière de science, ne prouve absolument rien. Je ne sais si mon roman est immoral, j'avoue que je ne me suis jamais inquiété de le rendre plus ou moins chaste. Ce que je sais, c'est que je n'ai pas songé un instant à y mettre les saletés qu'y découvrent les gens moraux ; c'est que j'en ai écrit chaque scène, même les plus fiévreuses, avec la seule curiosité du savant ; c'est que je défie mes juges d'y trouver une page réellement licencieuse, faite pour les lecteurs de ces petits livres roses, de ces indiscrétions de boudoir et de coulisses, qui se tirent à dix mille exemplaires et que recommandent chaudement les journaux auxquels les vérités de Thérèse Raquin ont donné la nausée.

Quelques injures, beaucoup de niaiseries, voilà donc tout ce que j'ai lu jusqu'à ce jour sur mon oeuvre. Je le dis ici tranquillement, comme je le dirais à un ami qui me demanderait dans l'intimité ce que je pense de l'attitude de la critique à mon égard. Un écrivain de grand talent, auquel je me plaignais du peu de sympathie que je rencontre, m'a répondu cette parole profonde : « Vous avez un immense défaut qui vous fermera toutes les portes : vous ne pouvez causer deux minutes avec un imbécile sans lui faire comprendre qu'il est un imbécile. » Cela doit être ; je sens le tort que je me fais auprès de la critique en l'accusant d'inintelligence, et je ne puis pourtant m'empêcher de témoigner le dédain que j'éprouve pour son horizon borné et pour les jugements qu'elle rend à l'aveuglette, sans aucun esprit de méthode. Je parle, bien entendu, de la critique courante, de celle qui juge avec tous les préjugés littéraires des sots, ne pouvant se mettre au point de vue largement humain que demande une oeuvre humaine pour être comprise. Jamais je n'ai vu pareille maladresse. Les quelques coups de poing que la petite critique m'a adressés à l'occasion de Thérèse Raquin se sont perdus, comme toujours, dans le vide. Elle frappe essentiellement à faux, applaudissant les entrechats d'une actrice enfarinée et criant ensuite à l'immoralité à propos d'une étude physiologique, ne comprenant rien, ne voulant rien comprendre et tapant toujours devant elle, si sa sottise prise de panique lui dit de taper. Il est exaspérant d'être battu pour une faute dont on n'est point coupable. Par moments, je regrette de n'avoir pas écrit des obscénités ; il me semble que je serais heureux de recevoir une bourrade méritée, au milieu de cette grêle de coups qui tombent bêtement sur ma tête, comme des tuiles, sans que je sache pourquoi.

Il n'y a guère, à notre époque, que deux ou trois hommes qui puissent lire, comprendre et juger un livre. De ceux-là je consens à recevoir des leçons, persuadé qu'ils ne parleront pas sans avoir pénétré mes intentions et apprécié les résultats de mes efforts. Ils se garderaient bien de prononcer les grands mots vides de moralité et de pudeur littéraire ; ils me reconnaîtraient le droit, en ces temps de liberté dans l'art, de choisir mes sujets où bon me semble, ne me demandant que des oeuvres consciencieuses, sachant que la sottise seule nuit à la dignité des lettres. À coup sûr, l'analyse scientifique que j'ai tenté d'appliquer dans Thérèse Raquin ne les surprendrait pas ; ils y retrouveraient la méthode moderne, l'outil d'enquête universelle dont le siècle se sert avec tant de fièvre pour trouer l'avenir. Quelles que dussent être leurs conclusions, ils admettraient mon point de départ, l'étude du tempérament et des modifications profondes de l'organisme sous la pression des milieux et des circonstances. Je me trouverais en face de véritables juges, d'hommes cherchant de bonne foi la vérité, sans puérilité ni fausse honte, ne croyant pas devoir se montrer écourés au spectacle de pièces d'anatomie nues et vivantes. L'étude sincère purifie tout, comme le feu. Certes, devant le tribunal que je me plais à rêver en ce moment, mon oeuvre serait bien humble ; j'appellerais sur elle toute la sévérité des critiques, je voudrais qu'elle en sortît noire de ratures. Mais au moins j'aurais eu la joie profonde de me voir critiquer pour ce que j'ai tenté de faire, et non pour ce que je n'ai pas fait.

Il me semble que j'entends, dès maintenant, la sentence de la grande critique, de la critique méthodique et naturaliste qui a renouvelé les sciences, l'histoire et la littérature : « Thérèse Raquin est l'étude d'un cas trop exceptionnel ; le drame de la vie moderne est plus souple, moins enfermé dans l'horreur et la folie. De pareils cas se rejettent au second plan d'une oeuvre. Le désir de ne rien perdre de ses observations a poussé l'auteur à mettre chaque détail en avant, ce qui a donné encore plus de tension et d'âpreté à l'ensemble. D'autre part, le style n'a pas la simplicité que demande un roman d'analyse. Il faudrait, en somme, pour que l'écrivain fît maintenant un bon roman, qu'il vît la société d'un coup d'oil plus large, qu'il la peignît sous ses aspects nombreux et variés, et surtout qu'il employât une langue nette et naturelle. »

Je voulais répondre en vingt lignes à des attaques irritantes par leur naïve mauvaise foi, et je m'aperçois que je me mets à causer avec moi-même, comme cela m'arrive toujours lorsque je garde trop longtemps une plume à la main. Je m'arrête, sachant que les lecteurs n'aiment pas cela. Si j'avais eu la volonté et le loisir d'écrire un manifeste, peut-être aurais-je essayé de défendre ce qu'un journaliste, en parlant de Thérèse Raquin, a nommé « la littérature putride ». D'ailleurs, à quoi bon ? Le groupe d'écrivains naturalistes auquel j'ai l'honneur d'appartenir a assez de courage et d'activité pour produire des oeuvres fortes, portant en elles leur défense. Il faut tout le parti pris d'aveuglement d'une certaine critique pour forcer un romancier à faire une préface. Puisque, par amour de la clarté, j'ai commis la faute d'en écrire une, je réclame le pardon des gens d'intelligence, qui n'ont pas besoin, pour voir clair, qu'on leur allume une lanterne en plein jour.

Émile Zola, 15 avril 1868.

Une Vieille maîtresse

Jules Barbey d'Aurevilly 1851

À cette époque, l'auteur n'était pas entré dans cette voie de convictions et d'idées auxquelles il a donné sa vie. Il n'avait jamais été un ennemi de l'Eglise. Il l'avait, au contraire, toujours admirée et réputée comme la plus belle et la plus grande chose qu'il y ait, même humainement, sur la terre. Mais chrétien par le baptême et par le respect, il ne l'était pas de foi et de pratique, comme il l'est devenu, grâce à Dieu.

Et comme il n'a pas simplement ôté son esprit des systèmes auxquels il l'avait, en passant, accroché, mais que, dans la mesure de son action et de sa force, il a combattu la philosophie et qu'il la combattra tant qu'il aura souffle, les Libres Penseurs, avec cette loyauté et cette largeur de tête qu'on leur connaît, n'ont pas manqué d'opposer à son catholicisme d'une date récente un roman d'ancienne date, qui ose bien s'appeler Une Vieille maitresse, et dont le but a été de montrer non seulement les ivresses de la passion, mais ses esclavages.

Eh bien ! c'est cette opposition entre un livre pareil et sa foi que l'auteur d'Une Vieille maitresse entend repousser aujourd'hui. Il n'admet nullement, quoiqu'il plaise aux Libres Penseurs de le dire, que son livre, dont il accepte la responsabilité puisqu'il le réédite, soit véritablement une inconséquence aux doctrines qui sont à ses yeux la vérité même. À l'exception d'un détail libertin dont il se reconnaît coupable, détail de trois lignes, et qu'il a supprimé dans l'édition qu'il offre aujourd'hui au public, Une Vieille maitresse, quand il l'écrivit, méritait d'être rangée dans la catégorie de toutes les compositions de littérature et d'art qui ont pour objet de représenter la passion sans laquelle il n'y aurait ni art, ni littérature, ni vie morale, car l'excès de la passion, c'est l'abus de notre liberté.

L'auteur d'Une Vieille maitresse n'était donc alors, comme il n'est encore aujourd'hui, qu'un romancier qui a peint la passion telle qu'elle est et telle qu'il l'a vue ; mais qui, en la peignant, à toute page de son livre l'a condamnée. Il n'a prêché ni avec elle ni pour elle. Comme les romanciers de la Libre Pensée, il n'a pas fait de la passion et de ses jouissances le droit de l'homme et de la femme et la religion de l'avenir. Il l'a exprimée, il est vrai, le plus énergiquement qu'il a pu, mais est-ce de cela qu'on lui fait un reproche ?... Est-ce de l'ardeur de sa couleur comme peintre qu'il doit catholiquement s'accuser ?... En d'autres termes, la question posée contre lui à propos d'Une Vieille maitresse n'est-elle pas beaucoup plus haute et plus générale que l'intérêt d'un livre dont on ne parlait pas tout le temps qu'on manquait de motif pour le jeter à la tête de son auteur ? Et cette question n'est-elle pas, en effet, celle du roman lui-même, auquel les ennemis du Catholicisme nous défendent, à nous, Catholiques, de toucher ?

Oui, voilà la question ! Posée ainsi, elle est impertinente et comique. Voyez plutôt ! Dans la morale des Libres Penseurs, les Catholiques n'ont pas le droit de toucher au roman et à la passion, sous le prétexte qu'ils doivent avoir les mains trop pures, comme si toutes les blessures qui jettent du sang ou du poison n'appartenaient pas aux mains pures ! Ils ne peuvent pas toucher au drame non plus, car c'est de la passion encore. Ils ne doivent toucher ni à l'art, ni à la littérature, ni à rien, mais s'agenouiller dans un coin, prier et laisser le monde et la Libre Pensée tranquilles. Certes ! je le crois bien que les Libres Penseurs voudraient cela ! Si c'est bouffon par un côté, par l'autre une telle idée a sa profondeur. Je crois bien qu'ils aimeraient à se débarrasser de nous par un tel ostracisme, à pouvoir dire, nous ayant barré toutes les avenues, toutes les spécialités de la pensée  : « Ces misérables Catholiques ! Sont-ils assez en dehors de toutes les voies de l'esprit humain ! » Mais, franchement, il nous faut une autre raison que celle-là pour accepter, d'un coeur humble et docile, la leçon que les ennemis du Catholicisme ont la bonté de nous faire sur la conséquence catholique de nos actes et l'accomplissement de nos devoirs.

Et pour en parler, d'ailleurs, d'où le connaissent-ils, le Catholicisme ?... Ils n'en savent pas le premier mot. Ils le méprisent trop pour l'avoir jamais étudié. Est-ce leur haine qui en a deviné l'esprit sous la lettre ? Ce qu'il y a moralement et intellectuellement de magnifique dans le Catholicisme, c'est qu'il est large, compréhensif, immense; c'est qu'il embrasse la Nature humaine tout entière et ses diverses sphères d'activité et que, par-dessus ce qu'il embrasse, il déploie encore la grande maxime  : « Malheur à celui qui se scandalise ! » Le Catholicisme n'a rien de prude, de bégueule, de pédant, d'inquiet. Il laisse cela aux vertus fausses, aux puritanismes tondus. Le Catholicisme aime les arts et accepte, sans trembler, leurs audaces. Il admet leurs passions et leurs peintures, parce qu'il sait qu'on en peut tirer des enseignements, même quand l'artiste lui-même ne les tire pas.

Il y a pour les esprits impurs de terribles indécences dans le tableau de Michel-Ange (le Jugement dernier), et on trouve dans plus d'une cathédrale de ces choses qui auraient fait couvrir les yeux d'un protestant avec le mouchoir de Tartuffe. Est-ce que le Catholicisme les condamne, les repousse et les a effacées ?... Est-ce que les plus grands Papes et les plus saints n'ont pas protégé les Artistes qui faisaient de ces choses, dont l'austérité des protestants aurait eu et a eu horreur comme de sacrilèges ?... Quand le Catholicisme a-t-il interdit de raconter un fait de passion si affreux, si criminel qu'il fût, d'en tirer des effets pathétiques, d'éclairer un gouffre dans le coeur de l'homme, quand même il y aurait au fond du sang et de la fange ; enfin d'crire du roman, c'est-à-dire de l'histoire possible quand elle n'est pas réelle, c'est-à-dire, en d'autres termes, de l'histoire humaine ?... Nulle part ! Il a tout permis, au contraire, mais sous cette réserve absolue que le roman ne serait jamais une propagande de vices ou une prédication d'erreur; que jamais il ne se permettrait de dire que le bien est le mal et que le mal est le bien, et qu'il ne sophistiquerait point au profit de doctrines abjectes ou perverses comme les romans de Madame Sand et de Jean-Jacques Rousseau. Sous cette réserve, le Catholicisme a même permis de peindre le vice et l'erreur dans leurs faits et gestes et de les peindre ressemblants. Il ne coupe point les ailes au génie, quand génie il y a...

Il n'eût point empêché Shakespeare, si Shakespeare lui eût appartenu, d'écrire cette sublime scène qui ouvre Richard III, dans laquelle la femme désolée qui suit le cercueil de son mari, empoisonné par son frère, après avoir vomi des imprécations épouvantables contre l'assassin, finit par lui donner sa bague d'épouse et par s'abandonner à son faux et incestueux amour. C'est abominable, c'est affreux, les niais disent même improbable, parce que ce hideux changement du coeur d'une femme a lieu dans la courte durée d'une scène, - ce qui est, selon moi, une vérité de plus ; oui, c'est abominable et affreux, mais c'est beau de vérité humaine, profondément, cruellement, effroyablement beau, et la vérité et la beauté, en quelque genre qu'elles soient, ne sont point retranchées ni abolies par le Catholicisme, qui est la vérité absolue. Et, remarquez bien ! Shakespeare ne dogmatise pas. Il expose. Il ne dit pas ou ne fait pas dire au spectateur : « Richard III a raison. Cette femme qu'il a séduite sur le corps chaud de son mari assassiné, a raison de se laisser séduire par le beau-frère assassin que voilà roi. » Non ! Il dit  : « Cela est », et avec la superbe impassibilité de l'artiste, qui est quelquefois impassible, il le fait voir, et d'une façon si puissante que le coeur s'en tord dans la poitrine, et que le cerveau en est frappé comme d'une décharge d'électricité foudroyante.

Eh bien ! descendez de Shakespeare à tous les artistes, et vous avez le procédé de l'art que le Catholicisme absout et qui consiste à ne rien diminuer du péché ou du crime qu'on avait pour but d'exprimer.

Mais il y a plus, et le Catholicisme va plus loin encore. Quelquefois le vice est aimable. Quelquefois la passion a des éloquences, quand elle se raconte ou se parle, qui sont presque des fascinations. L'artiste catholique reculera-t-il devant les séductions du vice ? Étouffera-t-il ces éloquences de la passion ? Devra-t-il s'abstenir de peindre l'un et l'autre, parce qu'ils sont puissants tous deux ? Dieu, qui les a permis à la liberté de l'homme, ne permettra-t-il pas à l'artiste de les mettre dans son oeuvre à son tour ?... Non ! Dieu, le créateur de toutes les réalités, n'en défend aucune à l'artiste, pourvu, je le répète, que l'artiste n'en fasse pas un instrument de perdition. Le Catholicisme n'éclope pas l'art par peur du scandale. Il est bon même parfois que le scandale soit.

Il y a quelque chose (qu'on me passe le mot) de plus catholique qu'on ne croit dans l'inspiration de tous ces peintres qui se sont plu à retracer la beauté splendide comme l'or, la pourpre et la neige, de cette bouchère, de cette bourrèle d'Hérodiade, l'assassine de saint Jean. Ils ne l'ont privée d'aucun de ses charmes. Ils l'ont faite divine de beauté, en regardant la tête coupée qu'on lui offre, et elle n'en est que plus infernale d'être si divine ! Voilà, en tout, comme l'art doit s'y prendre. Peindre ce qui est, saisir la réalité humaine, crime ou vertu, et le faire vivre par la toute-puissance de l'inspiration et de la forme, montrer la réalité, vivifier jusqu'à l'idéal, voilà la mission de l'artiste. Les artistes sont catholiquement au-dessous des Ascètes, mais ils ne sont point des Ascètes  : ils sont des artistes. Le Catholicisme hiérarchise les mérites, mais ne mutile pas l'homme. Chacun de nous a sa vocation dans ses facultés. L'artiste n'est pas non plus un préfet de police d'idées. Quand il a créé une réalité, en la peignant, il a accompli son oeuvre. Ne lui demandez rien de plus !

Mais j'entends l'objection et je la connais... Mais la moralité de son oeuvre ! mais l'influence de son oeuvre sur la moralité publique déjà ébranlée ! etc., etc., etc.

À tout cela, je réponds en sécurité  : la moralité de l'artiste est dans la force et la vérité de sa peinture. En peignant la réalité, en lui infiltrant, en lui insufflant la vie, il a été assez moral  : il a été vrai. Vérité ne peut jamais être péché ou crime. Si on abuse d'une vérité, tant pis pour ceux qui en abusent ! Si on conclut d'une oeuvre d'art vivante et vraie, si on en conclut des choses mauvaises, tant pis pour les coupables raisonneurs ! L'artiste n'est pour rien dans la conclusion. « Il y a prêté », direz-vous. Est-ce que Dieu a prêté aux crimes et aux péchés des hommes en créant l'âme libre de l'homme ? Est-ce qu'il a prêté au mal que les hommes peuvent faire, en leur donnant tout ce dont ils abusent, en leur mettant sa magnifique et calme et bonne création sous leurs mains, sous leurs pieds, dans leurs bras ?... Allez ! j'ai connu des imaginations si déréglées et si charnelles qu'elles sentaient le fouet de feu du désir en regardant les cils baissés des Vierges de Raphaël. Fallait-il que Raphaël s'arrêtât pour éviter ce danger et qu'il jetât au feu sa Vierge d'Albe, sa Vierge à la Chaise, et tous ces chefs-d'oeuvre de pureté, apothéoses vingt fois recommencées de la Virginité humaine ? À certaines gens, tout n'est-il pas achoppement, occasion de chute ?... L'Art doit-il expirer vaincu par des considérations à hauteur d'appui pour toutes les défaillances ? Doit-on le remplacer par un système préventif de haute prudence qui ne permette rien de tout ce qui peut être dangereux, c'est-à-dire, en définitive, rien de rien ?

L'artiste crée, en reproduisant les choses que Dieu a faites et que l'homme fausse et bouleverse. Quand il les a reproduites exactement, lumineusement, il a, cela est certain, comme artiste, toute la moralité qu'il doit avoir. Si on a l'esprit juste et pénétrant, on peut toujours tirer de son oeuvre, désintéressée de tout ce qui n'est pas la vérité, l'enseignement, parfois contenu, qu'elle enveloppe. Je sais bien qu'on sera quelquefois obligé de creuser avant, mais les artistes écrivent pour leurs pairs, ou du moins pour ceux qui les comprennent. Et d'ailleurs, est-ce un crime que la profondeur ?... Assurément la sagesse catholique est plus vaste, plus ronde, plus franche et plus robuste que ne l'imaginent Messieurs les Moralistes de la Libre Pensée. Qu'ils demandent aux Jésuites, à ces étonnants politiques du coeur humain, qui entendaient si grandement la morale, qui la voyaient de si haut, quand au contraire les Jansénistes la rapetissaient et la voyaient de si bas, la rendaient si étroite, si bête et si dure ! qu'ils interrogent un de ces Casuistes à l'esprit de discernement et de soulagement, comme l'Eglise en a tant produit, surtout en Italie, et ils apprendront, puisqu'ils l'ignorent, qu'aucune prescription de nous arrache des mains la passion dont le roman écrit l'histoire, et que le Catholicisme étroit, chagrin et scrupuleux, qu'ils inventent contre nous, n'est pas celui-là qui fut toujours la Civilisation du monde, aussi bien dans l'ordre de la pensée que dans l'ordre de la moralité !

Et ceci n'est point une théorie inventée à plaisir pour les besoins d'une cause, c'est l'esprit même du Catholicisme. L'auteur d'Une Vieille maitresse demande à être jugé à cette lumière. Le Catholicisme est la science du Bien et du Mal. Il sonde les reins et les coeurs, deux cloaques, remplis, comme tous les cloaques, d'un phosphore incendiaire ; il regarde dans l'âme  : c'est ce que l'auteur d'Une Vieille mai-tresse a fait. Ce qu'il a montré s'y trouve-t-il ?... Il a dit la passion et ses fautes, mais en a-t-il fait l'apothéose ?... Il a dit sa puissance, ses encharmements, l'espèce de barre qu'elle met dans notre libre arbitre, comme dans un écusson faussé. Il n'a étriqué ni la passion, ni le Catholicisme, tout en les peignant. Ou Une Vieille maitresse doit être absoute de ce qu'elle est, quoi qu'elle soit, ou il faut renoncer à cette chose qui s'appelle le roman. Ou il faut renoncer à peindre le coeur humain, ou il faut le peindre tel qu'il est.

Il n'y a que Messieurs de la Libre Pensée, si dévoués aux intérêts sociaux, comme on sait, qui aient pu trouver Une Vieille maitresse subversive. Elle ! Mais l'auteur, en racontant cette triste histoire, aurait pu être impassible, et il ne l'a pas été ! Il a condamné Marigny, le mari coupable ! il lui a donné des remords et même des hontes ! il l'a fait se confesser à sa grand'mère et se condamner lui-même. Mais sa femme, à qui Marigny finit par demander pardon, ne lui pardonne pas ! Aucun romancier n'a été plus que l'auteur d'Une Vieille maitresse le Torquemada de ses héros. Subversif, son livre ! Mais n'y a-t-il plus à peindre, sous peine de mettre tout en péril, que des Grandissons ?... Oui, la passion est révolutionnaire, mais c'est parce qu'elle l'est qu'il importe de la montrer dans toute son étrange et abominable gloire. C'est, au point de vue de l'Ordre, une bonne histoire à écrire que l'histoire des Révolutions.

Voilà ce que nous avions à dire à Messieurs de la Libre Pensée ! Finissons par un mot de leur Maître  : « Il est de viles décences », disait Rousseau.

Le Catholicisme ne les connaît pas.

J. B. D'A... 1" octobre 1865.

Chérie

Edmond de Goncourt et Jules de Goncourt Préface à la première édition de 1884

Voici le roman que j'annonçais dans l'introduction de La Faustin, et auquel je travaille depuis deux ans.

C'est une monographie de jeune fille, observée dans le milieu des élégances de la richesse, du pouvoir, de la suprême bonne compagnie, une étude de jeune fille du monde officiel sous le second Empire.

Pour le livre que je rêvais, il eût peut-être été préférable d'avoir pour modèle une jeune fille du faubourg Saint-Germain, dont l'affinement et les sélections de race, les traditions de famille, les aristocratiques relations, l'air ambiant même du faubourg qu'elle habite, auraient doté mon roman d'un type à la distinction plus profondément ancrée dans les veines, à la distinction perfectionnée par plusieurs générations. Mais cette jeune fille était à peindre par Balzac, aux temps de la Restauration ou du règne de Louis-Philippe, -  et plus en ces années, où le monde légitimiste n'appartient presque pas, on peut le dire, à la vie vivante du siècle.

Ce roman de Chérie a été décrit avec les recherches qu'on met à la composition d'un livre d'histoire, et je crois pouvoir avancer qu'il est peu de livres sur la femme, sur l'intime féminilité de son être depuis l'enfance jusqu'à ses vingt ans, peu de livres fabriqués avec autant de causeries, de confidences, de confessions féminines : bonnes fortunes littéraires arrivant, hélas ! aux romanciers qui ont soixante ans sonnés.

Je me suis appliqué à rendre le joli et le distingué de mon sujet et j'ai travaillé à créer de la réalité élégante ; toutefois - et là était peut-être le gros succès, - je n'ai pu me résoudre à faire de ma jeune fille l'individu non humain, la créature insexuelle, abstraite, mensongèrement idéale des romans chic d'hier et d'aujourd'hui.

On trouvera bien certainement la fabulation de Chérie manquant d'incidents, de péripéties, d'intrigue. Pour mon compte, je trouve qu'il y en a encore trop. S'il m'était donné de redevenir plus jeune de quelques années, je voudrais faire des romans sans plus de complications que la plupart des drames intimes de l'existence, des amours finissant sans plus de suicides que les amours que nous avons tous traversés ; et la mort, cette mort que j'emploie volontiers pour le dénouement de mes romans, de celui-ci comme des autres, quoiqu'un peu plus comme il faut que le mariage, je la rejetterais de mes livres, ainsi qu'un moyen théâtral d'un emploi méprisable dans de la haute littérature. Oui, je crois, - et ici, je parle pour moi bien tout seul, - je crois que l'aventure, la machination livresque a été épuisée par Soulié, par Sue, par les grands imaginateurs du commencement du siècle et ma pensée est que la dernière évolution du roman, pour arriver à devenir tout à fait le grand livre des temps modernes, c'est de se faire un livre de pure analyse : livre pour lequel - je l'ai cherchée sans réussite - un jeune trouvera peut-être, quelque jour, une nouvelle dénomination, une dénomination autre que celle de roman.

Et à propos du roman sans péripéties, sans intrigue, sans bas amusement, tranchons le mot, qu'on ne me jette pas à la tête le goût du public ! Le public... trois ou quatre hommes, pas plus tous les trente ans, lui retournent ces catéchismes du beau, lui changent, du tout au tout, ses goûts de littérature et d'art, et font adorer à la génération qui s'élève ce que la génération précédente réputait exécrable. Aujourd'hui la reconnaissance générale de Hugo et Delacroix n'est-elle pas la négation absolue de la religion littéraire et picturale de la Restauration, et n'y a-t-il pas, en ce moment, des symptômes naissants de reconnaissance d'écoles qui seront à leur tour la négation de ce qui règne à peu près souverainement encore ? Le public n'estime et ne reconnaît à la longue que ceux qui l'ont scandalisé tout d'abord, les apporteurs de neuf, les révolutionnaires du livre et du tableau, - les messieurs enfin, qui, dans la marche et le renouvellement incessants et universels des choses du monde, osent contrarier l'immuabilité paresseuse de ses opinions toutes faites.

Arrivons maintenant pour moi à la grave question du moment. Dans la presse, en ces derniers temps, s'est produite une certaine opinion s'élevant contre l'effort d'écrire, opinion qui a amené un ébranlement dans quelques convictions mal affermies de notre petit monde. Quoi ! nous les romanciers, les ouvriers du genre littéraire triomphant au XIXe siècle, nous renoncerions à ce qui a été la marque de fabrique de tous les vrais écrivains de tous les temps et de tous les pays, nous perdrions l'ambition d'avoir une langue rendant nos idées, nos sensations, nos figurations des hommes et des choses, d'une façon distincte de celui-ci ou de celui-là, une langue personnelle, une langue portant notre signature, et nous descendrions à parler le langage omnibus des faits divers!

Non, le romancier, qui a le désir de se survivre, continuera à s'efforcer de mettre dans sa prose de la poésie, continuera à vouloir un rythme et une cadence pour ses périodes, continuera à rechercher l'image peinte, continuera à courir après l'épithète rare, continuera, selon la rédaction d'un délicat styliste de ce siècle, à combiner dans une expression le trop et l'assez, continuera à ne pas se refuser un tour pouvant faire de la peine aux ombres de MM. Noël et Chapsal, mais lui paraissant apporter de la vie à sa phrase, continuera à ne pas rejeter un vocable comblant un trou parmi les rares mots1 admis à monter dans les carrosses de l'Académie, commettra enfin, mon Dieu, oui ! un néologisme, - et cela, dans la grande indignation de critiques ignorant absolument que : suer à grosses gouttes, prendre à tâche, tourner la cervelle, chercher chicane, avoir l'air consterné, etc., etc., et presque toutes les locutions qu'ils emploient journellement, étaient d'abominables néologismes en l'année 1750.

Puis toujours, toujours, ce romancier écrira en vue de ceux qui ont le goût le plus précieux, le plus raffiné de la prose française, et de la prose française de l'heure actuelle, et toujours il s'appliquera à mettre dans ce qu'il écrit cet indéfinissable exquis et charmeur, que la plus intelligente traduction ne peut jamais faire passer dans une autre langue.

Quant à écrire, selon la recommandation de mon ami, M. Taine, en faveur du Suédois ou du Canadien2, qui sait aux trois quarts le français ou l'a oublié à moitié, je ne ferai pas à cette théorie l'honneur de la discuter. Joubert, l'auteur des Pensées, n'avait pas cette servile préoccupation du suffrage universel en matière de style, quand il adjurait Mme de Beaumont de recommander à Chateaubriand « de garder avec soin les singularités qui lui étaient propres » et « de se montrer constamment ce que Dieu l'avait fait », corroborant ce brave conseil par cette curieuse phrase : « Les étrangers... ne trouveront que frappant, ce que les habitudes de notre langne nous portent machinalement à croire bizarre dans le premier moment. » Et parmi le déchaînement de la critique, c'est encore Joubert qui engage l'écrivain, attaqué dans les modernités de sa prose nouvelle, à persister à chanter son propre ramage3.

Répétons-le, le jour où n'existera plus chez le lettré l'effort d'écrire, et l'effort d'écrire personnellement, on peut être sûr d'avance que le reportage aura succédé en France à la littérature. Tâchons donc d'écrire médiocrement, d'écrire mal, même plutôt que de ne pas écrire du tout ; mais qu'il soit bien entendu qu'il n'existe pas un patron de style unique, ainsi que l'enseignent les professeurs de l'éternel beau, mais que le style de La Bruyère, le style de Bossuet, le style de Saint-Simon, le style de Bernardin de Saint-Pierre, le style de Diderot, tout divers et dissemblables qu'ils soient, sont des styles d'égale valeur, des styles d'écrivains parfaits.

Et peut-être l'espèce d'hésitation du monde lettré à accorder à Balzac la place due à l'immense grand homme, vient-elle de ce qu'il n'est point un écrivain qui ait un style personnel ?

Que mon lecteur me permette aujourd'hui d'être un peu plus long que d'habitude, cette préface étant la préface de mon dernier livre, une sorte de testament littéraire.

Il y a aujourd'hui plus de trente ans que je lutte, que je peine, que je combats, et pendant nombre d'années, nous étions, mon frère et moi, tout seuls, sous les coups de tout le monde. Je suis fatigué, j'en ai assez, je laisse la place aux autres.

Je crois aussi qu'il ne faut pas s'attarder dans la littérature d'imagination, au delà de certaines années, et qu'il est sage de prématurément choisir son heure pour en sortir.

Enfin, j'ai besoin de relire nos confessions, notre livre préféré entre tous, un journal de notre double vie, commencé le jour de l'entrée en littérature des deux frères et ayant pour titre : Journal de la vie littéraire (1851-188...), journal qui ne doit paraître que vingt ans après ma mort.

Et devant le menaçant avenir promis par le pétrole et la dynamite aux choses secrètes léguées à la postérité, je donne aujourd'hui la préface de ce journal4. S'il vient à périr, ce sera toujours ça au moins de sauvé.

***

Maintenant toi, petite Chérie, toi, pauvre dernier volume du dernier des Goncourt, va où sont allés tous tes aînés, depuis Les Hommes de lettres jusqu'à La Faustin, va t'exposer aux mépris, aux dédains, aux ironies, aux injures, aux insultes, dont le labeur obstiné de ton auteur, sa vieillesse, les tristesses de sa vie solitaire ne le défendaient pas encore hier, et qui cependant lui laissent entière, malgré tout et tous, une confiance à la Stendhal dans le siècle qui va venir.

Deux ou trois mois avant la mort de mon frère, à la sortie de l'établissement hydrothérapique de Beni-Barde, tous deux nous faisions notre promenade de tous les matins, au soleil, dans une certaine allée du bois de Boulogne, où je ne repasse plus, - une promenade silencieuse, comme il s'en fait, en ces moments de la vie, entre gens qui s'aiment et se cachent l'un à l'autre leur triste pensée fixe.

Tout à coup brusquement mon frère s'arrêta, et me dit :
« Ça ne fait rien, vois-tu, on nous niera tant qu'on voudra... il faudra bien reconnaître un jour que nous avons fait Germinie Lacerteux... et que « Germinie Lacerteux » est le livre-type qui a servi de modèle à tout ce qui a été fabriqué depuis nous, sous le nom de réalisme, naturalisme, etc. Et d'un !
« Maintenant, par les écrits, par la parole, par les achats... qu'est-ce qui a imposé à la génération aux commodes d'acajou, le goût de l'art et du mobilier du XVIIIe siècle ?... Où est celui qui osera dire que ce n'est pas nous ? Et de deux !
« Enfin cette description d'un salon parisien meublé de japonaiseries, publiée dans notre premier roman, dans notre roman d'EN 18..., paru en 1851... oui, en 1851... - qu'on me montre les japonisants de ce temps-là... - Et nos acquisitions de bronzes et de laques de ces années chez Mallinet et un peu plus tard chez Mme Desoye... et la découverte en 1860, à la Porte Chinoise, du premier album japonais connu à Paris... connu au moins du monde des littérateurs et des peintres... et les pages consacrées au choses du Japon dans Manette Salomon, dans Idées et sensations... ne font-ils pas de nous les premiers propagateurs de cet art... de cet art en train, sans qu'on s'en doute, de révolutionner l'optique des peuples occidentaux ? Et de trois !
« Or la recherche du vrai en littérature, la résurrection de l'art du XVIIIe siècle, la victoire du japonisme : ce sont, sais-tu, - ajouta-t-il après un silence, et avec un réveil de la vie intelligente dans l'oeil - ce sont les trois grands mouvements littéraires et artistiques de la seconde moitié du XIXe siècle... et nous les aurons menés, ces trois mouvements... nous pauvres obscurs. - Eh bien! quand on a fait cela... c'est vraiment difficile de n'être pas quelqu'un dans l'avenir. »

Et, ma foi, le promeneur mourant de l'allée du bois de Boulogne pourrait peut-être avoir raison.

Edmond de Goncourt

----- NOTES -----
1. La langue française, d'après le dictionnaire de l'Académie, est peut-être, de toutes les langues des peuples civilisés du monde, la langue possédant le plus petit nombre de mots. [Note de l'auteur.]
2. Lettre de M. Taine, publiée dans l'Événement du 7 octobre 1883. [Note de l'auteur.]
3. Chateaubriand et son groupe littéraire, par Sainte-Beuve, qui jette en note, au bas de mes citations : « La nouveauté, une nouveauté originale, c'est là le point important et le secret des grands succès. » [Note de l'auteur.]
4. Voir cette préface à l'autobiographie Journal des Goncourt 1887).

Germinie Lacerteux

Edmond de Goncourt et Jules de Goncourt

Préface de la première édition octobre 1864

Il nous faut demander pardon au public de lui donner ce livre, et l'avertir de ce qu'il y trouvera.

Le public aime les romans faux : ce roman est un roman vrai.

Il aime les livres qui font semblant d'aller dans le monde : ce livre vient de la rue.

Il aime les petites oeuvres polissonnes, les mémoires de filles, les confessions d'alcôves, les saletés érotiques, le scandale qui se retrousse dans une image aux devantures des libraires : ce qu'il va lire est sévère et pur. Qu'il ne s'attende point à la photographie décolletée du Plaisir : l'étude qui suit est la clinique de l'Amour.

II.Le public aime encore les lectures anodines et consolantes, les aventures qui finissent bien, les imaginations qui ne dérangent ni sa digestion ni sa sérénité : ce livre, avec sa triste et violente distraction, est fait pour contrarier ses habitudes et nuire à son hygiène.

Pourquoi donc l'avons-nous écrit ? Est-ce simplement pour choquer le public et scandaliser ses goûts ?

Non.

Vivant au dix-neuvième siècle, dans un temps de suffrage universel, de démocratie, de libéralisme, nous nous sommes demandé si ce qu'on appelle «les basses classes» n'avait pas droit au Roman; si ce monde sous un monde, le peuple, devait rester sous le coup de l'interdit littéraire et des dédains d'auteurs qui ont fait jusqu'ici le silence sur l'âme et le cour qu'il peut avoir. Nous nous sommes demandé s'il y avait encore, pour l'écrivain et pour le lecteur, en ces années d'égalité où nous sommes, des classes indignes, des malheurs trop bas, des drames trop mal embouchés, des catastrophes d'une terreur trop peu noble. Il nous est venu la curiosité de savoir si cette forme conventionnelle d'une littérature oubliée et d'une société disparue, la Tragédie, était définitivement morte; si, dans un pays sans caste et sans aristocratie légale, les misères des petits et des pauvres parleraient à l'intérêt, l'émotion, à la pitié, aussi haut que les misères des grands et des riches; si, en un mot, les larmes qu'on pleure en bas pourraient faire pleurer comme celles qu'on pleure en haut.

Ces pensées nous avaient fait oser l'humble roman de Sour Philomène, en 1861; elles nous font publier aujourd'hui Germinie Lacerteux.

Maintenant, que ce livre soit calomnié : peu lui importe. Aujourd'hui que le Roman s'élargit et grandit, qu'il commence à être la grande forme sérieuse, passionnée, vivante, de l'étude littéraire et de l'enquête sociale, qu'il devient, par l'analyse et par la recherche psychologique, l'Histoire morale contemporaine, aujourd'hui que le Roman s'est imposé les études et les devoirs de la science, il peut en revendiquer les libertés et les franchises. Et qu'il cherche l'Art et la Vérité; qu'il montre des misères bonnes à ne pas laisser oublier aux heureux de Paris; qu'il fasse voir aux gens du monde ce que les dames de charité ont le courage de voir, ce que les reines autrefois faisaient toucher de l'oil à leurs enfants dans les hospices : la souffrance humaine, présente et toute vive, qui apprend la charité; que le Roman ait cette religion que le siècle passé appelait de ce large et vaste nom : Humanité;--il lui suffit de cette conscience : son droit est là.

Salammbô

Gustave Flaubert 1862

Réfutation par Flaubert des critiques de Sainte-Beuve publiées dans les Nouveaux Lundis Décembre 1862.

Mon cher maître,

Votre troisième article sur Salammbô m'a radouci (je n'ai jamais été bien furieux). Mes amis les plus intimes se sont un peu irrités des deux autres ; mais, moi, à qui vous avez dit franchement ce que vous pensez de mon gros livre, je vous sais gré d'avoir mis tant de clémence dans votre critique. Donc, encore une fois, et bien sincèrement, je vous remercie des marques d'affection que vous me donnez, et, passant par dessus les politesses, je commence mon Apologie.

Etes-vous bien sûr, d'abord, - dans votre jugement général, - de n'avoir pas obéi un peu trop à votre impression nerveuse ? L'objet de mon livre, tout ce monde barbare, oriental, molochiste, vous déplaît en soi ! Vous commencez par douter de la réalité de ma reproduction, puis vous me dites : « Après tout, elle peut être vraie » ; et comme conclusion : « Tant pis si elle est vraie ! » À chaque minute vous vous étonnez ; et vous m'en voulez d'être étonné. Je n'y peux rien, cependant ! Fallait-il embellir, atténuer, fausser, franciser ! Mais vous me reprochez vous-même d'avoir fait un poème, d'avoir été classique dans le mauvais sens du mot, et vous me battez avec les Martyrs !

Or le système de Chateaubriand me semble diamétralement opposé au mien. Il partait d'un point de vue tout idéal ; il rêvait des martyrs typiques. Moi, j'ai voulu fixer en mirage en appliquant à l'Antiquité les procédés du roman moderne, et j'ai tâché d'être simple. Riez tant qu'il vous plaira ! Oui, je dis simple, et non pas sobre. Rien de plus compliqué qu'un Barbare. Mais j'arrive à vos articles, et je me défends, je vous combats pied à pied.

Dès le début, je vous arrête à propos du Périple d'Hannon, admiré par Montesquieu, et que je n'admire point. À qui peut-on faire croire aujourd'hui que ce soit là un document original ? C'est évidemment traduit, raccourci, échenillé et arrangé par un Grec. Jamais un Oriental, quel qu'il soit, n'a écrit de ce style. J'en prends à témoin l'inscription d'Eschmounazar, si emphatique et redondante ! Des gens qui se font appeler fils de Dieu, oeil de Dieu (voyez les inscriptions d'Hamaker) ne sont pas simples comme vous l'entendez. - Et puis vous m'accorderez que les Grecs ne comprenaient rien au monde barbare. S'ils y avaient compris quelque chose, ils n'eussent pas été des Grecs. L'Orient répugnait à l'hellénisme. Quels travestissements n'ont-ils pas fait subir à tout ce qui leur a passé par les mains, d'étranger ! - J'en dirai autant de Polybe. C'est pour moi une autorité incontestable, quant aux faits ; mais tout ce qu'il n'a pas vu (ou ce qu'il a omis intentionnellement, car lui aussi, il avait un cadre et une école), je peux bien aller le chercher partout ailleurs. Le Périple d'Hannon n'est donc pas « un monument carthaginois », bien loin « d'être le seul » comme vous le dites. Un vrai monument carthaginois, c'est l'inscription de Marseille, écrite en vrai punique. Il est simple, celui-là, je l'avoue, car c'est un tarif, et encore l'est-il moins que ce fameux Périple où perce un petit coin de merveilleux à travers le grec ; - ne fût-ce que ces peaux de gorilles prises pour des peaux humaines et qui étaient appendues dans le temple de Moloch (traduisez Saturne), et dont je vous ai épargné la description ; - et d'une ! remerciez-moi. Je vous dirai même entre nous que le Périple d'Hannon m'est complètement odieux pour l'avoir lu et relu avec les quatre dissertations de Bougainville (dans les Mémoires de l'Académie des Inscriptions) sans compter mainte thèse de doctorat, - le Périple d'Hannon étant un sujet de thèse.

Quant à mon héroïne, je ne la défends pas. Elle ressemble selon vous à « une Elvire sentimentale », à Velléda, à madame Bovary. Mais non ! Velléda est active, intelligente, européenne. Madame Bovary est agitée par des passions multiples ; Salammbô au contraire demeure clouée par l'idée fixe. C'est une maniaque, une espèce de sainte Thérèse. N'importe ! Je ne suis pas sûr de sa réalité ; car ni moi, ni vous, ni personne, aucun ancien et aucun moderne, ne peut connaître la femme orientale, par la raison qu'il est impossible de la fréquenter.

Vous m'accusez de manquer de logique et vous me demandez : « Pourquoi les Carthaginois ont-ils massacré les Barbares ? » La raison en est bien simple : ils haïssent les Mercenaires ; ceux-là leur tombent sous la main ; ils sont les plus forts et ils les tuent. Mais « la nouvelle, dites-vous, pouvait arriver d'un moment à l'autre au camp ». Par quel moyen ? - Et qui donc l'eût apportée ? Les Carthaginois ; mais dans quel but ? - Des barbares ? mais il n'en restait plus dans la ville ! - Des étrangers ? des indifférents ? - mais j'ai eu soin de montrer que les communications n'existaient pas entre Carthage et l'armée !

Pour ce qui est d'Hannon (le lait de chienne, soit dit en passant, n'est point une plaisanterie ; il était et est encore un remède contre la lèpre : voyez le Dictionnaire des sciences médicales, article Lèpre ; mauvais article d'ailleurs et dont j'ai rectifié les données d'après mes propres observations faites à Damas et en Nubie), - Hannon, dis-je, s'échappe, parce que les Mercenaires le laissent volontairement s'échapper. Ils ne sent pas encore déchaînés contre lui. L'indignation leur vient ensuite avec la réflexion ; car il leur faut beaucoup de temps avant de comprendre toute la perfidie des Anciens (Voyez le commencement de mon chapitre IV). Mâtho rôde comme un fou autour de Carthage. Fou est le mot juste. L'amour tel que le concevaient les anciens n'était-il pas une folie, une malédiction, une maladie envoyée par les dieux ? Polybe serait bien étonné, dites-vous, de voir ainsi son Mâtho. Je ne le crois pas, et M. de Voltaire n'eût point partagé cet étonnement. Rappelez-vous ce qu'il dit de la violence des passions en Afrique, dans Candide (récit de la vieille) : « C'est du feu, du vitriol, etc ».

À propos de l'aqueduc : « Ici on est dans l'invraisemblance jusqu'au cou ». Oui, cher maître, vous avez raison et plus même que vous ne croyez, - mais pas comme vous le croyez. Je vous dirai plus loin ce que je pense de cet épisode, amené non pour décrire l'aqueduc, lequel m'a donné beaucoup de mal, mais pour faire entrer convenablement dans Carthage mes deux héros. C'est d'ailleurs le ressouvenir d'une anecdote, rapportée dans Polyen (Ruses de guerre), l'histoire de Théodore, l'ani de Cléon, lors de la prise de Sestos par les gens d'Abydos.

On regrette un lexique. Voilà un reproche que je trouve souverainement injuste. J'aurais pu assommer le lecteur avec des mots techniques. Loin de là ! j'ai pris soin de traduire tout en français. Je n'ai pas employé un seul mot spécial sans le faire suivre de son explication, immédiatement. J'en excepte les noms de monnaie, de mesure et de mois que le sens de la phrase indique. Mais quand vous rencontrez dans une page kreutzer, yard, piastre ou penny, cela vous empêche-t-il de la comprendre ? Qu'auriez-vous dit si j'avais appelé Moloch Melek, Hannibal Han-Baal, Carthage Kartadda, et si, au lieu de dire que les esclaves au moulin portaient des muselières, j'avais écrit des pausicapes ! Quant aux noms de parfums et de pierreries, j'ai bien été obligé de prendre les noms qui sont dans Théophraste, Pline et Athénée. Pour les plantes, j'ai employé les noms latins, les mots reçus, au lieu des mots arabes ou phéniciens. Ainsi j'ai dit lauwsonia au lieu de Henneh, et même j'ai eu la complaisance décrire Lausonia par un u, ce qui est une faute, et de ne pas ajouter inermis, qui eût été plus précis. De même pour Kok'heul que j'écris antimoine, en vous épargnant sulfure, ingrat ! Mais je ne peux pas, par respect pour le lecteur français, écrire Hannibal et Hamilcar sans h, puisqu'il y a un esprit rude sur l'a, et m'en tenir à Rollin ! un peu de douceur !

Quant au temple de Tarât, je suis sûr de l'avoir reconstruit tel qu'il était, avec le traité de la Déesse de Syrie, avec les médailles du duc de Luynes, avec ce qu'on sait du temple de Jérusalem, avec un passage de saint Jérôme, cité par Selden (de Diis Syriis), avec le plan du temple de Gozzo qui est bien carthaginois, et mieux que tout cela, avec les ruines du temple de Thugga que j'ai vu moi-même, de mes yeux, et dont aucun voyageur ni antiquaire, que je sache, n'a parlé. N'importe, direz-vous, c'est drôle ! Soit ! - Quant à la description en elle-même, au point de vue littéraire, je la trouve, moi, très compréhensible, et le drame n'en est pas embarrassé, car Spendius et Mâtho restent au premier plan ; on ne les perd pas de vue. Il n'y a point dans mon livre une description isolée, gratuite ; toutes servent à mes personnages et ont une influence lointaine ou immédiate sur l'action.

Je n'accepte pas non plus le mot de chinoiserie appliqué à la chambre de Salammbô, malgré l'épithête d'exquise qui le relève (comme dévorants fait à chiens dans le fameux Songe), parce que je n'ai pas mis là un seul détail qui ne soit dans la Bible ou que l'on ne rencontre encore en Orient. Vous me répétez que la Bible n'est pas un guide pour Carthage (ce qui est un point à discuter) ; mais les Hébreux étaient plus près des Carthaginois que les Chinois, convenez-en ! D'ailleurs il y a des choses de climat qui sont éternelles. Pour ce mobilier et les costumes, je vous renvoie aux textes réunis dans la 21° dissertation de l'abbé Mignot (Mémoires de l'Académie des Inscriptions, tome XL ou XLI, je ne sais plus).

Quant à ce goût « d'opéra, de pompe et d'emphase », pourquoi donc voulez-vous que les choses n'aient pas été ainsi, puisqu'elles sont telles maintenant ! Les cérémonies des visites, les prosternations, les invocations, les encensements et tout le reste, n'ont pas été inventés par Mahomet, je suppose.

Il en est de même d'Hannibal. Pourquoi trouvez-vous que j'ai fait son enfance fabuleuse ? est-ce parce qu'il tue un aigle ? beau miracle dans un pays où les aigles abondent ! Si la scène eût été placée dans les Gaules, j'aurais mis un hibou, un loup ou un renard. Mais, Français que vous êtes, vous êtes habitué, malgré vous, à considérer l'aigle comme un oiseau noble, et plutôt comme un symbole que comme un être animé. Les aigles existent cependant.

Vous me demandez où j'ai pris une pareille idée du Conseil de Carthage ? Mais dans tous les milieux analogues par les temps de révolution, depuis la Convention jusqu'au Parlement d'Amérique, où naguère encore on échangeait des coups de canne et des coups de revolver, lesquelles cannes et lesquels revolvers étaient apportés (comme mes poignards) dans la manche des paletots. Et même mes Carthaginois sont plus décents que les Américains, puisque le public n'était pas là. Vous me citez, en opposition, une grosse autorité, celle d'Aristote. Mais Aristote, antérieur à mon époque de plus de quatre-vingts ans, n'est ici d'aucun poids. D'ailleurs il se trompe grossièrement, le Stagyrique, quand il affirme qu'on n'a jamais vu à Carthage d'émeute ni de tyran. Voulez-vous des dates ? en voici : il y avait eu la conspiration de Carthalon, 550 avant Jésus-Christ ; les empiétements des Magon, 460 ; la conspiration d'Hannon, 557 ; la conspiration de Bomilcar, 507. Mais je dépasse Aristote ! - À un autre.

Vous me reprochez les escarboucles formées par l'urine des lynx. C'est du Théophraste, Traité des Pierreries : tant pis pour lui ! J'allais oublier Spendius. Kh bien, non, cher maître, son stratagème n'est ni bizarre, ni étrange. C'est presque un poncif. Il m'a été fourni par Elien (Histoire des Animaux) et par Polyen (Stratagèmes). Cela était même si connu depuis le siège de Mêgare par Antipater (ou Antigone), que l'on nourrissait exprès des porcs avec les éléphants pour que les grosses bêtes ne fussent pas effrayées par les petites. C'était, en un mot, une farce usuelle, et probablement fort usée au temps de Spendius. Je n'ai pas été obligé de remonter jusqu'à Saroson ; car j'ai repoussé autant que possible tout détail appartenant à des époques légendaires.

J'arrive aux richesses d'Hamilcar. Cette description, quoique vous disiez, est au second plan. Hamilcar la domine, et je la crois très motivée. La colère du suffète va en augmentant à mesure qu'il aperçoit les déprédations commises dans sa maison. Loin d'être à tout moment hors de lui, il n'éclate qu'à la fin, quand il se heurte à une injure personnelle. Qu'il ne gagne pas à cette visite, cela m'est bien égal, n'étant point chargé de faire son panégyrique ; mais je ne pense pas l'avoir taillé en charge aux dépens du reste du caractère. L'homme qui tue plus loin les Mercenaires de la façon que j'ai montrée (ce qui est un joli trait de son fils Hannibal, en Italie), est bien le même qui fait falsifier ses marchandises et fouetter à outrance ses esclaves.

Vous me chicanez sur les onxe mille trois cent quatre-vingt-seize hommes de son armée en me demandant d'où le savez-vous (ce nombre) ? qui vous l'a dit ? Mais vous venez de le voir vous-même, puisque j'ai dit le nombre d'hommes qu'il y avait dans les différents corps de l'armée punique. C'est le total de l'addition tout bonnement, et non un chiffre jeté au hasard pour produire un effet de précision.

Il n'y a ni vice malicieux ni bagatelle dans mon serpent. Ce chapitre est une espèce de précaution oratoire pour atténuer celui de la tente qui n'a choqué personne et qui, sans le serpent, eût fait pousser des cris. J'ai mieux aimé un effet impudique (si impudeur il y a) avec un serpent qu'avec un homme. Salammbô, avant de quitter sa maison, s'enlace au génie de sa famille, à la religion même de sa patrie en son symbole le plus antique. Voilà tout. Que cela soit messéant dans une Iliade ou une Pharsale, c'est possible, mais je n'ai pas eu la prétention de faire l'Iliade ni la Pharsale.

Ce n'est pas ma faute non plus si les orages sont fréquents dans la Tuniserie à la fin de l'été. Chateaubriand n'a pas plus inventé les orages que les couchers de soleil, et les uns et les autres, il me semble, appartiennent à tout le monde. Notez d'ailleurs que l'âme de cette histoire est Moloch, le Feu, la Foudre. Ici le Dieu lui-même, sous une de ses formes, agit ; il dompte Salammbô. Le tonnerre était donc bien à sa place : c'est la voix de Moloch resté en dehors. Vous avouerez de plus que je vous ai épargné la description classique de l'orage. Et puis mon pauvre orage ne tient pas en tout trois lignes, et à des endroits différents ! L'incendie qui suit m'a été inspiré par un épisode de l'histoire de Massinissa, par un autre de l'histoire d'Agathocle et par un passage d'Hirtius, - tous les trois dans des circonstances analogues. Je ne sors pas du milieu, du pays même de mon action, comme vous voyez.

À propos des parfums de Salammbô, vous m'attribuez plus d'imagination que je n'en ai. Sentez donc, humez dans la Bible Judith et Esther ! On les pénétrait, on les empoisonnait de parfums, littéralement. C'est ce que j'ai eu soin de dire au commencement, dès qu'il a été question de la maladie de Salammbô.

Pourquoi ne voulez-vous pas non plus que la disparition du Zaïmph ait été pour quelque chose dans la perte de la bataille, puisque l'armée des Mercenaires contenait des gens qui croyaient au Zaïmph ! J'indique les causes principales (trois mouvements militaires) de cette perte ; puis j'ajoute celle-là, comme cause secondaire et dernière.

Dire que j'ai inventé des supplices aux funérailles des Barbares n'est pas exact. Hendreich (Carthago, seu Carth. respublica, 1664) a réuni des textes pour prouver que les Carthaginois avaient coutume de mutiler les cadavres de leurs ennemis ; et vous vous étonnez que des barbares qui sont vaincus, désespérés, enragés, ne leur rendent pas la pareille, n'en fassent pas autant une fois et cette fois-là seulement ? Faut-il vous rappeler Madame de Lamballe, les Mobiles en 48, et ce qui se passe actuellement aux Etats-Unis ? J'ai été sobre et très doux, au contraire.

Et puisque nous sommes en train de nous dire nos vérités, franchement je vous avouerai, cher maître, que la pointe d'imagination sadique m'a un peu blessé. Toutes vos paroles sont graves. Or un tel mot de vous, lorsqu'il est imprimé, devient presque une flétrissure. Oubliez-vous que je me suis assis sur les bancs de la Correctionnelle comme prévenu d'outrage aux moeurs, et que les imbéciles et les méchants se font des armes de tout ? Ne soyez donc pas étonné si un de ces jours vous lisez dans quelque petit journal diffamateur, comme il en existe, quelque chose d'analogue à ceci : « M. G. Flaubert est un disciple de de Sade. Son ami, son parrain, un maître en fait de critique l'a dit lui-même assez clairement, bien qu'avec cette finesse et cette bonhomie railleuse qui, etc ». Qu'aurais-je à répondre, - et à faire ?

Je m'incline devant ce qui suit. Vous avez raison, cher maître, j'ai donné le coup de pouce, j'ai forcé l'histoire, et comme vous le dites très bien, j'ai voulu faire un siège. Mais dans un sujet militaire, où est le mal ? - Et puis je ne l'ai pas complètement inventé, ce siège, je l'ai seulement un peu chargé. Là est toute ma faute.

Mais pour le passage de Montesquieu relatif aux immolations d'enfants, je m'insurge. Cette horreur ne fait pas dans mon esprit un doute. (Songez donc que les sacrifices humaine n'étaient pas complètement abolis en Grèce à la bataille de Leuctres ? 370 avant Jésus-Christ.) Malgré la condition imposée par Gélon (480), dans la guerre contre Agathocle (302), on brûla, selon Diodore, 200 enfants, et quant aux époques postérieures, je m'en rapporte à Silius Italicus, à Eusèbe, et surtout à saint Augustin, lequel affirme que la chose se passait encore quelquefois de son temps.

Vous regrettez que je n'aie point introduit parmi les Grecs un philosophe, un raisonneur chargé de nous faire un cours de morale ou commettant de bonnes actions, un monsieur enfin sentant comme nous. Allons donc ! était-ce possible ? Aratus que vous rappelez est précisément celui d'après lequel j'ai rêvé Spendius ; c'était un homme d'escalades et de ruses qui tuait très bien la nuit les sentinelles et qui avait des éblouissemeiits au grand jour. Je me suis refusé un contraste, c'est vrai ; mais un contraste facile, un contraste voulu et faux.

J'ai fini l'analyse et j'arrive à votre jugement. Vous avez peut-être raison dans vos considérations sur le roman historique appliqué à l'antiquité, et il se peut très bien que j'aie êchoué. Cependant, d'après toutes les vraisemblances et mes impressions, à moi, je crois avoir fait quelque chose qui ressemble à Carthage. Mais là n'est pas la question. Je me moque de l'archéologie ! Si la couleur n'est pas une, si les détails détonnent, si les moeurs ne dérivent pas de la religion et les faits des passions, si les caractères ne sont pas suivis, si les costumes ne sont pas appropriés aux usages et les architectures au climat, s'il n'y a pas, en un mot, harmonie, je suis dans le faux. Sinon, non. Tout se tient.

Mais le milieu vous agace ! Je le sais, ou plutôt je le sens. Au lieu de rester à votre point de vue personnel, votre point de vue de lettré, de moderne, de Parisien, pourquoi n'êtes-vous pas venu de mon côté ? L'âme humaine n'est point partout la même, bien qu'en dise M. Levallois. La moindre vue sur le monde est là pour prouver le contraire. Je crois même avoir été moins dur pour l'humanité dans Salammbô que dans Madame Bovary. La curiosité, l'amour qui m'a poussé vers des religions et des peuples disparus, a quelque chose de moral en soiet de sympathique, il me semble.

Quant au style, j'ai moins sacrifié dans ce livre-là que dans l'autre à la rondeur de la phrase et à la période. Les métaphores y sont rares et les épithètes positives. Si je mets bleues après pierres, c'est que bleues est le mot juste, croyez-moi, et soyez également persuadé que l'on distingue très bien la couleur des pierres à la clarté des étoiles. Interrogez là-dessus tous les voyageurs en Orient, ou allez-y voir.

Et puisque vous me blâmez pour certains mots, énorme entre autres, que je ne défends pas (bien qu'un silence excessif fasse l'effet du vacarme), moi aussi je vous reprocherai quelques expressions.

Je n'ai pas compris la citation de Désaugiers, ni quel était son but. J'ai froncé les sourcils à bibelots carthaginois,- diable de manteau, - ragoût et pimenté pour Salammbô qui batifole avec le serpent, - et devant le beau drôle de Libyen qui n'est ni beau ni drôle, - et à l'imagination libertine de Schahabarim.

Une dernière question, ô maître, une question inconvenante : pourquoi trouvez-vous Schahabarim presque comique et vos bonshommes de Port-Royal si sérieux ? Pour moi, M. Singlin est funèbre à côté de mes éléphants. Je regarde des Barbares tatoués comme étant moins antihumains, moins spécieux, moins cocasses, moins rares que des gens vivant en commun et qui s'appellent jusqu'à la mort Monsieur ! - Et c'est précisément parce qu'ils sont très loin de moi que j'admire votre talent à me les faire comprendre. - Car j'y crois, à Port-Royal, et le souhaite encore moins y vivre qu'à Carthage. Cela aussi était exclusif, hors nature, forcé, tout d'un morceau, et cependant vrai. Pourquoi ne voulez-vous pas que deux vrais existent, deux excès contraires, deux monstruosités différentes ?

Je vais finir. - Un peu de patience ! - Etes-vous curieux de connaître la faute énorme (énorme est ici à sa place) que je trouve dans mon livre. La voici :

  • 1° Le piédestal est trop grand pour la statue. Or, comme on ne pèche jamais par le trop, mais par le pas assez, il aurait fallu cent pages de plus relatives à Salammbô seulement.
  • 2° Quelques transitions manquent. Elles existaient ; je les ai retranchées ou trop raccourcies, dans la peur d'être ennuyeux.
  • 3° Dans le chapitre VI, tout ce qui se rapporte à Giscon est de même tonalité que la deuxième partie du chapitre II (Uannon). C'est la même situation, et il n'y a point progression d'effet.
  • 4° Tout ce qui s'étend depuis la bataille du Macar jusqu'au serpent, et tout le chapitre XIII jusqu'au dénombrement des Barbares, s'enfonce, disparaît dans le souvenir. Ce sont des endroits de second plan, ternes, transitoires, que je ne pouvais malheureusement éviter et qui alourdissent le livre, malgré les efforts de prestesse que j'ai pu faire. Ce sont ceux-là qui m'ont le plus coûté, que j'aime le moins et dont je me suis le plus reconnaissant.
  • 5° L'aqueduc.
    Aveu ! mon opinion secrète est qu'il n'y avait point d'aqueduc à Carthage, malgré les ruines actuelles de l'aqueduc. Aussi ai-je eu soin de prévenir d'avance toutes les objections par une phrase hypocrite à l'adresse des archéologues. J'ai mis les pieds dans le plat, lourdement, en rappelant que c'était une invention romaine, alors nouvelle, et que l'aqueduc d'à présent a été refait sur l'ancien. Le souvenir de Bélisaire coupant l'aqueduc romain de Carthage m'a poursuivi, et puis c'était une belle entrée pour Spendius et Mâtho. N'importe ! mon aqusduc est une lâcheté ! Confiteor.
  • 6° Autre et dernière coquinerie : Hannon.

Par amour de la clarté, j'ai faussé l'histoire quant à sa mort. Il fut bien, il est Vrai, crucifié par les Mercenaires, mais en Sardaigne. Le général crucifié à Tunis en face de Spendius s'appelait Hannibal. Mais quelle confusion cela eût fait pour le lecteur !

Tel est, cher maître, ce qu'il y a, selon moi, de pire dans mon livre. Je ne vous dis pas ce que j'y trouve de bon. Mais soyez sûr que je n'ai point fait une Carthage fantastique. Les documents sur Carthage existent, et ils ne sont pas tous dans Movers. Il faut aller les chercher un peu loin. Ainsi Ammien Marcellin m'a fourni la forme exacte d'une porte, le poème de Corippus (la Johannide), beaucoup de détails sur les peuplades africaines, etc.,etc.

Et puis mon exemple sera peu suivi. Où donc alors est le danger ? Les Leconte de Lisle et les Baudelaire sont moins à craindre que les... et les... dans ce doux pays de France où le superficiel est une qualité, et où le banal, le facile et le niais sont toujours applaudis, adoptés, adorés. On ne risque de corrompre personne quand on aspire à la grandeur. Ai-je mon pardon ?

Je termine en vous disant encore une fois merci, mon cher maître. En me donnant des égratignures, vous m'avez très tendrement serré les mains, et bien que vous m'ayez quelque peu ri au nez, vous ne m'en avez pas moins fait trois grands saluts, trois grands articles très détaillés, très considérables et qui ont dû vous être plus pénibles qu'à moi. C'est de cela surtout que je vous suis reconnaissant. Les conseils de la fin ne seront pas perdus, et vous n'aurez eu affaire ni à un sot ni à un ingrat.

Tout à vous,

Gustave Flaubert.

La Comédie humaine

Honoré de Balzac Avant propos 1842

En donnant à une oeuvre entreprise depuis bientôt treize ans, le titre de La Comédie humaine, il est nécessaire d'en dire la pensée, d'en raconter l'origine, d'en expliquer brièvement le plan, en essayant de parler de ces choses comme si je n'y étais pas intéressé. Ceci n'est pas aussi difficile que le public pourrait le penser. Peu d'oeuvres donne beaucoup d'amour-propre, beaucoup de travail donne infiniment de modestie. Cette observation rend compte des examens que Corneille, Molière et autres grands auteurs faisaient de leurs ouvrages : s'il est impossible de les égaler dans leurs belles conceptions, on peut vouloir leur ressembler en ce sentiment.

L'idée première de la Comédie humaine fut d'abord chez moi comme un rêve, comme un de ces projets impossibles que l'on caresse et qu'on laisse s'envoler ; une chimère qui sourit, qui montre son visage de femme et qui déploie aussitôt ses ailes en remontant dans un ciel fantastique. Mais la chimère, comme beaucoup de chimères, se change en réalité, elle a ses commandements et sa tyrannie auxquels il faut céder.

Cette idée vint d'une comparaison entre l'Humanité et l'Animalité.

Ce serait une erreur de croire que la grande querelle qui, dans ces derniers temps, s'est émue entre Cuvier et Geoffroi Saint-Hilaire, reposait sur une innovation scientifique. L'unité de composition occupait déjà sous d'autres termes les plus grands esprits des deux siècles précédents. En relisant les oeuvres si extraordinaires des écrivains mystiques qui se sont occupés des sciences dans leurs relations avec l'infini, tels que Swedenborg, Saint-Martin, etc., et les écrits des plus beaux génies en histoire naturelle, tels que Leibnitz, Buffon, Charles Bonnet, etc., on trouve dans les monades de Leibnitz, dans les molécules organiques de Buffon, dans la force végétatrice de Needham, dans l'emboîtement des parties similaires de Charles Bonnet, assez hardi pour écrire en 1760 : L'animal végète comme la plante ; on trouve, dis-je, les rudiments de la belle loi du soi pour soi sur laquelle repose l'unité de composition. Il n'y a qu'un animal. Le créateur ne s'est servi que d'un seul et même patron pour tous les êtres organisés. L'animal est un principe qui prend sa forme extérieure, ou, pour parler plus exactement, les différences de sa forme, dans les milieux où il est appelé à se développer. Les Espèces Zoologiques résultent de ces différences. La proclamation et le soutien de ce système, en harmonie d'ailleurs avec les idées que nous nous faisons de la puissance divine, sera l'éternel honneur de Geoffroi Saint-Hilaire, le vainqueur de Cuvier sur ce point de la haute science, et dont le triomphe a été salué par le dernier article qu'écrivit le grand Goethe.

Pénétré de ce système bien avant les débats auxquels il a donné lieu, je vis que, sous ce rapport, la Société ressemblait à la Nature. La Société ne fait-elle pas de l'homme, suivant les milieux où son action se déploie, autant d'hommes différents qu'il y a de variétés en zoologie ? Les différences entre un soldat, un ouvrier, un administrateur, un avocat, un oisif, un savant, un homme d'état, un commerçant, un marin, un poète, un pauvre, un prêtre, sont, quoique plus difficiles à saisir, aussi considérables que celles qui distinguent le loup, le lion, l'âne, le corbeau, le requin, le veau marin, la brebis, etc. Il a donc existé, il existera donc de tout temps des Espèces Sociales comme il y a des Espèces Zoologiques. Si Buffon a fait un magnifique ouvrage en essayant de représenter dans un livre l'ensemble de la zoologie, n'y avait-il pas une oeuvre de ce genre à faire pour la société ? Mais la Nature a posé, pour les variétés animales, des bornes entre lesquelles la Société ne devait pas se tenir. Quand Buffon peignait le lion, il achevait la lionne en quelques phrases ; tandis que dans la Société la femme ne se trouve pas toujours être la femelle du mâle. Il peut y avoir deux êtres parfaitement dissemblables dans un ménage. La femme d'un marchand est quelquefois digne d'être celle d'un prince, et souvent celle d'un prince ne vaut pas celle d'un artiste. L'Etat Social a des hasards que ne se permet pas la Nature, car il est la Nature plus la Société. La description des Espèces Sociales était donc au moins double de celle des Espèces Animales, à ne considérer que les deux sexes. Enfin, entre les animaux, il y a peu de drames, la confusion ne s'y met guère ; ils courent sus les uns aux autres, voilà tout. Les hommes courent bien aussi les uns sur les autres ; mais leur plus ou moins d'intelligence rend le combat autrement compliqué. Si quelques savants n'admettent pas encore que l'Animalité se transborde dans l'Humanité par un immense courant de vie, l'épicier devient certainement pair de France, et le noble descend parfois au dernier rang social. Puis, Buffon a trouvé la vie excessivement simple chez les animaux. L'animal a peu de mobilier, il n'a ni arts ni sciences ; tandis que l'homme, par une loi qui est à rechercher, tend à représenter ses moeurs, sa pensée et sa vie dans tout ce qu'il approprie à ses besoins. Quoique Leuwenhoëc, Swammerdam, Spallanzani, Réaumur, Charles Bonnet, Muller, Haller et autres patients zoographes aient démontré combien les moeurs des animaux étaient intéressantes, les habitudes de chaque animal sont, à nos yeux du moins, constamment semblables en tout temps ; tandis que les habitudes, les vêtements, les paroles, les demeures d'un prince, d'un banquier, d'un artiste, d'un bourgeois, d'un prêtre et d'un pauvre sont entièrement dissemblables et changent au gré des civilisations.

Ainsi l'oeuvre à faire devait avoir une triple forme : les hommes, les femmes et les choses, c'est-à-dire les personnes et la représentation matérielle qu'ils donnent de leur pensée ; enfin l'homme et la vie.

En lisant les sèches et rebutantes nomenclatures de faits appelées histoires, qui ne s'est aperçu que les écrivains ont oublié, dans tous les temps, en Égypte, en Perse, en Grèce, à Rome, de nous donner l'histoire des moeurs. Le morceau de Pétrone sur la vie privée des Romains irrite plutôt qu'il ne satisfait notre curiosité. Après avoir remarqué cette immense lacune dans le champ de l'histoire, l'abbé Barthélemy consacra sa vie à refaire les moeurs grecques dans Anacharsis.

Mais comment rendre intéressant le drame à trois ou quatre mille personnages que présente une Société ? comment plaire à la fois au poète, au philosophe et aux masses qui veulent la poésie et la philosophie sous de saisissantes images ? Si je concevais l'importance et la poésie de cette histoire du cour humain, je ne voyais aucun moyen d'exécution ; car, jusqu'à notre époque, les plus célèbres conteurs avaient dépensé leur talent à créer un ou deux personnages typiques, à peindre une face de la vie. Ce fut avec cette pensée que je lus les oeuvres de Walter Scott. Walter Scott, ce trouveur (trouvère) moderne, imprimait alors une allure gigantesque à un genre de composition injustement appelé secondaire. N'est-il pas véritablement plus difficile de faire concurrence à l'État-Civil avec Daphnis et Chloë, Roland, Amadis, Panurge, Don Quichotte, Manon Lescaut, Clarisse, Lovelace, Robinson Crusoë, Gilblas, Ossian, Julie d'Etanges, mon oncle Tobie, Werther, René, Corinne, Adolphe, Paul et Virginie, Jeanie Dean, Claverhouse, Ivanhoë, Manfred, Mignon, que de mettre en ordre les faits à peu près les mêmes chez toutes les nations, de rechercher l'esprit de lois tombées en désuétude, de rédiger des théories qui égarent les peuples, ou, comme certains métaphysiciens, d'expliquer ce qui est ? D'abord, presque toujours ces personnages, dont l'existence devient plus longue, plus authentique que celle des générations au milieu desquelles on les fait naître, ne vivent qu'à la condition d'être une grande image du présent. Conçus dans les entrailles de leur siècle, tout le cour humain se remue sous leur enveloppe, il s'y cache souvent toute une philosophie. Walter Scott élevait donc à la valeur philosophique de l'histoire le roman, cette littérature qui, de siècle en siècle, incruste d'immortels diamants la couronne poétique des pays où se cultivent les lettres. Il y mettait l'esprit des anciens temps, il y réunissait à la fois le drame, le dialogue, le portrait, le paysage, la description ; il y faisait entrer le merveilleux et le vrai, ces éléments de l'épopée, il y faisait coudoyer la poésie par la familiarité des plus humbles langages. Mais, ayant moins imaginé un système que trouvé sa manière dans le feu du travail ou par la logique de ce travail, il n'avait pas songé à relier ses compositions l'une à l'autre de manière à coordonner une histoire complète, dont chaque chapitre eût été un roman, et chaque roman une époque. En apercevant ce défaut de liaison, qui d'ailleurs ne rend pas l'Écossais moins grand, je vis à la fois le système favorable à l'exécution de mon ouvrage et la possibilité de l'exécuter. Quoique, pour ainsi dire, ébloui par la fécondité surprenante de Walter Scott, toujours semblable à lui-même et toujours original, je ne fus pas désespéré, car je trouvai la raison de ce talent dans l'infinie variété de la nature humaine. Le hasard est le plus grand romancier du monde : pour être fécond, il n'y a qu'à l'étudier. La Société française allait être l'historien, je ne devais être que le secrétaire. En dressant l'inventaire des vices et des vertus, en rassemblant les principaux faits des passions, en peignant les caractères, en choisissant les événements principaux de la Société, en composant des types par la réunion des traits de plusieurs caractères homogènes, peut-être pouvais-je arriver à écrire l'histoire oubliée par tant d'historiens, celle desmoeurs. Avec beaucoup de patience et de courage, je réaliserais, sur la France au dix-neuvième siècle, ce livre que nous regrettons tous, que Rome, Athènes, Tyr, Memphis, la Perse, l'Inde ne nous ont malheureusement pas laissé sur leurs civilisations, et qu'à l'instar de l'abbé Barthélemy, le courageux et patient Monteil avait essayé pour le Moyen-Age, mais sous une forme peu attrayante.

Ce travail n'était rien encore. S'en tenant à cette reproduction rigoureuse, un écrivain pouvait devenir un peintre plus ou moins fidèle, plus ou moins heureux, patient ou courageux des types humains, le conteur des drames de la vie intime, l'archéologue du mobilier social, le nomenclateur des professions, l'enregistreur du bien et du mal ; mais, pour mériter les éloges que doit ambitionner tout artiste, ne devais-je pas étudier les raisons ou la raison de ces effets sociaux, surprendre le sens caché dans cet immense assemblage de figures, de passions et d'événements. Enfin, après avoir cherché, je ne dis pas trouvé, cette raison, ce moteur social, ne fallait-il pas méditer sur les principes naturels et voir en quoi les Sociétés s'écartent ou se rapprochent de la règle éternelle, du vrai, du beau ? Malgré l'étendue des prémisses, qui pouvaient être à elles seules un ouvrage, l'oeuvre, pour être entière, voulait une conclusion. Ainsi dépeinte, la Société devait porter avec elle la raison de son mouvement.

La loi de l'écrivain, ce qui le fait tel, ce qui, je ne crains pas de le dire, le rend égal et peut-être supérieur à l'homme d'état, est une décision quelconque sur les choses humaines, un dévouement absolu à des principes. Machiavel, Hobbes, Bossuet, Leibnitz, Kant, Montesquieu sont la science que les hommes d'état appliquent. « Un écrivain doit avoir en morale et en politique des opinions arrêtées, il doit se regarder comme un instituteur des hommes ; car les hommes n'ont pas besoin de maîtres pour douter, » a dit Bonald. J'ai pris de bonne heure pour règle ces grandes paroles, qui sont la loi de l'écrivain monarchique aussi bien que celle de l'écrivain démocratique. Aussi, quand on voudra m'opposer à moi-même, se trouvera-t-il qu'on aura mal interprété quelque ironie, ou bien l'on rétorquera mal à propos contre moi le discours d'un de mes personnages, manoeuvre particulière aux calomniateurs. Quant au sens intime, à l'âme de cet ouvrage, voici les principes qui lui servent de base.

L'homme n'est ni bon ni méchant, il naît avec des instincts et des aptitudes ; la Société, loin de le dépraver, comme l'a prétendu Rousseau, le perfectionne, le rend meilleur ; mais l'intérêt développe aussi ses penchants mauvais. Le christianisme, et surtout le catholicisme, étant, comme je l'ai dit dans le Médecin de Campagne, un système complet de répression des tendances dépravées de l'homme, est le plus grand élément d'Ordre Social.

En lisant attentivement le tableau de la Société, moulée, pour ainsi dire, sur le vif avec tout son bien et tout son mal, il en résulte cet enseignement que si la pensée, ou la passion, qui comprend la pensée et le sentiment, est l'élément social, elle en est aussi l'élément destructeur. En ceci, la vie sociale ressemble à la vie humaine. On ne donne aux peuples de longévité qu'en modérant leur action vitale. L'enseignement, ou mieux, l'éducation par des Corps Religieux est donc le grand principe d'existence pour les peuples, le seul moyen de diminuer la somme du mal et d'augmenter la somme du bien dans toute Société. La pensée, principe des maux et des biens, ne peut être préparée, domptée, dirigée que par la religion. L'unique religion possible est le christianisme (voir la lettre écrite de Paris dans LOUIS LAMBERT, où le jeune philosophe mystique explique, à propos de la doctrine de Swedenborg, comment il n'y a jamais eu qu'une même religion depuis l'origine du monde). Le Christianisme a créé les peuples modernes, il les conservera. De là sans doute la nécessité du principe monarchique. Le Catholicisme et la Royauté sont deux principes jumeaux. Quant aux limites dans lesquelles ces deux principes doivent être enfermés par des Institutions afin de ne pas les laisser se développer absolument, chacun sentira qu'une préface aussi succincte que doit l'être celle-ci, ne saurait devenir un traité politique. Aussi ne dois-je entrer ni dans les dissensions religieuses ni dans les dissensions politiques du moment. J'écris à la lueur de deux Vérités éternelles : la Religion, la Monarchie, deux nécessités que les événements contemporains proclament, et vers lesquelles tout écrivain de bon sens doit essayer de ramener notre pays. Sans être l'ennemi de l'Élection, principe excellent pour constituer la loi, je repousse l'Élection prise comme unique moyen social, et surtout aussi mal organisée qu'elle l'est aujourd'hui, car elle ne représente pas d'imposantes minorités aux idées, aux intérêts desquelles songerait un gouvernement monarchique. L'Élection, étendue à tout, nous donne le gouvernement par les masses, le seul qui ne soit point responsable, et où la tyrannie est sans bornes, car elle s'appelle la loi. Aussi regardé-je la Famille et non l'Individu comme le véritable élément social. Sous ce rapport, au risque d'être regardé comme un esprit rétrograde, je me range du côté de Bossuet et de Bonald, au lieu d'aller avec les novateurs modernes. Comme l'Élection est devenue l'unique moyen social, si j'y avais recours pour moi-même, il ne faudrait pas inférer la moindre contradiction entre mes actes et ma pensée. Un ingénieur annonce que tel pont est près de crouler, qu'il y a danger pour tous à s'en servir, et il y passe lui-même quand ce pont est la seule route pour arriver à la ville. Napoléon avait merveilleusement adapté l'Élection au génie de notre pays. Aussi les moindres députés de son Corps Législatif ont-ils été les plus célèbres orateurs des Chambres sous la Restauration. Aucune Chambre n'a valu le Corps législatif en les comparant homme à homme. Le système électif de l'Empire est donc incontestablement le meilleur.

Certaines personnes pourront trouver quelque chose de superbe et d'avantageux dans cette déclaration. On cherchera querelle au romancier de ce qu'il veut être historien, on lui demandera raison de sa politique. J'obéis ici à une obligation, voilà toute la réponse. L'ouvrage que j'ai entrepris aura la longueur d'une histoire, j'en devais la raison, encore cachée, les principes et la morale.

Nécessairement forcé de supprimer les préfaces publiées pour répondre à des critiques essentiellement passagères, je n'en veux conserver qu'une observation.

Les écrivains qui ont un but, fût-ce un retour aux principes qui se trouvent dans le passé par cela même qu'ils sont éternels, doivent toujours déblayer le terrain. Or, quiconque apporte sa pierre dans le domaine des idées, quiconque signale un abus, quiconque marque d'un signe le mauvais pour être retranché, celui-là passe toujours pour être immoral. Le reproche d'immoralité, qui n'a jamais failli à l'écrivain courageux, est d'ailleurs le dernier qui reste à faire quand on n'a plus rien à dire à un poète. Si vous êtes vrai dans vos peintures ; si à force de travaux diurnes et nocturnes, vous parvenez à écrire la langue la plus difficile du monde, on vous jette alors le mot immoral à la face. Socrate fut immoral, Jésus-Christ fut immoral ; tous deux ils furent poursuivis au nom des Sociétés qu'ils renversaient ou réformaient. Quand on veut tuer quelqu'un, on le taxe d'immoralité. Cette manoeuvre, familière aux partis, est la honte de tous ceux qui l'emploient. Luther et Calvin savaient bien ce qu'ils faisaient en se servant des intérêts matériels blessés comme d'un bouclier ! Aussi ont-ils vécu toute leur vie.

En copiant toute la Société, la saisissant dans l'immensité de ses agitations, il arrive, il devait arriver que telle composition offrait plus de mal que de bien, que telle partie de la fresque représentait un groupe coupable, et la critique de crier à l'immoralité, sans faire observer la moralité de telle autre partie destinée à former un contraste parfait. Comme la critique ignorait le plan général, je lui pardonnais d'autant mieux qu'on ne peut pas plus empêcher la critique qu'on ne peut empêcher la vue, le langage et le jugement de s'exercer. Puis le temps de l'impartialité n'est pas encore venu pour moi. D'ailleurs, l'auteur qui ne sait pas se résoudre à essuyer le feu de la critique ne doit pas plus se mettre à écrire qu'un voyageur ne doit se mettre en route en comptant sur un ciel toujours serein. Sur ce point, il me reste à faire observer que les moralistes les plus consciencieux doutent fort que la Société puisse offrir autant de bonnes que de mauvaises actions, et dans le tableau que j'en fais, il se trouve plus de personnages vertueux que de personnages répréhensibles. Les actions blâmables, les fautes, les crimes, depuis les plus légers jusqu'aux plus graves, y trouvent toujours leur punition humaine ou divine, éclatante ou secrète. J'ai mieux fait que l'historien, je suis plus libre. Cromwell fut, ici-bas, sans autre châtiment que celui que lui infligeait le penseur. Encore y a-t-il eu discussion d'école à école. Bossuet lui-même a ménagé ce grand régicide. Guillaume d'Orange l'usurpateur, Hugues Capet, cet autre usurpateur, meurent pleins de jours, sans avoir eu plus de défiances ni plus de craintes qu'Henri IV et que Charles Ier. La vie de Catherine II et celle de Louis XVI, mises en regard concluraient contre toute espèce de morale à les juger au point de vue de la morale qui régit les particuliers ; car pour les Rois, pour les Hommes d'Etat, il y a, comme l'a dit Napoléon, une petite et une grande morale. Les Scènes de la vie politique sont basées sur cette belle réflexion. L'histoire n'a pas pour loi, comme le roman, de tendre vers le beau idéal. L'histoire est ou devrait être ce qu'elle fut ; tandis que le roman doit être le monde meilleur, a dit madame Necker, un des esprits les plus distingués du dernier siècle. Mais le roman ne serait rien si, dans cet auguste mensonge, il n'était pas vrai dans les détails. Obligé de se conformer aux idées d'un pays essentiellement hypocrite, Walter Scott a été faux, relativement à l'humanité, dans la peinture de la femme parce que ses modèles étaient des schismatiques. La femme protestante n'a pas d'idéal. Elle peut être chaste, pure, vertueuse ; mais son amour sans expansion sera toujours calme et rangé comme un devoir accompli. Il semblerait que la Vierge Marie ait refroidi le cour des sophistes qui la bannissaient du ciel, elle et ses trésors de miséricorde. Dans le protestantisme, il n'y a plus rien de possible pour la femme après la faute ; tandis que dans l'Église catholique l'espoir du pardon la rend sublime. Aussi n'existe-t-il qu'une seule femme pour l'écrivain protestant, tandis que l'écrivain catholique trouve une femme nouvelle, dans chaque nouvelle situation. Si Walter Scott eût été catholique, s'il se fût donné pour tâche la description vraie des différentes Sociétés qui se sont succédé en Écosse, peut-être le peintre d'Effie et d'Alice (les deux figures qu'il se reprocha dans ses vieux jours d'avoir dessinées) eût-il admis les passions avec leurs fautes et leurs châtiments, avec les vertus que le repentir leur indique. La passion est toute l'humanité. Sans elle, la religion, l'histoire, le roman, l'art seraient inutiles.

En me voyant amasser tant de faits et les peindre comme ils sont, avec la passion pour élément, quelques personnes ont imaginé, bien à tort, que j'appartenais à l'école sensualiste et matérialiste, deux faces du même fait, le panthéisme. Mais peut-être pouvait-on, devait-on s'y tromper. Je ne partage point la croyance à un progrès indéfini, quant aux Sociétés ; je crois aux progrès de l'homme sur lui-même. Ceux qui veulent apercevoir chez moi l'intention de considérer l'homme comme une créature finie se trompent donc étrangement. Séraphita, la doctrine en action du Bouddha chrétien, me semble une réponse suffisante à cette accusation assez légèrement avancée d'ailleurs.

Dans certains fragments de ce long ouvrage, j'ai tenté de populariser les faits étonnants, je puis dire les prodiges de l'électricité qui se métamorphose chez l'homme en une puissance incalculée ; mais en quoi les phénomènes cérébraux et nerveux qui démontrent l'existence d'un nouveau monde moral dérangent-ils les rapports certains et nécessaires entre les mondes et Dieu ? en quoi les dogmes catholiques en seraient-ils ébranlés ? Si, par des faits incontestables, la pensée est rangée un jour parmi les fluides qui ne se révèlent que par leurs effets et dont la substance échappe à nos sens même agrandis par tant de moyens mécaniques, il en sera de ceci comme de la sphéricité de la terre observée par Christophe Colomb, comme de sa rotation démontrée par Galilée. Notre avenir restera le même. Le magnétisme animal, aux miracles duquel je me suis familiarisé depuis 1820 ; les belles recherches de Gall, le continuateur de Lavater ; tous ceux qui, depuis cinquante ans, ont travaillé la pensée comme les opticiens ont travaillé la lumière, deux choses quasi semblables, concluent et pour les mystiques, ces disciples de l'apôtre saint Jean, et pour tous les grands penseurs qui ont établi le monde spirituel, cette sphère où se révèlent les rapports entre l'homme et Dieu.

En saisissant bien le sens de cette composition, on reconnaîtra que j'accorde aux faits constants, quotidiens, secrets ou patents, aux actes de la vie individuelle, à leurs causes et à leurs principes autant d'importance que jusqu'alors les historiens en ont attaché aux événements de la vie publique des nations. La bataille inconnue qui se livre dans une vallée de l'Indre entre madame de Mortsauf et la passion est peut-être aussi grande que la plus illustre des batailles connues (Le Lys dans la vallée). Dans celle-ci, la gloire d'un conquérant est en jeu ; dans l'autre, il s'agit du ciel. Les infortunes des Birotteau, le prêtre et le parfumeur, sont pour moi celles de l'humanité. La Fosseuse (Médecin de campagne), et madame Graslin (Curé de village) sont presque toute la femme. Nous souffrons tous les jours ainsi. J'ai eu cent fois à faire ce que Richardson n'a fait qu'une seule fois. Lovelace a mille formes, car la corruption sociale prend les couleurs de tous les milieux où elle se développe. Au contraire, Clarisse, cette belle image de la vertu passionnée, a des lignes d'une pureté désespérante. Pour créer beaucoup de vierges, il faut être Raphaël. La littérature est peut-être, sous ce rapport, au-dessous de la peinture. Aussi peut-il m'être permis de faire remarquer combien il se trouve de figures irréprochables (comme vertu) dans les portions publiées de cet ouvrage : Pierrette Lorrain, Ursule Mirouët, Constance Birotteau, la Fosseuse, Eugénie Grandet, Marguerite Claës, Pauline de Villenoix, madame Jules, madame de La Chanterie, Eve Chardon, mademoiselle d'Esgrignon, madame Firmiani, Agathe Rouget, Renée de Maucombe ; enfin bien des figures du second plan, qui pour être moins en relief que celles-ci, n'en offrent pas moins au lecteur la pratique des vertus domestiques, Joseph Lebas, Genestas, Benassis, le curé Bonnet, le médecin Minoret, Pillerault, David Séchard, les deux Birotteau, le curé Chaperon, le juge Popinot, Bourgeat, les Sauviat, les Tascheron, et bien d'autres ne résolvent-ils pas le difficile problème littéraire qui consiste à rendre intéressant un personnage vertueux.

Ce n'était pas une petite tâche que de peindre les deux ou trois mille figures saillantes d'une époque, car telle est, en définitif, la somme des types que présente chaque génération et que La Comedie Humaine comportera. Ce nombre de figures, de caractères, cette multitude d'existences exigeaient des cadres, et, qu'on me pardonne cette expression, des galeries. De là, les divisions si naturelles, déjà connues, de mon ouvrage en Scènes de la vie privée, de province, parisienne, politique, militaire et de campagne. Dans ces six livres sont classées toutes les Études de moeurs qui forment l'histoire générale de la Société, la collection de tous ses faits et gestes, eussent dit nos ancêtres. Ces six livres répondent d'ailleurs à des idées générales. Chacun d'eux a son sens, sa signification, et formule une époque de la vie humaine. Je répéterai là, mais succinctement, ce qu'écrivit, après s'être enquis de mon plan, Félix Davin, jeune talent ravi aux lettres par une mort prématurée. Les Scènes de la vie privée représentent l'enfance, l'adolescence et leurs fautes, comme les Scènes de la vie de province représentent l'âge des passions, des calculs, des intérêts et de l'ambition. Puis les Scènes de la vie parisienne offrent le tableau des goûts, des vices et de toutes les choses effrénées qu'excitent les moeurs particulières aux capitales où se rencontrent à la fois l'extrême bien et l'extrême mal. Chacune de ces trois parties a sa couleur locale : Paris et la province, cette antithèse sociale a fourni ses immenses ressources. Non-seulement les hommes, mais encore les événements principaux de la vie, se formulent par des types. Il y a des situations qui se représentent dans toutes les existences, des phases typiques, et c'est là l'une des exactitudes que j'ai le plus cherchées. J'ai tâché de donner une idée des différentes contrées de notre beau pays. Mon ouvrage a sa géographie comme il a sa généalogie et ses familles, ses lieux et ses choses, ses personnes et ses faits ; comme il a son armorial, ses nobles et ses bourgeois, ses artisans et ses paysans, ses politiques et ses dandies, son armée, tout son monde enfin !

Après avoir peint dans ces trois livres la vie sociale, il restait à montrer les existences d'exception qui résument les intérêts de plusieurs ou de tous, qui sont en quelque sorte hors la loi commune : de là les Scènes de la vie politique. Cette vaste peinture de la société finie et achevée, ne fallait-il pas la montrer dans son état le plus violent, se portant hors de chez elle, soit pour la défense, soit pour la conquête ? De là les Scènes de la vie militaire, la portion la moins complète encore de mon ouvrage, mais dont la place sera laissée dans cette édition, afin qu'elle en fasse partie quand je l'aurai terminée. Enfin, les Scènes de la vie de campagne sont en quelque sorte le soir de cette longue journée, s'il m'est permis de nommer ainsi le drame social. Dans ce livre, se trouvent les plus purs caractères et l'application des grands principes d'ordre, de politique, de moralité.

Telle est l'assise pleine de figures, pleine de comédies et de tragédies sur laquelle s'élèvent les Études philosophiques, Seconde Partie de l'ouvrage, où le moyen social de tous les effets se trouve démontré, où les ravages de la pensée sont peints, sentiment à sentiment, et dont le premier ouvrage, La Peau de chagrin, relie en quelque sorte les Études de moeurs aux Études philosophiques par l'anneau d'une fantaisie presque orientale où la Vie elle-même est peinte aux prises avec le Désir, principe de toute Passion.

Au-dessus, se trouveront les Études analytiques, desquelles je ne dirai rien, car il n'en a été publié qu'une seule, La Physiologie du mariage. D'ici à quelque temps, je dois donner deux autres ouvrages de ce genre. D'abord La Pathologie de la vie sociale, puis L'Anatomie des corps enseignants et La Monographie de la vertu.

En voyant tout ce qui reste à faire, peut-être dira-t-on de moi ce qu'ont dit mes éditeurs : Que Dieu vous prête vie ! Je souhaite seulement de n'être pas aussi tourmenté par les hommes et par les choses que je le suis depuis que j'ai entrepris cet effroyable labeur. J'ai eu ceci pour moi, dont je rends grâce à Dieu, que les plus grands talents de cette époque, que les plus beaux caractères, que de sincères amis, aussi grands dans la vie privée que ceux-ci le sont dans la vie publique, m'ont serré la main en me disant : -- Courage ! Et pourquoi n'avouerais-je pas que ces amitiés, que des témoignages donnés çà et là par des inconnus, m'ont soutenu dans la carrière et contre moi-même et contre d'injustes attaques, contre la calomnie qui m'a si souvent poursuivi, contre le découragement et contre cette trop vive espérance dont les paroles sont prises pour celles d'un amour-propre excessif ? J'avais résolu d'opposer une impassibilité stoïque aux attaques et aux injures ; mais, en deux occasions, de lâches calomnies ont rendu la défense nécessaire. Si les partisans du pardon des injures regrettent que j'aie montré mon savoir en fait d'escrime littéraire, plusieurs chrétiens pensent que nous vivons dans un temps où il est bon de faire voir que le silence a sa générosité.

À ce propos, je dois faire observer que je ne reconnais pour mes ouvrages que ceux qui portent mon nom. En dehors de La Comédie humaine, il n'y a de moi que les Cent contes drôlatiques, deux pièces de théâtre et des articles isolés qui d'ailleurs sont signés. J'use ici d'un droit incontestable. Mais ce désaveu, quand même il atteindrait des ouvrages auxquels j'aurais collaboré, m'est commandé moins par l'amour-propre que par la vérité. Si l'on persistait à m'attribuer des livres que, littérairement parlant, je ne reconnais point pour miens, mais dont la propriété me fut confiée, je laisserais dire, par la même raison que je laisse le champ libre aux calomnies.

L'immensité d'un plan qui embrasse à la fois l'histoire et la critique de la Société, l'analyse de ses maux et la discussion de ses principes, m'autorise, je crois, à donner à mon ouvrage le titre sous lequel il parait aujourd'hui : La Comédie humaine. Est-ce ambitieux ? N'est-ce que juste ? C'est ce que, l'ouvrage terminé, le public décidera.

Paris, juillet 1842.

Mademoiselle de Maupin

Théophile Gautier préface de 1880

Une des choses les plus burlesques de la glorieuse époque où nous avons le bonheur de vivre est incontestablement la réhabilitation de la vertu entreprise par tous les journaux, de quelque couleur qu'ils soient, rouges, verts ou tricolores.

La vertu est assurément quelque chose de fort respectable, et nous n'avons pas envie de lui manquer, Dieu nous en préserve ! La bonne et digne femme ! - Nous trouvons que ses yeux ont assez de brillant à travers leurs bésicles, que son bas n'est pas trop mal tiré, qu'elle prend son tabac dans sa boîte d'or avec toute la grâce imaginable, que son petit chien fait la révérence comme un maître à danser. - Nous trouvons tout cela. - Nous conviendrons même que pour son âge elle n'est pas trop mal en point, et qu'elle porte ses années on ne peut mieux. - C'est une grand-mère très agréable, mais c'est une grand-mère. - Il me semble naturel de lui préférer, surtout quand on a vingt ans, quelque petite immoralité bien pimpante, bien coquette, bien bonne fille, les cheveux un peu défrisés, la jupe plutôt courte que longue, le pied et l'oil agaçants, la joue légèrement allumée, le rire à la bouche et le cour sur la main. - Les journalistes les plus monstrueusement vertueux ne sauraient être d'un avis différent ; et, s'ils disent le contraire, il est très probable qu'ils ne le pensent pas. Penser une chose, en écrire une autre, cela arrive tous les jours, surtout aux gens vertueux.

Je me souviens des quolibets lancés avant la révolution (c'est de celle de juillet que je parle) contre ce malheureux et virginal vicomte Sosthène de La Rochefoucauld qui allongea les robes des danseuses de l'Opéra, et appliqua de ses mains patriciennes un pudique emplâtre sur le milieu de toutes les statues. - M. le vicomte Sosthène de La Rochefoucauld est dépassé de bien loin. - La pudeur a été très perfectionnée depuis ce temps, et l'on entre en des raffinements qu'il n'aurait pas imaginés.

Moi qui n'ai pas l'habitude de regarder les statues à de certains endroits, je trouvais, comme les autres, la feuille de vigne, découpée par les ciseaux de M. le chargé des beaux-arts, la chose la plus ridicule du monde. Il parait que j'avais tort, et que la feuille de vigne est une institution des plus méritoires.

On m'a dit, j'ai refusé d'y ajouter foi, tant cela me semblait singulier, qu'il existait des gens qui, devant la fresque du Jugement dernier de Michel-Ange, n'y avaient rien vu autre chose que l'épisode des prélats libertins, et s'étaient voilé la face en criant à l'abomination de la désolation !

Ces gens-là ne savent aussi de la romance de Rodrigue que le couplet de la couleuvre. - S'il y a quelque nudité dans un tableau ou dans un livre, ils y vont droit comme le porc à la fange, et ne s'inquiètent pas des fleurs épanouies ni des beaux fruits dorés qui pendent de toutes parts.

J'avoue que je ne suis pas assez vertueux pour cela. Dorine, la soubrette effrontée, peut très bien étaler devant moi sa gorge rebondie, certainement je ne tirerai pas mon mouchoir de ma poche pour couvrir ce sein que l'on ne saurait voir. - Je regarderai sa gorge comme sa figure, et, si elle l'a blanche et bien formée, j'y prendrai plaisir. - Mais je ne tâterai pas si la robe d'Elmire est moelleuse, et je ne la pousserai pas saintement sur le bord de la table, comme faisait ce pauvre homme de Tartuffe.

Cette grande affectation de morale qui règne maintenant serait fort risible, si elle n'était fort ennuyeuse. - Chaque feuilleton devient une chaire ; chaque journaliste, un prédicateur ; il n'y manque que la tonsure et le petit collet. Le temps est à la pluie et à l'homélie ; on se défend de l'une et de l'autre en ne sortant qu'en voiture et en relisant Pantagruel entre sa bouteille et sa pipe.

Mon doux Jésus ! quel déchaînement ! quelle furie ! - Qui vous a mordu ? qui vous a piqué ? que diable avez-vous donc pour crier si haut, et que vous a fait ce pauvre vice pour lui en tant vouloir, lui qui est si bon homme, si facile à vivre, et qui ne demande qu'à s'amuser lui-même et à ne pas ennuyer les autres, si faire se peut ? - Agissez avec le vice comme Serre avec le gendarme : embrassez-vous, et que tout cela finisse. - Croyez-m'en, vous vous en trouverez bien. - Eh ! mon Dieu ! messieurs les prédicateurs, que feriez-vous donc sans le vice ? - Vous seriez réduits, dès demain, à la mendicité, si l'on devenait vertueux aujourd'hui.

Les théâtres seraient fermés ce soir. - Sur quoi feriez-vous votre feuilleton ? - Plus de bals de l'Opéra pour remplir vos colonnes, - plus de romans à disséquer ; car bals, romans, comédies, sont les vraies pompes de Satan, si l'on en croit notre sainte Mère l'Église. - L'actrice renverrait son entreteneur, et ne pourrait plus vous payer son éloge. - On ne s'abonnerait plus à vos journaux ; on lirait saint Augustin, on irait à l'église, on dirait son rosaire. Cela serait peut-être très bien ; mais, à coup sûr, vous n'y gagneriez pas. - Si l'on était vertueux, où placeriez-vous vos articles sur l'immoralité du siècle ? Vous voyez bien que le vice est bon à quelque chose.

Mais c'est la mode maintenant d'être vertueux et chrétien, c'est une tournure qu'on se donne ; on se pose en saint Jérôme, comme autrefois en don Juan ; l'on est pâle et macéré, l'on porte les cheveux à l'apôtre, l'on marche les mains jointes et les yeux fichés en terre ; on prend un petit air confit en perfection ; on a une Bible ouverte sur sa cheminée, un crucifix et du buis bénit à son lit ; l'on ne jure plus, l'on fume peu, et l'on chique à peine. - Alors on est chrétien, l'on parle de la sainteté de l'art, de la haute mission de l'artiste, de la poésie du catholicisme, de M. de Lamennais, des peintres de l'école angélique, du concile de Trente, de l'humanité progressive et de mille autres belles choses. - Quelques-uns font infuser dans leur religion un peu de républicanisme ; ce ne sont pas les moins curieux. Ils accouplent Robespierre et Jésus-Christ de la façon la plus joviale, et amalgament avec un sérieux digne d'éloges les Actes des Apôtres et les décrets de la sainte convention, c'est l'épithète sacramentelle ; d'autres y ajoutent, pour dernier ingrédient, quelques idées saint-simoniennes. - Ceux-là sont complets et carrés par la base ; après eux, il faut tirer l'échelle. Il n'est pas donné au ridicule humain d'aller plus loin, - has ultra metas., etc. Ce sont les colonnes d'Hercule du burlesque.

Le christianisme est tellement en vogue par la tartuferie qui court que le néo-christianisme lui-même jouit d'une certaine faveur. On dit qu'il compte jusqu'à un adepte, y compris M. Drouineau.

Une variété extrêmement curieuse du journaliste proprement dit moral, c'est le journaliste à famille féminine.

Celui-là pousse la susceptibilité pudique jusqu'à l'anthropophagie, ou peu s'en faut.

Sa manière de procéder, pour être simple et facile au premier coup d'oil, n'en est pas moins bouffonne et superlativement récréative, et je crois qu'elle vaut qu'on la conserve à la postérité, - à nos derniers neveux, comme disaient les perruques du prétendu grand siècle.

D'abord pour se poser en journaliste de cette espèce, il faut quelques petits ustensiles préparatoires, - tels que deux ou trois femmes légitimes, quelques mères, le plus de sours possible, un assortiment de filles complet et des cousines innombrablement. - Ensuite il faut une pièce de théâtre ou un roman quelconque, une plume, de l'encre, du papier et un imprimeur. Il faudrait peut-être bien une idée et plusieurs abonnés ; mais on s'en passe avec beaucoup de philosophie et l'argent des actionnaires.

Quand on a tout cela, l'on peut s'établir journaliste moral. Les deux recettes suivantes, convenablement variées, suffisent à la rédaction.

Modèles d'articles vertueux sur une première représentation.

« Après la littérature de sang, la littérature de fange ; après la Morgue et le bagne, l'alcôve et le lupanar ; après les guenilles tachées par le meurtre, les guenilles tachées par la débauche ; après, etc. (selon le besoin et l'espace, on peut continuer sur ce ton depuis six lignes jusqu'à cinquante et au-delà), - c'est justice. - Voilà où mènent l'oubli des saines doctrines et le dévergondage romantique : le théâtre est devenu une école de prostitution où l'on n'ose se hasarder qu'en tremblant avec une femme qu'on respecte. Vous venez sur la foi d'un nom illustre, et vous êtes obligé de vous retirer au troisième acte avec votre jeune fille toute troublée et toute décontenancée. Votre femme cache sa rougeur derrière son éventail ; votre sour, votre cousine, etc. » (On peut diversifier les titres de parenté ; il suffit que ce soient des femelles.)

Nota. - Il y en a un qui a poussé la moralité jusqu'à dire : Je n'irai pas voir ce drame avec ma maîtresse. - Celui-là, je l'admire et je l'aime ; je le porte dans mon cour, comme Louis XVIII portait toute la France dans le sien ; car il a eu l'idée la plus triomphante, la plus pyramidale, la plus ébouriffée, la plus luxorienne qui soit tombée dans une cervelle d'homme, en ce benoît dix-neuvième siècle où il en est tombé tant et de si drôles.

La méthode pour rendre compte d'un livre est très expéditive et à la portée de toutes les intelligences :

« Si vous voulez lire ce livre, enfermez-vous soigneusement chez vous ; ne le laissez pas traîner sur la table. Si votre femme et votre fille venaient à l'ouvrir, elles seraient perdues. - Ce livre est dangereux, ce livre conseille le vice. Il aurait peut-être eu un grand succès, au temps de Crébillon, dans les petites maisons, aux soupers fins des duchesses ; mais maintenant que les moeurs se sont épurées, maintenant que la main du peuple a fait crouler l'édifice vermoulu de l'aristocratie, etc., etc., que. que. que. - il faut, dans toute oeuvre, une idée, une idée. là, une idée morale et religieuse qui. une vue haute et profonde répondant aux besoins de l'humanité ; car il est déplorable que de jeunes écrivains sacrifient au succès les choses les plus saintes, et usent un talent, estimable d'ailleurs, à des peintures lubriques qui feraient rougir des capitaines de dragons (la virginité du capitaine de dragons est, après la découverte de l'Amérique, la plus belle découverte que l'on ait faite depuis longtemps). - Le roman dont nous faisons la critique rappelle Thérèse philosophe, Félicia, le Compère Mathieu, les Contes de Grécourt. » - Le journaliste vertueux est d'une érudition immense en fait de romans orduriers ; - je serais curieux de savoir pourquoi.

Il est effrayant de songer qu'il y a, de par les journaux, beaucoup d'honnêtes industriels qui n'ont que ces deux recettes pour subsister, eux et la nombreuse famille qu'ils emploient.

Apparemment que je suis le personnage le plus énormément immoral qu'il se puisse trouver en Europe et ailleurs ; car je ne vois rien de plus licencieux dans les romans et les comédies de maintenant que dans les romans et les comédies d'autrefois, et je ne comprends guère pourquoi les oreilles de messieurs des journaux sont devenues tout à coup si janséniquement chatouilleuses.

Je ne pense pas que le journaliste le plus innocent ose dire que Pigault-Lebrun, Crébillon fils, Louvet, Voisenon, Marmontel et tous autres faiseurs de romans et de nouvelles ne dépassent en immoralité, puisque immoralité il y a, les productions les plus échevelées et les plus dévergondées de MM. tels et tels, que je ne nomme pas, par égard pour leur pudeur.

Il faudrait la plus insigne mauvaise foi pour n'en pas convenir.

Qu'on ne m'objecte pas que j'ai allégué ici des noms peu ou mal connus. Si je n'ai pas touché aux noms éclatants et monumentaux, ce n'est pas qu'ils ne puissent appuyer mon assertion de leur grande autorité.

Les Romans et les Contes de Voltaire ne sont assurément pas, à la différence de mérite près, beaucoup plus susceptibles d'être donnés en prix aux petites tartines des pensionnats que les Contes immoraux de notre ami le lycanthrope, ou même que les Contes moraux du doucereux Marmontel.

Que voit-on dans les comédies du grand Molière ? La sainte institution du mariage (style de catéchisme et de journaliste) bafouée et tournée en ridicule à chaque scène.

Le mari est vieux et laid et cacochyme ; il met sa perruque de travers ; son habit n'est plus à la mode ; il a une canne à bec-de-corbin, le nez barbouillé de tabac, les jambes courtes, l'abdomen gros comme un budget. - Il bredouille, et ne dit que des sottises ; il en fait autant qu'il en dit ; il ne voit rien, il n'entend rien ; on embrasse sa femme à sa barbe ; il ne sait pas de quoi il est question : cela dure ainsi jusqu'à ce qu'il soit bien et dûment constaté cocu à ses yeux et aux yeux de toute la salle on ne peut plus édifiée, et qui applaudit à tout rompre.

Ceux qui applaudissent le plus sont ceux qui sont le plus mariés.

Le mariage s'appelle, chez Molière, George Dandin ou Sganarelle.

L'adultère, Damis ou Clitandre ; il n'y a pas de nom assez doucereux et charmant pour lui.

L'adultère est toujours jeune, beau, bien fait et marquis pour le moins. Il entre en chantonnant à la cantonade la courante la plus nouvelle ; il fait un ou deux pas en scène de l'air le plus délibéré et le plus triomphant du monde ; il se gratte l'oreille avec l'ongle rose de son petit doigt coquettement écarquillé ; il peigne avec son peigne d'écaille sa belle chevelure blondine, et rajuste ses canons qui sont du grand volume. Son pourpoint et son haut-de-chausses disparaissent sous les aiguillettes et les nouds de ruban, son rabat est de la bonne faiseuse ; ses gants flairent mieux que benjoin et civette ; ses plumes ont coûté un louis le brin.

Comme son oil est en feu et sa joue en fleur ! que sa bouche est souriante ! que ses dents sont blanches ! comme sa main est douce et bien lavée.

Il parle, ce ne sont que madrigaux, galanteries parfumées en beau style précieux et du meilleur air ; il a lu les romans et sait la poésie, il est vaillant et prompt à dégainer, il sème l'or à pleines mains. - Aussi Angélique, Agnès, Isabelle se peuvent à peine tenir de lui sauter au cou, si bien élevées et si grandes dames qu'elles soient ; aussi le mari est-il régulièrement trompé au cinquième acte, bien heureux quand ce n'est pas dès le premier.

Voilà comme le mariage est traité par Molière, l'un des plus hauts et des plus graves génies qui jamais aient été. - Croit-on qu'il y ait rien de plus fort dans les réquisitoires d'Indiana et de Valentine ?

La paternité est encore moins respectée, s'il est possible. Voyez Orgon, voyez Géronte, voyez-les tous.

Comme ils sont volés par leurs fils, battus par leurs valets ! Comme on met à nu, sans pitié pour leur âge, et leur avarice, et leur entêtement, et leur imbécillité ! - Quelles plaisanteries ! quelles mystifications ! - Comme on les pousse par les épaules hors de la vie, ces pauvres vieux qui sont longs à mourir, et qui ne veulent point donner leur argent ! comme on parle de l'éternité des parents ! quels plaidoyers contre l'hérédité, et comme cela est plus convaincant que toutes les déclamations saint-simoniennes !

Un père, c'est un ogre, c'est un Argus, c'est un geôlier, un tyran, quelque chose qui n'est bon tout au plus qu'à retarder un mariage pendant trois jusqu'à la reconnaissance finale. - Un père est le mari ridicule au grand complet. - Jamais un fils n'est ridicule dans Molière ; car Molière, comme tous les auteurs de tous les temps possibles, faisait sa cour à la jeune génération aux dépens de l'ancienne.

Et les Scapins, avec leur cape rayée à la napolitaine, et leur bonnet sur l'oreille, et leur plume balayant les bandes d'air, ne sont-ils pas des gens bien pieux, bien chastes et bien dignes d'être canonisés ? - Les bagnes sont pleins d'honnêtes gens qui n'ont pas fait le quart de ce qu'ils font. Les roueries de Trialph sont de pauvres roueries en comparaison des leurs. Et les Lisettes et les Martons, quelles gaillardes, tudieu ! - Les courtisanes des rues sont loin d'être aussi délurées, aussi promptes à la riposte grivoise. Comme elles s'entendent à remettre un billet ! comme elles font bien la garde pendant les rendez-vous ! - Ce sont, sur ma parole, de précieuses filles, serviables et de bon conseil.

C'est une charmante société qui s'agite et se promène à travers ces comédies et ces imbroglios. - Tuteurs dupés, maris cocus, suivantes libertines, valets aigrefins, demoiselles folles d'amour, fils débauchés, femmes adultères ; cela ne vaut-il pas bien les jeunes beaux mélancoliques et les pauvres faibles femmes opprimées et passionnées des drames et des romans de nos faiseurs en vogue ?

Et tout cela, moins le coup de dague final, moins la tasse de poison obligée : les dénouements sont aussi heureux que les dénouements des contes de fées, et tout le monde, jusqu'au mari, est on ne peut plus satisfait. Dans Molière, la vertu est toujours honnie et rossée ; c'est elle qui porte les cornes, et tend le dos à Mascarille ; à peine si la moralité apparaît une fois à la fin de la pièce sous la personnification un peu bourgeoise de l'exempt Loyal.

Tout ce que nous venons de dire ici n'est pas pour écorner le piédestal de Molière ; nous ne sommes pas assez fou pour aller secouer ce colosse de bronze avec nos petits bras ; nous voulions simplement démontrer aux pieux feuilletonistes, qu'effarouchent les ouvrages nouveaux et romantiques, que les classiques anciens, dont ils recommandent chaque jour la lecture et l'imitation, les surpassent de beaucoup en gaillardise et en immoralité.

À Molière nous pourrions aisément joindre et Marivaux et La Fontaine, ces deux expressions si opposées de l'esprit français, et Régnier, et Rabelais, et Marot, et bien d'autres. Mais notre intention n'est pas de faire ici, à propos de morale, un cours de littérature à l'usage des vierges du feuilleton.

Il me semble que l'on ne devrait pas faire tant de tapage à propos de si peu. Nous ne sommes heureusement plus au temps d'Ève la blonde, et nous ne pouvons, en bonne conscience, être aussi primitifs et aussi patriarcaux que l'on était dans l'arche. Nous ne sommes pas des petites filles se préparant à leur première communion ; et, quand nous jouons au corbillon, nous ne répondons pas tarte à la crème. Notre naïveté est assez passablement savante, et il y a longtemps que notre virginité court la ville ; ce sont là de ces choses que l'on n'a pas deux fois ; et, quoi que nous fassions, nous ne pouvons les rattraper, car il n'y a rien au monde qui coure plus vite qu'une virginité qui s'en va et qu'une illusion qui s'envole.

Après tout, il n'y a peut-être pas grand mal, et la science de toutes choses est-elle préférable à l'ignorance de toutes choses. C'est une question que je laisse à débattre à de plus savants que moi. Toujours est-il que le monde a passé l'âge où l'on peut jouer la modestie et la pudeur, et je le crois trop vieux barbon pour faire l'enfantin et le virginal sans se rendre ridicule.

Depuis son hymen avec la civilisation, la société a perdu le droit d'être ingénue et pudibonde. Il est de certaines rougeurs qui sont encore de mise au coucher de la mariée, et qui ne peuvent plus servir le lendemain ; car la jeune femme ne se souvient peut-être plus de la jeune fille, ou, si elle s'en souvient, c'est une chose très indécente, et qui compromet gravement la réputation du mari.

Quand je lis par hasard un de ces beaux sermons qui ont remplacé dans les feuilles publiques la critique littéraire, il me prend quelquefois de grands remords et de grandes appréhensions, à moi qui ai sur la conscience quelques menues gaudrioles un peu trop fortement épicées, comme un jeune homme qui a du feu et de l'entrain peut en avoir à se reprocher.

À côté de ces Bossuets du Café de Paris, de ces Bourdaloues du balcon de l'Opéra, de ces Catons à tant la ligne qui gourmandent le siècle d'une si belle façon, je me trouve en effet le plus épouvantable scélérat qui ait jamais souillé la face de la terre ; et pourtant, Dieu le sait, la nomenclature de mes péchés, tant capitaux que véniels, avec les blancs et interlignes de rigueur, pourrait à peine, entre les mains du plus habile libraire, former un ou deux volumes in-8 par jour, ce qui est peu de chose pour quelqu'un qui n'a pas la prétention d'aller en paradis dans l'autre monde, et de gagner le prix Monthyon ou d'être rosière en celui-ci.

Puis quand je pense que j'ai rencontré sous la table, et même ailleurs, un assez grand nombre de ces dragons de vertu, je reviens à une meilleure opinion de moi-même, et j'estime qu'avec tous les défauts que je puisse avoir ils en ont un autre qui est bien, à mes yeux, le plus grand et le pire de tous : - c'est l'hypocrisie que je veux dire.

En cherchant bien, on trouverait peut-être un autre petit vice à ajouter ; mais celui-ci est tellement hideux qu'en vérité je n'ose presque pas le nommer. Approchez-vous, et je m'en vais vous couler son nom dans l'oreille : - c'est l'envie.

L'envie, et pas autre chose.

C'est elle qui s'en va rampant et serpentant à travers toutes ces paternes homélies : quelque soin qu'elle prenne de se cacher, on voit briller de temps en temps, au-dessus des métaphores et des figures de rhétorique, sa petite tête plate de vipère ; on la surprend à lécher de sa langue fourchue ses lèvres toutes bleues de venin, on l'entend siffloter tout doucettement à l'ombre d'une épithète insidieuse.

Je sais bien que c'est une insupportable fatuité de prétendre qu'on vous envie, et que cela est presque aussi nauséabond qu'un merveilleux qui se vante d'une bonne fortune. - Je n'ai pas la forfanterie de me croire des ennemis et des envieux ; c'est un bonheur qui n'est pas donné à tout le monde, et je ne l'aurai probablement pas de longtemps : aussi je parlerai librement et sans arrière-pensée, comme quelqu'un de très désintéressé dans cette question.

Une chose certaine et facile à démontrer à ceux qui pourraient en douter, c'est l'antipathie naturelle du critique contre le poète, - de celui qui ne fait rien contre celui qui fait, - du frelon contre l'abeille - du cheval hongre contre l'étalon.

Vous ne vous faites critique qu'après qu'il est bien constaté à vos propres yeux que vous ne pouvez être poète. Avant de vous réduire au triste rôle de garder les manteaux et de noter les coups comme un garçon de billard ou un valet de jeu de paume, vous avez longtemps courtisé la Muse, vous avez essayé de la dévirginer ; mais vous n'avez pas assez de vigueur pour cela ; l'haleine vous a manqué, et vous êtes retombé pâle et efflanqué au pied de la sainte montagne.

Je conçois cette haine. Il est douloureux de voir un autre s'asseoir au banquet où l'on n'est pas invité, et coucher avec la femme qui n'a pas voulu de vous. Je plains de tout mon cour le pauvre eunuque obligé d'assister aux ébats du Grand Seigneur.

Il est admis dans les profondeurs les plus secrètes de l'Oda ; il mène les sultanes au bain ; il voit luire sous l'eau d'argent des grands réservoirs ces beaux corps tout ruisselants de perles et plus polis que des agates ; les beautés les plus cachées lui apparaissent sans voiles. On ne se gêne pas devant lui. - C'est un eunuque. - Le sultan caresse sa favorite en sa présence, et la baise sur sa bouche de grenade. - En vérité, c'est une bien fausse situation que la sienne, et il doit être bien embarrassé de sa contenance.

Il en est de même pour le critique qui voit le poète se promener dans le jardin de poésie avec ses neuf belles odalisques, et s'ébattre paresseusement à l'ombre de grands lauriers verts. Il est bien difficile qu'il ne ramasse pas les pierres du grand chemin pour les lui jeter et le blesser derrière son mur, s'il est assez adroit pour cela.

Le critique qui n'a rien produit est un lâche ; c'est comme un abbé qui courtise la femme d'un laïque : celui-ci ne peut lui rendre la pareille ni se battre avec lui.

Je crois que ce serait une histoire au moins aussi curieuse que celle de Teglath-Phalasar ou de Gemmagog qui inventa les souliers à poulaine, que l'histoire des différentes manières de déprécier un ouvrage quelconque depuis un mois jusqu'à nos jours.

Il y a assez de matières pour quinze ou seize volumes in-folio ; mais nous aurons pitié du lecteur, et nous nous bornerons à quelques lignes, - bienfait pour lequel nous demandons une reconnaissance plus qu'éternelle. - À une époque très reculée, qui se perd dans la nuit des âges, il y a bien tantôt trois semaines de cela, le roman moyen âge florissait principalement à Paris et dans la banlieue. La cotte armoriée était en grand honneur ; on ne méprisait pas les coiffures à la hennin, on estimait fort le pantalon mi-parti ; la dague était hors de prix ; le soulier à poulaine était adoré comme un fétiche. - Ce n'étaient qu'ogives, tourelles, colonnettes, verrières coloriées, cathédrales et châteaux forts ; - ce n'étaient que demoiselles et damoiseaux, pages et varlets, truands et soudards, galants chevaliers et châtelains féroces ; - toutes choses certainement plus innocentes que les jeux innocents, et qui ne faisaient de mal à personne.

Le critique n'avait pas attendu au second roman pour commencer son oeuvre de dépréciation ; dès le premier qui avait paru, il s'était enveloppé de son cilice de poil de chameau, et s'était répandu un boisseau de cendre sur la tête : puis, prenant sa grande voix dolente, il s'était mis à crier :

- Encore du moyen âge, toujours du moyen âge ! qui me délivrera du moyen âge, de ce moyen âge qui n'est pas le moyen âge ? - Moyen âge de carton et de terre cuite qui n'a du moyen âge que le nom. - Oh ! les barons de fer, dans leur armure de fer, avec leur cour de fer, dans leur poitrine de fer ! - Oh ! les cathédrales avec leurs rosaces toujours épanouies et leurs verrières en fleurs, avec leurs dentelles de granit, avec leurs trèfles découpés à jour, leurs pignons tailladés en scie, avec leur chasuble de pierre brodée comme un voile de mariée, avec leurs cierges, avec leurs chants, avec leurs prêtres étincelants, avec leur peuple à genoux, avec leur orgue qui bourdonne et leurs anges planant et battant de l'aile sous les voûtes ! - comme ils m'ont gâté mon moyen âge, mon moyen âge si fin et si coloré ! comme ils l'ont fait disparaître sous une couche de grossier badigeon ! quelles criardes enluminures ! - Ah ! barbouilleurs ignorants, qui croyez avoir fait de la couleur pour avoir plaqué rouge sur bleu, blanc sur noir et vert sur jaune, vous n'avez vu du moyen âge que l'écorce, vous n'avez pas deviné l'âme du moyen âge, le sang ne circule pas dans la peau dont vous revêtez vos fantômes, il n'y a pas de cour dans vos corselets d'acier, il n'y a pas de jambes dans vos pantalons de tricot, pas de ventre ni de gorge derrière vos jupes armoriées : ce sont des habits qui ont la forme d'hommes, et voilà tout. - Donc, à bas le moyen âge tel que nous l'ont fait les faiseurs (le grand mot est lâché ! les faiseurs) ! Le moyen âge ne répond à rien maintenant, nous voulons autre chose.

Et le public, voyant que les feuilletonistes aboyaient au moyen âge, se prit d'une belle passion pour ce pauvre moyen âge, qu'ils prétendaient avoir tué du coup. Le moyen âge envahit tout, aidé par l'empêchement des journaux : - drames, mélodrames, romances, nouvelles, poésies, il y eut jusqu'à des vaudevilles moyen âge, et Momus répéta des flonflons féodaux.

À côté du roman moyen âge verdissait le roman-charogne, genre de roman très agréable, et dont les petites-maîtresses nerveuses et les cuisinières blasées faisaient une très grande consommation.

Les feuilletonistes sont bien vite arrivés à l'odeur comme des corbeaux à la curée, et ils ont dépecé du bec de leurs plumes et méchamment mis à mort ce pauvre genre de roman qui ne demandait qu'à prospérer et à se putréfier paisiblement sur les rayons graisseux des cabinets de lecture. Que n'ont-ils pas dit ? que n'ont-ils pas écrit ? - Littérature de morgue ou de bagne, cauchemar de bourreau, hallucination de boucher ivre et d'argousin qui a la fièvre chaude ! Ils donnaient bénignement à entendre que les auteurs étaient des assassins et des vampires, qu'ils avaient contracté la vicieuse habitude de tuer leur père et leur mère, qu'ils buvaient du sang dans des crânes, qu'ils se servaient de tibias pour fourchette et coupaient leur pain avec une guillotine.

Et pourtant ils savaient mieux que personne, pour avoir souvent déjeuné avec eux, que les auteurs de ces charmantes tueries étaient de braves fils de famille, très débonnaires et de bonne société, gantés de blanc, fashionablement myopes, - se nourrissant plus volontiers de beefsteaks que de côtelettes d'homme, et buvant plus habituellement du vin de Bordeaux que du sang de jeune fille ou d'enfant nouveau-né. - Pour avoir vu et touché leurs manuscrits, ils savaient parfaitement qu'ils étaient écrits avec de l'encre de la grande vertu, sur du papier anglais, et non avec sang de guillotine sur peau de chrétien écorché vif.

Mais, quoi qu'ils dissent ou qu'ils fissent, le siècle était à la charogne, et le charnier lui plaisait mieux que le boudoir ; le lecteur ne se prenait qu'à un hameçon amorcé d'un petit cadavre déjà bleuissant. - Chose très concevable ; mettez une rose au bout de votre ligne, les araignées auront le temps de faire leur toile dans le pli de votre coude, vous ne prendrez pas le moindre petit fretin ; accrochez-y un ver ou un morceau de vieux fromage, carpes, barbillons, perches, anguilles sauteront à trois pieds hors de l'eau pour le happer. - Les hommes ne sont pas aussi différents des poissons qu'on a l'air de le croire généralement.

On aurait dit que les journalistes étaient devenus quakers, brahmes, ou pythagoriciens, ou taureaux, tant il leur avait pris une subite horreur du rouge et du sang. - Jamais on ne les avait vus si fondants, si émollients ; - c'était de la crème et du petit lait. - Ils n'admettaient que deux couleurs, le bleu de ciel ou le vert pomme. Le rose n'était que souffert, et, si le public les eût laissés faire, ils l'eussent mené paître des épinards sur les rives du Lignon, côte à côte avec les moutons d'Amaryllis. Ils avaient changé leur frac noir contre la veste tourterelle de Céladon ou de Silvandre, et entouré leurs plumes d'oie de roses pompons et de faveurs en manière de houlette pastorale. Ils laissaient flotter leurs cheveux à l'enfant, et s'étaient fait des virginités d'après la recette de Marion Delorme, à quoi ils avaient aussi bien réussi qu'elle.

Ils appliquaient à la littérature l'article du Décalogue :

Homicide point ne seras.

On ne pouvait plus se permettre le plus petit meurtre dramatique, et le cinquième acte était devenu impossible.

Ils trouvaient le poignard exorbitant, le poison monstrueux, la hache inqualifiable. Ils auraient voulu que les héros dramatiques vécussent jusqu'à l'âge de Melchisédech ; et cependant il est reconnu, depuis un temps immémorial, que le but de toute tragédie est de faire assommer à la dernière scène un pauvre diable de grand homme qui n'en peut mais, comme le but de toute comédie est de conjoindre matrimonialement deux imbéciles de jeunes premiers d'environ soixante ans chacun.

C'est vers ce temps que j'ai jeté au feu (après en avoir tiré un double, ainsi que cela se fait toujours) deux superbes et magnifiques drames moyen âge, l'un en vers et l'autre en prose, dont les héros étaient écartelés et bouillis en plein théâtre, ce qui eût été très jovial et assez inédit.

Pour me conformer à leurs idées, j'ai composé depuis une tragédie antique en cinq actes, nommée Héliogabale, dont le héros se jette dans les latrines, situation extrêmement neuve et qui a l'avantage d'amener une décoration non encore vue au théâtre. - J'ai fait aussi un drame moderne extrêmement supérieur à Antony, Arthur ou l'Homme fatal, où l'idée providentielle arrive sous la forme d'un pâté de foie gras de Strasbourg, que le héros mange jusqu'à la dernière miette après avoir consommé plusieurs viols, ce qui, joint à ses remords, lui donne une abominable indigestion dont il meurt. - Fin morale s'il en fut, qui prouve que Dieu est juste et que le vice est toujours puni et la vertu récompensée.

Quant au genre monstre, vous savez comme ils l'ont traité, comme ils ont arrangé Han d'Islande, ce mangeur d'hommes, Habibrah l'obi, Quasimodo le sonneur, et Triboulet, qui n'est que bossu, - toute cette famille si étrangement fourmillante, - toutes ces crapauderies gigantesques que mon cher voisin fait grouiller et sauteler à travers les forêts vierges et les cathédrales de ses romans. Ni les grands traits à la Michel-Ange, ni les curiosités dignes de Callot, ni les effets d'ombre et de clair à la façon de Goya, rien n'a pu trouver grâce devant eux ; ils l'ont renvoyé à ses odes, quand il a fait des romans ; à ses romans, quand il a fait des drames : tactique ordinaire des journalistes qui aiment toujours mieux ce qu'on a fait que ce qu'on fait. Heureux homme, toutefois, que celui qui est reconnu supérieur même par les feuilletonistes dans tous ses ouvrages, excepté, bien entendu, celui dont ils rendent compte, et qui n'aurait qu'à écrire un traité de théologie ou un manuel de cuisine pour faire trouver son théâtre admirable !

Pour le roman de cour, le roman ardent et passionné, qui a pour père Werther l'Allemand, et pour mère Manon Lescaut la Française, nous avons touché, au commencement de cette préface, quelques mots de la teigne morale qui s'y est désespérément attachée sous prétexte de religion et de bonnes moeurs. Les poux critiques sont comme les poux de corps qui abandonnent les cadavres pour aller aux vivants. Du cadavre du roman moyen âge les critiques sont passés au corps de celui-ci, qui a la peau dure et vivace et leur pourrait bien ébrécher les dents.

Nous pensons, malgré tout le respect que nous avons pour les modernes apôtres, que les auteurs de ces romans appelés immoraux, sans être aussi mariés que les journalistes vertueux, ont assez généralement une mère, et que plusieurs d'entre eux ont des sours et sont pourvus d'une abondante famille féminine ; mais leurs mères et leurs sours ne lisent pas de romans, même de romans immoraux ; elles cousent, brodent et s'occupent des choses de la maison. - Leurs bas, comme dirait M. Planard, sont d'une entière blancheur : vous les pouvez regarder aux jambes, - elles ne sont pas bleues, et le bonhomme Chrysale, lui qui haïssait tant les femmes savantes, les proposerait pour exemple à la docte Philaminte.

Quant aux épouses de ces messieurs, puisqu'ils en ont tant, si virginaux que soient leurs maris, il me semble, à moi, qu'il est de certaines choses qu'elles doivent savoir. - Au fait, il se peut bien qu'ils ne leur aient rien montré. Alors je comprends qu'ils tiennent à les maintenir dans cette précieuse et benoîte ignorance. Dieu est grand et Mahomet est son prophète ! - Les femmes sont curieuses ; fassent le ciel et la morale qu'elles contentent leur curiosité d'une manière plus légitime qu'Ève, leur grand-mère, et n'aillent pas faire des questions au serpent !

Pour leurs filles, si elles ont été en pension, je ne vois pas ce que les livres pourraient leur apprendre.

Il est aussi absurde de dire qu'un homme est un ivrogne parce qu'il décrit une orgie, un débauché parce qu'il raconte une débauche que de prétendre qu'un homme est vertueux parce qu'il a fait un livre de morale ; tous les jours on voit le contraire. - C'est le personnage qui parle et non l'auteur ; son héros est athée, cela ne veut pas dire qu'il soit athée ; il fait agir et parler les brigands en brigands, il n'est pas pour cela un brigand. À ce compte, il faudrait guillotiner Shakespeare, Corneille et tous les tragiques ; ils ont plus commis de meurtres que Mandrin et Cartouche ; on ne l'a pas fait cependant, et je ne crois même pas qu'on le fasse de longtemps, si vertueuse et si morale que puisse devenir la critique. C'est une des manies de ces petits grimauds à cervelle étroite que de substituer toujours l'auteur à l'ouvrage et de recourir à la personnalité pour donner quelque pauvre intérêt de scandale à leurs misérables rapsodies, qu'ils savent bien que personne ne lirait si elles ne contenaient que leur opinion individuelle.

Nous ne concevons guère à quoi tendent toutes ces criailleries, à quoi bon toutes ces colères et tous ces abois, - et qui pousse messieurs les Geoffroy au petit pied à se faire les don Quichotte de la morale, et, vrais sergents de ville littéraires, à empoigner et à bâtonner, au nom de la vertu, toute idée qui se promène dans un livre la cornette posée de travers ou la jupe troussée un peu trop haut. - C'est fort singulier.

L'époque, quoi qu'ils en disent, est immorale (si ce mot-là signifie quelque chose, ce dont nous doutons fort), et nous n'en voulons pas d'autre preuve que la quantité de livres immoraux qu'elle produit et le succès qu'ils ont. - Les livres suivent les moeurs et les moeurs ne suivent pas les livres. - La Régence a fait Crébillon, ce n'est pas Crébillon qui a fait la Régence. Les petites bergères de Boucher étaient fardées et débraillées, parce que les petites marquises étaient fardées et débraillées. - Les tableaux se font d'après les modèles et non les modèles d'après les tableaux. Je ne sais qui a dit je ne sais où que la littérature et les arts influaient sur les moeurs. Qui que ce soit, c'est indubitablement un grand sot. - C'est comme si l'on disait : Les petits pois font pousser le printemps ; les petits pois poussent au contraire parce que c'est le printemps, et les cerises parce que c'est l'été. Les arbres portent les fruits, et ce ne sont pas les fruits qui portent les arbres assurément, loi éternelle et invariable dans sa variété ; les siècles se succèdent, et chacun porte son fruit qui n'est pas celui du siècle précédent ; les livres sont les fruits des moeurs.

À côté des journalistes moraux, sous cette pluie d'homélies comme sous une pluie d'été dans quelque parc, il a surgi, entre les planches du tréteau saint-simonien, une théorie de petits champignons d'une nouvelle espèce assez curieuse, dont nous allons faire l'histoire naturelle.

Ce sont les critiques utilitaires. Pauvres gens qui avaient le nez court à ne le pouvoir chausser de lunettes, et cependant n'y voyaient pas aussi loin que leur nez.

Quand un auteur jetait sur leur bureau un volume quelconque, roman ou poésie, - ces messieurs se renversaient nonchalamment sur leur fauteuil, le mettaient en équilibre sur ses pieds de derrière, et, se balançant d'un air capable, ils se rengorgeaient et disaient :

- À quoi sert ce livre ? Comment peut-on l'appliquer à la moralisation et au bien-être de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre ? Quoi ! pas un mot des besoins de la société, rien de civilisant et de progressif ! Comment, au lieu de faire la grande synthèse de l'humanité, et de suivre, à travers les événements de l'histoire, les phases de l'idée régénératrice et providentielle, peut-on faire des poésies et des romans qui ne mènent à rien, et qui ne font pas avancer la génération dans le chemin de l'avenir ? Comment peut-on s'occuper de la forme, du style, de la rime en présence de si graves intérêts ? - Que nous font, à nous, et le style et la rime, et la forme ? c'est bien de cela qu'il s'agit (pauvres renards, ils sont trop verts) ! - La société souffre, elle est en proie à un grand déchirement intérieur (traduisez : personne ne veut s'abonner aux journaux utiles). C'est au poète à chercher la cause de ce malaise et à le guérir. Le moyen, il le trouvera en sympathisant de cour et d'âme avec l'humanité (des poètes philanthropes ! ce serait quelque chose de rare et de charmant). Ce poète, nous l'attendons, nous l'appelons de tous nos voux. Quand il paraîtra, à lui les acclamations de la foule, à lui les palmes, à lui les couronnes, à lui le Prytanée.

À la bonne heure ; mais, comme nous souhaitons que notre lecteur se tienne éveillé jusqu'à la fin de cette bienheureuse Préface, nous ne continuerons pas cette imitation très fidèle du style utilitaire, qui, de sa nature, est passablement soporifique, et pourrait remplacer, avec avantage, le laudanum et les discours d'académie.

Non, imbéciles, non, crétins et goitreux que vous êtes, un livre ne fait pas de la soupe à la gélatine ; - un roman n'est pas une paire de bottes sans couture ; un sonnet, une seringue à jet continu ; un drame n'est pas un chemin de fer, toutes choses essentiellement civilisantes, et faisant marcher l'humanité dans la voie du progrès.

De par les boyaux de tous les papes passés, présents et futurs, non et deux cent mille fois non.

On ne se fait pas un bonnet de coton d'une métonymie, on ne chausse pas une comparaison en guise de pantoufle ; on ne se peut servir d'une antithèse pour parapluie ; malheureusement, on ne saurait se plaquer sur le ventre quelques rimes bariolées en manière de gilet. J'ai la conviction intime qu'une ode est un vêtement trop léger pour l'hiver, et qu'on ne serait pas mieux habillé avec la strophe, l'antistrophe et l'épode que cette femme du cynique qui se contentait de sa seule vertu pour chemise, et allait nue comme la main, à ce que raconte l'histoire.

Cependant le célèbre M. de La Calprenède eut une fois un habit, et, comme on lui demandait quelle étoffe c'était, il répondit : Du Silvandre. - Silvandre était une pièce qu'il venait de faire représenter avec succès.

De pareils raisonnements font hausser les épaules par-dessus la tête, et plus haut que le duc de Glocester.

Des gens qui ont la prétention d'être des économistes, et qui veulent rebâtir la société de fond en comble, avancent sérieusement de semblables billevesées.

Un roman a deux utilités : - l'une matérielle, l'autre spirituelle, si l'on peut se servir d'une pareille expression à l'endroit d'un roman. - L'utilité matérielle, ce sont d'abord les quelques mille francs qui entrent dans la poche de l'auteur, et le lestent de façon que le diable ou le vent ne l'emportent ; pour le libraire, c'est un beau cheval de race qui piaffe et saute avec son cabriolet d'ébène et d'acier, comme dit Figaro ; pour le marchand de papier, une usine de plus sur un ruisseau quelconque, et souvent le moyen de gâter un beau site ; pour les imprimeurs, quelques tonnes de bois de campêche pour se mettre hebdomadairement le gosier en couleur ; pour le cabinet de lecture, des tas de gros sous très prolétairement vert-de-grisés, et une quantité de graisse, qui, si elle était convenablement recueillie et utilisée, rendrait superflue la pêche de la baleine. - L'utilité spirituelle est que, pendant qu'on lit des romans, on dort, et on ne lit pas de journaux utiles, vertueux et progressifs, ou telles autres drogues indigestes et abrutissantes.

Qu'on dise après cela que les romans ne contribuent pas à la civilisation. - Je ne parlerai pas des débitants de tabac, des épiciers et des marchands de pommes de terre frites, qui ont un intérêt très grand dans cette branche de littérature, le papier qu'elle emploie étant, en général, de qualité supérieure à celui des journaux.

En vérité, il y a de quoi rire d'un pied en carré, en entendant disserter messieurs les utilitaires républicains ou saint-simoniens. - Je voudrais bien savoir d'abord ce que veut dire précisément ce grand flandrin de substantif dont ils truffent quotidiennement le vide de leurs colonnes, et qui leur sert de schibroleth et de terme sacramentel. - Utilité : quel est ce mot, et à quoi s'applique-t-il ?

Il y a deux sortes d'utilité, et le sens de ce vocable n'est jamais que relatif. Ce qui est utile pour l'un ne l'est pas pour l'autre. Vous êtes savetier, je suis poète. - Il est utile pour moi que mon premier vers rime avec mon second. - Un dictionnaire de rimes m'est d'une grande utilité ; vous n'en avez que faire pour carreler une vieille paire de bottes, et il est juste de dire qu'un tranchet ne me servirait pas à grand'chose pour faire une ode. - Après cela, vous objecterez qu'un savetier est bien au-dessus d'un poète, et que l'on se passe mieux de l'un que de l'autre. Sans prétendre rabaisser l'illustre profession de savetier, que j'honore à l'égal de la profession de monarque constitutionnel, j'avouerai humblement que j'aimerais mieux avoir mon soulier décousu que mon vers mal rimé, et que je me passerais plus volontiers de bottes que de poèmes. Ne sortant presque jamais et marchant plus habilement par la tête que par les pieds, j'use moins de chaussures qu'un républicain vertueux qui ne fait que courir d'un ministère à l'autre pour se faire jeter quelque place.

Je sais qu'il y en a qui préfèrent les moulins aux églises, et le pain du corps à celui de l'âme. À ceux-là, je n'ai rien à leur dire. Ils méritent d'être économistes dans ce monde, et aussi dans l'autre.

Y a-t-il quelque chose d'absolument utile sur cette terre et dans cette vie où nous sommes ? D'abord, il est très peu utile que nous soyons sur terre et que nous vivions. Je défie le plus savant de la bande de dire à quoi nous servons, si ce n'est à ne pas nous abonner au Constitutionnel ni à aucune espèce de journal quelconque.

Ensuite, l'utilité de notre existence admise a priori, quelles sont les choses réellement utiles pour la soutenir ? De la soupe et un morceau de viande deux fois par jour, c'est tout ce qu'il faut pour se remplir le ventre, dans la stricte acception du mot. L'homme, à qui un cercueil de deux pieds de large sur six de long suffit et au-delà après sa mort, n'a pas besoin dans sa vie de beaucoup plus de place. Un cube creux de sept à huit pieds dans tous les sens, avec un trou pour respirer, une seule alvéole de la ruche, il n'en faut pas plus pour le loger et empêcher qu'il ne lui pleuve sur le dos. Une couverture, roulée convenablement autour du corps, le détendra aussi bien et mieux contre le froid que le frac de Staub le plus élégant et le mieux coupé.

Avec cela, il pourra subsister à la lettre. On dit bien qu'on peut vivre avec 25 sous par jour ; mais s'empêcher de mourir, ce n'est pas vivre ; et je ne vois pas en quoi une ville organisée utilitairement serait plus agréable à habiter que le Père-la-Chaise.

Rien de ce qui est beau n'est indispensable à la vie. - On supprimerait les fleurs, le monde n'en souffrirait pas matériellement ; qui voudrait cependant qu'il n'y eût plus de fleurs ? Je renoncerais plutôt aux pommes de terre qu'aux roses, et je crois qu'il n'y a qu'un utilitaire au monde capable d'arracher une plate-bande de tulipes pour y planter des choux.

À quoi sert la beauté des femmes ? Pourvu qu'une femme soit médicalement bien conformée, en état de faire des enfants, elle sera toujours assez bonne pour des économistes.

À quoi bon la musique ? à quoi bon la peinture ? Qui aurait la folie de préférer Mozart à M. Carrel, et Michel-Ange à l'inventeur de la moutarde blanche ?

Il n'y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c'est l'expression de quelque besoin, et ceux de l'homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature. - L'endroit le plus utile d'une maison, ce sont les latrines.

Moi, n'en déplaise à ces messieurs, je suis de ceux pour qui le superflu est le nécessaire, - et j'aime mieux les choses et les gens en raison inverse des services qu'ils me rendent. Je préfère à certain vase qui me sert un vase chinois, semé de dragons et de mandarins, qui ne me sert pas du tout, et celui de mes talents que j'estime le plus est de ne pas deviner les logogriphes et les charades. Je renoncerais très joyeusement à mes droits de Français et de citoyen pour voir un tableau authentique de Raphaël, ou une belle femme nue : - la princesse Borghèse, par exemple, quand elle a posé pour Canova, ou la Julia Grisi quand elle entre au bain. Je consentirais très volontiers, pour ma part, au retour de cet anthropophage de Charles X, s'il me rapportait, de son château de Bohême, un panier de Tokay ou de Johannisberg, et je trouverais les lois électorales assez larges, si quelques rues l'étaient plus, et d'autres choses moins. Quoique je ne sois pas un dilettante, j'aime mieux le bruit des crincrins et des tambours de basque que celui de la sonnette de M. le président. Je vendrais ma culotte pour avoir une bague, et mon pain pour avoir des confitures. - L'occupation la plus séante à un homme policé me paraît de ne rien faire, ou de fumer analytiquement sa pipe ou son cigare. J'estime aussi beaucoup ceux qui jouent aux quilles, et aussi ceux qui font bien les vers. Vous voyez que les principes utilitaires sont bien loin d'être les miens, et que je ne serai jamais rédacteur dans un journal vertueux, à moins que je ne me convertisse, ce qui serait assez drolatique.

Au lieu de faire un prix Monthyon pour la récompense de la vertu, j'aimerais mieux donner, comme Sardanapale, ce grand philosophe que l'on a si mal compris, une forte prime à celui qui inventerait un nouveau plaisir ; car la jouissance me paraît le but de la vie, et la seule chose utile au monde. Dieu l'a voulu ainsi, lui qui a fait les femmes, les parfums, la lumière, les belles fleurs, les bons vins, les chevaux fringants, les levrettes et les chats angoras ; lui qui n'a pas dit à ses anges : Ayez de la vertu, mais : Ayez de l'amour, et qui nous a donné une bouche plus sensible que le reste de la peau pour embrasser les femmes, des yeux levés en haut pour voir la lumière, un odorat subtil pour respirer l'âme des fleurs, des cuisses nerveuses pour serrer les flancs des étalons, et voler aussi vite que la pensée sans chemin de fer ni chaudière à vapeur, des mains délicates pour les passer sur la tête longue des levrettes, sur le dos velouté des chats, et sur l'épaule polie des créatures peu vertueuses, et qui, enfin, n'a accordé qu'à nous seuls ce triple et glorieux privilège de boire sans avoir soif, de battre le briquet, et de faire l'amour en toutes saisons, ce qui nous distingue de la brute beaucoup plus que l'usage de lire des journaux et de fabriquer des chartes.

Mon Dieu ! que c'est une sotte chose que cette prétendue perfectibilité du genre humain dont on nous rebat les oreilles ! On dirait en vérité que l'homme est une machine susceptible d'améliorations, et qu'un rouage mieux engrené, un contrepoids plus convenablement placé peuvent faire fonctionner d'une manière plus commode et plus facile. Quand on sera parvenu à donner un estomac double à l'homme, de façon à ce qu'il puisse ruminer comme un bouf, des yeux de l'autre côté de la tête, afin qu'il puisse voir, comme Janus, ceux qui lui tirent la langue par-derrière, et contempler son indignité dans une position moins gênante que celle de la Vénus Callipyge d'Athènes, à lui planter des ailes sur les omoplates afin qu'il ne soit pas obligé de payer six sous pour aller en omnibus ; quand on lui aura créé un nouvel organe, à la bonne heure : le mot perfectibilité commencera à signifier quelque chose. Depuis tous ces beaux perfectionnements, qu'a-t-on fait qu'on ne fît aussi bien et mieux avant le déluge ?

Est-on parvenu à boire plus qu'on ne buvait au temps de l'ignorance et de la barbarie (vieux style) ? Alexandre, l'équivoque ami du bel Ephestion, ne buvait pas trop mal quoiqu'il n'y eût pas de son temps de Journal des Connaissances utiles, et je ne sais pas quel utilitaire serait capable de tarir, sans devenir oïnopique et plus enflé que Lepeintre jeune ou qu'un hippopotame, la grande coupe qu'il appelait la tasse d'Hercule. Le maréchal de Bassompierre, qui vida sa grande batte à entonnoir à la santé des treize cantons, me paraît singulièrement estimable dans son genre et très difficile à perfectionner.

Quel économiste nous élargira l'estomac de manière à contenir autant de beefsteaks que feu Milon le Crotoniate qui mangeait un bouf ? La carte du Café Anglais, de Véfour, ou de telle autre célébrité culinaire que vous voudrez, me paraît bien maigre et bien ocuménique, comparée à la carte du dîner de Trimalcion. - À quelle table sert-on maintenant une truie et ses douze marcassins dans un seul plat ? Qui a mangé des murènes et des lamproies engraissées avec de l'homme ? Croyez-vous en vérité que Brillat-Savarin ait perfectionné Apicius ? - Est-ce chez Chevet que le gros tripier de Vitellius trouverait à remplir son fameux bouclier de Minerve de cervelles de faisans et de paons, de langues de phénicoptères et de foies de scarrus ? - Vos huîtres du Rocher de Cancale sont vraiment quelque chose de bien recherché à côté des huîtres de Lucrin, à qui l'on avait fait une mer tout exprès. - Les petites maisons dans les faubourgs des marquis de la Régence sont de misérables vide-bouteilles, si on les compare aux villas des patriciens romains, à Baïes, à Caprée et à Tibur. Les magnificences cyclopéennes de ces grands voluptueux qui bâtissaient des monuments éternels pour des plaisirs d'un jour ne devraient-elles pas nous faire tomber à plat ventre devant le génie antique, et rayer à tout jamais de nos dictionnaires le mot perfectibilité ?

A-t-on inventé un seul péché capital de plus ? Il n'y en a malheureusement que sept comme devant, le nombre de chutes du juste pour un jour, ce qui est bien médiocre. - Je ne pense même pas qu'après un siècle de progrès, au train dont nous y allons, aucun amoureux soit capable de renouveler le treizième travail d'Hercule. - Peut-on être agréable une seule fois de plus à sa divinité qu'au temps de Salomon ? Beaucoup de savants très illustres et de dames très respectables soutiennent l'opinion tout à fait contraire, et prétendent que l'amabilité va décroissant. Eh bien ! alors, que nous parlez-vous de progrès ? - Je sais bien que vous me direz que l'on a une chambre haute et une chambre basse, qu'on espère que bientôt tout le monde sera électeur, et le nombre des représentants doublé ou triplé. Est-ce que vous trouvez qu'il ne se commet pas assez de fautes de français comme cela à la tribune nationale, et qu'ils ne sont pas assez pour la méchante besogne qu'ils ont à brasser ? Je ne comprends guère l'utilité qu'il y a de parquer deux ou trois cents provinciaux dans une baraque de bois, avec un plafond peint par M. Fragonard, pour leur faire tripoter et gâcher je ne sais combien de petites lois absurdes ou atroces. - Qu'importe que ce soit un sabre, un goupillon ou un parapluie qui vous gouverne ! - C'est toujours un bâton, et je m'étonne que des hommes de progrès en soient à disputer sur le choix du gourdin qui leur doit chatouiller l'épaule, tandis qu'il serait beaucoup plus progressif et moins dispendieux de le casser et d'en jeter les morceaux à tous les diables.

Le seul de vous qui ait le sens commun, c'est un fou, un grand génie, un imbécile, un divin poète bien au-dessus de Lamartine, de Hugo et de Byron ; c'est Charles Fourier le phalanstérien qui est à lui seul tout cela : lui seul a eu de la logique, et a l'audace de pousser ses conséquences jusqu'au bout. - Il affirme, sans hésiter, que les hommes ne tarderaient pas à avoir une queue de quinze pieds de long avec un oil au bout ; ce qui, assurément, est un progrès, et permet de faire mille belles choses qu'on ne pouvait faire auparavant, telles que d'assommer les éléphants sans coup férir, de se balancer aux arbres sans escarpolettes, aussi commodément que le macaque le mieux conditionné, de se passer de parapluie ou d'ombrelle, en déployant la queue par-dessus sa tête en guise de panache, comme font les écureuils qui se privent de riflards très agréablement, et autres prérogatives qu'il serait trop long d'énumérer. Plusieurs phalanstériens prétendent même qu'ils en ont déjà une petite qui ne demande qu'à devenir plus grande, pour peu que Dieu leur prête vie.

Charles Fourier a inventé autant d'espèces d'animaux que Georges Cuvier, le grand naturaliste. Il a inventé des chevaux qui seront trois fois gros comme des éléphants, des chiens grands comme des tigres, des poissons capables de rassasier plus de monde que les trois poissons de Jésus-Christ que les incrédules voltairiens pensent être des poissons d'avril, et moi une magnifique parabole. Il a bâti des villes auprès de qui Rome, Babylone et Tyr ne sont que des taupinières ; il a entassé des Babels l'une sur l'autre, et fait monter dans les nues des spirales plus infinies que celles de toutes les gravures de John Martinn ; il a imaginé je ne sais combien d'ordres d'architecture et de nouveaux assaisonnements ; il a fait un projet de théâtre qui paraîtrait grandiose même à des Romains de l'empire, et dressé un menu de dîner que Lucius ou Nomentanus eussent peut-être trouvé suffisant pour un dîner d'amis ; il promet de créer des plaisirs nouveaux, et de développer les organes et les sens ; il doit rendre les femmes plus belles et plus voluptueuses, les hommes plus robustes et plus vigoureux ; il vous garantit des enfants, et se propose de réduire le nombre des habitants du monde de façon que chacun y soit à son aise ; ce qui est plus raisonnable que de pousser les prolétaires à en faire d'autres, sauf à les canonner ensuite dans les rues quand ils pullulent trop, et à leur envoyer des boulets au lieu de pain.

Le progrès est possible de cette façon seulement. - Tout le reste est une dérision amère, une pantalonnade sans esprit, qui n'est pas même bonne à duper des gobe-mouches idiots.

Le phalanstère est vraiment un progrès sur l'abbaye de Thélème, et relègue définitivement le paradis terrestre au nombre des choses tout à fait surannées et perruques. Les Mille et une Nuits et les Contes de madame d'Aulnoy peuvent seuls lutter avantageusement avec le phalanstère. Quelle fécondité ! quelle invention ! Il y a là de quoi défrayer de merveilleux trois mille charretées de poèmes romantiques ou classiques ; et nos versificateurs, académiciens ou non, sont de bien piètres trouveurs, si on les compare à M. Charles Fourier, l'inventeur des attractions passionnées. - Cette idée de se servir de mouvements que l'on a jusqu'ici cherché à réprimer est très assurément une haute et puissante idée.

Ah ! vous dites que nous sommes en progrès ! - Si, demain, un volcan ouvrait sa gueule à Montmartre, et faisait à Paris un linceul de cendre et un tombeau de lave, comme fit autrefois le Vésuve à Stabia, à Pompéi et à Herculanum, et que, dans quelque mille ans, les antiquaires de ce temps-là fissent des fouilles et exhumassent le cadavre de la ville morte, dites quel monument serait resté debout pour témoigner de la splendeur de la grande enterrée, Notre-Dame la gothique ? - On aurait vraiment une belle idée de nos arts en déblayant les Tuileries retouchées par M. Fontaine ! Les statues du pont Louis XV feraient un bel effet, transportées dans les musées d'alors ! Et, n'étaient les tableaux des anciennes écoles et les statues de l'antiquité ou de la Renaissance entassés dans la galerie du Louvre, ce long boyau informe ; n'était le plafond d'Ingres, qui empêcherait de croire que Paris ne fût qu'un campement de Barbares, un village de Welches ou de Topinamboux, ce qu'on retirerait des fouilles serait quelque chose de bien curieux. - Des briquets de gardes nationaux et des casques de sapeurs pompiers, des écus frappés d'un coin informe, voilà ce qu'on trouverait au lieu de ces belles armes, si curieusement ciselées, que le moyen âge laisse au fond de ses tours et de ses tombeaux en ruine, de ces médailles qui remplissent les vases étrusques et pavent les fondements de toutes les constructions romaines. Quant à nos misérables meubles de bois plaqué, à tous ces pauvres coffres si nus, si laids, si mesquins que l'on appelle commodes ou secrétaires, tous ces ustensiles informes et fragiles, j'espère que le temps en aurait assez pitié pour en détruire jusqu'au moindre vestige.

Une belle fois cette fantaisie nous a pris de faire un monument grandiose et magnifique. Nous avons d'abord été obligés d'en emprunter le plan aux vieux Romains ; et, avant même d'être achevé, notre Panthéon a fléchi sur ses jambes comme un enfant rachitique, et a titubé comme un invalide ivre-mort, si bien qu'il nous a fallu lui mettre des béquilles de pierre, sans quoi il serait chu piteusement tout de son long, devant tout le monde, et aurait apprêté aux nations à rire pour plus de cent ans. - Nous avons voulu planter un obélisque sur une de nos places ; il nous fallut l'aller filouter à Luxor, et nous avons été deux ans à l'amener chez nous. La vieille Égypte bordait ses routes d'obélisques, comme nous les nôtres de peupliers ; elle en portait des bottes sous ses bras, comme un maraîcher porte ses bottes d'asperges, et taillait un monolithe dans les flancs de ses montagnes de granit plus facilement que nous un cure-dents ou un cure-oreilles. Il y a quelques siècles, on avait Raphaël, on avait Michel-Ange ; maintenant l'on a M. Paul Delaroche, le tout parce que l'on est en progrès. - Vous vantez votre Opéra ; dix Opéras comme les vôtres danseraient la sarabande dans un cirque romain. M. Martin lui-même avec son tigre apprivoisé et son pauvre lion goutteux et endormi comme un abonné de la Gazette, est quelque chose de bien misérable à côté d'un gladiateur de l'antiquité. Vos représentations à bénéfice qui durent jusqu'à deux heures du matin, qu'est-ce que cela quand on pense à ces jeux qui duraient cent jours, à ces représentations où de véritables vaisseaux se battaient véritablement dans une véritable mer ; où des milliers d'hommes se taillaient consciencieusement en pièces ; - pâlis, ô héroïque Franconi ! - où, la mer retirée, le désert arrivait avec ses tigres et ses lions rugissants, terribles comparses qui ne servaient qu'une fois, où le premier rôle était rempli par quelque robuste athlète Dace ou Pannonien que l'on eût été bien souvent embarrassé de faire revenir à la fin de la pièce, dont l'amoureuse était quelque belle et friande lionne de Numidie à jeun depuis trois jours ? - L'éléphant funambule ne vous parait-il pas supérieur à mademoiselle Georges ? Croyez-vous que mademoiselle Taglioni danse mieux qu'Arbuscula, et Perrot mieux que Bathylle ? Je suis persuadé que Roscius eût rendu des points à Bocage, tout excellent qu'il soit. - Galéria Coppiola remplit un rôle d'ingénue à cent ans passés. Il est juste de dire que la plus vieille de nos jeunes premières n'a guère plus de soixante ans, et que mademoiselle Mars n'est pas même en progrès de ce côté-là : ils avaient trois ou quatre mille dieux auxquels ils croyaient, et nous n'en avons qu'un auquel nous ne croyons guère ; c'est progresser d'une étrange sorte. - Jupiter n'est-il pas plus fort que Don Juan, et un bien autre séducteur ? En vérité, je ne sais ce que nous avons inventé ou seulement perfectionné.

Après les journalistes progressifs, et comme pour leur servir d'antithèse, il y a les journalistes blasés, qui ont habituellement vingt ou vingt-deux ans, qui ne sont jamais sortis de leur quartier et n'ont encore couché qu'avec leur femme de ménage. Ceux-là, tout les ennuie, tout les excède, tout les assomme ; ils sont rassasiés, blasés, usés, inaccessibles. Ils connaissent d'avance ce que vous allez leur dire ; ils ont vu, senti, éprouvé, entendu tout ce qu'il est possible de voir, de sentir, d'éprouver et d'entendre ; le cour humain n'a pas de recoin si inconnu qu'ils n'y aient porté la lanterne. Ils vous disent avec un aplomb merveilleux : Le cour humain n'est pas comme cela ; les femmes ne sont pas faites ainsi ; ce caractère est faux ; - ou bien : - Eh quoi ! toujours des amours ou des haines ! toujours des hommes et des femmes ! Ne peut-on nous parler d'autre chose ? Mais l'homme est usé jusqu'à la corde, et la femme encore plus, depuis que M. de Balzac s'en mêle.

Qui nous délivrera des hommes et des femmes ?

- Vous croyez, monsieur, que votre fable est neuve ? elle est neuve à la façon du Pont-Neuf : rien au monde n'est plus commun ; j'ai lu cela je ne sais où, quand j'étais en nourrice ou ailleurs ; on m'en rebat les oreilles depuis dix ans. - Au reste, apprenez, monsieur, qu'il n'y a rien que je ne sache, que tout est usé pour moi, et que votre idée, fût-elle vierge comme la vierge Marie, je n'affirmerais pas moins l'avoir vue se prostituer sur les bornes aux moindres grimauds et aux plus minces cuistres.

Ces journalistes ont été cause de Jocko, du Monstre Vert, des Lions de Mysore et de mille autres belles inventions.

Ceux-là se plaignent continuellement d'être obligés de lire des livres et de voir des pièces de théâtre. À propos d'un méchant vaudeville, ils vous parlent des amandiers en fleurs, de tilleuls qui embaument, de la brise du printemps, de l'odeur du jeune feuillage ; ils se font amants de la nature à la façon du jeune Werther, et cependant n'ont jamais mis le pied hors de Paris, et ne distingueraient pas un chou d'avec une betterave. - Si c'est l'hiver, ils vous diront les agréments du foyer domestique, et le feu qui pétille et les chenets, et les pantoufles, et la rêverie, et le demi-sommeil ; ils ne manqueront pas de citer le fameux vers de Tibulle :

Quam juvat immites ventos audire cubantem :

moyennant quoi ils se donneront une petite tournure à la fois désillusionnée et naïve la plus charmante du monde. Ils se poseront en hommes sur qui l'oeuvre des hommes ne peut plus rien, que les émotions dramatiques laissent aussi froids et aussi secs que le canif dont ils taillent leur plume, et qui crient cependant, comme J.-J. Rousseau : Voilà la pervenche ! Ceux-là professent une antipathie féroce pour les colonels du Gymnase, les oncles d'Amérique, les cousins, les cousines, les vieux grognards sensibles, les veuves romanesques, et tâchent de nous guérir du vaudeville en prouvant chaque jour, par leurs feuilletons, que tous les Français ne sont pas nés malins. - En vérité, nous ne trouvons pas grand mal à cela, bien au contraire, et nous nous plaisons à reconnaître que l'extinction du vaudeville ou de l'opéra-comique en France (genre national) serait un des plus grands bienfaits du ciel. - Mais je voudrais bien savoir quelle espèce de littérature ces messieurs laisseraient s'établir à la place de celle-là. Il est vrai que ce ne pourrait être pis.

D'autres prêchent contre le faux goût et traduisent Sénèque le tragique. Dernièrement, et pour clore la marche, il s'est formé un nouveau bataillon de critiques d'une espèce non encore vue.

Leur formule d'appréciation est la plus commode, la plus extensible, la plus malléable, la plus péremptoire, la plus superlative et la plus triomphante qu'un critique ait jamais pu imaginer. Zoïle n'y eût certainement pas perdu.

Jusqu'ici, lorsqu'on avait voulu déprécier un ouvrage quelconque, ou le déconsidérer aux yeux de l'abonné patriarcal et naïf, on avait fait des citations fausses ou perfidement isolées ; on avait tronqué des phrases et mutilé des vers, de façon que l'auteur lui-même se fût trouvé le plus ridicule du monde ; on lui avait intenté des plagiats imaginaires ; on rapprochait des passages de son livre avec des passages d'auteurs anciens ou modernes, qui n'y avaient pas le moindre rapport ; on l'accusait, en style de cuisinière, et avec force solécismes, de ne pas savoir sa langue, et de dénaturer le français de Racine et de Voltaire ; on assurait sérieusement que son ouvrage poussait à l'anthropophagie, et que les lecteurs devenaient immanquablement cannibales ou hydrophobes dans le courant de la semaine ; mais tout cela était pauvre, retardataire, faux toupet et fossile au possible. À force d'avoir traîné le long des feuilletons et des articles Variétés, l'accusation d'immoralité devenait insuffisante, et tellement hors de service qu'il n'y avait plus guère que le Constitutionnel, journal pudique et progressif, comme on sait, qui eût ce désespéré courage de l'employer encore.

L'on a donc inventé la critique d'avenir, la critique prospective. Concevez-vous, du premier coup, comme cela est charmant et provient d'une belle imagination ? La recette est simple, et l'on peut vous la dire. - Le livre qui sera beau et qu'on louera est le livre qui n'a pas encore paru. Celui qui paraît est infailliblement détestable. Celui de demain sera superbe ; mais c'est toujours aujourd'hui.

Il en est de cette critique comme de ce barbier qui avait pour enseigne ces mots écrits en gros caractères :

Ici l'on rasera gratis DEMAIN.

Tous les pauvres diables qui lisaient la pancarte se promettaient pour le lendemain cette douceur ineffable et souveraine d'être barbifiés une fois en leur vie sans bourse délier : et le poil en poussait d'aise d'un demi-pied au menton pendant la nuitée qui précédait ce bienheureux jour ; mais, quand ils avaient la serviette au cou, le frater leur demandait s'ils avaient de l'argent, et qu'ils se préparassent à cracher au bassin, sinon qu'il les accommoderait en abatteurs de noix ou en cueilleurs de pommes du Perche ; et il jurait son grand sacredieu qu'il leur trancherait la gorge avec son rasoir, à moins qu'ils ne le payassent, et les pauvres claquedents, tout marmiteux et piteux, d'alléguer la pancarte et la sacro-sainte inscription. - Hé ! hé ! mes petits bedons ! faisait le barbier, vous n'êtes pas grands clercs, et auriez bon besoin de retourner aux écoles ! La pancarte dit : Demain. Je ne suis pas si niais et fantastique d'humeur que de raser gratis aujourd'hui ; mes confrères diraient que je perds le métier. - Revenez l'autre fois ou la semaine des trois jeudis, vous vous en trouverez on ne peut mieux. Que je devienne ladre vert ou mézeau, si je ne vous le fais gratis, foi d'honnête barbier.

Les auteurs qui lisent un article prospectif, où l'on daube un ouvrage actuel, se flattent que le livre qu'ils font sera le livre de l'avenir. Ils tâchent de s'accommoder, autant que faire se peut, aux idées du critique, et se font sociaux, progressifs, moralisants, palingénésiques, mythiques, panthéistes, buchézistes, croyant par là échapper au formidable anathème ; mais il leur arrive ce qui arrivait aux pratiques du barbier : - aujourd'hui n'est pas la veille de demain. Le demain tant promis ne luira jamais sur le monde ; car cette formule est trop commode pour qu'on l'abandonne de sitôt. Tout en décriant ce livre dont on est jaloux, et qu'on voudrait anéantir, on se donne les gants de la plus généreuse impartialité. On a l'air de ne pas demander mieux que de trouver bien à louer, et cependant on ne le fait jamais. Cette recette est bien supérieure à celle que l'on pouvait appeler rétrospective et qui consiste à ne vanter que des ouvrages anciens, qu'on ne lit plus et qui ne gênent personne, aux dépens des livres modernes, dont on s'occupe et qui blessent plus directement les amours-propres.

Nous avons dit, avant de commencer cette revue de messieurs les critiques, que la matière pourrait fournir quinze ou seize mille volumes in-folio, mais que nous nous contenterions de quelques lignes ; je commence à craindre que ces quelques lignes ne soient des lignes de deux ou trois mille toises de longueur chacune, et ne ressemblent à ces grosses brochures épaisses à ne les pouvoir trouer d'un coup de canon, et qui portent perfidement pour titre : Un mot sur la révolution, un mot sur ceci ou cela. L'histoire des faits et gestes, des amours multiples de la diva Madeleine de Maupin courrait grand risque d'être éconduite, et on concevra que ce n'est pas trop d'un volume tout entier pour chanter dignement les aventures de cette belle Bradamante. - C'est pourquoi, quelque envie que nous ayons de continuer le blason des illustres Aristarques de l'époque, nous nous contenterons du crayon commencé que nous venons d'en tirer, en y ajoutant quelques réflexions sur la bonhomie de nos débonnaires confrères en Apollon qui, aussi stupides que le Cassandre des pantomimes, restent là à recevoir les coups de batte d'Arlequin et les coups de pied au cul de Paillasse, sans bouger non plus que des idoles.

Ils ressemblent à un maître d'armes qui, dans un assaut, croiserait ses bras derrière son dos, et recevrait dans sa poitrine découverte toutes les bottes de son adversaire, sans essayer une seule parade.

C'est comme un plaidoyer où le procureur du roi aurait seul la parole, ou comme un débat où la réplique ne serait pas permise.

Le critique avance ceci et cela. Il tranche du grand et taille en plein drap. Absurde, détestable, monstrueux : cela ne ressemble à rien, cela ressemble à tout. On donne un drame, le critique le va voir ; il se trouve qu'il ne répond en rien au drame qu'il avait forgé dans sa tête sur le titre ; alors, dans son feuilleton, il substitue son drame à lui au drame de l'auteur. Il fait de grandes tartines d'érudition ; il se débarrasse de toute la science qu'il a été se faire la veille dans quelque bibliothèque et traite de Turc à More des gens chez qui il devrait aller à l'école, et dont le moindre en remontrerait à de plus forts que lui.

Les auteurs endurent cela avec une magnanimité, une longanimité qui me paraît vraiment inconcevable. Quels sont donc, au bout du compte, ces critiques au ton si tranchant, à la parole si brève que l'on croirait les vrais fils des dieux ? ce sont tout bonnement des hommes avec qui nous avons été au collège, et à qui évidemment leurs études ont moins profité qu'à nous, puisqu'ils n'ont produit aucun ouvrage et ne peuvent faire autre chose que conchier et gâter ceux des autres comme de véritables stryges stymphalides.

Ne serait-ce pas quelque chose à faire que la critique des critiques ? car ces grands dégoûtés, qui font tant les superbes et les difficiles, sont loin d'avoir l'infaillibilité de notre saint père. Il y aurait de quoi remplir un journal quotidien et du plus grand format. Leurs bévues historiques ou autres, leurs citations controuvées, leurs fautes de français, leurs plagiats, leur radotage, leurs plaisanteries rebattues et de mauvais goût, leur pauvreté d'idées, leur manque d'intelligence et de tact, leur ignorance des choses les plus simples qui leur fait volontiers prendre le Pirée pour un homme et M. Delaroche pour un peintre fourniraient amplement aux auteurs de quoi prendre leur revanche, sans autre travail que de souligner les passages au crayon et de les reproduire textuellement ; car on ne reçoit pas avec le brevet de critique le brevet de grand écrivain, et il ne suffit pas de reprocher aux autres des fautes de langage ou de goût pour n'en point faire soi-même ; nos critiques le prouvent tous les jours. - Que si Chateaubriand, Lamartine et d'autres gens comme cela faisaient de la critique, je comprendrais qu'on se mît à genoux et qu'on adorât ; mais que MM. Z. K. Y. V. Q. X., ou telle autre lettre de l'alphabet entre ? et ?, fassent les petits Quintiliens et vous gourmandent au nom de la morale et de la belle littérature, c'est ce qui me révolte toujours et me fait entrer en des fureurs nonpareilles. Je voudrais qu'on fît une ordonnance de police qui défendît à certains noms de se heurter à certains autres. Il est vrai qu'un chien peut regarder un évêque, et que Saint-Pierre de Rome, tout géant qu'il soit, ne peut empêcher que ces Transtévérins ne le salissent par en bas d'une étrange sorte ; mais je n'en crois pas moins qu'il serait fou d'écrire au long de certaines réputations monumentales :

défense de déposer des ordures ici.

Charles X avait seul bien compris la question. En ordonnant la suppression des journaux, il rendait un grand service aux arts et à la civilisation. Les journaux sont des espèces de courtiers ou de maquignons qui s'interposent entre les artistes et le public, entre le roi et le peuple. On sait les belles choses qui en sont résultées. Ces aboiements perpétuels assourdissent l'inspiration, et jettent une telle méfiance dans les cours et dans les esprits que l'on n'ose se fier ni à un poète, ni à un gouvernement ; ce qui fait que la royauté et la poésie, ces deux plus grandes choses du monde, deviennent impossibles, au grand malheur des peuples, qui sacrifient leur bien-être au pauvre plaisir de lire, tous les matins, quelques mauvaises feuilles de mauvais papier, barbouillées de mauvaise encre et de mauvais style. Il n'y avait point de critique d'art sous Jules II, et je ne connais pas de feuilleton sur Daniel de Volterre, Sébastien del Piombo, Michel-Ange, Raphaël, ni sur Ghiberti delle Porte, ni sur Benvenuto Cellini ; et cependant je pense que, pour des gens qui n'avaient point de journaux, qui ne connaissaient ni le mot art ni le mot artistique, ils avaient assez de talent comme cela, et ne s'acquittaient point trop mal de leur métier. La lecture des journaux empêche qu'il n'y ait de vrais savants et de vrais artistes ; c'est comme un excès quotidien qui vous fait arriver énervé et sans force sur la couche des Muses, ces filles dures et difficiles qui veulent des amants vigoureux et tout neufs. Le journal tue le livre, comme le livre a tué l'architecture, comme l'artillerie a tué le courage et la force musculaire. On ne se doute pas des plaisirs que nous enlèvent les journaux. Ils nous ôtent la virginité de tout ; ils font qu'on n'a rien en propre, et qu'on ne peut posséder un livre à soi seul ; ils vous ôtent la surprise du théâtre, et vous apprennent d'avance tous les dénouements ; ils vous privent du plaisir de papoter, de cancaner, de commérer et de médire, de faire une nouvelle ou d'en colporter une vraie pendant huit jours dans tous les salons du monde. Ils nous entonnent, malgré nous, des jugements tout faits, et nous préviennent contre des choses que nous aimerions ; ils font que les marchands de briquets phosphoriques, pour peu qu'ils aient de la mémoire, déraisonnent aussi impertinemment littérature que des académiciens de province ; ils font que, toute la journée, nous entendons, à la place d'idées naïves ou d'âneries individuelles, des lambeaux de journal mal digérés qui ressemblent à des omelettes crues d'un côté et brûlées de l'autre, et qu'on nous rassasie impitoyablement de nouvelles vieilles de trois ou quatre heures, et que les enfants à la mamelle savent déjà ; ils nous émoussent le goût, et nous rendent pareils à ces buveurs d'eau-de-vie poivrée, à ces avaleurs de limes et de râpes qui ne trouvent plus aucune saveur aux vins les plus généreux et n'en peuvent saisir le bouquet fleuri et parfumé. Si Louis-Philippe, une bonne fois pour toutes, supprimait tous les journaux littéraires et politiques je lui en saurais un gré infini, et je lui rimerais sur-le-champ un beau dithyrambe échevelé en vers libres et à rimes croisées ; signé : votre très humble et très fidèle sujet etc. Que l'on ne s'imagine pas que l'on ne s'occuperait plus de littérature ; au temps où il n'y avait pas de journaux, un quatrain occupait tout Paris huit jours, et une première représentation six mois.

Il est vrai que l'on perdrait à cela les annonces et les éloges à trente sous la ligne, et la notoriété serait moins prompte et moins foudroyante. Mais j'ai imaginé un moyen très ingénieux de remplacer les annonces. Si, d'ici à la mise en vente de ce glorieux roman, mon gracieux monarque a supprimé les journaux, je m'en servirai très assurément, et je m'en promets monts et merveilles. Le grand jour arrivé, vingt-quatre crieurs à cheval, aux livrées de l'éditeur, avec son adresse sur le dos et sur la poitrine, portant en main une bannière où serait brodé des deux côtés le titre du roman, précédés chacun d'un tambourineur et d'un timbalier, parcourront la ville, et, s'arrêtant aux places et aux carrefours, crieront à haute et intelligible voix : C'est aujourd'hui et non hier ou demain que l'on met en vente l'admirable, l'inimitable, le divin et plus que divin roman du très célèbre Théophile Gautier, Mademoiselle de Maupin, que l'Europe et même les autres parties du monde et la Polynésie attendent si impatiemment depuis un an et plus. Il s'en vend cinq cents à la minute, et les éditions se succèdent de demi-heure en demi-heure ; on est déjà à la dix-neuvième. Un piquet de gardes municipaux est à la porte du magasin, contient la foule et prévient tous les désordres. - Certes, cela vaudrait bien une annonce de trois lignes dans les Débats et le Courrier français, entre les ceintures élastiques, les cols en crinoline, les biberons en tétine incorruptible, la pâte de Regnault et les recettes contre le mal de dents.

Mai 1834.

Volupté

Sainte-Beuve préface de 1834

Le véritable objet de ce livre est l'analyse d'un penchant, d'une passion, d'un vice même, et de tout le côté de l'âme que ce vice domine, et auquel il donne le ton, du côté languissant, oisif, attachant, secret et privé, mystérieux et furtif, rêveur jusqu'à la subtilité, tendre jusqu'à la mollesse, voluptueux enfin. De là, ce titre de Volupté, qui a l'inconvénient toutefois de ne pas s'offrir de lui-même dans le juste sens, et de faire naître à l'idée quelque chose de plus attrayant qu'il ne convient. Mais ce titre, ayant été d'abord publié un peu à la légère, n'a pu être ensuite retiré.

L'éditeur de cet ouvrage a jugé d'ailleurs que les personnes assez scrupuleuses pour s'éloigner sur un titre équivoque perdraient peu, réellement, à ne pas lire un écrit dont la moralité, toute sérieuse qu'elle est, ne s'adresse qu'à des cours moins purs et moins précautionnés. Quant à ceux, au contraire, qui seraient attirés précisément par ce qui pourrait éloigner les autres, comme ils n'y trouveront guère ce qu'ils cherchent, le mal n'est pas grand. L'auteur, le personnage non fictif du récit, est mort, il y a un petit nombre d'années, dans l'Amérique du Nord où il occupait un siège éminent : nous ne l'indiquerons pas davantage. Le dépositaire, l'éditeur, et, s'il est permis de le dire, le rhapsode à quelques égards, mais le rhapsode toujours fidèle et respectueux de ces pages, a été retenu, avant de les livrer au public par des circonstances autres encore que des soins de forme et d'arrangement. Au nombre des questions de conscience qu'il s'est longuement posées, il faut mettre celle-ci : une telle pensée décrite, détaillée à bonne fin, mais toute confidentielle, une sorte de confession générale sur un point si chatouilleux de l'âme, et dans laquelle le grave et tendre personnage s'accuse si souvent lui-même de dévier de la sévérité du but, n'ira-t-elle pas contre les intentions du chrétien, en sortant ainsi inconsidérément du sein malade où il l'avait déposée, et qu'il voulait par là guérir ? Cette guérison délicate d'un tel vice par son semblable doit-elle se tenter autrement que dans l'ombre et pour un cas tout à fait déterminé et d'exception ? Voilà ce que je me suis demandé longtemps. Puis, quand j'ai reporté les yeux sur les temps où nous vivons, sur cette confusion de systèmes, de désirs, de sentiments éperdus, de confessions et de nudité ; de toute ; sortes, j'ai fini par croire que la publication d'un livre vrai aurait peine à être un mal de plus, et qu'il en pourrait même sortir ça et là quelque bien pour quelques-uns.

S. -B.

1834

La Mare au Diable

George Sand Notice datée de 1851

Quand j'ai commencé, par la Mare au Diable, une série de romans champêtres que je me proposais de réunir sous le titre de Veillées du Chanvreur, je n'ai eu aucun système, aucune prétention révolutionnaire en littérature. Personne ne fait une révolution à soi tout seul, et il en est, surtout dans les arts, que l'humanité accomplit sans trop savoir comment, parce que c'est tout le monde qui s'en charge. Mais ceci n'est pas applicable au roman de moeurs rustiques : il a existé de tout temps et sous toutes les formes, tantôt pompeuses, tantôt maniérées, tantôt naïves. Je l'ai dit, et dois le répéter ici, le rêve de la vie champêtre a été de tout temps l'idéal des villes et même celui des cours. Je n'ai rien fait de neuf en suivant la pente qui ramène l'homme civilisé aux charmes de la vie primitive. Je n'ai voulu ni faire une nouvelle langue, ni me chercher une nouvelle manière. On me l'a cependant affirmé dans bon nombre de feuilletons, mais je sais mieux que personne à quoi m'en tenir sur mes propres desseins, et je m'étonne toujours que la critique en cherche si long, quand l'idée la plus simple, la circonstance la plus vulgaire, sont les seules inspirations auxquelles les productions de l'art doivent l'être. Pour la Mare au Diable en particulier, le fait que j'ai rapporté dans l'avant-propos, une gravure d'Holbein, qui m'avait frappé, une scène réelle que j'eus sous les yeux dans le même moment, au temps des semailles, voilà tout ce qui m'a poussé à écrire cette histoire modeste, placée au milieu des humbles paysages que je parcourais chaque jour. Si on me demande ce que j'ai voulu faire, je répondrai que j'ai voulu faire une chose très touchante et très simple, et que je n'ai pas réussi à mon gré. J'ai bien vu, j'ai bien senti le beau dans le simple, mais voir et peindre sont deux ! Tout ce que l'artiste peut espérer de mieux, c'est d'engager ceux qui ont des yeux à regarder aussi. Voyez donc la simplicité, vous autres, voyez le ciel et les champs, et les arbres, et les paysans surtout dans ce qu'ils ont de bon et de vrai : vous les verrez un peu dans mon livre, vous les verrez beaucoup mieux dans la nature.

Nohant, 12 avril 1851. George Sand.

L'auteur au lecteur

À la sueur de ton visaige
Tu gagnerois ta pauvre vie,
Après long travail et usaige,
Voicy la mort qui te convie.

Ce quatrain en vieux français, placé au-dessous d'une composition d'Holbein, est d'une tristesse profonde dans sa naïveté. La gravure représente un laboureur conduisant sa charrue au milieu d'un champ. Une vaste campagne s'étend au loin, on y voit de pauvres cabanes ; le soleil se couche derrière la colline. C'est la fin d'une rude journée de travail. Le paysan est vieux, trapu, couvert de haillons. L'attelage de quatre chevaux qu'il pousse en avant est maigre, exténué ; le soc s'enfonce dans un fonds raboteux et rebelle. Un seul être est allègre et ingambe dans cette scène de sueur et usaige. C'est un personnage fantastique, un squelette armé d'un fouet, qui court dans le sillon à côté des chevaux effrayés et les frappe, servant ainsi de valet de charrue au vieux laboureur. C'est la mort, ce spectre qu'Holbein a introduit allégoriquement dans la succession de sujets philosophiques et religieux, à la fois lugubres et bouffons, intitulée les Simulacres de la mort.

Dans cette collection, ou plutôt dans cette vaste composition où la mort, jouant son rôle à toutes les pages, est le lien et la pensée dominante, Holbein a fait comparaître les souverains, les pontifes, les amants, les joueurs, les ivrognes, les nonnes, les courtisanes, les brigands, les pauvres, les guerriers, les moines, les juifs, les voyageurs, tout le monde de son temps et du nôtre, et partout le spectre de la mort raille, menace et triomphe. D'un seul tableau elle est absente. C'est celui où le pauvre Lazare, couché sur un fumier à la porte du riche, déclare qu'il ne la craint pas, sans doute parce qu'il n'a rien à perdre et que sa vie est une mort anticipée.

Cette pensée stoïcienne du christianisme demi-païen de la Renaissance est-elle bien consolante, et les âmes religieuses y trouvent-elles leur compte ? L'ambitieux, le fourbe, le tyran, le débauché, tous ces pécheurs superbes qui abusent de la vie, et que la mort tient par les cheveux, vont être punis, sans doute ; mais l'aveugle, le mendiant, le fou, le pauvre paysan, sont-ils dédommagés de leur longue misère par la seule réflexion que la mort n'est pas un mal pour eux ? Non ! Une tristesse implacable, une effroyable fatalité pèse sur l'oeuvre de l'artiste. Cela ressemble à une malédiction amère lancée sur le sort de l'humanité.

C'est bien là la satire douloureuse, la peinture vraie de la société qu'Holbein avait sous les yeux. Crime et malheur, voilà ce qui le frappait ; mais nous, artistes d'un autre siècle, que peindrons-nous ? Chercherons-nous dans la pensée de la mort la rémunération de l'humanité présente ? L'invoquerons-nous comme le châtiment de l'injustice et le dédommagement de la souffrance ?

Non, nous n'avons plus affaire à la mort, mais à la vie. Nous ne croyons plus ni au néant de la tombe, ni au salut acheté par un renoncement forcé ; nous voulons que la vie soit bonne, parce que nous voulons qu'elle soit féconde. Il faut que Lazare quitte son fumier, afin que le pauvre ne se réjouisse plus de la mort du riche. Il faut que tous soient heureux, afin que le bonheur de quelques-uns ne soit pas criminel et maudit de Dieu. Il faut que le laboureur, en semant son blé, sache qu'il travaille à l'oeuvre de vie, et non qu'il se réjouisse de ce que la mort marche à ses côtés. Il faut enfin que la mort ne soit plus ni le châtiment de la prospérité, ni la consolation de la détresse. Dieu ne l'a destinée ni à punir, ni à dédommager de la vie ; car il a béni la vie, et la tombe ne doit pas être un refuge où il soit permis d'envoyer ceux qu'on ne veut pas rendre heureux.

Certains artistes de notre temps, jetant un regard sérieux sur ce qui les entoure, s'attachent à peindre la douleur, l'abjection de la misère, le fumier de Lazare. Ceci peut être du domaine de l'art et de la philosophie ; mais, en peignant la misère si laide, si avilie, parfois si vicieuse et si criminelle, leur but est-il atteint, et l'effet en est-il salutaire, comme ils le voudraient ? Nous n'osons pas nous prononcer là-dessus. On peut nous dire qu'en montrant ce gouffre creusé sous le sol fragile de l'opulence, ils effraient le mauvais riche, comme, au temps de la danse macabre, on lui montrait sa fosse béante et la mort prête à l'enlacer dans ses bras immondes. Aujourd'hui on lui montre le bandit crochetant sa porte et l'assassin guettant son sommeil. Nous confessons que nous ne comprenons pas trop comment on le réconciliera avec l'humanité qu'il méprise, comment on le rendra sensible aux douleurs du pauvre qu'il redoute, en lui montrant ce pauvre sous la forme du forçat évadé et du rôdeur de nuit. L'affreuse mort, grinçant des dents et jouant du violon dans les images d'Holbein et de ses devanciers, n'a pas trouvé moyen, sous cet aspect, de convertir les pervers et de consoler les victimes. Est-ce que notre littérature ne procéderait pas un peu en ceci comme les artistes du Moyen âge et de la Renaissance ?

Les buveurs d'Holbein remplissent leurs coupes avec une sorte de fureur pour écarter l'idée de la mort qui, invisible pour eux, leur sert d'échanson. Les mauvais riches d'aujourd'hui demandent des fortifications et des canons pour écarter l'idée d'une jacquerie que l'art leur montre, travaillant dans l'ombre, en détail, en attendant le moment de fondre sur l'état social. L'église du Moyen âge répondait aux terreurs des puissants de la terre par la vente des indulgences. Le gouvernement d'aujourd'hui calme l'inquiétude des riches en leur faisant payer beaucoup de gendarmes et de geôliers, de baïonnettes et de prisons.

Albert Dürer, Michel-Ange, Holbein, Callot, Goya, ont fait de puissantes satires des maux de leur siècle et de leur pays. Ce sont des oeuvres immortelles, des pages historiques d'une valeur incontestable ; nous ne voulons pas dénier aux artistes le droit de sonder les plaies de la société et de les mettre à nu sous nos yeux ; mais n'y a-t-il pas autre chose à faire maintenant que la peinture d'épouvante et de menace ? Dans cette littérature de mystères d'iniquité, que le talent et l'imagination ont mise à la mode, nous aimons mieux les figures douces et suaves que les scélérats à effet dramatique. Celles-là peuvent entreprendre et amener des conversions, les autres font peur, et la peur ne guérit pas l'égoïsme, elle l'augmente.

Nous croyons que la mission de l'art est une mission de sentiment et d'amour, que le roman d'aujourd'hui devrait remplacer la parabole et l'apologue des temps naïfs, et que l'artiste a une tâche plus large et plus poétique que celle de proposer quelques mesures de prudence et de conciliation pour atténuer l'effroi qu'inspirent ses peintures. Son but devrait être de faire aimer les objets de sa sollicitude et, au besoin, je ne lui ferais pas un reproche de les embellir un peu. L'art n'est pas une étude de la réalité positive ; c'est une recherche de la vérité idéale, et Le Vicaire de Wakefield fut un livre plus utile et plus sain à l'âme que Le Paysan perverti et Les Liaisons dangereuses.

Lecteur, pardonnez-moi ces réflexions, et veuillez les accepter en manière de préface. Il n'y en aura point dans l'historiette que je vais vous raconter, et elle sera si courte et si simple que j'avais besoin de m'en excuser d'avance, en vous disant ce que je pense des histoires terribles.

C'est à propos d'un laboureur que je me suis laissé entraîner à cette digression. C'est l'histoire d'un laboureur précisément que j'avais l'intention de vous dire et que je vous dirai tout à l'heure.

La Petite Fadette

George Sand Notice de 1851

Lien vers le texte intégral (WikiSource)

C'est à la suite des néfastes journées de juin 1848, que troublé et navré, jusqu'au fond de l'âme, par les orages extérieurs, je m'efforçai de retrouver dans la solitude, sinon le calme, au moins la foi. Si je faisais profession d'être philosophe, je pourrais croire ou prétendre que la foi aux idées entraîne le calme de l'esprit en présence des faits désastreux de l'histoire contemporaine ; mais il n'en est point ainsi pour moi, et j'avoue humblement que la certitude d'un avenir providentiel ne saurait fermer l'accès, dans une âme d'artiste, à la douleur de traverser un présent obscurci et déchiré par la guerre civile.

Pour les hommes d'action qui s'occupent personnellement du fait politique, il y a, dans tout parti, dans toute situation, une fièvre d'espoir ou d'angoisse, une colère ou une joie, l'enivrement du triomphe ou l'indignation de la défaite. Mais pour le pauvre poète, comme pour la femme oisive, qui contemplent les événements sans y trouver un intérêt direct et personnel, quel que soit le résultat de la lutte, il y a l'horreur profonde du sang versé de part et d'autre, et une soin de désespoir à la vue de cette haine, de ces injures, de ces menaces, de ces calomnies qui montent vers le ciel comme un impur holocauste, à la suite des convulsions sociales.

Dans ces moments-là, un génie orageux et puissant comme celui du Dante, écrit avec ses larmes, avec sa bile, avec ses nerfs, un poème terrible, un drame tout plein de tortures et de gémissements. Il faut être trempé comme cette âme de fer et de feu, pour arrêter son imagination sur les horreurs d'un enfer symbolique, quand on a sous les yeux le douloureux purgatoire de la désolation sur la terre. De nos jours, plus faible et plus sensible, l'artiste, qui n'est que le reflet et l'écho d'une génération assez semblable à lui éprouve le besoin impérieux de détourner la vue et de distraire l'imagination, en se reportant vers un idéal de calme, d'innocence et de rêverie. C'est son infirmité qui le fait agir ainsi, mais il n'en doit point rougir, car c'est aussi son devoir. Dans les temps où le mal vient de ce que les hommes se méconnaissent et se détestent, la mission de l'artiste est de célébrer la douceur, la confiance, l'amitié, et de rappeler ainsi aux hommes endurcis ou découragés, que les moeurs pures, les sentiments tendres et l'équité primitive, sont ou peuvent être encore de ce monde. Les allusions directes aux malheurs présents, l'appel aux passions qui fermentent, ce n'est point là le chemin du salut : mieux vaut une douce chanson, un son de pipeau rustique, un conte pour endormir les petits enfants sans frayeur et sans souffrance, que le spectacle des maux réels renforcés et rembrunis encore par les couleurs de la fiction.

Prêcher l'union quand on s'égorge, c'est crier dans le désert. Il est des temps, où les âmes sont si agitées qu'elles sont sourdes à toute exhortation directe.

Depuis ces journées de juin dont les événements actuels sont l'inévitable conséquence, l'auteur du conte qu'on va lire s'est imposé la tâche d'être aimable, dût-il en mourir de chagrin. Il a laissé railler ses bergeries, comme il avait laissé railler tout le reste, sans s'inquiéter des arrêts de certaine critique. Il sait qu'il a fait plaisir à ceux qui aiment cette note-là, et que faire plaisir à ceux qui souffrent du même mal que lui, à savoir l'horreur de la haine et des vengeances, c'est leur faire tout le bien qu'ils peuvent accepter : bien fugitif, soulagement passager, il est vrai, mais plus réel qu'une déclamation passionnée, et plus saisissant qu'une démonstration classique.

GEORGE SAND. Nohant, 21 décembre 1851.

Lélia

George Sand Préface de l'édition de 1841

(Source Internet corrigée. Origine : us.archive.org)

Il est rare qu'une oeuvre d'art soulève quelque animosité sans exciter d'autre part quelques sympathies et si longtemps après ces manifestations diverses du blâme et de la bienveillance. Si l'auteur, mûri par la réflexion et par les années, veut retoucher son oeuvre, il court le risque de déplaire également à ceux qui l'ont condamnée et à ceux qui l'out defendue : à ceux-ci, parce qu'il ne va pas aussi loin dans ses corrections que leur système le comporterait ; à ceux-là, parce qu'il retranche parfois ce qu'ils avaient proféré. Entre ces deux écueils, l'auteur doit agir d'après sa propre conscience, sans chercher à adoucir ses adversaires ni à conserver ses défenseurs.

Quoique certaines critiques de Lélia aient revêtu un ton de déclamation et d'amertume singulières, je les ai toutes acceptées comme sincères et partant des coeurs les plus vertueux. À ce point de vue, j'ai eu lieu de me réjouir, et de penser que j'avais mal jugé les hommes de mon temps en les contemplant à travers un douloureux scepticisme. Tant d'indignation attestait sans doute de la part des journalistes la plus haute moralité jointe à la plus religieuse philanthropie. J'avoue cependant, à ma honte, que si j'ai guéri de la maladie du doute, ce n'est pas absolument à cette considération que je le dois.

On ne m'attribuera pas, j'espère, la pensée de vouloir désarmer l'austérité d'une critique aussi farouche ; on ne m'attribuera pas non plus celle de vouloir entrer en discussion avec les derniers champions de la foi calholique : de telles entreprises sont au-dessus de mes forces. Lélia à été et reste dans ma pensée un essai poétique, un roman fantasque où les personnages ne sont ni complètement réels, comme l'ont voulu les amateurs exclusifs d'analyse de moeurs, ni complètement allégoriques, comme l'ont jugé quelques esprits synthétiques, mais où ils représentent chacun une fraction de l'intelligence philosophique du dixneuvième siècle : Pulchérie, l'épicuriste héritier des sophismes du siècle dernier ; Stenio, l'enthousiasme et la faiblesse d'un temps où l'intelligence monte très-haut, entraînée par l'imagination, et tombe très-bas, écrasée par une réalité sans poésie et sans grandeur ; Magnus, le débris d'un clergé corrompu ou abruti ; et ainsi des autres. Quant à Lélia, je dois avouer que cette figure m'est apparu au travers d'une fiction plus saisissante que celles qui l'entourent. Je me souviens de m'être complu à en faire la personification encore plus que l'avocat du spiritualisme de ces temps-ci ; spiritualisme qui n'est plus chez l'homme à l'état de vertu, puisqu'il a cessé de croire au dogme qui le lui prescrivait, mais qui reste et restera à jamais, chez les nations éclairées, à l'état de besoin et d'aspiration sublime, puisqu'il est l'essence même des intelligences élevées.

Cette prédilection pour le personnage fier et souffrant de Lélia m'a conduit à une erreur grave au point de vue de l'art : c'est de lui donner une existence tout à fait impossible, et qui, à cause de la demi-réalité des autres personnages, semble choquante de réalité à force de vouloir être abstraite et symbolique. Ce défaut n'est pas le seul de l'ouvrage qui m'ait frappé, lorsqu'après l'avoir oublié durant des années, je l'ai relu froidement. Trenmor m'a paru conçu vaguement, et, en conséquence, manqué dans son exécution. Le dénouement, ainsi que de nombreux détails de style, beaucoup de longueurs et de déclamations, m'ont choqué comme pêchant contre le goût. J'ai senti le besoin de corriger, d'après mes idées artistiques, ces parties essentiellement défectueuses. C'est un droit que mes lecteurs bienveillants ou hostiles ne pouvaient me contester.

Mais si, comme artiste, j'ai usé de mon droit sur la forme de mon oeuvre, ce n'est pas à dire que comme homme j'aie pu m'arroger celui d'altérer le fond des idées émises dans ce livre. Bien que ces idées aient subi de grandes révolutions depuis le temps où je l'ai écrit. Ceci soulève une question plus grave, et sans laquelle je n'aurais pas pris le soin puéril d'écrire une préface en tête de cette seconde édition. Après avoir examiné cette question, les esprits sérieux me pardonneront de les avoir entretenus de moi un instant.

Dans le temps où nous vivons, les éléments d'une nouvelle unité sociale et religieuse flottent épars dans un grand conflit d' efforts et de voeux dont le but commence à être compris et le lien à être forgé par quelques esprits supérieurs seulement ; et encore ceux-là ne sont pas arrivés d'emblée à l'espérance qui les soutient maintenant. Leur foi a passé par mille épreuves ; elle a échappé a mille dangers ; elle a surmonté mille souffrances ; elle a été aux prises avec tous les éléments de dissolution au milieu desquels elle a pris naissance ; et encore aujourd'hui, combattue et refoulée par l'égoïsme, la corruption et la cupidité des temps, elle subit une sorte de martyre, et sort lentement du sein des ruines, qui s'efforcent de l'ensevelir. Si les grandes intelligences et les grandes âmes de ce siècle ont eu a lutter contre de telles épreuves, combien les êtres d'une condition plus humble et d'une trempe plus commune n'ont-ils pas dû douter et trembler en traversant cette ère d'athéisme et de désespoir !

Lorsque nous avons entendu s'élever au-dessus de cet enfer de plaintes et de malédictions les grandes voix de nos poètes sceptiquement religieux, on religieusement sceptiques, Goethe, Chateaubriand, Byron, Mickiewicz, expressions puissantes et sublimes de l'effroi, de l'ennui et de la douleur dont cette génération est frappée, ne nous sommes-nous pas attribué avec raison le droit d'exhaler aussi notre plainte, et de crier comme les disciples de Jésus : Seigneur. Seigneur, nous périssons ! Combien sommes-nous qui avons pris la plume pour dire les profondes blessures dont nos âmes sont atteintes et pour reprocher à l'humanité contemporaine de ne nous avoir pas bâti une arche ou nous puissions nous réfugier dans la tempête ? Au-dessus de nous, n'avions-nous pas encore des exemples parmi les poètes qui semblaient plus liés au mouvement hardi du siècle par la couleur énergique de leur génie ? Hugo n'écrivait-il pas au frontispice de son plus beau roman ivuyxh ? Dumas ne traquait-il pas dans Antony une belle et grande figure du desespoir ? Joseph Delorme n'exhalait-il pas un chant de désolation ? Barbier ne jetait-il pas un regard sombre sur ce monde, qui ne lui apparaissait qu'à travers les terreurs de l'enfer dantesque ? Et nous autres artistes inexpérimentés, qui venions sur leurs traces, n'étions-nous pas nourris de cette manne amère répandue par eux sur le désert des hommes ? Nos premiers essais ne furent-ils pas des chants plaintifs ? N'avons-nous pas tenté d'accorder notre lyre timide au ton de leur lyre éclatante ? Combien sommes-nous, je le repète, qui leur avons répondu de loin par un choeur de gémissements ? Nous étions tant qu'on ne pourrait pas nous compter. Et beaucoup d'entre nous, qui se sont rattachés à la vie du siècle, beaucoup d'autres qui ont trouvé dans des convictions feintes ou sincères une contenance ou une consolation, regardent aujourd'hui en arrière, et s'effraient de voir que si peu d'années, si peu de mois peut-être les séparent de leur âge de doute, de leur temps d'affliction ! Suivant l'expression poétique de l'un d'entre nous, qui est resté, lui du moins, fidèle à sa religieuse douleur, nous avons tous doublé le cap des Tempêtes autour duquel l'orage nous a tenus si longtemps errants et demi-brisés ; nous sommes tous entrés dans l'océan Pacifique, dans la résignation de l'âge mûr, quelques-uns voguant à pleines voiles, remplis d'espérance et de force, la plupart haletants et délabrés pour avoir trop souffert. Eh bien ! quel que soit le phare qui nous ait éclairés, quel que soit le port qui nous ait donné asile, aurons-nous l'orgueil ou la lâcheté, aurons-nous la mauvaise foi de nier nos fatigues, nos revers et l'imminence de nos naufrages ? Un puéril amour-propre, rêve d'une fausse grandeur, nous fera-t-il désirer d'effacer le souvenir des frayeurs ressenties et des cris poussés dans la tourmente ? Pouvons-nous, devons-nous le tenter ? Quant à moi, je pense que non. Plus nous avons la prétention d'être sincèrement et loyalement convertis à de nouvelles doctrines, plus nous devons confesser la vérité et laisser exercer aux autres hommes le droit de juger nos doutes et nos erreurs passées. C'est à cette condition seulement qu'ils pourront connaître et apprécier nos croyances actuelles ; car, quelque peu qu'il soit, chacun de nous tient une place dans l'histoire du siècle. La postérité n'enregistrera que les grands noms, mais la clameur que nous avons élevée ne retombera pas dans le silence de l'éternelle nuit ; elle aura éveillé des échos ; elle aura soulevé des controverses ; elle aura suscité des esprits intolérants pour en étouffer l'essor, et des intelligences généreuses pour en adoucir l'amertume elle aura, en un mot, produit tout le mal et tout le bien qu'il était dans sa mission providentielle de produire ; car le doute et le désespoir sont de grandes maladies que la race humaine doit subir pour accomplir son progrès religieux. Le doute est un droit sacré, imprescriptible de la conscience humaine qui examine pour rejeter ou adopter sa croyance. Le désespoir en est la crise fatale, le paroxysme redoutable. Mais, mon Dieu ! ce désespoir est une grande chose ! Il est le plus ardent appel de l'âme vers vous, il est le plus irrécusable témoignage de votre existence en nous et de votre amour pour nous, puisque nous ne pouvons perdre la certitude de cette existence et le sentiment de cet amour sans tomber aussitôt dans une nuit affreuse, pleine de terreurs et d'angoisses mortelles. Je n'hésite pas à le croire, la Divmité à de paternelles sollicitudes pour ceux qui, loin de la nier dans l'enivrement du vice, la pleurent dans l'horreur de la solitude ; et si elle se voile à jamais aux yeux de ceux qui la discutent avec une froide impudence, elle est bien près de se révéler à ceux qui la cherchent dans les larmes. Dans le bizarre et magnifique poème des Dziady, le Konrad de Miekiewicz est soutenu par les anges au moment où il se roule dans la poussière en maudissant le Dieu qui l'abandonne, et le Manfred de Byron refuse à l'esprit du mal cette âme que le démon a si longtemps torturée, mais qui lui échappe à l'heure de la mort. Reconnaissons donc que nous n'avons pas le droit de reprendre et de transformer, par un lâche replâtrage, les hérésies sociales ou religieuses que nous avons émises. Si reconnaître une erreur passée et confesser une foi nouvelle est un devoir, nier cette erreur ou la dissimuler pour rattacher gauchement les parties disloquées de l'édifice de sa vie, est une sorte d'apostasie non moins coupable et plus digne de mépris que les autres. La vérité ne peut pas changer de temple et d'autel suivant le caprice ou l'intérêt des hommes ; si les hommes se trompent, qu'ils avouent leur égarement, mais qu'ils ne fassent point à la déesse nue l'outrage de la revêtir du manteau rapiécé qu'ils ont traîné par le chemin.

Pénétré de l'inviolabilité du passé, je n'ai donc usé du droit de corriger mon envie que quant à la forme. J'ai use de celui-là très largement, et Lélia n'en reste pas moins l'oeuvre du doute, la plainte du scepticisme. Quelques personnes m'ont dit que ce livre leur avait fait du mal ; je crois qu'il en est un plus grand nombre à qui ce livre a pu faire quelque bien ; car, après l'avoir lu, tout esprit sympathique aux douleurs qu'il exprime a du sentir le besoin de chercher sa voie vers la vérité avec plus d'ardeur et de courage ; et quant aux esprits qui, soit par puissance de conviction, soit par mépris de toute conviction, n'ont jamais souffert rien de semblable, cette lecture n'a pu leur faire ni bien, ni mal. Il est possible que quelques personnes, plongées dans 1'indifférence de toute idée sérieuse, aient senti à la lecture d'ouvrages de ce genre s'éveiller en elles une tristesse et un effroi jusqu'alors inconnus. Après tant d'oeuvres du génie sceptique que j'ai mentionnées plus haut, Lélia ne peut avoir qu'une bien faible part dans le reflet de ces manifestations du doute. D'ailleurs l'effet est salutaire, et, pourvu qu'une âme sorte de l'inertie, qui équivaut au néant, peu importe qu'elle tende à s'élever par la tristesse ou par la joie. La question pour nous en cette vie, et en ce siècle particulièrement, n'est pas de nous endormir dans de vains amusements et de fermer notre coeur à la grande infortune du doute ; nous avons quelque chose de mieux à faire : c'est de combattre cette infortune et d'en sortir, non seulement pour relever en nous la dignité humaine, mais encore pour ouvrir le chemin à la génération qui nous suit. Acceptons donc comme une grande leçon les pages sublimes où René, Werther, Obermann, Konrad, Manfred exhalent leur profonde amertume ; elles ont été écrites avec le sang de leurs coeurs ; elles ont été trempées de leurs larmes brûlantes ; elles appartiennent plus encore à l'histoire philosophique du genre humain qu'à ses années poétiques. Ne rougissons pas d'avoir pleuré avec ces grands hommes. La postérité, riche d'une foi nouvelle, les comptera parmi ses premiers martyrs.

Et nous, qui avons osé invoquer leurs noms et marcher dans la poussière de leurs pas, respectons dans nos oeuvres le pâle reflet que leur ombre y avait jeté. Essayons de progresser comme artistes, et, en ce sens, corrigeons nos fautes humblement : essayons surtout de progresser comme membres de la famille humaine, mais sans folle vanité et sans hypocrite sagesse : souvenons-nous bien que nous avons erré dans les tenèbres, et que nous y avons reçu plus d'une blessure dont la cicatrice est ineffaçable.

Indiana

George Sand Préface de l'édition de 1832

Si quelques pages de ce livre encouraient le grave reproche de tendance vers des croyances nouvelles, si des juges rigides trouvaient leur allure imprudente et dangereuse, il faudrait répondre à la critique qu'elle fait beaucoup trop d'honneur à une oeuvre sans importance ; que, pour se prendre aux grandes questions de l'ordre social, il faut se sentir une grande force d'âme ou s'attribuer un grand talent, et que tant de présomption n'entre point dans la donnée d'un récit fort simple où l'écrivain n'a presque rien créé. Si, dans le cours de sa tâche, il lui est arrivé d'exprimer des plaintes arrachées à ses personnages par le malaise social dont ils sont atteints ; s'il n'a pas craint de répéter leurs aspirations vers une existence meilleure, qu'on s'en prenne à la société pour ses inégalités, à la destinée pour ses caprices ! L'écrivain n'est qu'un miroir qui les reflète, une machine qui les décalque, et qui n'a rien à se faire pardonner si ses empreintes sont exactes, si son reflet est fidèle.

Considérez ensuite que le narrateur n'a pas pris pour texte ou pour devise quelques cris de souffrance et de colère épars dans le drame d'une vie humaine. Il n'a point la prétention de cacher un enseignement grave sous la forme d'un conte ; il ne vient pas donner son coup de main à l'édifice qu'un douteux avenir nous prépare, son coup de pied à celui du passé qui s'écroule. Il sait trop que nous vivons dans un temps de ruine morale, où la raison humaine a besoin de rideaux pour atténuer le trop grand jour qui l'éblouit. S'il s'était senti assez docte pour faire un livre vraiment utile, il aurait adouci la vérité, au lieu de la présenter avec ses teintes crues et ses effets tranchants. Ce livre-là eût fait l'office des lunettes bleues pour les yeux malades.

Il ne renonce point à remplir quelque jour cette tâche honnête et généreuse ; mais, jeune qu'il est aujourd'hui, il vous raconte ce qu'il a vu, sans oser prendre ses conclusions sur ce grand procès entre l'avenir et le passé, que peut-être nul homme de la génération présente n'est bien compétent pour juger. Trop consciencieux pour vous dissimuler ses doutes, mais trop timide pour les ériger en certitudes, il se fie à vos réflexions, et s'abstient de porter dans la trame de son récit des idées préconçues, des jugements tout faits. Il remplit son métier de conteur avec ponctualité. Il vous dira tout, même ce qui est fâcheusement vrai ; mais, si vous l'affubliez de la robe du philosophe, vous le verriez bien confus, lui, simple diseur, chargé de vous amuser et non de vous instruire.

Fût-il plus mûr et plus habile, il n'oserait pas encore porter la main sur les grandes plaies de la civilisation agonisante. Il faut être si sûr de pouvoir les guérir, quand on se risque à les sonder ! Il aimerait mieux essayer de vous rattacher à d'anciennes croyances anéanties, à de vieilles dévotions perdues, plutôt que d'employer son talent, s'il en avait, à foudroyer les autels renversés. Il sait pourtant que, par l'esprit de charité qui court, une conscience timorée est méprisée comme une réserve hypocrite dans les opinions, de même que, dans les arts, une allure timide est raillée comme un maintien ridicule ; mais il sait aussi qu'à défendre les causes perdues, il y a honneur, sinon profit.

Pour qui se méprendrait sur l'esprit de ce livre, une semblable profession de foi jurerait comme un anachronisme. Le narrateur espère qu'après avoir écouté son conte jusqu'au bout, peu d'auditeurs nieront la mortalité qui ressort des faits, et qui triomphe là comme dans toutes les choses humaines ; il lui a semblé, en l'achevant, que sa conscience était nette. Il s'est flatté enfin d'avoir raconté sans trop d'humeur les misères sociales, sans trop de passion les passions humaines. Il a mis la sourdine sur ses cordes quand elles résonnaient trop haut ; il a tâché d'étouffer certaines notes de l'âme qui doivent rester muettes, certaines voix du cour qu'on n'éveille pas sans danger.

Peut-être lui rendrez-vous justice, si vous convenez qu'il vous a montré bien misérable l'être qui veut s 'affranchir de son frein légitime, bien désolé le cour qui se révolte contre les arrêts de sa destinée. S'il n'a pas donné le plus beau rôle possible à tel de ses personnages qui représente la loi, s'il a montré moins riant encore tel autre qui représente l'opinion, vous en verrez un troisième qui représente l'illusion, et qui déjoue cruellement les vaines espérances, les folles entreprises de la passion. Vous verrez enfin que, s'il n'a pas effeuillé des roses sur le sol où la loi parque nos volontés comme des appétits de mouton, il a jeté des orties sur les chemins qui nous en éloignent.

Voilà, ce me semble, de quoi garantir suffisamment ce livre du reproche d'immoralité ; mais, si vous voulez absolument qu'un roman finisse comme un conte de Marmontel, vous me reprocherez peut-être les dernières pages ; vous trouverez mauvais que je n'aie pas jeté dans la misère et l'abandon l'être qui, pendant deux volumes, a transgressé les lois humaines. Ici, l'auteur vous répondra qu'avant d'être moral, il a voulu être vrai ; il vous répétera que, se sentant trop neuf pour faire un traité philosophique sur la manière de supporter la vie, il s'est borné à vous dire Indiana, une histoire du cour humain avec ses faiblesses, ses violences, ses droits, ses torts, ses biens et ses maux.

Indiana, si vous voulez absolument expliquer tout dans ce livre, c'est un type ; c'est la femme, l'être faible chargé de représenter les passions comprimées, ou, si vous l'aimez mieux, supprimées par les lois ; c'est la volonté aux prises avec la nécessité ; c'est l'amour heurtant son front aveugle à tous les obstacles de la civilisation. Mais le serpent use et brise ses dents à vouloir ronger une lime ; les forces de l'âme s'épuisent à vouloir lutter contre le positif de la vie. Voilà ce que vous pourrez conclure de cette anecdote, et c'est dans ce sens qu'elle fut racontée à celui qui vous la transmet.

Malgré ces protestations, le narrateur s'attend à des reproches. Quelques âmes probes, quelques consciences d'honnêtes gens, s'alarmeront peut-être de voir la vertu si rude, la raison si triste, l'opinion si injuste. Il s'en effraye ; car ce qu'un écrivain doit craindre le plus au monde, c'est d'aliéner à ses productions la confiance des hommes de bien, c'est d'éveiller des sympathies funestes dans les âmes aigries, c'est d'envenimer les plaies déjà trop cuisantes que le joug social imprime sur des fronts impatients et rebelles.

Le succès qui s'étaye sur un appel coupable aux passions d'une époque est le plus facile à conquérir, le moins honorable à tenter, L'historien d'Indiana se défend d'y avoir songé ; s'il croyait avoir atteint ce résultat, il anéantirait son livre, eût-il pour lui le naïf amour paternel qui emmaillote les productions rachitiques de ces jours d'avortements littéraires.

Mais il espère se justifier en disant qu'il a cru mieux servir ses principes par des exemples vrais que par de poétiques inventions. Avec le caractère de triste franchise qui l'enveloppe, il pense que son récit pourra faire impression sur des cerveaux ardents et jeunes. Ils se méfieront difficilement d'un historien qui passe brutalement au milieu des faits, coudoyant à droite et à gauche sans plus d'égard pour un camp que pour l'autre. Rendre une cause odieuse ou ridicule, c'est la persécuter et non pas la combattre. Peut-être que tout l'art du conteur consiste à intéresser à leur propre histoire les coupables qu'il veut ramener, les malheureux qu'il veut guérir.

Ce serait donner trop d'importance à un ouvrage destiné sans doute à faire peu de bruit que de vouloir écarter de lui toute accusation. Aussi l'auteur s'abandonne tout entier à la critique ; un seul grief lui semble trop grave pour qu'il l'accepte, c'est celui d'avoir voulu faire un livre dangereux. Il aimerait mieux rester à jamais médiocre que d'élever sa réputation sur une conscience ruinée. Il ajoutera donc encore un mot pour repousser le blâme qu'il redoute le plus.

Raymon, direz-vous, c'est la société ; l'égoïsme, c'est la morale, c'est la raison. - Raymon, répondra l'auteur, c'est la fausse raison, la fausse morale par qui la société est gouvernée ; c'est l'homme d'honneur comme l'entend le monde, parce que le monde n'examine pas d'assez près pour tout voir. L'homme de bien, vous l'avez à côté de Raymon ; et vous ne direz pas qu'il est ennemi de l'ordre ; car il immole son bonheur, il fait abnégation de lui-même devant toutes les questions d'ordre social.

Ensuite vous direz que l'on ne vous a pas montré la vertu récompensée d'une façon assez éclatante. Hélas ! on vous répondra que le triomphe de la vertu ne se voit plus qu'aux théâtres du boulevard. L'auteur vous dira qu'il ne s'est pas engagé à vous montrer la société vertueuse, mais nécessaire, et que l'honneur est devenu difficile comme l'héroïsme, dans ces jours de décadence morale. Pensez-vous que cette vérité dégoûte les grandes âmes de l'honneur ? Je pense tout le contraire.

Préface de l'édition de 1842n>

Si j'ai laissé réimprimer les pages qu'on vient de lire, ce n'est pas qu'elles résument d'une manière claire et complète la croyance à laquelle je suis arrivé aujourd'hui relativement au droit de la société sur les individus. C'est seulement parce que je regarde les opinions librement émises dans le passé comme quelque chose de sacré, que nous ne devons ni reprendre, ni atténuer, ni essayer d'interpréter à notre guise. Mais, aujourd'hui qu'après avoir marché dans la vie j'ai vu l'horizon s'élargir autour de moi, je crois devoir dire au lecteur ce que je pense de mon oeuvre.

Lorsque j'écrivis le roman d'Indiana, j'étais jeune, j'obéissais à des sentiments pleins de force et de sincérité, qui débordèrent de là dans une série de romans basés à peu près tous sur la même donnée : le rapport mal établi entre les sexes, par le fait de la société. Ces romans furent tous plus ou moins incriminés par la critique, comme portant d'imprudentes atteintes à l'institution du mariage. Indiana, malgré le peu d'ampleur des aperçus et la naïveté des incertitudes, n'échappa point à cette indignation de plusieurs esprits soi-disant sérieux, que j'étais fort disposé alors à croire sur parole et à écouter docilement. Mais, quoique ma raison fût à peine suffisamment développée pour écrire sur un sujet aussi sérieux, je n'étais pas assez enfant pour ne pas juger à mon tour la pensée de ceux qui jugeaient la mienne. Quelque simple que soit un accusé, quelque habile que soit un magistrat, cet accusé a bien assez de sa conscience pour savoir si la sentence de ce magistrat est équitable ou perverse, sage ou absurde.

Certains journalistes qui s'érigent de nos jours en représentants et en gardiens de la morale publique (je ne sais pas en vertu de quelle mission, puisque je ne sais pas au nom de quelle foi), se prononcèrent avec rigueur contre les tendances de mon pauvre conte, et lui donnèrent, en le présentant comme un plaidoyer contre l'ordre social, une importance et une sorte de retentissement auxquels il ne serait point arrivé sans cela. C'était investir d'un rôle bien grave et bien lourd un jeune auteur à peine initié aux premières idées sociales, et qui n'avait pour tout bagage littéraire et philosophique qu'un peu d'imagination, du courage et l'amour de la vérité. Sensible aux reproches, et presque reconnaissant des leçons qu'on voulait bien lui donner, il examina les réquisitoires qui traduisaient devant l'opinion publique la moralité de ses pensées, et, grâce à cet examen où il ne porta aucun orgueil, il a peu à peu acquis des convictions qui n'étaient encore que des sentiments au début de sa carrière, et qui sont aujourd'hui des principes.

Pendant dix années de recherches, de scrupules et d'irrésolutions souvent douloureuses, mais toujours sincères, fuyant le rôle de pédagogue que m'attribuaient les uns pour me rendre ridicule, détestant l'imputation d'orgueil et de colère dont me poursuivaient les autres pour me rendre odieux, procédant, suivant mes facultés d'artiste, par l'analyse de la vie pour en chercher la synthèse, j'ai donc raconté des faits qu'on a reconnus parfois vraisemblables, et peint des caractères qu'on m'a souvent accordé d'avoir su étudier avec soin. Je me suis borné à ce travail, cherchant à établir ma propre conviction bien plutôt qu'à ébranler celle des autres, et me disant que, si je me trompais, la société saurait bien faire entendre des voix puissantes pour renverser mes arguments, et réparer par de sages réponses le mal qu'auraient pu faire mes imprudentes questions. Des voix nombreuses se sont élevées, en effet, pour mettre le public en garde contre l'écrivain dangereux ; mais, quant à de sages réponses, le public et l'auteur attendent encore.

Longtemps après avoir écrit la préface d'Indiana sous l'empire d'un reste de respect pour la société constituée, je cherchais encore à résoudre cet insoluble problème : le moyen de concilier le bonheur et la dignité des individus opprimés par cette même société, sans modifier la société elle-même. Penché sur les victimes, et mêlant ses larmes aux leurs, se faisant leur interprète auprès de ses lecteurs, mais, comme un défenseur prudent, ne cherchant point trop à pallier la faute de ses clients, et s'adressant bien plus à la clémence des juges qu'à leur austérité, le romancier est le véritable avocat des êtres abstraits qui représentent nos passions et nos souffrances devant le tribunal de la force et le jury de l'opinion. C'est une tâche qui a sa gravité sous une apparence frivole, et qu'il est assez difficile de maintenir dans sa véritable voie, troublé qu'on est à chaque pas par ceux qui vous veulent trop sérieux dans la forme, et par ceux qui vous veulent trop léger dans le fond.

Je ne me flatte pas d'avoir rempli habilement cette tâche ; mais je suis sûr de l'avoir tentée sérieusement, au milieu des fluctuations intérieures où ma conscience, tantôt effrayée par l'ignorance de ses droits, tantôt stimulée par un cour épris de justice et de vérité, marchait pourtant à son but sans trop s'en écarter et sans faire trop de pas en arrière.

Initier le public à cette lutte intérieure par une suite de préfaces et de discussions eût été un moyen puéril, où la vanité de parler de soi eût pris trop de place, à mon gré. J'ai dû m'en abstenir, ainsi que de toucher trop vite aux points restés obscurs dans mon intelligence. Les conservateurs m'ont trouvé trop audacieux, les novateurs trop timides. J'avoue que j'avais du respect et de la sympathie pour le passé et pour l'avenir, et, dans le combat, je n'ai trouvé de calme pour mon esprit que le jour où j'ai bien compris que l'un ne devait pas être la violation et l'anéantissement, mais la continuation et le développement de l'autre.

Après ces dix années de noviciat, initié enfin à des idées plus larges, que j'ai puisées non en moi, mais dans les progrès philosophiques qui se sont opérés autour de moi (en particulier dans quelques vastes intelligences que j'ai religieusement interrogées, et, en général, dans le spectacle des souffrances de mes semblables), j'ai enfin compris que, si j'avais bien fait de douter de moi et d'hésiter à me prononcer à l'époque d'ignorance et d'inexpérience où j'écrivais Indiana, mon devoir actuel est de me féliciter des hardiesses auxquelles je me suis cependant laissé emporter alors et depuis ; hardiesses qu'on m'a tant reprochées, et qui eussent été plus grandes encore si j'avais su combien elles étaient légitimes, honnêtes et sacrées.

Aujourd'hui donc que je viens de relire le premier roman de ma jeunesse avec autant de sévérité et de détachement que si c'était l'oeuvre d'un autre, au moment de le livrer à une publicité que l'édition populaire ne lui a pas encore donnée, résolu d'avance, non pas à me rétracter (on ne doit jamais rétracter ce qui a été fait et dit de bonne foi), mais à me condamner si j'eusse reconnu mon ancienne tendance erronée ou dangereuse, je me suis trouvé tellement d'accord avec moi-même dans le sentiment qui me dicta Indiana, et qui me le dicterait encore si j'avais à raconter cette histoire aujourd'hui pour la première fois, que je n'ai voulu y rien changer, sauf quelques phrases incorrectes et quelques mots impropres. Sans doute, il en reste encore beaucoup, et le mérite littéraire de mes écrits, je le soumets entièrement aux leçons de la critique ; je lui reconnais à cet égard toute la compétence qui me manque. Qu'il y ait aujourd'hui dans la presse quotidienne une incontestable masse de talent, je ne le nie pas, et j'aime à le reconnaître. Mais qu'il y ait dans cet ordre d'élégants écrivains beaucoup de philosophes et de moralistes, je le nie positivement, n'en déplaise à ceux qui m'ont condamné, et qui me condamneront encore à la première occasion, du haut de leur morale et de leur philosophie.

Ainsi, je le répète, j'ai écrit Indiana, et j'ai dû l'écrire ; j'ai cédé à un instinct puissant de plainte et de reproche que Dieu avait mis en moi, Dieu qui ne fait rien d'inutile, pas même les plus chétifs êtres, et qui intervient dans les plus petites causes aussi bien que dans les grandes. Mais quoi ! celle que je défendais est-elle donc si petite ? C'est celle de la moitié du genre humain, c'est celle du genre humain tout entier ; car le malheur de la femme entraîne celui de l'homme, comme celui de l'esclave entraîne celui du maître, et j'ai cherché à le montrer dans Indiana. On a dit que c'était une cause individuelle que je plaidais ; comme si, à supposer qu'un sentiment personnel m'eût animé, j'eusse été le seul être infortuné dans cette humanité paisible et radieuse ! Assez de cris de douleur et de sympathie ont répondu au mien pour que je sache maintenant à quoi m'en tenir sur la suprême félicité d'autrui.

Je ne crois pas avoir jamais rien écrit sous l'influence d'une passion égoïste ; je n'ai même jamais songé à m'en défendre. Ceux qui m'ont lu sans prévention comprennent que j'ai écrit Indiana avec le sentiment non raisonné, il est vrai, mais profond et légitime, de l'injustice et de la barbarie des lois qui régissent encore l'existence de la femme dans le mariage, dans la famille et la société. Je n'avais point à faire un traité de jurisprudence, mais à guerroyer contre l'opinion ; car c'est elle qui retarde ou prépare les améliorations sociales. La guerre sera longue et rude ; mais je ne suis ni le premier, ni le seul, ni le dernier champion d'une si belle cause, et je la défendrai tant qu'il me restera un souffle de vie.

Ce sentiment qui m'animait au commencement, je l'ai donc raisonné et développé à mesure qu'on l'a combattu et blâmé en moi. Des critiques injustes ou malveillantes m'en ont appris plus long que ne m'en eût fait découvrir le calme de l'impunité. Sous ce rapport, je rends donc grâce aux juges maladroits qui m'ont éclairé. Les motifs de leurs arrêts ont jeté dans ma pensée une vive lumière, et fait passer dans ma conscience une profonde sécurité. Un esprit sincère fait son profit de tout, et ce qui découragerait la vanité redouble l'ardeur du dévouement.

Qu'on ne voie pas dans les reproches que, du fond d'un cour aujourd'hui sérieux et calme, je viens d'adresser à la plupart des journalistes de mon temps, une protestation quelconque contre le droit de contrôle dont la moralité publique investit la presse française. Que la critique remplisse souvent mal et comprenne mal encore sa mission dans la société actuelle, ceci est évident pour tout le monde ; mais que la mission en elle-même soit providentielle et sacrée, nul ne peut le nier, à moins d'être athée en fait de progrès, à moins d'être l'ennemi de la vérité, le blasphémateur de l'avenir, et l'indigne enfant de la France. Liberté de la pensée, liberté d'écrire et de parler, sainte conquête de l'esprit humain ! que sont les petites souffrances et les soucis éphémères engendrés par tes erreurs ou tes abus, au prix des bienfaits infinis que tu prépares au monde ?

Les Misérables

Victor Hugo notes liminaires pour Les Misérables - 1862

Tant qu'il existera, par le fait des lois et des moeurs, une damnation sociale créant artificiellement, en pleine civilisation, des enfers, et compliquant d'une fatalité humaine la destinée qui est divine ; tant que les trois problèmes du siècle, la dégradation de l'homme par le prolétariat, la déchéance de la femme par la faim, l'atrophie de l'enfant par la nuit, ne seront pas résolus ; tant que, dans de certaines régions, l'asphyxie sociale sera possible ; en d'autres termes, et à un point de vue plus étendu encore, tant qu'il y aura sur la terre ignorance et misère, des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas être inutiles. - Hauteville-House, 1862.

Notre Dame de Paris

Victor Hugo préface de 1831-32

Il y a quelques années qu'en visitant, ou, pour mieux dire, en furetant Notre-Dame, l'auteur de ce livre trouva, dans un recoin obscur de l'une des tours, ce mot gravé à la main sur le mur :

AN??KH

Ces majuscules grecques, noires de vétusté et assez profondément entaillées dans la pierre, je ne sais quels signes propres à la calligraphie gothique empreints dans leurs formes et dans leurs attitudes, comme pour révéler que c'était une main du moyen âge qui les avait écrites là, surtout le sens lugubre et fatal qu'elles renferment, frappèrent vivement l'auteur.

Il se demanda, il chercha à deviner quelle pouvait être l'âme en peine qui n'avait pas voulu quitter ce monde sans laisser ce stigmate de crime ou de malheur au front de la vieille église.

Depuis, on a badigeonné ou gratté (je ne sais plus lequel) le mur, et l'inscription a disparu. Car c'est ainsi qu'on agit depuis tantôt deux cents ans avec les merveilleuses églises du moyen âge. Les mutilations leur viennent de toutes parts, du dedans comme du dehors. Le prêtre les badigeonne, l'architecte les gratte ; puis le peuple survient, qui les démolit.

Ainsi, hormis le fragile souvenir que lui consacre ici l'auteur de ce livre, il ne reste plus rien aujourd'hui du mot mystérieux gravé dans la sombre tour de Notre-Dame, rien de la destinée inconnue qu'il résumait si mélancoliquement. L'homme qui a écrit ce mot sur ce mur s'est effacé, il y a plusieurs siècles, du milieu des générations, le mot s'est à son tour effacé du mur de l'église, l'église elle-même s'effacera bientôt peut-être de la terre.

C'est sur ce mot qu'on a fait ce livre.

Février 1831.

Note ajoutée à l'édition définitive (1832)

C'est par erreur qu'on a annoncé cette édition comme devant être augmentée de plusieurs chapitres nouveaux. Il fallait dire inédits. En effet, si par nouveaux on entend nouvellement faits, les chapitres ajoutés à cette édition ne sont pas nouveaux. Ils ont été écrits en même temps que le reste de l'ouvrage, ils datent de la même époque et sont venus de la même pensée, ils ont toujours fait partie du manuscrit de Notre-Dame de Paris. Il y a plus, l'auteur ne comprendrait pas qu'on ajoutât après coup des développements nouveaux à un ouvrage de ce genre. Cela ne se fait pas à volonté. Un roman, selon lui, naît, d'une façon en quelque sorte nécessaire, avec tous ses chapitres ; un drame naît avec toutes ses scènes. Ne croyez, pas qu'il y ait rien d'arbitraire dans le nombre de parties dont se compose ce tout, ce mystérieux microcosme que vous appelez drame ou roman. La greffe ou la soudure prennent mal sur des oeuvres de cette nature, qui doivent jaillir d'un seul jet et rester telles quelles. Une fois la chose faite, ne vous ravisez pas, n'y retouchez plus. Une fois que le livre est publié, une fois que le sexe de l'oeuvre, virile ou non, a été reconnu et proclamé, une fois que l'enfant a poussé son premier cri, il est né, le voilà, il est ainsi fait, père ni mère n'y peuvent plus rien, il appartient à l'air et au soleil, laissez-le vivre ou mourir comme il est. Votre livre est-il manqué ? tant pis. N'ajoutez pas de chapitres à un livre manqué. Il est incomplet ? il fallait le compléter en l'engendrant. Votre arbre est noué ? Vous ne le redresserez pas. Votre roman est phtisique ? votre roman n'est pas viable ? Vous ne lui rendrez pas le souffle qui lui manque. Votre drame est né boiteux ? Croyez-moi, ne lui mettez pas de jambe de bois.

L'auteur attache donc un prix particulier à ce que le public sache bien que les chapitres ajoutés ici n'ont pas été faits exprès pour cette réimpression. S'ils n'ont pas été publiés dans les précédentes éditions du livre, c'est pour une raison bien simple. À l'époque où Notre-dame de Paris s'imprimait pour la première fois, le dossier qui contenait ces trois chapitres s'égara. Il fallait ou les récrire, ou s'en passer. L'auteur considéra que les deux seuls de ces chapitres qui eussent quelque importance par leur étendue, étaient des chapitres d'art et d'histoire qui n'entamaient en rien le fond du drame et du roman, que le public ne s'apercevrait pas de leur disparition, et qu'il serait seul, lui l'auteur, dans le secret de cette lacune. Il prit le parti de passer outre. Et puis, s'il faut tout avouer, sa paresse recula devant la tâche de récrire trois chapitres perdus. Il eût trouvé plus court de faire un nouveau roman.

Aujourd'hui, les chapitres se sont retrouvés, et il saisit la première occasion de les remettre à leur place.

Voici donc maintenant son oeuvre entière, telle qu'il l'a rêvée, telle qu'il l'a faite, bonne ou mauvaise, durable ou fragile, mais telle qu'il la veut.

Sans doute ces chapitres retrouvés auront peu de valeur aux yeux des personnes, d'ailleurs fort judicieuses, qui n'ont cherché dans Notre-Dame de Paris que le drame, que le roman. Mais il est peut-être d'autres lecteurs qui n'ont pas trouvé inutile d'étudier la pensée d'esthétique et de philosophie cachée dans ce livre, qui ont bien voulu, en lisant Notre-Dame de Paris, se plaire à démêler sous le roman autre chose que le roman, et à suivre, qu'on nous passe ces expressions un peu ambitieuses, le système de l'historien et le but de l'artiste à travers la création telle quelle du poète.

C'est pour cela surtout que les chapitres ajoutés à cette édition complèteront Notre-Dame de Paris, en n'admettant que Notre-Dame de Paris vaille la peine d'être complétée.

L'auteur exprime et développe dans un de ces chapitres, sur la décadence actuelle de l'architecture et sur la mort, selon lui aujourd'hui presque inévitable, de cet art-roi, une opinion malheureusement bien enracinée chez lui et bien réfléchie. Mais il sent le besoin de dire ici qu'il désire vivement que l'avenir lui donne tord un jour. Il sait que l'art, sous toutes ses formes, peut tout espérer des nouvelles générations dont on entend sourdre dans nos ateliers le génie encore en germe. Le grain est dans le sillon, la moisson certainement sera belle. Il craint seulement, et l'on pourra voir pourquoi au tome second de cette édition, que la sève ne se soit retirée de ce vieux sol de l'architecture qui a été pendant tant de siècles le meilleur terrain de l'art.

Cependant, il y a aujourd'hui dans la jeunesse artiste tant de vie, de puissance et pour ainsi dire de prédestination, que, dans nos écoles d'architecture en particulier, à l'heure qu'il est, les professeurs, qui sont détestables, font, non seulement à leur insu, mais même tout à fait malgré eux, des élèves qui sont excellents ; tout au rebours de ce potier dont parle Horace, lequel méditait des amphores et produisait des marmites. Currit rota, urceus exit.

Mais dans tous les cas, quel que soit l'avenir de l'architecture, de quelque façon que nos jeunes architectes résolvent un jour la question de leur art, en attendant les monuments nouveaux, conservons les monuments anciens. Inspirons, s'il est possible, à la nation l'amour de l'architecture nationale. C'est là, l'auteur le déclare, un des buts principaux de ce livre ; c'est là un des buts principaux de sa vie.

Notre-Dame de Paris a peut-être ouvert quelques perspectives vraies sur l'art du moyen âge, sur cet art merveilleux, jusqu'à présent inconnu des uns, et ce qui est pis encore, méconnu des autres. Mais l'auteur est bien loin de considérer comme accomplie la tâche qu'il s'est volontairement imposée. Il a déjà plaidé dans plus d'une occasion la cause de notre vieille architecture, il a déjà dénoncé à haute voix bien des profanations, bien des démolitions, bien des impiétés. Il ne se lassera pas. Il s'est engagé à revenir souvent sur ce sujet, il y reviendra. Il sera aussi infatigable à défendre nos édifices historiques que nos iconoclastes d'écoles et d'académies sont acharnés à les attaquer. Car c'est une chose affligeante de voir en quelles main l'architecture du moyen âge est tombée et de quelle façon les gâcheurs de plâtre d'à présent traitent la ruine de ce grand art. C'est même une honte pour nous autres, hommes intelligents qui les voyons faire et qui nous contentons de les huer. Et l'on ne parle pas ici seulement de ce qui se passe en province, mais de ce qui se fait à Paris, à notre porte, sous nos fenêtres, dans la grande ville, dans la ville lettrée, dans la cité de la presse, de la parole, de la pensée. Nous ne pouvons résister au besoin de signaler, pour terminer cette note, quelques-uns de ces actes de vandalisme qui tous les jours sont projetés, débattus, commencés, continués et menés paisiblement à bien sous nos yeux, sous les yeux du public artiste de Paris, face à face avec la critique, que tant d'audace déconcerte. On vient de démolir l'archevêché, édifice d'un pauvre goût, le mal n'est pas grand ; mais tout en bloc avec l'archevêché on a démoli l'évêché, rare débris du quatorzième siècle, que l'architecture démolisseur n'a pas su distinguer du reste. Il a arraché l'épi avec l'ivraie ; c'est égal. On parle de raser l'admirable chapelle de Vincennes, pour faire avec les pierres je ne sais quelle fortification, dont Daumesnil n'avait pourtant pas eu besoin. Tandis qu'on répare à grands frais et qu'on restaure le palais Bourbon, cette masure, on laisse s'effondrer par les coups de vent de l'équinoxe les vitraux magnifiques de la Sainte-Chapelle. Il y a, depuis quelques jours, un échafaudage sur la tour de Saint-Jacques-de-la-Boucherie ; et un de ces matins la pioche s'y mettra. Il s'est trouvé un maçon pour bâtir une maisonnette blanche entre les vénérables tours du Palais de Justice. Il s'en est trouvé un autre pour châtrer Saint-Germain-des-Prés, la féodale abbaye aux trois clochers. Il s'en trouvera un autre, n'en doutez pas, pour jeter bas Saint-Germain-l'Auxerrois. Tous ces maçons-là se prétendent architectes, sont payés par la préfecture ou par les menus, et ont des habits verts. Tout le mal que le faux goût peut faire au vrai goût, ils le font. À l'heure où nous écrivons, spectacle déplorable ! l'un d'eux tient les Tuileries, l'un d'eux balafre Philibert Delorme au beau milieu du visage, et ce n'est pas, certes, un des médiocres scandales de notre temps de voir s'épater tout au travers d'une des plus délicates façades de la renaissance !

Paris, 20 octobre 1832.

Lucien Leuwen

Stendhal 1836 : préface

Cet ouvrage-ci est fait bonnement et simplement, sans chercher aucunement les allusions, et même en cherchant à en éviter quelques-unes. Mais l'auteur pense que, excepté pour la passion du héros, un roman doit être un miroir.

Si la police rend imprudente la publication, on attendra dix ans.

2 août 1836.

Deuxième préface
Racine était un hypocrite lâche et sournois, car il a peint Néron ; tout comme Richardson, cet imprimeur puritain et envieux, était sans doute un admirable séducteur de femmes car il a fait Lovelace. L'auteur du roman que vous allez lire, ô lecteur bénévole, si vous avez beaucoup de patience, est un républicain enthousiaste de Robespierre et de Couthon. Mais, en même temps, il désire avec passion le retour de la branche aînée et le règne de Louis XIX. Mon éditeur m'a assuré qu'on m'imputerait toutes ces belles choses, non par malice, mais en vertu de la petite dose d'attention que le Français du XIXe siècle accorde à tout ce qu'il lit. Ce sont les journaux qui l'ont mis là.

Pour peu qu'un roman s'avise de peindre les habitudes de la société actuelle, avant d'avoir de la sympathie pour les personnages, le lecteur se dit : « De quel parti est cet homme-là ? » Voilà la réponse : « L'auteur est simplement partisan modéré de la Charte de 1830. » C'est pourquoi il a osé copier, jusque dans les détails, des conversations républicaines et des conversations légitimistes, sans prêter à ces partis opposés plus d'absurdités qu'ils n'en ont réellement, sans faire des caricatures, parti dangereux qui fera peut-être que chaque parti croira l'auteur partisan forcené du parti contraire.

L'auteur ne voudrait pour rien au monde vivre sous une démocratie semblable à celle d'Amérique, pour la raison qu'il aime mieux faire la cour à M. le ministre de l'Intérieur qu'à l'épicier du coin de la rue.

En fait de partis extrêmes, ce sont toujours ceux qu'on a vus en dernier lieu qui semblent les plus ridicules. Du reste, quel triste temps que celui où l'éditeur d'un roman frivole demande instamment à l'auteur une préface du genre de celle-ci. Ah ! qu'il eût mieux valu naître deux siècles et demi plus tôt, sous Henri IV, en 1600 ! La vieillesse est amie de l'ordre et a peur de tout. Celle de notre homme, né en 1600, se fût facilement accommodée du despotisme si noble du roi Louis XIV et du gouvernement que nous montre si bien l'inflexible génie du duc de Saint-Simon. Il a été vrai, on l'appelle méchant.

Si, par hasard, l'auteur de ce roman futile avait pu atteindre à la vérité, lui ferait-on le même reproche ? Il a fait tout ce qu'il fallait pour ne le mériter en aucune façon. En peignant ces figures, il se laissait aller aux douces illusions de son art, et son âme était bien éloignée des pensées corrodantes de la haine. Entre deux hommes d'esprit, l'un extrêmement républicain, l'autre extrêmement légitimiste, le penchant secret de l'auteur sera pour le plus aimable. En général, le légitimiste aura des manières plus élégantes et saura un plus grand nombre d'anecdotes amusantes ; le républicain aura plus de feu dans l'âme et des façons plus simples et plus jeunes. Après avoir pesé ces qualités d'un genre opposé, l'auteur, ainsi qu'il en a déjà prévenu, préférera le plus aimable des deux ; et leurs idées politiques n'entreront pour rien dans les motifs de sa préférence.

Troisième préface
Il y avait un jour un homme qui avait la fièvre et qui venait de prendre du quinquina. Il avait encore le verre à la main, et faisant la grimace à cause de l'amertume, il se regarda au miroir et se vit pâle et même un peu vert. Il quitta rapidement son verre et se jeta sur le miroir pour le briser.

Tel sera peut-être le sort des volumes suivants. Par malheur pour eux, ils ne racontent point une action passée il y a cent ans, les personnages sont contemporains ; ils vivaient, ce me semble, il y a deux ou trois ans. Est-ce la faute de l'auteur si quelques-uns sont légitimistes décidés et si d'autres parlent comme des républicains ? L'auteur restera-t-il convaincu d'être à la fois légitimiste et républicain ?

À vrai dire, puisqu'on est forcé de faire un aveu si sérieux, crainte de pis, l'auteur serait au désespoir de vivre sous le gouvernement de New York. Il aime mieux faire la cour à M. Guizot que faire la cour à son bottier. Au dix-neuvième siècle, la démocratie amène nécessairement dans la littérature le règne des gens médiocres, raisonnables, bornés et plats, littérairement parlant.

21 octobre 1836.
texte numérique

Armance ou Quelques scènes d'un salon de Paris en 1827

Stendhal 1827

Avant propos

Une femme d'esprit, qui n'a pas des idées bien arrêtées sur les mérites littéraires, m'a prié, moi indigne, de corriger le style de ce roman. Je suis loin d'adopter certains sentiments politiques qui semblent mêlés à la narration; voilà ce que j'avais besoin de dire au lecteur. L'aimable auteur et moi nous pensons d'une manière opposée sur bien des choses, mais nous avons, également en horreur ce qu'on appelle des applications. On fait à Londres des romans très piquants : Vivian Gry, Almak's High life, Matilda, etc., qui ont besoin d'une clé. Ce sont des caricatures fort plaisantes contre des personnes que les hasards de la naissance ou de la fortune ont placées dans une position qu'on envie.

Voilà un genre de mérite littéraire dont nous ne voulons point. L'auteur n'est pas entré, depuis 1814, au premier étage du palais des Tuileries ; il a tant d'orgueil, qu'il ne connaît pas même de nom les personnes qui se font sans doute remarquer dans un certain monde.

Mais il a mis en scène des industriels et des privilégiés, dont il a fait la satire. Si l'on demandait des nouvelles du jardin des Tuileries aux tourterelles qui soupirent au faîte des grands arbres, elles diraient : "C'est une immense plaine de verdure où l'on jouit de la plus vive clarté." Nous, promeneurs, nous répondrions : "C'est une promenade délicieuse et sombre où l'on est à l'abri de la chaleur et surtout du grand jour désolant en été." C'est ainsi que la même chose, chacun la juge d'après sa position; c'est dans des termes aussi opposés que parlent de l'état actuel de la société des personnes également respectables qui veulent suivre des routes différentes pour nous conduire au bonheur. Mais chacun prête des ridicules au parti contraire.

Imputerez-vous à un tour méchant dans l'esprit de l'auteur les descriptions malveillantes et fausses que chaque parti fait des salons du parti opposé ? Exigerez-vous que des personnages passionnés soient des sages philosophes, c'est-à-dire n'aient point de passions ? En 1760 il fallait de la grâce, de l'esprit et pas beaucoup d'humeur, ni pas beaucoup d'honneur, comme disait le régent, pour gagner la faveur du maître et de la maîtresse.

Il faut de l'économie, du travail opiniâtre, de la solidité et l'absence de toute illusion dans une tête, pour tirer parti de la machine à vapeur. Telle est la différence entre le siècle qui finit en 1789 et celui qui commença vers 1815.

Napoléon chantonnait constamment en allant en Russie ces mots qu'il avait entendus si bien dits par Porto (dans la Molinara) :

Si batte net mio cuore

L'inchiostro e la farina

C'est ce que pourraient répéter bien des jeunes gens qui ont à la fois de la naissance et de l'esprit.

En parlant de notre siècle, nous nous trouvons avoir esquissé deux des caractères principaux de la Nouvelle suivante, Elle n'a peut-être pas vingt pages qui avoisinent le danger de paraître satiriques; mais l'auteur suit une autre route; mais le siècle est triste, il aide l'humeur, et il faut prendre ses précautions avec lui, même en publiant une brochure qui, je l'ai déjà dit à l'auteur, sera oubliée au plus tard dans six mois, comme les meilleures de son espèce.

En attendant, nous sollicitons un peu de l'indulgence que l'on a montrée aux auteurs de la comédie des Trois Quartiers. Ils ont présenté un miroir au public; est-ce leur faute si des gens laids ont passé devant ce miroir ? De quel parti est un miroir ?

On trouvera dans le style de ce roman des façons de parler naïves, que je n'ai pas eu le courage de changer. Rien d'ennuyeux pour moi comme l'emphase germanique et romantique. L'auteur disait : "Une trop grande recherche des tournures nobles produit à la fin du respect et de la sécheresse; elles font lire avec plaisir une page, mais ce précieux charmant fait fermer le livre au bout du chapitre, et nous voulons qu'on lise je ne sais combien de chapitres; laissez-moi donc ma simplicité agreste ou bourgeoise."

Notez que l'auteur serait au désespoir que je lui crusse un style bourgeois. Il y a de la fierté à l'infini dans ce cour-là. Ce cour appartient à une femme qui se croirait vieillie de dix ans si l'on savait son nom. D'ailleurs un tel sujet!...

Stendhal.

Saint-Gigouf, le 24 juillet 1827.

Cinq-Mars

Alfred de Vigny : Réflexions sur la vérité dans l'Art 1827

L'étude du destin général des sociétés n'est pas moins nécessaire aujourd'hui dans les écrits que l'analyse du cour humain. Nous sommes dans un temps où l'on veut tout connaître et où l'on cherche la source de tous les fleuves. La France surtout aime à la fois l'Histoire et le Drame, parce que l'une retrace les vastes destinées de l'humanité, et l'autre le sort particulier de l'homme. C'est là toute la vie. Or, ce n'est qu'à la Religion, à la Philosophie, à la Poésie pure, qu'il appartient d'aller plus loin que la vie, au delà des temps, jusqu'à l'éternité.

Dans ces dernières années (et c'est peut-être une suite de nos mouvements politiques), l'Art s'est empreint d'histoire plus fortement que jamais. Nous avons tous les yeux attachés sur nos Chroniques, comme si, parvenus à la virilité en marchant vers de plus grandes choses, nous nous arrêtions un moment pour nous rendre compte de notre jeunesse et de ses erreurs. Il a donc fallu doubler l'intérêt en y ajoutant le souvenir.

Comme la France allait plus loin que les autres nations dans cet amour des faits et que j'avais choisi une époque récente et connue, je crus aussi ne pas devoir imiter les étrangers, qui, dans leurs tableaux, montrent à peine à l'horizon les hommes dominants de leur histoire ; je plaçai les nôtres sur le devant de la scène, je les fis principaux acteurs de cette tragédie dans laquelle j'avais dessein de peindre les trois sortes d'ambition qui nous peuvent remuer, et, à côté d'elles, la beauté du sacrifice de soi-même à une généreuse pensée. Un traité sur la chute de la féodalité, sur la position extérieure et intérieure de la France au XVIIe siècle, sur la question des alliances avec les armes étrangères, sur la justice aux mains des parlements ou des commissions secrètes et sur les accusations de sorcellerie, n'eût pas été lu peut-être ; le roman le fut.

Je n'ai point dessein de défendre ce dernier système de composition plus historique, convaincu que le germe de la grandeur d'une oeuvre est dans l'ensemble des idées et des sentiments d'un homme et non pas dans le genre qui leur sert de forme. Le choix de telle époque nécessitera cette manière, telle autre la devra repousser ; ce sont là des secrets du travail de la pensée qu'il n'importe point de faire connaître. À quoi bon qu'une théorie nous apprenne pourquoi nous sommes charmés ? Nous entendons les sons de la harpe ; mais sa forme élégante nous cache les ressorts de fer. Cependant, puisqu'il m'est prouvé que ce livre a en lui quelque vitalité [1], je ne puis m'empêcher de jeter ici ces réflexions sur la liberté que doit avoir l'imagination d'enlacer dans ses nouds formateurs toutes les figures principales d'un siècle, et, pour donner plus d'ensemble à leurs actions, de faire céder parfois la réalité des faits à l'idée que chacun d'eux doit représenter aux yeux de la postérité ; enfin sur la différence que je vois entre la vérité de l'Art et le vrai du Fait.

De même que l'on descend dans sa conscience pour juger des actions qui sont douteuses pour l'esprit, ne pourrions-nous pas aussi chercher en nous-mêmes le sentiment primitif qui donne naissance aux formes de la pensée, toujours indécises et flottantes ? Nous trouverions dans notre cour plein de trouble, où rien n'est d'accord, deux besoins qui semblent opposés, mais qui se confondent, à mon sens, dans une source commune ; l'un est l'amour du VRAI, l'autre l'amour du fabuleux. Le jour où l'homme a raconté sa vie à l'homme, l'Histoire est née. Mais à quoi bon la mémoire des faits véritables, si ce n'est à servir d'exemple de bien ou de mal ? Or les exemples que présente la succession lente des événements sont épars et incomplets ; il leur manque toujours un enchaînement palpable et visible, qui puisse amener sans divergence à une conclusion morale ; les actes de la famille humaine sur le théâtre du monde ont sans doute un ensemble, mais le sens de cette vaste tragédie qu'elle y joue ne sera visible qu'à l'oil de Dieu, jusqu'au dénoûment qui le révélera peut-être au dernier homme. Toutes les philosophies se sont en vain épuisées à l'expliquer, roulant sans cesse leur rocher, qui n'arrive jamais et retombe sur elles, chacune élevant son frêle édifice sur la ruine des autres et le voyant crouler à son tour. Il me semble donc que l'homme, après avoir satisfait à cette première curiosité des faits, désira quelque chose de plus complet, quelque groupe, quelque réduction à sa portée et à son usage des anneaux de cette vaste chaîne d'événements que sa vue ne pouvait embrasser ; car il voulait aussi trouver, dans les récits, des exemples qui pussent servir aux vérités morales dont il avait la conscience ; peu de destinées particulières suffisaient à ce désir, n'étant que les parties incomplètes du TOUT insaisissable de l'histoire du monde ; l'une était pour ; dire un quart, l'autre une moitié de preuve ; l'imagination fit le reste et les compléta. De là, sans doute, sortit la fable. - L'homme la créa vraie, parce qu'il ne lui est pas donné de voir autre chose que lui-même et la nature qui l'entoure ; mais il la créa vraie d'une vérité toute particulière.

Cette vérité toute belle, tout intellectuelle, que je sens, que je vois et voudrais définir, dont j'ose ici distinguer le nom de celui du VRAI, pour me mieux faire entendre, est comme l'âme de tous les arts. C'est un choix du signe caractéristique dans toutes les beautés et toutes les grandeurs du VRAI visible ; mais ce n'est pas lui-même, c'est mieux que lui ; c'est un ensemble idéal de ses principales formes, une teinte lumineuse qui comprend ses plus vives couleurs, un baume enivrant de ses parfums les plus purs, un élixir délicieux de ses sucs les meilleurs, une harmonie parfaite de ses sons les plus mélodieux ; enfin c'est une somme complète de toutes se leurs. À cette seule vérité doivent prétendre les oeuvres de l'Art qui sont une représentation morale de la vie, les oeuvres dramatiques. Pour l'atteindre, il faut sans doute commencer par connaître tout le VRAI de chaque siècle, être imbu profondément de son ensemble et de ses détails ; ce n'est là qu'un pauvre mérite d'attention, de patience et de mémoire ; mais ensuite il faut choisir et grouper autour d'un centre inventé : c'est là l'oeuvre de l'imagination et de ce grand BON SENS qui est le génie lui-même.

À quoi bon les Arts s'ils n'étaient que le redoublement et la contre-épreuve de l'existence ? Eh ! bon Dieu, nous ne voyons que trop autour de nous la triste et désenchanteresse réalité : la tiédeur insupportable des demi-caractères, des ébauches de vertus et de vices, des amours irrésolus, des haines mitigées, des amitiés tremblotantes, des doctrines variables, des fidélités qui ont leur hausse et leur baisse, des opinions qui s'évaporent ; laissez-nous rêver que parfois ont paru des hommes plus forts et plus grands, qui furent des bons ou des méchants plus résolus ; cela fait du bien. Si la pâleur de votre VRAI nous poursuit dans l'Art, nous fermerons ensemble le théâtre et le livre pour ne pas le rencontrer deux fois. Ce que l'on veut des oeuvres qui font mouvoir des fantômes d'hommes, c'est, je le répète, le spectacle philosophique de l'homme profondément travaillé par les passions de son caractère et de son temps ; c'est donc la vérité, de cet homme et de ce temps, mais tous deux élevés à une puissance supérieure et idéale qui en concentre toutes les forces. On la reconnaît, cette vérité, dans les oeuvres de la pensée, comme l'on se récrie sur la ressemblance d'un portrait dont on n'a jamais vu l'original ; car un beau talent peint la vie plus encore que le vivant.

Pour achever de dissiper sur ce point les scrupules de quelques consciences littérairement timorées que j'ai vues saisies d'un trouble tout particulier en considérant la hardiesse avec laquelle l'imagination se jouait des personnages les plus graves qui aient jamais eu vie, je me hasarderai jusqu'à avancer que, non dans son entier, je ne l'oserais dire, mais dans beaucoup de ses pages qui ne sont peut-être pas les moins belles, l'histoire est un roman dont le peuple est l'auteur. - L'esprit humain ne me semble se soucier du VRAI que dans le caractère général d'une époque ; ce qui lui importe surtout, c'est la masse des événements et les grands pas de l'humanité qui emportent les individus ; mais, indifférent sur les détails, il les aime moins réels que beaux, ou plutôt grands et complets.

Examinez de près l'origine de certaines actions, de certains cris héroïques qui s'enfantent on ne sait comment : vous les verrez sortir tout faits des on dit et des murmures de la foule, sans avoir en eux-mêmes autre chose qu'une ombre de vérité ; et pourtant ils demeureront historiques à jamais. - Comme par plaisir et pour se jouer de la postérité, la voix publique invente des mots sublimes pour les prêter, de leur vivant même et sous leurs yeux, à des personnages qui, tout confus, s'en excusent de leur mieux comme ne méritant pas tant de gloire [2] et ne pouvant porter si haute renommée. N'importe, on n'admet point leurs réclamations ; qu'ils les crient, qu'ils les écrivent, qu'ils les publient, qu'ils signent, on ne veut pas les écouter, leurs paroles sont sculptées dans le bronze, les pauvres gens demeurent historiques et sublimes malgré eux. Et je ne vois pas que tout cela se soit fait seulement dans les âges de barbarie, cela se passe à présent encore, et accommode l'Histoire de la veille au gré de l'opinion générale, muse tyrannique et capricieuse qui conserve l'ensemble et se joue du détail. Eh ! qui de vous n'a assisté à ses transformations ! Ne voyez-vous pas de vos yeux la chrysalide du fait prendre par degré les ailes de la fiction ? - Formé à demi par les nécessités du temps, un fait est enfoui tout obscur et embarrassé, tout naïf, tout rude, quelquefois mal construit, comme un bloc de marbre non dégrossi ; les premiers qui le déterrent et le prennent en main le voudraient autrement tourné, et le passent à d'autres mains déjà un peu arrondi ; d'autres le polissent en le faisant circuler ; en moins de rien il arrive au grand jour transformé en statue impérissable. Nous nous récrions ; les témoins oculaires et auriculaires entassent réfutations sur explications ; les savants fouillent, feuillettent et écrivent ; on ne les écoute pas plus que les humbles héros qui se renient ; le torrent coule et emporte le tout sous la forme qu'il lui a plu de donner à ces actions individuelles. Qu'a-t-il fallu pour toute cette oeuvre ? Un rien, un mot ; quelquefois le caprice d'un journaliste désouvré. Et y perdons-nous ? Non. Le fait adopté est toujours mieux composé que le vrai, et n'est même adopté que parce qu'il est plus beau que lui ; c'est que l'humanité entière a besoin que ses destinées soient pour elle-même une suite de leçons ; plus indifférente qu'on ne pense sur la réalité des faits, elle cherche à perfectionner l'événement pour lui donner une grande signification morale ; sentant bien que la succession des scènes qu'elle joue sur la terre n'est pas une comédie que, puisqu'elle avance, elle marche à un but dont faut chercher l'explication au delà de ce qui se voit.

Quant à moi, j'avoue que je sais bon gré à la voix publique d'en agir ainsi, car souvent sur la plus belle vie se trouvent des taches bizarres et des défauts d'accord qui me font peine lorsque je les aperçois. Si un homme paraît un modèle parfait d'une grande et noble faculté de l'âme, et que l'on vienne m'apprendre quelque ignoble trait qui le défigure, je m'en attriste, sans le connaître, comme d'un malheur qui me serait personnel, et je voue presque qu'il fût mort avant l'altération de son caractère.

Aussi, lorsque la muse (et j'appelle ainsi l'Art tout entier, tout ce qui est du domaine de l'imagination, à peu près comme les anciens nommaient musique l'éducation entière), lorsque la muse vient raconter, dans ses formes passionnées, les aventures d'un personnage que je sais avoir vécu, et qu'elle recompose ses événements, selon la plus grande idée de vice ou de vertu que l'on puisse concevoir de lui, réparant les vides, voilant les disparates de sa vie et lui rendant cette unité parfaite de conduite que nous aimons à voir représentée même dans le mal ; si elle conserve d'ailleurs la seule chose essentielle à l'instruction du monde, le génie de l'époque, je ne pourquoi l'on serait plus difficile avec elle qu'avec cette voix des peuples qui fait subir chaque jour à chaque fait de si grandes mutations.

Cette liberté, les anciens la portaient dans l'histoire même ; ils n'y voulaient voir que la marche générale et le large mouvement des sociétés et des nations, et, sur ces grands fleuves déroulés dans un cours bien distinct et bien pur, ils jetaient quelques figures colossales, symboles d'un grand caractère et d'une haute pensée. On pourrait presque calculer géométriquement que, soumise à la double composition de l'opinion et de l'écrivain, leur histoire nous arrive de troisième main, et éloignée de deux degrés de la vérité du fait.

C'est qu'à leurs yeux l'Histoire aussi était une oeuvre de l'Art ; et, pour avoir méconnu que c'est là sa nature, le monde chrétien tout entier a encore à désirer un monument historique, pareil à ceux qui dominent l'ancien monde et consacrent la mémoire de ses destinées, comme ses pyramides, ses obélisques, ses pylônes et ses portiques dominent encore la terre qui lui fut connue, et y consacrent la grandeur antique.

Si donc nous trouvons partout les traces de ce penchant à déserter le positif, pour apporter l'idéal jusque dans les annales, je crois qu'à plus forte raison l'on doit s'abandonner à une grande indifférence de la réalité historique pour juger les oeuvres dramatiques, poëmes, romans ou tragédies, qu'empruntent à l'histoire des personnages mémorables. L'Art ne doit jamais être considéré que dans ses rapports avec sa beauté idéale. Il faut le dire, ce qu'il y a de vrai n'est que secondaire, c'est seulement une illusion de plus dont il s'embellit, un de nos penchants qu'il caresse. Il pourrait s'en passer, car la vérité dont il doit se nourrir est la vérité d'observation sur la nature humaine, et non l'authenticité du fait. Les noms des personnages ne font rien à la chose.

L'Idée est tout. Le nom propre n'est rien que l'exemple et la preuve de l'idée.

Tant mieux pour la mémoire de ceux que l'on choisit pour représenter des idées philosophiques ou morales ; mais, encore une fois, la question n'est pas là : l'imagination fait d'aussi belles choses sans eux ; elle est une puissance toute créatrice ; les êtres fabuleux qu'elle anime sont doués de vie autant que les êtres réels qu'elle ranime. Nous croyons à Othello comme à Richard III, dont le monument est à Westminster ; à Lovelace et à Clarisse autant qu'à Paul et à Virginie, dont les tombes sont à l'Ile de France. C'est du même oil qu'il faut voir jouer ces personnages et ne demander à la muse que sa vérité plus belle que le vrai ; soit que, rassemblant les traits d'un caractère épars dans mille individus complets, elle en compose un TYPE dont le nom seul est imaginaire ; soit qu'elle aille choisir sous leur tombe et toucher de sa chaîne galvanique les morts dont on sait de grandes choses, les force à se lever encore et les traîne, tout éblouis, au grand jour, où dans le cercle qu'a tracé cette fée ils reprennent à regret leurs passions d'autrefois et recommencent par-devant leurs neveux le triste drame de la vie.

Écrit en 1827.

  1. Site
  2. ? Treize éditions réelles de formats divers et des traductions dans toutes les langues peuvent en être la preuve. (Note de l'Éditeur.)
  3. ? De nos jours un général russe n'a-t-il pas renié l'incendie de Moscou, que nous avons fait tout romain, et qui demeurera tel général français n'a-t-il pas nié le mot du champ de bataille de Waterloo qui l'immortalisera ? Et si le respect d'un événement sacré ne me retenait, je rappellerais qu'un prêtre a cru devoir désavouer publiquement un mot sublime qui restera comme le plus beau qui ait été prononcé sur un échafaud : Fils de saint Louis, montez au ciel ! Lorsque je connus tout dernièrement son auteur véritable, je m'affligeai tout d'abord de la perte de mon illusion, mais bientôt je fus consolé par une idée qui honore l'humanité à mes yeux. Il me semble que la France a consacré ce mot, parce qu'elle a éprouvé le besoin de se réconcilier avec elle-même, de s'étourdir sur son énorme égarement, et de croire qu'alors il se trouva un honnête homme qui osa parler haut.

Adolphe

Benjamin Constant 1816

Le succès de ce petit ouvrage nécessitant une seconde édition, j'en profite pour y joindre quelques réflexions sur le caractère et la morale de cette anecdote à laquelle l'attention du public donne une valeur que j'étais loin d'y attacher.

J'ai déjà protesté contre les allusions qu'une malignité qui aspire au mérite de la pénétration, par d'absurdes conjectures, a cru y trouver. Si j'avais donné lieu réellement à des interprétations pareilles, s'il se rencontrait dans mon livre une seule phrase qui pût les autoriser, je me considérerais comme digne d'un blâme rigoureux.

Mais tous ces rapprochements prétendus sont heureusement trop vagues et trop dénués de vérité, pour avoir fait impression. Aussi n'avaient-ils point pris naissance dans la société. Ils étaient l'ouvrage de ces hommes qui, n'étant pas admis dans le monde, l'observent du dehors, avec une curiosité gauche et une vanité blessée, et cherchent à trouver ou à causer du scandale, dans une sphère au-dessus d'eux.

Ce scandale est si vite oublié que j'ai peut-être tort d'en parler ici. Mais j'en ai ressenti une pénible surprise, qui m'a laissé le besoin de répéter qu'aucun des caractères tracés dans Adolphe n'a de rapport avec aucun des individus que je connais, que je n'ai voulu en peindre aucun, ami ou indifférent; car envers ceux-ci mêmes, je me crois lié par cet engagement tacite d'égards et de discrétion réciproque, sur lequel la société repose.

Au reste, des écrivains plus célèbres que moi ont éprouvé le même sort. L'on a prétendu que M. de Chateaubriand s'était décrit dans René; et la femme la plus spirituelle de notre siècle, en même temps qu'elle est la meilleure, Mme de Staël a été soupçonnée, non seulement s'être peinte dans Delphine et dans Corinne, mais d'avoir tracé de quelques-unes de ses connaissances des portraits sévères; imputations bien peu méritées; car, assurément, le génie qui créa Corinne n'avait pas besoin des ressources de la méchanceté, et toute perfidie sociale est incompatible avec le caractère de Mme de Staël, ce caractère si noble, si courageux dans la persécution, si fidèle dans l'amitié, si généreux dans le dévouement.

Cette fureur de reconnaître dans les ouvrages d'imagination les individus qu'on rencontre dans le monde, est pour ces ouvrages un véritable fléau. Elle les dégrade, leur imprime une direction fausse, détruit leur intérêt et anéantit leur utilité. Chercher des allusions dans un roman, c'est préférer la tracasserie à la nature, et substituer le commérage à l'observation du coeur humain.

Je pense, je l'avoue, qu'on a pu trouver dans Adolphe un but plus utile et, si j'ose le dire, plus relevé.

Je n'ai pas seulement voulu prouver le danger de ces liens irréguliers, où l'on est d'ordinaire d'autant plus enchaîné qu'on se croit plus libre. Cette démonstration aurait bien eu son utilité; mais ce n'était pas là toutefois mon idée principale.

Indépendamment de ces liaisons établies que la société tolère et condamne, il y a dans la simple habitude d'emprunter le langage de l'amour, et de se donner ou de faire naître en d'autres des émotions de coeur passagères, un danger qui n'a pas été suffisamment apprécié jusqu'ici. L'on s'engage dans une route dont on ne saurait prévoir le terme, l'on ne sait ni ce qu'on inspirera, ni ce qu'on s'expose à éprouver. L'on porte en se jouant des coups dont on ne calcule ni la force, ni la réaction sur soi-même; et la blessure qui semble effleurer, peut être incurable.

Les femmes coquettes font déjà beaucoup de mal, bien que les hommes, plus forts, plus distraits du sentiment par des occupations impérieuses, et destinés à servir de centre à ce qui les entoure, n'aient pas au même degré que les femmes, la noble et dangereuse faculté de vivre dans un autre et pour un autre. Mais combien ce manège, qu'au premier coup d'oeil on jugerait frivole, devient plus cruel quand il s'exerce sur des êtres faibles, n'ayant de vie réelle que dans le coeur, d'intérêt profond que dans l'affection, sans activité qui les occupe, et sans carrière qui les commande, confiantes par nature, crédules par une excusable vanité, sentant que leur seule existence est de se livrer sans réserve à un protecteur, et entraînées sans cesse à confondre le besoin d'appui et le besoin d'amour!

Je ne parle pas des malheurs positifs qui résultent de liaisons formées et rompues, du bouleversement des situations, de la rigueur des jugements publics, et de la malveillance de cette société implacable, qui semble avoir trouvé du plaisir à placer les femmes sur un abîme pour les condamner, si elles y tombent. Ce ne sont là que des maux vulgaires. Je parle de ces souffrances du coeur, de cet étonnement douloureux d'une âme trompée, de cette surprise avec laquelle elle apprend que l'abandon devient un tort, et les sacrifices des crimes aux yeux mêmes de celui qui les reçut. Je parle de cet effroi qui la saisit, quand elle se voit délaissée par celui qui jurait de la protéger; de cette défiance qui succède à une confiance si entière, et qui, forcée à se diriger contre l'être qu'on élevait au-dessus de tout, s'étend par là même au reste du monde. Je parle de cette estime refoulée sur elle-même, et qui ne sait où se placer.

Pour les hommes mêmes, il n'est pas indifférent de faire ce mal. Presque tous se croient bien plus mauvais, plus légers qu'ils ne sont. Ils pensent pouvoir rompre avec facilité le lien qu'ils contractent avec insouciance. Dans le lointain, l'image de la douleur paraît vague et confuse, telle qu'un nuage qu'ils traverseront sans peine. Une doctrine de fatuité, tradition funeste, que lègue à la vanité de la génération qui s'élève la corruption de la génération qui a vieilli, une ironie devenue triviale, mais qui séduit l'esprit par des rédactions piquantes, comme si les rédactions changeaient le fond des choses, tout ce qu'ils entendent, en un mot; et tout ce qu'ils disent, semble les armer contre les larmes qui ne coulent pas encore. Mais lorsque ces larmes coulent, la nature revient en eux, malgré l'atmosphère factice dont ils s'étaient environnés. Ils sentent qu'un être qui souffre par, ce qu'il aime est sacré. Ils sentent que dans leur coeur même qu'ils ne croyaient pas avoir mis de la partie, se sont enfoncées les racines du sentiment qu'ils ont inspiré, et s'ils veulent dompter ce que par habitude ils nomment faiblesse, il faut qu'ils descendent dans ce coeur misérable, qu'ils y froissent ce qu'il y a de généreux, qu'ils y brisent ce qu'il y a de fidèle, qu'ils y tuent ce qu'il y a de bon. Ils réussissent, mais en frappant de mort une portion de leur âme, et ils sortent de ce travail ayant trompé la confiance, bravé la sympathie, abusé de la faiblesse, insulté la morale en la rendant l'excuse de la dureté, profané toutes les expressions et foulé aux pieds tous les sentiments. Ils survivent ainsi à leur meilleure nature, pervertis par leur victoire, ou honteux de cette victoire, si elle ne les a pas pervertis.

Quelques personnes m'ont demandé ce qu'aurait dû faire Adolphe, pour éprouver et causer moins de peine ? Sa position et celle d'Ellénore étaient sans ressource, et c'est précisément ce que j'ai voulu. Je l'ai montré tourmenté, parce qu'il n'aimait que faiblement Ellénore; mais il n'eût pas été moins tourmenté, s'il l'eût aimée davantage. Il souffrait par elle, faute de sentiments : avec un sentiment plus passionné, il eût souffert pour elle. La société, désapprobatrice et dédaigneuse, aurait versé tous ses venins sur l'affection que son aveu n'eût pas sanctionnée : C'est ne pas commencer de telles liaisons qu'il faut pour le bonheur de la vie : quand on est entré dans cette route, on n'a plus que le choix des maux.

Ce n'est pas sans quelque hésitation que j'ai consenti à la réimpression de ce petit ouvrage, publié il y a dix ans. Sans la presque certitude qu'on voulait en faire une contrefaçon en Belgique, et que cette contrefaçon, comme la plupart de celles que répandent en Allemagne et qu'introduisent en France les contrefacteurs belges, serait grossie d'additions et d'interpolations auxquelles je n'aurais point eu de part, je ne me serais jamais occupé de cette anecdote, écrite dans l'unique pensée de convaincre deux ou trois amis réunis à la campagne de la possibilité de donner une sorte d'intérêt à un roman dont les personnages se réduiraient à deux, et dont la situation serait toujours la même.

Une fois occupé de ce travail, j'ai voulu développer quelques autres idées qui me sont survenues et ne m'ont pas semblé sans une certaine utilité. J'ai voulu peindre le mal que font éprouver même aux coeurs arides les souffrances qu'ils causent, et cette illusion qui les porte à se croire plus légers ou plus corrompus qu'ils ne le sont. À distance, l'image de la douleur qu'on impose paraît vague et confuse, telle qu'un nuage facile à traverser; on est encouragé par l'approbation d'une société toute factice, qui supplée aux principes par les règles et aux émotions par les convenances, et qui hait le scandale comme importun, non comme immoral, car elle accueille assez bien le vice quand le scandale ne s'y trouve pas. On pense que des liens formés sans réflexion se briseront sans peine. Mais quand on voit l'angoisse qui résulte de ces liens brisés, ce douloureux étonnement d'une âme trompée, cette défiance qui succède à une confiance si complète, et qui, forcée de se diriger contre l'être à part du reste du monde, s'étend à ce monde tout entier, cette estime refoulée sur elle-même et qui ne sait plus où se replacer, on sent alors qu'il y a quelque chose de sacré dans le coeur qui souffre, parce qu'il aime; on découvre combien sont profondes les racines de l'affection qu'on croyait inspirer sans la partager : et si l'on surmonte ce qu'on appel le faiblesse, c'est en détruisant en soi-même tout ce qu'on a de généreux, en déchirant tout ce qu'on a de fidèle, en sacrifiant tout ce qu'on a de noble et de bon. On se relève de cette victoire, à laquelle les indifférents et les amis applaudissent, ayant frappé de mort une portion de son âme, bravé la sympathie, abusé de la faiblesse, outragé la morale en la prenant pour prétexte de la dureté; et l'on survit à sa meilleure nature, honteux ou perverti par ce triste succès.

Tel a été le tableau que j'ai voulu tracer dans Adolphe. Je ne sais si j'ai réussi; ce qui me ferait croire au moins à un certain mérite de vérité, c'est que presque tous ceux de mes lecteurs que j'ai rencontrés m'ont parlé d'eux-mêmes comme ayant été dans la position de mon héros. Il est vrai qu'à travers les regrets qu'ils montraient de toutes les douleurs qu'ils avaient causées perçait je ne sais quelle satisfaction de fatuité; ils aimaient à se peindre, comme ayant, de même qu'Adolphe, été poursuivis par les opiniâtres affections qu'ils avaient inspirées, et victimes de l'amour immense qu'on avait conçu pour eux. Je crois que pour la plupart ils se calomniaient, et que si leur vanité les eût laissés tranquilles, leur conscience eût pu rester en repos.

Quoi qu'il en soit, tout ce qui concerne Adolphe m'est devenu fort indifférent ; je n'attache aucun prix à ce roman, et je répète que ma seule intention, en le laissant reparaître devant un public qui l'a probablement oublié, si tant est que jamais il l'ait connu, a été de déclarer que toute édition qui contienrait autre chose que ce qui est enfermé dans celle-ci ne viendrait pas de moi, et que je n'en serais pas responsable.

Avis de l'éditeur

Je parcourais l'Italie, il y a bien des années. Je fus arrêté dans une auberge de Cerenza, petit village de la Calabre, par un débordement du Neto; il y avait dans la même auberge un étranger qui se trouvait forcé d'y séjourner pour la même cause. Il était fort silencieux et paraissait triste. Il ne témoignait aucune impatience. Je me plaignais quelquefois à lui, comme au seul homme à qui je pusse parler dans ce lieu, du retard que notre marche éprouvait. « Il m'est égal, me répondit-il, d'être ici ou ailleurs. » Notre hôte, qui avait causé avec un domestique napolitain, qui servait cet étranger sans savoir son nom, me dit qu'il ne voyageait point par curiosité, car il ne visitait ni les ruines, ni les sites, ni les monuments, ni les hommes. Il lisait beaucoup, mais jamais d'une manière suivie; il se promenait le soir, toujours seul, et souvent il passait les journées entières assis, immobile, la tête appuyée sur les deux mains.

Au moment où les communications, étant rétablies, nous auraient permis de partir, cet étranger tomba très malade. L'humanité me fit un devoir de prolonger mon séjour auprès de lui pour le soigner. Il n'y avait à Cerenza qu'un chirurgien de village; je voulais envoyer à Cozenze chercher des secours plus efficaces. « Ce n'est pas la peine, me dit l'étranger; l'homme que voilà est précisément ce qu'il me faut. » Il avait raison, peut-être plus qu'il ne pensait, car cet homme le guérit. « Je ne vous croyais pas si habile », lui dit-il avec une sorte d'humeur en le congédiant; puis il me remercia de mes soins, et il partit.

Plusieurs mois après, je reçus, à Naples, une lettre de l'hôte de Cerenza, avec une cassette trouvée sur la route qui conduit à Strongoli, route que l'étranger et moi nous avions suivie, mais séparément. L'aubergiste qui me l'envoyait se croyait sûr qu'elle appartenait à l'un de nous deux. Elle renfermait beaucoup de lettres fort anciennes sans adresses, ou dont les. adresses et les signatures étaient effacées, un portrait de femme et un cahier contenant l'anecdote ou l'histoire qu'on va lire. L'étranger, propriétaire de ces effets, ne m'avait laissé, en me quittant, aucun moyen de lui écrire; je les conservais depuis dix ans, incertain de l'usage que je devais en faire, lorsqu'en ayant parlé par hasard à quelques personnes dans une ville d'Allemagne, l'une d'entre elles me demanda avec instance de lui confier le manuscrit dont j'étais dépositaire. Au bout de huit jours, ce manuscrit me fut renvoyé avec une lettre que j'ai placée à la fin de cette histoire, parce qu'elle serait inintelligible si on la lisait avant de connaître l'histoire elle-même.

Cette lettre m'a décidé à la publication actuelle, en me donnant la certitude qu'elle ne peut offenser ni compromettre personne. Je n'ai pas changé un mot à l'original; la suppression même des noms propres ne vient pas de moi : ils n'étaient désignés que comme ils sont encore, par des lettres initiales.

Obermann

Préface de G Sand pour Sénancour 1806

Si le récit des guerres, des entreprises et des passions des hommes a de tout temps possédé le privilége de captiver l'attention du plus grand nombre, si le côté épique de toute littérature est encore aujourd'hui le côté le plus populaire, il n'en est pas moins avéré, pour les âmes profondes et rêveuses ou pour les intelligences délicates et attentives, que les poëmes les plus importants et les plus précieux sont ceux qui nous révèlent les intimes souffrances de l'âme humaine dégagées de l'éclat et de la variété des événements extérieurs. Ces rares et austères productions ont peut-être une importance plus grande que les faits même de l'histoire pour l'étude de la psychologie au travers du mouvement des siècles ; car elles pourraient, en nous éclairant sur l'état moral et intellectuel des peuples aux divers âges de la civilisation, donner la clef des grands événements qui sont encore proposés pour énigmes aux érudits de notre temps.

Et cependant ces oeuvres dont la poussière est secouée avec empressement par les générations éclairées et mûries des temps postérieurs, ces monodies mystérieuses et sévères où toutes les grandeurs et toutes les misères humaines se confessent et se dévoilent, comme pour se soulager, en se jetant hors d'elles-mêmes, enfantées souvent dans l'ombre de la cellule ou dans le silence des champs, ont passé inaperçues parmi les productions contemporaines. Telle a été, on le sait, la destinée d'Obermann.

À nos yeux, la plus haute et la plus durable valeur de ce livre consiste dans la donnée psychologique, et c'est principalement sous ce point de vue qu'il doit être examiné et interrogé.

Quoique la souffrance morale puisse être divisée en d'innombrables ordres, quoique les flots amers de cette inépuisable source se répandent en une multitude de canaux pour embrasser et submerger l'humanité entière, il y a plusieurs ordres principaux dont toutes les autres douleurs dérivent plus ou moins immédiatement. Il y a, 1° la passion contrariée dans son développement, c'est-à-dire la lutte de l'homme contre les choses ; 2° le sentiment des facultés supérieures, sans volonté qui les puisse réaliser ; 3° le sentiment des facultés incomplètes, clair, évident, irrécusable, assidu, avoué : ces trois ordres de souffrances peuvent être expliqués et résumés par ces trois noms, Werther, René, Obermann.

Le premier tient à la vie active de l'âme et par conséquent rentre dans la classe des simples romans. Il relève de l'amour, et, comme mal, a pu être observé dès les premiers siècles de l'histoire humaine. La colère d'Achille perdant Briséis et le suicide de l'enthousiaste allemand s'expliquent tous deux par l'exaltation de facultés éminentes, gênées, irritées ou blessées. La différence des génies grec et allemand et des deux civilisations placées à tant de siècles de distance ne trouble en rien, la parenté psychologique de ces deux données. Les éclatantes douleurs, les tragiques infortunes ont dû exciter de plus nombreuses et de plus précoces sympathies que les deux autres ordres de souffrances aperçus et signalés plus tard. Celles-ci n'ont pu naître que dans une civilisation très-avancée.

Et pour parler d'abord de la mieux connue de ces deux maladies sourdes et desséchantes, il faut nommer René, type d'une rêverie douloureuse, mais non pas sans volupté ; car à l'amertume de son inaction sociale se mêle la satisfaction orgueilleuse et secrète du dédain. C'est le dédain qui établit la supériorité de cette âme sur tous les hommes, sur toutes les choses au milieu desquelles elle se consume, hautaine et solitaire.

À côté de cette destinée à la fois brillante et sombre se traîne en silence la destinée d'Obermann, majestueuse dans sa misère, sublime dans son infirmité. À voir la mélancolie profonde de leur démarche, on croirait qu'Obermann et René vont suivre la même voie et s'enfoncer dans les mêmes solitudes pour y vivre calmes et repliés sur eux-mêmes. Il n'en sera pas ainsi. Une immense différence établit l'individualité complète de ces deux solennelles figures. René signifie le génie sans volonté : Obermann signifie l'élévation morale sans génie, la sensibilité maladive monstrueusement isolée en l'absence d'une volonté avide d'action. René dit : Si je pouvais vouloir, je pourrais faire ; Obermann dit : À quoi bon vouloir ? je ne pourrais pas.

En voyant passer René si triste, mais si beau, si découragé, mais si puissant encore, la foule a dû s'arrêter, frappée de surprise et de respect. Cette noble misère, cette volontaire indolence, cette inappétence affectée plutôt que sentie, cette plainte éloquente et magnifique du génie qui s'irrite et se débat dans ses langes, ont pu exciter le sentiment d'une présomptueuse fraternité chez une génération inquiète et jeune. Toutes les existences manquées, toutes les supériorités avortées se sont redressées fièrement, parce qu'elles se sont crues représentées dans cette poétique création. L'incertitude, la fermentation de René en face de la vie qui commence, ont presque consolé de leur impuissance les hommes déjà brisés sur le seuil. Ils ont oublié que René n'avait fait qu'hésiter à vivre, mais que des cendres de l'ami de Chactas, enterré aux rives du Meschacébé, était né l'orateur et le poëte qui a grandi parmi nous.

Atteint, mais non pas saignant de son mal, Obermann marchait par des chemins plus sombres vers des lieux plus arides. Son voyage fut moins long, moins effrayant en apparence ; mais René revint de l'exil, et la trace d'Obermann fut effacée et perdue.

Il est impossible de comparer Obermann à des types de souffrance tels que Faust, Manfred, Childe-Harold, Conrad et Lara. Ces variétés de douleur signifient, dans Goethe, le vertige de l'ambition intellectuelle, et dans Byron, successivement, d'abord un vertige pareil (Manfred) ; puis la satiété de la débauche (Childe-Harold) ; puis le dégoût de la vie sociale et le besoin de l'activité matérielle (Conrad) ; puis, enfin, la tristesse du remords dans une grande âme qui a pu espérer un instant trouver dans le crime un développement sublime de la force, et qui, rentrée en elle-même, se demande si elle ne s'est pas misérablement trompée (Lara).

Obermann, au contraire, c'est la rêverie dans l'impuissance, la perpétuité du désir ébauché. Une pareille donnée psychologique ne peut être confondue avec aucune autre. C'est une douleur très-spéciale, peu éclatante, assez difficile à observer, mais curieuse, et qui ne pouvait être poétisée que par un homme en qui le souvenir vivant de ses épreuves personnelles nourrissait le feu de l'inspiration. C'est un chant triste et incessant sur lui-même, sur sa grandeur invisible, irrévélable, sur sa perpétuelle oisiveté. C'est une mâle poitrine avec de faibles bras ; c'est une âme ascétique avec un doute rongeur qui trahit sa faiblesse, au lieu de marquer son audace. C'est un philosophe à qui la force a manqué de peu pour devenir un saint. Werther est le captif qui doit mourir étouffé dans sa cage ; René, l'aigle blessé qui reprendra son vol ; Obermann est cet oiseau des récifs à qui la nature a refusé des ailes, et qui exhale sa plainte calme et mélancolique sur les grèves d'où partent les navires et où reviennent les débris.

Chez Obermann, la sensibilité seule est active, l'intelligence est paresseuse ou insuffisante. S'il cherche la vérité, il la cherche mal, il la trouve péniblement, il la possède à travers un voile. C'est un rêveur patient qui se laisse souvent distraire par des influences puériles, mais que la conscience de son mal ramène à des larmes vraies, profondes, saisissantes. C'est un ergoteur voltairien qu'un poétique sentiment de la nature rappelle à la tranquille majesté de l'élégie. Si les beautés descriptives et lyriques de son poëme sont souvent troublées par l'intervention de la discussion philosophique ou de l'ironie mondaine, la gravité naturelle de son caractère, le recueillement auguste de ses pensées les plus habituelles lui inspirent bientôt des hymnes nouveaux, dont rien n'égale la beauté austère et la sauvage grandeur.

Cette difficulté de l'expression dans la dialectique subtile, cette mesquinerie acerbe dans la raillerie, révèlent la portion infirme de l'âme où s'est agité et accompli le poëme étrange et douloureux d'Obermann. Si parfois l'artiste a le droit de regretter le mélange contraint et gêné des images sensibles, symboles vivants de la pensée, et des idées abstraites, résumés inanimés de l'étude solitaire, le psychologiste plonge un regard curieux et avide sur ces taches d'une belle oeuvre, et s'en empare avec la cruelle satisfaction du chirurgien qui interroge et surprend le siège du mal dans les entrailles palpitantes et les organes hypertrophiés. Son rôle est d'apprendre et non de juger. Il constate et ne discute pas. Il grossit son trésor d'observations de la découverte des cas extraordinaires. Pour lui, il s'agit de connaître la maladie, plus tard il cherchera le remède. Peut-être la race humaine en trouvera-t-elle pour ses souffrances morales, quand elle les aura approfondies et analysées comme ses souffrances physiques.

Indépendamment de ce mérite d'utilité générale, le livre d'Obermann en possède un très-littéraire, c'est la nouveauté et l'étrangeté du sujet. La naïve tristesse des facultés qui s'avouent incomplètes, la touchante et noble révélation d'une impuissance qui devient sereine et résignée, n'ont pu jaillir que d'une intelligence élevée, que d'une âme d'élite : la majorité des lecteurs s'est tournée vers l'ambition des rôles plus séduisants de Faust, de Werther, de René, de Saint-Preux.

Mystérieux, rêveur, incertain, tristement railleur, peureux par irrésolution, amer par vertu, Obermann a peut-être une parenté éloignée avec Hamlet, ce type embrouillé, mais profond de la faiblesse humaine, si complet dans son avortement, si logique dans son inconséquence. Mais la distance des temps, les métamorphoses de la société, la différence des conditions et des devoirs, font d'Obermann une individualité nette, une image dont les traits bien arrêtés n'ont de modèle et de copie nulle part. Moins puissante que belle et vraie, moins flatteuse qu'utile et sage, cette austère leçon donnée à la faiblesse impatiente et chagrine devait être acceptée d'un très-petit nombre d'intelligences dans une époque toute d'ambition et d'activité. Obermann, sentant son incapacité à prendre un rôle sur cette scène pleine et agitée, se retirant sur les Alpes pour gémir seul au sein de la nature, cherchant un coin de sol inculte et vierge pour y souffrir sans témoin et sans bruit ; puis bornant enfin son ambition à s'éteindre et à mourir là, oublié, ignoré de tous, devait trouver peu de disciples qui consentissent à s'effacer ainsi, dans le seul dessein de désencombrer la société trop pleine de ces volontés inquiètes et inutiles qui s'agitent sourdement dans son sein et le rongent en se dévorant elles-mêmes.

Si l'on exige dans un livre la coordination progressive des pensées et la symétrie des lignes extérieures, Obermann n'est pas un livre ; mais c'en est un vaste et complet, si l'on considère l'unité fatale et intime qui préside à ce déroulement d'une destinée entière. L'analyse en est simple et rapide à faire. D'abord l'effroi de l'âme en présence de la vie sociale qui réclame l'emploi de ses facultés ; tous les rôles trop rudes pour elle : oisivité, nullité, confusion, aigreur, colère, doute, énervement, fatigue, rassérénement, bienveillance sénile, travail matériel et volontaire, repos, oubli, amitié douce et paisible, telles sont les phases successives de la douleur croissante et décroissante d'Obermann. Vieilli de bonne heure par le contact insupportable de la société, il la fuit, déjà épuisé, déjà accablé du sentiment amer de la vie perdue, déjà obsédé des fantômes de ses illusions trompées, des squelettes atténués de ses passions éteintes. C'est une âme qui n'a pas pris le temps de vivre, parce qu'elle a manqué de force pour s'épanouir et se développer.

« J'ai connu l'enthousiasme des vertus difficiles... Je me tenais assuré d'être le plus heureux des hommes si j'en étais le plus vertueux, l'illusion a duré près d'un mois dans sa force. »

Un mois ! ce terme rapide a suffi pour désenchanter, pour flétrir la jeunesse d'un cour. Vers le commencement de son pèlerinage, au bord d'un des lacs de la Suisse, il consume dix ans de vigueur dans une nuit d'insomnie... « Me sentant disposé à rêver longtemps, et trouvant dans la chaleur de la nuit la facilité de la passer tout entière au dehors, je pris la route de Saint-Blaise... Je descendis une pente escarpée, et je me plaçai sur le sable où venaient expirer les vagues... La lune parut ; je restai longtemps. Vers le matin, elle répandait sur les terres et sur les eaux l'ineffable mélancolie de ses dernières lueurs. La nature paraît bien grande à l'homme lorsque, dans un long recueillement, il entend le roulement des ondes sur la rive solitaire, dans le calme d'une nuit encore ardente et éclairée par la lune qui finit.

« Indicible sensibilité, charme et tourment de nos vaines années, vaste conscience d'une nature partout accablante et partout impénétrable, passion universelle, indifférence, sagesse avancée, voluptueux abandon, tout ce qu'un cour mortel peut contenir de besoin et d'ennui profond, j'ai tout senti, tout éprouvé dans cette nuit mémorable. J'ai fait un pas sinistre vers l'âge d'affaiblissement, j'ai dévoré dix années de ma vie. Heureux l'homme simple dont le cour est toujours jeune ! »

Dans tout le livre, on retrouve, comme dans cet admirable fragment, le déchirement du cour, adouci et comme attendri par la rêveuse contemplation de la nature. L'âme d'Obermann n'est rétive et bornée qu'en face du joug social. Elle s'ouvre immense et chaleureuse aux splendeurs du ciel étoilé, au murmure des bouleaux et des torrents, aux sons romantiques que l'on entend sous l'herbe courte du Titlis. Ce sentiment exquis de la poésie, cette grandeur de la méditation religieuse et solitaire, sont les seules puissances qui ne s'altèrent point en elle. Le temps amène le refroidissement progressif de ses facultés inquiètes ; ses élans passionnés vers le but inconnu où tendent toutes les forces de l'intelligence se ralentissent et s'apaisent. Un travail puéril, mais naïf et patriarcal, senti et raconté à la manière de Jean-Jacques, donne le change au travail funeste de sa pensée, qui creusait incessamment les abîmes du doute.

« On devait le lendemain commencer à cueillir le raisin d'un grand treillage exposé au midi et qui regarde le bois d'Armand... Dès que le brouillard fut un peu dissipé, je mis un van sur une brouette, et j'allai le premier au fond du clos commencer la récolte. Je la fis presque seul, sans chercher un moyen plus prompt ; j'aimais cette lenteur, je voyais à regret quelque autre y travailler. Elle dura, je crois, douze jours. Ma brouette allait et revenait dans des chemins négligés et remplis d'une herbe humide ; je choisissais les moins unis, les plus difficiles, et les jours coulaient ainsi dans l'oubli, au milieu des brouillards, parmi les fruits, au soleil d'automne... J'ai vu les vanités de la vie, et je porte en mon cour l'ardent principe de ses plus vastes passions. J'y porte aussi le sentiment des grandes choses sociales et de l'ordre philosophique... Tout cela peut animer mon âme et ne la remplit pas. Cette brouette, que je charge de fruits et pousse doucement, la soutient mieux. Il semble qu'elle voiture paisiblement mes heures, et que son mouvement utile et lent, sa marche mesurée, conviennent à l'habitude ordinaire de la vie. »

Après avoir épuisé les désirs immenses, irréalisables, après avoir dit : « Il y a l'infini entre ce que je suis et ce que je voudrais être. Je ne veux point jouir, je veux espérer... Que m'importe ce qui peut finir ? » Obermann, fatigué de n'être rien, se résigne à n'être plus. Il s'obscurcit, il s'efface. « Je ne veux plus de désirs, dit-il, ils ne me trompent point... Si l'espérance semble encore jeter une lueur dans la nuit qui m'environne, elle n'annonce rien que l'amertume qu'elle exhale en s'éclipsant, elle n'éclaire que l'étendue de ce vide où je cherchais, et où je n'ai rien trouvé. »

Le silence des vallées, les soins paisibles de la vie pastorale, les satisfactions d'une amitié durable et partagée, sentiment exquis dont son cour avait toujours caressé l'espoir, telle est la dernière phase d'Obermann. Il ne réussit point à se créer un bonheur romanesque, il témoigne pour cette chimère de la jeunesse un continuel mépris. C'est la haine superbe des malheureux pour les promesses qui les ont leurrés, pour les biens qui leur ont échappé ; mais il se soumet, il s'affaisse, sa douleur s'endort, l'habitude de la vie domestique engourdit ses agitations rebelles, il s'abandonne à cette salutaire indolence, qui est à la fois un progrès de la raison raffermie et un bienfait du ciel apaisé. La seule exaltation qu'Obermann conserve dans toute sa fraîcheur, c'est la reconnaissance et l'amour pour les dons et les grâces de la nature. Il finit par une grave et adorable oraison sur les fleurs champêtres, et ferme doucement le livre où s'ensevelissent ses rêves, ses illusions et ses douleurs. « Si j'arrive à la vieillesse ; si un jour, plein de pensées encore, mais renonçant à parler aux hommes, j'ai auprès de moi un ami pour recevoir mes adieux à la terre, qu'on place ma chaise sur l'herbe courte, et que de tranquilles marguerites soient là devant moi, sous le soleil, sous le ciel immense, afin qu'en laissant la vie qui passe je retrouve quelque chose de l'illusion infinie. »

Telle est l'histoire intérieure et sans réserve d'Obermann. Il était peut-être dans la nature d'une pareille donnée de ne pouvoir se poétiser sous la forme d'une action progressive ; car, puisque Obermann nie perpétuellement non-seulement la valeur des actions et des idées, mais la valeur même des désirs, comment concevrait-on qu'il pût se mettre à commencer quelque chose ?

Cette incurie mélancolique, qui encadre de lignes infranchissables la destinée d'Obermann, offrait un type trop exceptionnel pour être apprécié lors de son apparition en 1804. À cette époque, la grande mystification du consulat venait enfin de se dénouer. Mais, préparée depuis 1799 avec une habileté surhumaine, révélée avec pompe au milieu du bruit des armes, des fanfares de la victoire et des enivrantes fumées du triomphe, elle n'avait soulevé que des indignations impuissantes, rencontré que des résistances muettes et isolées. Les préoccupations de la guerre et les rêves de la gloire absorbaient tous les esprits. Le sentiment de l'énergie extérieure se développait le premier dans la jeunesse ; le besoin d'activité virile et martiale bouillonnait dans tous les cours. Obermann, étranger par caractère chez toutes les nations, devait, en France plus qu'ailleurs, se trouver isolé dans sa vie de contemplation et d'oisiveté. Peu soucieux de connaître et de comprendre les hommes de son temps, il n'en fut ni connu ni compris, et traversa la foule, perdu dans le mouvement et le bruit de cette cohue, dont il ne daigna pas même regarder l'agitation tumultueuse. Lorsque la chute de l'empire introduisit en France la discussion parlementaire, la discussion devint réellement la monarchie constitutionnelle, comme l'empereur avait été l'empire à lui tout seul. En même temps que les institutions et les coutumes, la littérature anglaise passa le détroit et vint régner chez nous. La poésie britannique nous révéla le doute incarné sous la figure de Byron ; puis la littérature allemande, quoique plus mystique, nous conduisit au même résultat par un sentiment de rêverie plus profond. Ces causes, et d'autres, transformèrent rapidement l'esprit de notre nation, et pour caractère principal lui infligèrent le doute. Or le doute, c'est Obermann, et Obermann, né trop tôt de trente années, est réellement la traduction de l'esprit général depuis 1850.

Pourtant, dès le temps de sa publication, Obermann excita des sympathies d'autant plus fidèles et dévouées qu'elles étaient plus rares. Et, en ceci, la loi qui condamne à de tièdes amitiés les existences trop répandues fut accomplie ; la justice, qui dédommage du peu d'éclat par la solidité des affections, fut rendue. Obermann n'encourut pas les trompeuses jouissances d'un grand succès, il fut préservé de l'affligeante insouciance des admirations consacrées et vulgaires. Ses adeptes s'attachèrent à lui avec force et lui gardèrent leur enthousiasme, comme un trésor apporté par eux seuls, à l'offrande duquel ils dédaignaient d'associer la foule. Ces âmes malades, parentes de la sienne, portèrent une irritabilité chaleureuse dans l'admiration de ses grandeurs et dans la négation de ses défauts. Nous avons été de ceux-là, alors que plus jeunes, et dévorés d'une plus énergique souffrance, nous étions fiers de comprendre Obermann et près de haïr tous ceux dont le cour lui était fermé.

Mais le mal d'Obermann, ressenti jadis par un petit nombre d'organisations précoces, s'est répandu peu à peu depuis, et, au temps où nous sommes, beaucoup peut-être en sont atteints ; car notre époque se signale par une grande multiplicité de maladies morales, jusqu'alors inobservées, désormais contagieuses et mortelles.

Durant les quinze premières années du dix-neuvième siècle, non-seulement le sentiment de la rêverie fut gêné et empêché par le tumulte des camps, mais encore le sentiment de l'ambition fut entièrement dénaturé dans les âmes fortes. Excité, mais non développé, il se restreignit dans son essor en ne rencontrant que des objets vains et puérils. L'homme qui était tout dans l'État avait arrangé les choses de telle façon que les plus grands hommes furent réduits à des ambitions d'enfant. Là où il n'y avait qu'un maître pour disposer de tout, il n'y avait pas d'autre manière de parvenir que de complaire au maître, et le maître ne reconnaissait qu'un seul mérite, celui de l'obéissance aveugle ; cette loi de fer eut le pouvoir, propre à tous les despotismes, de retenir la nation dans une perpétuelle enfance ; quand le despotisme croula irrévocablement en France, les hommes eurent quelque peine à perdre cette habitude d'asservissement qui avait effacé et confondu tous les caractères politiques dans une seule physionomie. Mais, rapidement éclairés sur leurs intérêts, ils eurent bientôt compris qu'il ne s'agissait plus d'être élevé par le maître, mais d'être choisi par la nation ; que, sous un gouvernement représentatif, il ne suffisait plus d'être aveugle et ponctuel dans l'exercice de la force brutale pour arriver à faire de l'arbitraire en sous-ordre, mais qu'il fallait chercher désormais sa force dans son intelligence, pour être élevé par le vote libre et populaire à la puissance et à la gloire de la tribune. À mesure que la monarchie, en s'ébranlant, vit ses faveurs perdre de leur prix, à mesure que la véritable puissance politique vint s'asseoir sur les bancs de l'opposition, la culture de l'esprit, l'étude de la dialectique, le développement de la pensée devint le seul moyen de réaliser des ambitions désormais plus vastes et plus nobles.

Mais avec ces promesses plus glorieuses, avec ces prétentions plus hautes, les ambitions ont pris un caractère d'intensité fébrile qu'elles n'avaient pas encore présenté. Les âmes, surexcitées par d'énormes travaux, par l'emploi de facultés immenses, ont été éprouvées tout à coup par de grandes fatigues et de cuisantes angoisses. Tous les ressorts de l'intérêt personnel, toutes les puissances de l'égoïsme, tendues et développées outre mesure, ont donné naissance à des maux inconnus, à des souffrances monstrueuses, auxquelles la psychologie n'avait point encore assigné de place dans ses annales.

L'invasion de ces maladies a dû introduire le germe d'une poésie nouvelle. S'il est vrai que la littérature soit et ne puisse être autre chose que l'expression de faits accomplissables, la peinture de traits visibles, ou la révélation de sentiments possiblement vrais, la littérature de l'Empire devait réfléchir la physionomie de l'Empire, reproduire la pompe des événements extérieurs, ignorer la science des mystérieuses souffrances de l'âme. L'étude de la conscience ne pouvait être approfondie que plus tard, lorsque la conscience elle-même jouerait un plus grand rôle dans la vie, c'est-à-dire lorsque l'homme, ayant un plus grand besoin de son intelligence pour arriver aux choses extérieures, serait forcé à un plus mûr examen de ses facultés intérieures. Si l'étude de la psychologie, poétiquement envisagée, a été jusque-là incomplète et superficielle, c'est que les observations lui ont manqué, c'est que les maladies, aujourd'hui constatées et connues, hier encore n'existaient pas.

Ainsi donc le champ des douleurs observées et poétisées s'agrandit chaque jour, et demain en saura plus qu'aujourd'hui. Le mal de Werther, celui de René, celui d'Obermann, ne sont pas les seuls que la civilisation avancée nous ait apportés, et le livre où Dieu a inscrit le compte de ces fléaux n'est peut-être encore ouvert qu'à la première page. Il en est un qu'on ne nous a pas encore officiellement signalé, quoique beaucoup d'entre nous en aient été frappés ; c'est la souffrance de la volupté dépourvue de puissance. C'est un autre supplice que celui de Werther, se brisant contre la société qui proscrit sa passion, c'est une autre inquiétude que celle de René, trop puissant pour vouloir ; c'est une autre agonie que celle d'Obermann, atterré de son impuissance ; c'est la souffrance énergique, colère, impie, de l'âme qui veut réaliser une destinée, et devant qui toute destinée s'enfuit comme un rêve ; c'est l'indignation de la force qui voudrait tout saisir, tout posséder, et à qui tout échappe, même la volonté, au travers de fatigues vaines et d'efforts inutiles. C'est l'épuisement et la contrition de la passion désappointée ; c'est, en un mot, le mal de ceux qui ont vécu.

René et Obermann sont jeunes. L'un n'a pas encore employé sa puissance, l'autre n'essayera pas de l'employer ; mais tous deux vivent dans l'attente et l'ignorance d'un avenir qui se réalisera dans un sens quelconque. Comme le bourgeon exposé au vent impétueux des jours, au souffle glacé des nuits, René résistera aux influences mortelles et produira de beaux fruits. Obermann languira comme une fleur délicate qui exhale de plus suaves parfums en pâlissant à l'ombre. Mais il est des plantes à la fois trop vigoureuses pour céder aux vains efforts des tempêtes, et trop avides de soleil pour fructifier sous un ciel rigoureux. Fatiguées, mais non brisées, elles enfoncent encore leurs racines dans le roc, elles élèvent encore leurs calices desséchés et flétris pour aspirer la rosée du ciel ; mais, courbées par les vents contraires, elles retombent et rampent sans pouvoir vivre ni mourir, et le pied qui les foule ignore la lutte immense qu'elles ont soutenue avant de plier.

Les âmes atteintes de cette douloureuse colère peuvent avoir eu la jeunesse de René. Elles peuvent avoir répudié longtemps la vie réelle, comme n'offrant rien qui ne fût trop grand ou trop petit pour elles ; mais à coup sûr elles ont vécu la vie de Werther. Elles se sont suicidées comme lui par quelque passion violente et opiniâtre, par quelque sombre divorce avec les espérances de la vie humaine. La faculté de croire et d'aimer est morte en elles. Le désir seul a survécu, fantasque, cuisant, éternel, mais irréalisable, à cause des avertissements sinistres de l'expérience. Une telle âme peut s'efforcer à consoler Obermann, en lui montrant une blessure plus envenimée que la sienne, en lui disant la différence du doute à l'incrédulité, en répondant à cette belle et triste parole : Qu'un jour je puisse dire à un homme qui m'entende : « Si nous avions vécu ! » - Obermann, consolez-vous, nous aurions vécu en vain.

Il appartiendra peut-être à quelque génie austère, à quelque psychologiste rigide et profond, de nous montrer la souffrance morale sous un autre aspect encore, de nous dire une autre lutte de la volonté contre l'impuissance, de nous initier à l'agitation, à l'effroi, à la confusion d'une faiblesse qui s'ignore et se nie, de nous intéresser au supplice perpétuel d'une âme qui refuse de connaître son infirmité, et qui, dans l'épouvante et la stupéfaction de ses défaites, aime mieux s'accuser de perversité que d'avouer son indigence primitive. C'est une maladie plus répandue peut-être que toutes les autres, mais que nul n'a encore osé traiter. Pour la revêtir de grâce et de poésie, il faudra une main habile et une science consommée.

Ces créations viendront sans doute. Le mouvement des intelligences entraînera dans l'oubli la littérature réelle, qui ne convient déjà plus à notre époque. Une autre littérature se prépare et s'avance à grands pas, idéale, intérieure, ne relevant que de la conscience humaine, n'empruntant au monde des sens que la forme et le vêtement de ses inspirations, dédaigneuse, à l'habitude, de la puérile complication des épisodes, ne se souciant guère de divertir et de distraire les imaginations oisives, parlant peu aux yeux, mais à l'âme constamment. Le rôle de cette littérature sera laborieux et difficile, et ne sera pas compris d'emblée. Elle aura contre elle l'impopularité des premières épreuves ; elle aura de nombreuses batailles à livrer pour introduire, dans les récits de la vie familière, dans l'expression scénique des passions éternelles, les mystérieuses tragédies que la pensée aperçoit et que l'oil ne voit point.

Cette réaction a déjà commencé d'une façon éclatante dans la poésie personnelle ou lyrique : espérons que le roman et le théâtre n'attendront pas en vain.

George Sand

Obermann/Observations

On verra dans ces lettres l'expression d'un homme qui sent, et non d'un homme qui travaille. Ce sont des mémoires très-indifférents à des étrangers, mais qui peuvent intéresser les adeptes. Plusieurs verront avec plaisir ce que l'un d'eux a senti : plusieurs ont senti de même ; il s'est trouvé que celui-ci l'a dit, ou a essayé de le dire. Mais il doit être jugé par l'ensemble de sa vie, et non par ses premières années ; par toutes ses lettres, et non par tel passage ou hasardé, ou romanesque peut-être.

De semblables lettres sans art, sans intrigue, doivent avoir mauvaise grâce hors de la société éparse et secrète dont la nature avait fait membre celui qui les écrivit. Les individus qui la composent sont la plupart inconnus ; cette espèce de monument privé que laisse un homme comme eux ne peut leur être adressé que par la voie publique, au risque d'ennuyer un grand nombre de personnes graves, instruites, ou aimables. Le devoir d'un éditeur est seulement de prévenir qu'on n'y trouve ni esprit, ni science, que ce n'est pas un ouvrage, et que peut-être même on dira : Ce n'est pas un livre raisonnable.

Nous avons beaucoup d'écrits où le genre humain se trouve peint en quelques lignes. Si cependant ces longues lettres faisaient à peu près connaître un seul homme, elles pourraient être et neuves et utiles. Il s'en faut de beaucoup qu'elles remplissent même cet objet borné ; mais, si elles ne contiennent point tout ce que l'on pourrait attendre, elles contiennent du moins quelque chose ; et c'est assez pour les faire excuser.

Ces lettres ne sont pas un roman[1]. Il n'y a point de mouvement dramatique, d'événements préparés et conduits, point de dénoûment ; rien de ce qu'on appelle l'intérêt d'un ouvrage, de cette série progressive, de ces incidents, de cet aliment de la curiosité, magie de plusieurs bons écrits, et charlatanisme de plusieurs autres.

On y trouvera des descriptions ; de celles qui servent à mieux faire entendre les choses naturelles, et à donner des lumières, peut-être trop négligées, sur les rapports de l'homme avec ce qu'il appelle l'inanimé.

On y trouvera des passions ; mais celles d'un homme qui était né pour recevoir ce qu'elles promettent, et pour n'avoir point une passion ; pour tout employer, et pour n'avoir qu'une seule fin.

On y trouvera de l'amour ; mais l'amour senti d'une manière qui peut-être n'avait pas été dite.

On y trouvera des longueurs : elles peuvent être dans la nature ; le cour est rarement précis, il n'est point dialecticien. On y trouvera des répétitions ; mais si les choses sont bonnes, pourquoi éviter soigneusement d'y revenir ? Les répétitions de Clarisse, le désordre (et le prétendu égoïsme) de Montaigne, n'ont jamais rebuté que des lecteurs seulement ingénieux. Jean-Jacques était souvent diffus. Celui qui écrivit ces lettres paraît n'avoir pas craint les longueurs et les écarts d'un style libre : il a écrit sa pensée. Il est vrai que Jean-Jacques avait le droit d'être un peu long ; pour lui, s'il a usé de la même liberté, c'est tout simplement parce qu'il la trouvait bonne et naturelle.

On y trouvera des contradictions, du moins ce qu'on nomme souvent ainsi. Mais pourquoi serait-on choqué de voir, dans des matières incertaines, le pour et le contre dits par le même homme ? Puisqu'il faut qu'on les réunisse pour s'en approprier le sentiment, pour peser, décider, choisir, n'est-ce pas une même chose qu'ils soient dans un seul livre ou dans des livres différents ? Au contraire, exposés par le même homme, ils le sont avec une force plus égale, d'une manière plus analogue, et vous voyez mieux ce qu'il vous convient d'adopter. Nos affections, nos désirs, nos sentiments mêmes, et jusqu'à nos opinions, changent avec les leçons des événements, les occasions de la réflexion, avec l'âge, avec tout notre être. Celui qui est si exactement d'accord avec lui-même vous trompe, ou se trompe. Il a un système ; il joue un rôle. L'homme sincère vous dit : J'ai senti comme cela, je sens comme ceci ; voilà mes matériaux, bâtissez vous même l'édifice de votre pensée.

Ce n'est pas à l'homme froid à juger les différences des sensations humaines ; puisqu'il n'en connaît pas l'étendue, il n'en connaît pas la versatilité. Pourquoi diverses manières de voir seraient-elles plus étonnantes dans les divers âges d'un même homme, et quelquefois au même moment, que dans des hommes différents ? On observe, on cherche, on ne décide pas. Voulez-vous exiger que celui qui prend la balance rencontre d'abord le poids qui en fixera l'équilibre ? Tout doit être d'accord, sans doute, dans un ouvrage exact et raisonné sur des matières positives ; mais voulez-vous que Montaigne soit vrai à la manière de Hume, et Sénèque régulier comme Bezout ? Je croirais même qu'on devrait attendre autant ou plus d'oppositions entre les différents âges d'un même homme qu'entre plusieurs hommes éclairés du même âge. C'est pour cela qu'il n'est pas bon que les législateurs soient tous des vieillards ; à moins que ce soit un corps d'hommes vraiment choisis, et capables de suivre leurs conceptions générales et leurs souvenirs plutôt que leur pensée présente. L'homme qui ne s'occupe que des sciences exactes est le seul qui n'ait point à craindre d'être jamais surpris de ce qu'il a écrit dans un autre âge.

Ces lettres sont aussi inégales, aussi irrégulières dans leur style que dans le reste. Une chose seulement m'a plu ; c'est de n'y point trouver ces expressions exagérées et triviales dans lesquelles un écrivain devrait toujours voir du ridicule, ou au moins de la faiblesse[2]. Ces expressions ont par elles-mêmes quelque-chose de vicieux, ou bien leur trop fréquent usage, en en faisant des applications fausses, altéra leurs premières acceptions, et fit oublier leur énergie.

Ce n'est pas que je prétende justifier le style de ces lettres. J'aurais quelque chose à dire sur des expressions qui pourront paraître hardies, et que pourtant je n'ai pas changées ; mais quant aux incorrections, je n'y sais point d'excuse recevable. Je ne me dissimule pas qu'un critique trouvera beaucoup à reprendre : je n'ai point prétendu enrichir le public d'un ouvrage travaillé, mais donner à quelques personnes éparses dans l'Europe les sensations, les opinions, les songes libres et incorrects d'un homme souvent isolé, qui écrivit dans l'intimité, et non pour son libraire,

L'éditeur ne s'est proposé et ne se proposera qu'un seul objet. Tout ce qui portera son nom tendra aux mêmes résultats ; soit qu'il écrive, ou qu'il publie seulement, il ne s'écartera point d'un but moral. Il ne cherche pas encore à y atteindre : un écrit important, et de nature à être utile, un véritable ouvrage que l'on peut seulement esquisser, mais non prétendre jamais finir, ne doit être ni publié promptement, ni même entrepris trop tôt (A).

Les notes indiquées par des lettres sont à la fin du volume.

Delphine

Mme de Staël, Préface de la première édition. (1802)

Les romans sont de tous les écrits littéraires ceux qui ont le plus de juges ; il n'existe presque personne qui n'ait le droit de prononcer sur le mérite d'un roman ; les lecteurs même les plus défians et les plus modestes sur leur esprit, ont raison de se confier à leurs impressions. C'est donc une des premières difficultés de ce genre que le succès populaire auquel il doit prétendre. Une autre non moins grande, c'est qu'on a fait une telle quantité de romans médiocres, que le commun des hommes est tenté de croire que ces sortes de compositions sont les plus aisées de toutes, tandis que ce sont précisément les essais multipliés dans cette carrière qui ajoutent à sa difficulté ; car dans ce genre comme dans tous les autres, les esprits un peu relevés craignent les routes battues, et c'est un obstacle à l'expression des sentimens vrais, que l'importun souvenir des écrits insipides qui nous ont tant parlé des affections du coeur. Enfin le genre en lui-même présente des difficultés effrayantes, et il suffit, pour s'en convaincre, de songer au petit nombre de romans placés dans le rang des ouvrages.

En effet, il faut une grande puissance d'imagination et de sensibilité pour s'identifier avec toutes les situations de la vie, et conserver ce naturel parfait, sans lequel il n'y a rien de grand, de beau, ni de durable. L'enchaînement des idées peut être soumis à des principes invariables dont il est toujours possible de donner une exacte analyse : mais les sentimens ne sont jamais que des inspirations plus ou moins heureuses, et ces inspirations ne sont accordées peut-être qu'aux âmes restées dignes de les éprouver. On citera, pour combattre cette opinion, quelques hommes d'un grand talent dont la conduite n'a point été morale ; mais je crois fermement qu'en examinant leur histoire, on verra que si de fortes passions ont pu les entraîner, des remords profonds les ont cruellement punis ; ce n'est pas assez pour que la vie soit estimable, mais c'est assez pour que le coeur n'ait point été dépravé.

On se sentiroit saisi d'une véritable terreur au milieu de la société, s'il n'existoit pas un langage que l'affectation ne peut imiter, et que l'esprit à lui seul ne sauroit découvrir. C'est surtout dans les romans que cette justesse de ton, si l'on peut s'exprimer ainsi, doit être particulièrement observée ; sensibilité exagérée, fierté hors de place, prétention de vertu, toute cette nature de convention qui fatigue si souvent dans le monde, se retrouve dans les romans ; et comme on pourroit dire, en observant tel ou tel homme, c'est par cette parole, par ce regard, par cet accent qu'il trahit à son insu les bornes de son esprit ou de son âme ; de même dans les fictions, on pourroit montrer dans quelle situation l'auteur a manqué de sensibilité véritable, dans quel endroit le talent n'a pu suppléer au caractère, et quand l'esprit a vainement cherché ce que l'âme auroit saisi d'un seul jet.

Les événemens ne doivent être dans les romans que l'occasion de développer les passions du coeur humain ; il faut conserver dans les événemens assez de vraisemblance pour que l'illusion ne soit point détruite ; mais les romans qui excitent la curiosité seulement par l'invention des faits, ne captivent dans les hommes que cette imagination qui a fait dire que les yeux sont toujours enfans. Les romans que l'on ne cessera jamais d'admirer, Clarisse, Clémentine, Tom-Jones, la Nouvelle Héloïse, Werther, etc., ont pour but de révéler ou de retracer une foule de sentimens dont se compose, au fond de l'âme, le bonheur ou le malheur de l'existence ; ces sentimens que l'on ne dit point, parce qu'ils se trouvent liés avec nos secrets ou avec nos foiblesses, et parce que les hommes passent leur vie avec les hommes, sans se confier jamais mutuellement ce qu'ils éprouvent.

L'histoire ne nous apprend que les grands traits manifestés par la force des circonstances, mais elle ne peut nous faire pénétrer dans les impressions intimes qui, en influant sur la volonté de quelques-uns, ont disposé du sort de tous. Les découvertes en ce genre sont inépuisables ; il n'y a qu'une chose étonnante pour l'esprit humain, c'est lui-même. The proper study of mankind is man.

Cherchons donc toutes les ressources du talent, tous les développemens de l'esprit, dans la connoissance approfondie des affections de l'âme, et n'estimons les romans que lorsqu'ils nous paraissent, pour ainsi dire, une sorte de confession, dérobée à ceux qui ont vécu, comme à ceux qui vivront.

Observer le coeur humain, c'est montrer à chaque pas l'influence de la morale sur la destinée : il n'y a qu'un secret dans la vie, c'est le bien ou le mal qu'on a fait ; il se cache, ce secret, sous mille formes trompeuses : vous souffrez long-temps sans l'avoir mérité, vous prospérez long-temps par des moyens condamnables ; mais tout à coup votre sort se décide, le mot de votre énigme se révèle, et ce mot, la conscience l'avoit dit bien avant que le destin l'eût répété. C'est ainsi que l'histoire de l'homme doit être représentée dans les romans ; c'est ainsi que les fictions doivent nous expliquer, par nos vertus et nos sentimens, les mystères de notre sort.

Véritable fiction en effet, me dira-t-on, que celle qui seroit ainsi conçue ! croyez-vous encore à la morale, à l'amour, à l'élévation de l'âme, enfin à toutes les illusions de ce genre ? Et si l'on n'y croyoit pas, que mettroit-on à la place ? La corruption et la vulgarité de quelques plaisirs, la sécheresse de l'âme, la bassesse et la perfidie de l'esprit ; ce choix, hideux en lui-même, est rarement récompensé par le bonheur ou par le succès : mais quand l'un et l'autre en seroient le résultat momentané, ce hasard serviroit seulement à donner à l'homme vertueux un sentiment de fierté de plus. Si l'histoire avoit représenté les sentimens généreux comme toujours prospères, ils auraient cessé d'être généreux ; les spéculateurs s'en seraient bientôt emparés, comme d'un moyen de faire route. Mais l'incertitude sur ce qui conduit aux splendeurs du monde, et la certitude sur ce qu'exige la morale, est une belle opposition, qui honore l'accomplissement du devoir et l'adversité librement préférée.

Je crois donc que les circonstances de la vie, passagères comme elles le sont, nous instruisent moins des vérités durables, que les fictions fondées sur ces vérités ; et que les meilleures leçons de la délicatesse et de la fierté peuvent se trouver dans les romans, où les sentimens sont peints avec assez de naturel, pour que vous croyiez assister à la vie réelle, en les lisant.

Un style commun, un style ingénieux, sont également éloignés de ce naturel ; l'ingénieux ne convient qu'aux affections de parure, à ces affections qu'on éprouve seulement pour les montrer ; l'ingénieux enfin est une telle preuve de sang-froid, qu'il exclut la possibilité de toute émotion profonde. Les expressions communes sont aussi loin de la vérité que les expressions recherchées, parce que les expressions communes ne peignent jamais ce qui se passe réellement dans notre coeur ; chaque homme a une manière de sentir particulière, qui lui inspireroit de l'originalité, s'il s'y livroit ; le talent ne consiste peut-être que dans la mobilité qui transporte l'âme dans toutes les affections que l'imagination peut se représenter ; le génie ne dira jamais mieux que la nature, mais il dira comme elle, dans des situations inventées, tandis que l'homme ordinaire ne sera inspiré que par la sienne propre. C'est ainsi que, dans tous les genres, la vérité est à la fois ce qu'il y a de plus difficile et de plus simple, de plus sublime et de plus naturel.

Il n'y a point eu dans la littérature des anciens ce que nous appelons des romans ; la patrie absorboit alors toutes les âmes ; et les femmes ne jouoient pas un assez grand rôle pour que l'on observât toutes les nuances de l'amour : chez les modernes, l'éclat des romans de chevalerie appartient beaucoup plus au merveilleux des aventures, qu'à la vérité et à la profondeur des sentimens. Madame de La Fayette est la première qui, dans la Princesse de Clèves, ait su réunir à la peinture de ces moeurs brillantes de la chevalerie, le langage touchant des affections passionnées. Mais les véritables chefs-d'oeuvre, en fait de romans, sont tous du dix-huitième siècle ; ce sont les Anglois qui, les premiers, ont donné à ce genre de production un but véritablement moral ; ils cherchent l'utilité dans tout, et leur disposition à cet égard est celle des peuples libres ; ils ont besoin d'être instruits, plutôt qu'amusés, parce qu'ayant à faire un noble usage des facultés de leur esprit, ils aiment à les développer et non à les endormir.

Une autre nation, aussi distinguée par ses lumières que les Anglois le sont par leurs institutions, les Allemands ont des romans d'une vérité et d'une sensibilité profonde ; mais on juge mal parmi nous les beautés de la littérature allemande, ou, pour mieux dire, le petit nombre de personnes éclairées qui la connoissent, ne se donne pas la peine de répondre à ceux qui ne la connoissent pas. Ce n'est que depuis Voltaire que l'on rend justice en France à l'admirable littérature des Anglois ; il faudra de même qu'un homme de génie s'enrichisse une fois par la féconde originalité de quelques écrivains allemands, pour que les François soient persuadés qu'il y a des ouvrages en Allemagne où les idées sont approfondies, et les sentimens exprimés avec une énergie nouvelle. Sans doute les auteurs actuels ont raison de rappeler sans cesse le respect que l'on doit aux chefs-d'oeuvre de la littérature françoise ; c'est ainsi qu'on peut se former un goût, une critique sévère, je dirois impartiale, si de nos jours, en France, ce mot pouvoit avoir son application. Mais le grand défaut dont notre littérature est menacée maintenant, c'est la stérilité, la froideur et la monotonie : or l'étude des ouvrages parfaits et généralement connus que nous possédons, apprend bien ce qu'il faut éviter, mais n'inspire rien de neuf ; tandis qu'en lisant les écrits d'une nation dont la manière de voir et de sentir diffère beaucoup de celle des François, l'esprit est excité par des combinaisons nouvelles, l'imagination est animée par les hardiesses même qu'elle condamne, autant que par celles qu'elle approuve ; et l'on pourroit parvenir à adapter au goût françois, peut-être le plus pur de tous, des beautés originales qui donneraient à la litérature du dix-neuvième siècle un caractère qui lui seroit propre.

On ne peut qu'imiter les auteurs dont les ouvrages sont accomplis ; et dans l'imitation, il n'y a jamais rien d'illustre : mais les écrivains dont le génie un peu bizarre n'a pas entièrement poli toutes les richesses qu'ils possèdent, peuvent être dérobés heureusement par des hommes de goût et de talent : l'or des mines peut servir à toutes les nations, l'or qui a reçu l'empreinte de la monnoie ne convient qu'à une seule. Ce n'est pas Phèdre qui a produit Zaïre, c'est Othello. Les Grecs eux-mêmes, dont Racine s'est pénétré, avoient laissé beaucoup à faire à son génie. Se seroit-il élevé aussi haut, s'il n'eût étudié que des ouvrages qui, comme les siens, désespérassent l'émulation, au lieu de l'animer en lui ouvrant de nouvelles routes ?

Ce seroit donc, je le pense, un grand obstacle aux succès futurs des François dans la carrière littéraire, que ces préjugés nationaux qui les empêcheroient de rien étudier qu'eux-mêmes. Un plus grand obstacle encore seroit la mode qui proscrit les progrès de l'esprit humain, sous le nom de philosophie ; la mode, ou je ne sais quelle opinion de parti, transportant les calculs du moment sur le terrain des siècles, et se servant de considérations passagères, pour assaillir les idées éternelles. L'esprit alors n'auroit plus véritablement aucun moyen de se développer ; il se replieroit sans cesse sur le cercle fastidieux des mêmes pensées, des mêmes combinaisons, presque des mêmes phrases ; dépouillé de l'avenir, il seroit condamné sans cesse à regarder en arrière, pour regretter d'abord, rétrograder ensuite, et sûrement il resteroit fort au-dessous des écrivains du dix-septième siècle, qui lui sont présentés pour modèle ; car les écrivains de ce siècle, hommes d'un rare génie, fiers comme le vrai talent, aimoient et pressentoient les vérités que couvraient encore les nuages de leur temps.

L'amour de la liberté bouillonnait dans le vieux sang de Corneille ; Fénelon donnoit dans son Télémaque des leçons sévères à Louis XIV ; Bossuet traduisoit les grands de la terre devant le tribunal du ciel, dont il interprétoit les jugemens avec un noble courage ; et Pascal, le plus hardi de tous, à travers les terreurs funestes qui ont troublé son imagination, en abrégeant sa vie, a jeté dans ses pensées détachées les germes de beaucoup d'idées que les écrivains qui l'ont suivi ont développés. Les grands hommes du siècle de Louis XIV remplissoient l'une des premières conditions du génie ; ils étoient en avant des lumières de leur siècle, et nous, en revenant sur nos pas, égalerions-nous jamais ceux qui se sont élancés les premiers dans la carrière, et qui, s'ils renaissoient, partant d'un autre point, dépasseroient encore tous leurs nouveaux contemporains.

On a dit que ce qui avoit surtout contribué à la splendeur de la littérature du dix-septième siècle, c'étoient les opinions religieuses d'alors, et qu'aucun ouvrage d'imagination ne pouvoit être distingué sans les mêmes croyances. Un ouvrage, dont ses adversaires même doivent admirer l'imagination originale, extraordinaire, éclatante, le Génie du Christianisme, a fortement soutenu ce système littéraire. J'avois essayé de montrer quels étoient les heureux changemens que le christianisme avoit apportés dans la littérature ; mais comme le christianisme date de dix-huit siècles, et nos chefs-d'oeuvre en littérature seulement de deux, je pensois que les progrès de l'esprit humain en général devoient être comptés pour quelque chose, dans l'examen des différences entre la littérature des anciens et celle des modernes.

Les grandes idées religieuses, l'existence de Dieu, l'immortalité de l'âme, et l'union de ces belles espérances avec la morale, sont tellement inséparables de tout sentiment élevé, de tout enthousiasme rêveur et tendre, qu'il me paroîtroit impossible qu'aucun roman, aucune tragédie, aucun ouvrage d'imagination enfin pût émouvoir sans leur secours ; et, en ne considérant un moment ces pensées, d'un ordre bien plus sublime, que sous le rapport littéraire, je croirois que ce qu'on a appelé dans les divers genres d'écrits l'inspiration poétique, est presque toujours ce pressentiment du coeur, cet essor du génie qui transporte l'espérance au-delà des bornes de la destinée humaine ; mais rien n'est plus contraire à l'imagination, comme à la pensée, que les dogmes de quelque secte que ce puisse être. La mythologie avoit des images, et non des dogmes ; mais ce qu'il y a d'obscur, d'abstrait et de métaphysique dans les dogmes, s'oppose invinciblement, ce me semble, à ce qu'ils soient admis dans les ouvrages d'imagination.

La beauté de quelques ouvrages religieux tient aux idées qui sont entendues par tous les hommes, aux idées qui répondent à tous les coeurs, même à ceux des incrédules ; car ils ne peuvent se refuser à des regrets, lors même qu'ils ne conçoivent pas encore des espérances : ce qu'il y a de grand enfin dans la religion, ce sont toutes les pensées inconnues, vagues, indéfinies, au-delà de notre raison, mais non en lutte avec elle.

On a voulu établir depuis quelque temps une sorte d'opposition entre la raison et l'imagination, et beaucoup de gens, qui ne peuvent pas avoir de l'imagination, commencent d'abord par manquer de raison, dans l'espoir que cette preuve de zèle leur sera toujours comptée. Il faut distinguer l'imagination qui peut être considérée comme l'une des plus belles facultés de l'esprit, et l'imagination dont tous les êtres souffrans et bornés sont susceptibles. L'une est un talent, l'autre une maladie ; l'une devance quelquefois la raison, l'autre s'oppose toujours à ses progrès ; on agit sur l'une par l'enthousiasme, sur l'autre par l'effroi : je conviens que quand on veut dominer les têtes foibles, il faut pouvoir leur inspirer des terreurs que la raison proscriroit ; mais pour produire ce genre d'effet, les contes de revenans valent beaucoup mieux que les chefs-d'oeuvre littéraires.

L'imagination qui a fait le succès de tous ces chefs-d'oeuvre tient par des liens très-forts à la raison ; elle inspire le besoin de s'élever au-delà des bornes de la réalité, mais elle ne permet de rien dire qui soit en contraste avec cette réalité même. Nous avons tous au fond de notre âme une idée confuse de ce qui est mieux, de ce qui est meilleur, de ce qui est plus grand que nous ; c'est ce qu'on appelle, en tout genre, le beau idéal, c'est l'objet auquel aspirent toutes les âmes douées de quelque dignité naturelle ; mais ce qui est contraire à nos connoissances, à nos idées positives, déplaît à l'imagination presque autant qu'à la raison même.

J'en vais prendre un exemple au hasard ; je le tirerai de l'incohérence des images, il sera facile d'en faire l'application aux idées contradictoires. Quand Milton agrandit à nos yeux le vice et la vertu par les tableaux les plus frappans, nous l'admirons ; il ajoute à nos pensées, il fortifie nos sentimens : mais lorsqu'il représente les anges tirant des coups de canon dans le ciel, il manque à la raison qu'exige la nature de son sujet ; il s'écarte de la conséquence qui doit exister dans l'invention, comme dans la vérité, et la raison blessée refroidit l'imagination. Pourquoi blâmons-nous dans les romans, dans la poésie, dans les ouvrages dramatiques tout ce qui n'est pas en harmonie avec les proportions admises, avec les fictions accordées ? c'est par le même instinct qui nous rend importun le désordre dans le raisonnement.

Il y a en nous une force morale qui tend toujours vers la vérité ; en opposant l'une à l'autre toutes les facultés de l'homme, le sentiment, l'imagination, la raison, on établiroit au dedans de lui-même une division presque semblable à celle qui, en affoiblissant les empires, rend leur asservissement plus facile. Les facultés de l'homme doivent avoir toutes la même direction, et le succès de l'une ne peut jamais être aux dépens de l'autre ; l'écrivain qui, dans l'ivresse de l'imagination, croit avoir subjugué la raison, la verra toujours reparoître comme son juge, non-seulement dans l'examen réfléchi, mais dans l'impression du moment, qui décide de l'enthousiasme.

Je ne sais si ces diverses réflexions font l'apologie ou la critique de la correspondance que je publie. Je ne l'aurois pas fait connoître, si elle ne m'avoit pas paru d'accord avec la manière de voir et de sentir que je viens de développer. Les lettres que j'ai recueillies ont été écrites dans le commencement de la révolution ; j'ai mis du soin à retrancher de ces lettres, autant que la suite de l'histoire le permettoit, tout ce qui pouvoit avoir rapport aux événemens politiques de ce temps-là. Ce ménagement n'a point pour but, on le verra, de cacher des opinions dont je me crois permis d'être fière ; mais je souhaiterois qu'on pût s'occuper uniquement des personnes qui ont écrit ces lettres ; il me semble qu'on y trouve des sentimens qui devroient, pendant quelques momens du moins, n'inspirer que des idées douces.

Ce voeu, je le crains, ne sera point accompli ; la plupart des jugemens littéraires que l'on publiera en France, ne seront, pendant long-temps encore, que des louanges de parti, ou des injures de calcul. Je pense donc que les écrivains qui, pour exprimer ce qu'ils croient bon et vrai, bravent ces jugemens connus d'avance, ont choisi leur public ; ils s'adressent à la France silencieuse mais éclairée, à l'avenir plutôt qu'au présent ; ils aspirent peut-être aussi, dans leur ambition, à l'opinion indépendante, au suffrage réfléchi des étrangers ; mais ils se rappelleront sans doute ce conseil que Virgile donnoit au Dante, lorsqu'il traversoit avec lui le séjour des hommes médiocres, agités tant qu'ils avoient vécu par des passions haineuses : Fama di loro il mondo esser non lassa, Non ragioniam di lor ; ma guarda e passa.1

notes... :
[Le monde n'a pas même conservé le souvenir de leur nom ; ne nous arrêtons pas à en parler, mais jette un coup d'oeil sur eux, et passe.]

Atala

François-René de CHATEAUBRIAND (1768 - 1848)

D'après éd. Furne, 1832, orthographe modifiée.

Lettre publiée dans le Journal des Débats et dans Le Publiciste
10 germinal an IX (31 mars 1801)

Citoyen, dans mon ouvrage sur le Génie du christianisme, ou Les Beautés poétiques et morales de la religion chrétienne, il se trouve une section entière consacrée à la poétique du christianisme. Cette section se divise en trois parties : poésie, beaux-arts, littérature. Ces trois parties sont terminées par une quatrième, sous le titre d'Harmonies de la religion, avec les scènes de la nature et les passions du coeur humain. Dans cette partie j'examine plusieurs sujets qui n'ont pu entrer dans les précédentes, tels que les effets des ruines gothiques, comparées aux autres sortes de ruines, les sites des monastères dans les solitudes, le côté poétique de cette religion populaire, qui plaçait des croix aux carrefours des chemins dans les forêts, qui mettait des images de vierges et de saints à la garde des fontaines et des vieux ormeaux; qui croyait aux pressentiments et aux fantômes, etc., etc. Cette partie est terminée par une anecdote extraite de mes voyages en Amérique, et écrite sous les huttes mêmes des Sauvages. Elle est intitulée : Atala, etc. Quelques épreuves de cette petite histoire s'étant trouvées égarées, pour prévenir un accident qui me causerait un tort infini, je me vois obligé de la publier à part, avant mon grand ouvrage.

Si vous vouliez, citoyen, me faire le plaisir de publier ma lettre, vous me rendriez un important service.

J'ai l'honneur d'être, etc..

 

Préface de la première édition

On voit par la lettre précédente, ce qui a donné lieu à la publication d'Atala avant mon ouvrage sur le Génie du christianisme, ou Les Beautés poétiques et morales de la religion chrétienne, dont elle fait partie. Il ne me reste plus qu'à rendre compte de la manière dont cette petite histoire a été composée.

J'étais encore très jeune, lorsque je conçus l'idée de faire l'épopée de l'homme de la nature, ou de peindre les moeurs des Sauvages, en les liant à quelque événement connu. Après la découverte de l'Amérique, je ne vis pas de sujet plus intéressant, surtout pour des Français, que le massacre de la colonie des Natchez à la Louisiane, en 1727. Toutes les tribus indiennes conspirant, après deux siècles d'oppression, pour rendre la liberté au Nouveau-Monde, me parurent offrir au pinceau un sujet presque aussi heureux que la conquête du Mexique. Je jetai quelques fragments de cet ouvrage sur le papier; mais je m'aperçus bientôt que je manquais des vraies couleurs, et que si je voulais faire une image semblable il fallait, à l'exemple d'Homère, visiter les peuples que je voulais peindre.

En 1789, je fis part à M. de Malesherbes du dessein que j'avais de passer en Amérique. Mais désirant en même temps donner un but utile à mon voyage, je formai le dessein de découvrir par terre le passage tant cherché et sur lequel Cook même avait laissé des doutes. Je partis, je vis les solitudes américaines, et je revins avec des plans pour un autre voyage, qui devait durer neuf ans. Je me proposais de traverser tout le continent de l'Amérique septentrionale, de remonter ensuite le long des côtes, au nord de la Californie, et de revenir par la baie d'Hudson, en tournant sous le pôle. Si je n'eusse pas péri dans ce second voyage, j'aurais pu faire des découvertes importantes pour les sciences, et utiles à mon pays. M. de Malesherbes se chargea de présenter mes plans au Gouvernement; et ce fut alors qu'il entendit les premiers fragments du petit ouvrage, que je donne aujourd'hui au Public. On sait ce qu'est devenue la France, jusqu'au moment où la Providence a fait paraître un de ces hommes qu'elle envoie en signe de réconciliation, lorsqu'elle est lassée de punir. Couvert du sang de mon frère unique, de ma belle-soeur, de celui de l'illustre vieillard leur père; ayant vu ma mère et une autre soeur pleine de talents, mourir des suites du traitement qu'elles avaient éprouvé dans les cachots, j'ai erré sur les terres étrangères, où le seul ami que j'eusse conservé, s'est poignardé dans mes bras (Note 1).

De tous mes manuscrits sur l'Amérique, je n'ai sauvé que quelques fragments, en particulier Atala, qui n'était qu'un épisode des Natchez. Atala a été écrite dans le désert, et sous les huttes des Sauvages. Je ne sais si le public goûtera cette histoire qui sort de toutes les routes connues, et qui présente une nature et des moeurs tout à fait étrangères à l'Europe. Il n'y a point d'aventures dans Atala. C'est une sorte de poème (Note 2), moitié descriptif, moitié dramatique : tout consiste dans la peinture de deux amants qui marchent et causent dans la solitude; tout gît dans le tableau des troubles de l'amour, au milieu du calme des déserts, et du calme de la religion. J'ai donné à ce petit ouvrage les formes les plus antiques; il est divisé en prologue, récit et épilogue. Les principales parties du récit prennent une dénomination, comme les chasseurs, les laboureurs, etc.; et c'était ainsi que dans les premiers siècles de la Grèce, les Rhapsodes chantaient, sous divers titres, les fragments de L'Iliade et de L'Odyssée. Je ne dissimule point que j'ai cherché l'extrême simplicité de fond et de style, la partie descriptive exceptée; encore est-il vrai, que dans la description même, il est une manière d'être à la fois pompeux et simple. Dire ce que j'ai tenté, n'est pas dire ce que j'ai fait. Depuis longtemps je ne lis plus qu'Homère et la Bible; heureux si l'on s'en aperçoit, et si j'ai fondu dans les teintes du désert, et dans les sentiments particuliers à mon coeur, les couleurs de ces deux grands et éternels modèles du beau et du vrai.

Je dirai encore que mon but n'a pas été d'arracher beaucoup de larmes; il me semble que c'est une dangereuse erreur, avancée, comme tant d'autres, par M. de Voltaire, que les bons ouvrages sont ceux qui font le plus pleurer. Il y a tel drame dont personne ne voudrait être l'auteur, et qui déchire le coeur bien autrement que L'Enéide. On n'est point un grand écrivain, parce qu'on met l'âme à la torture. Les vraies larmes sont celles que fait couler une belle poésie; il faut qu'il s'y mêle autant d'admiration que de douleur.

C'est Priam disant à Achille :
Juge de l'excès de mon malheur, puisque je baise la main qui a tué mes fils.

C'est Joseph s'écriant :
Ego sum Joseph, frater vester, quem vendidistis in AEgyptum.
Je suis Joseph, votre frère, que vous avez vendu pour l'Egypte.

Voilà les seules larmes qui doivent mouiller les cordes de la lyre, et en attendrir les sons. Les muses sont des femmes célestes qui ne défigurent point leurs traits par des grimaces; quand elles pleurent, c'est avec un secret dessein de s'embellir.

Au reste, je ne suis point comme M. Rousseau, un enthousiaste des Sauvages; et quoique j'aie peut-être autant à me plaindre de la société, que ce philosophe avait à s'en louer, je ne crois point que la pure nature soit la plus belle chose du monde. Je l'ai toujours trouvée fort laide, partout où j'ai eu l'occasion de la voir. Bien loin d'être d'opinion que l'homme qui pense soit un animal dépravé, je crois que c'est la pensée qui fait l'homme. Avec ce mot de nature, on a tout perdu. De là les détails fastidieux de mille romans où l'on décrit jusqu'au bonnet de nuit, et à la robe de chambre; de là ces drames infâmes, qui ont succédé aux chefs-d'oeuvre des Racine. Peignons la nature, mais la belle nature : l'art ne doit pas s'occuper de l'imitation des monstres.

Les moralités que j'ai voulu faire dans Atala, étant faciles à découvrir, et se trouvant résumées dans l'épilogue, je n'en parlerai point ici; je dirai seulement un mot de mes personnages.

Atala, comme le Philoctète, n'a que trois personnages. On trouvera peut-être dans la femme que j'ai cherché à peindre, un caractère assez nouveau. C'est une chose qu'on n'a pas assez développée, que les contrariétés du coeur humain : elles mériteraient d'autant plus de l'être, qu'elles tiennent à l'antique tradition d'une dégradation originelle, et que conséquemment elles ouvrent des vues profondes sur tout ce qu'il y a de grand et de mystérieux dans l'homme et son histoire.

Chactas, l'amant d'Atala, est un Sauvage, qu'on suppose né avec du génie, et qui est plus qu'à moitié civilisé, puisque non seulement il sait les langues vivantes, mais encore les langues mortes de l'Europe. Il doit donc s'exprimer dans un style mêlé, convenable à la ligne sur laquelle il marche, entre la société et la nature. Cela m'a donné de grands avantages, en le faisant parler en Sauvage dans la peinture des moeurs, et en Européen dans le drame et la narration. Sans cela il eût fallu renoncer à l'ouvrage : si je m'étais toujours servi du style indien, Atala eût été de l'hébreu pour le lecteur.

Quant au missionnaire, j'ai cru remarquer que ceux qui jusqu'à présent ont mis le prêtre en action, en ont fait ou un scélérat fanatique, ou une espèce de philosophe. Le père Aubry n'est rien de tout cela. C'est un simple chrétien qui parle sans rougir de la croix, du sang de son divin maître, de la chair corrompue, etc., en un mot, c'est le prêtre tel qu'il est. Je sais qu'il est difficile de peindre un pareil caractère aux yeux de certaines gens, sans toucher au ridicule. Si je n'attendris pas, je ferai rire : on en jugera.

Après tout, si l'on examine ce que j'ai fait entrer dans un si petit cadre, si l'on considère qu'il n'y a pas une circonstance intéressante des moeurs des Sauvages, que je n'aie touchée, pas un bel effet de la nature, pas un beau site de la Nouvelle-France que je n'aie décrit; si l'on observe que j'ai placé auprès du peuple chasseur un tableau complet du peuple agricole, pour montrer les avantages de la vie sociale, sur la vie sauvage; si l'on fait attention aux difficultés que j'ai dû trouver à soutenir l'intérêt dramatique entre deux seuls personnages, pendant toute une longue peinture de moeurs, et de nombreuses descriptions de paysages; si l'on remarque enfin que dans la catastrophe même, je me suis privé de tout secours, et n'ai tâché de me soutenir, comme les anciens, que par la force du dialogue : ces considérations me mériteront peut-être quelque indulgence de la part du lecteur. Encore une fois, je ne me flatte point d'avoir réussi; mais on doit toujours savoir gré à un écrivain qui s'efforce de rappeler la littérature à ce goût antique, trop oublié de nos jours.

Il me reste une chose à dire; je ne sais par quel hasard une lettre de moi, adressée au citoyen Fontanes, a excité l'attention du public beaucoup plus que je ne m'y attendais. Je croyais que quelques lignes d'un auteur inconnu passeraient sans être aperçues; je me suis trompé. Les papiers publics ont bien voulu parler de cette lettre, et on m'a fait l'honneur de m'écrire, à moi personnellement, et à mes amis, des pages de compliments et d'injures. Quoique j'aie été moins étonné des dernières que des premiers, je pensais n'avoir mérité ni les unes, ni les autres. En réfléchissant sur ce caprice du public, qui a fait attention à une chose de si peu de valeur, j'ai pensé que cela pouvait venir du titre de mon grand ouvrage : Génie du christianisme, etc. On s'est peut-être figuré qu'il s'agissait d'une affaire de parti, et que je dirais dans ce livre beaucoup de mal à la révolution et aux philosophes.

Il est sans doute permis à présent, sous un gouvernement qui ne proscrit aucune opinion paisible, de prendre la défense du christianisme, comme sujet de morale et de littérature. Il a été un temps où les adversaires de cette religion, avaient seuls le droit de parler. Maintenant la lice est ouverte, et ceux qui pensent que le christianisme est poétique et moral, peuvent le dire tout haut, comme les philosophes peuvent soutenir le contraire. J'ose croire que si le grand ouvrage que j'ai entrepris, et qui ne tardera pas à paraître, était traité par une main plus habile que la mienne, la question serait décidée sans retour.

Quoi qu'il en soit, je suis obligé de déclarer qu'il n'est pas question de la révolution dans le Génie du christianisme; et que je n'y parle le plus souvent que d'auteurs morts; quant aux auteurs vivants qui s'y trouvent nommés, ils n'auront pas lieu d'être mécontents : en général, j'ai gardé une mesure, que, selon toutes les apparences, on ne gardera pas envers moi.

On m'a dit que la femme célèbre, dont l'ouvrage formait le sujet de ma lettre, s'est plainte d'un passage de cette lettre. Je prendrai la liberté d'observer, que ce n'est pas moi qui ai employé le premier l'arme que l'on me reproche, et qui m'est odieuse. Je n'ai fait que repousser le coup qu'on portait à un homme dont je fais profession d'admirer les talents, et d'aimer tendrement la personne. Mais dès lors que j'ai offensé, j'ai été trop loin; qu'il soit donc tenu pour effacer ce passage. Au reste, quand on a l'existence brillante et les beaux talents de Mme de Staël, on doit oublier facilement les petites blessures que peut nous faire un solitaire, et un homme aussi ignoré que je le suis.

Pour dire un dernier mot sur Atala : si, par un dessein de la plus haute politique, le gouvernement français songeait un jour à redemander le Canada à l'Angleterre, ma description de la Nouvelle-France prendrait un nouvel intérêt. Enfin, le sujet d'Atala n'est pas tout de mon invention; il est certain qu'il y a eu un Sauvage aux galères et à la cour de Louis XIV; il est certain qu'un missionnaire français a fait les choses que j'ai rapportées; il est certain que j'ai trouvé des Sauvages emportant les os de leurs aïeux, et une jeune mère exposant le corps de son enfant sur les branches d'un arbre; quelques autres circonstances aussi sont véritables : mais comme elles ne sont pas d'un intérêt général, je suis dispensé d'en parler.

 

Avis sur la troisième édition (1801)

J'ai profité de toutes les critiques, pour rendre ce petit ouvrage plus digne des succès qu'il a obtenus. J'ai eu le bonheur de voir que la vraie philosophie et la vraie religion sont une et même chose; car des personnes fort distinguées, qui ne pensent pas comme moi sur le christianisme, ont été les premières à faire la fortune d'Atala. Ce seul fait répond à ceux qui voudraient faire croire que la vogue de cette anecdote indienne, est une affaire de parti. Cependant j'ai été amèrement, pour ne pas dire grossièrement censuré; on a été jusqu'à tourner en ridicule cette apostrophe aux Indiens (Note 3) :
"Indiens infortunés, que j'ai vus errer dans les déserts du Nouveau-Monde avec les cendres de vos aïeux; vous qui m'aviez donné l'hospitalité, malgré votre misère! Je ne pourrais vous l'offrir aujourd'hui, car j'erre, ainsi que vous, à la merci des hommes, et moins heureux dans mon exil, je n'ai point emporté les os de mes pères."

C'est sur la dernière phrase de cette apostrophe, que tombe la remarque du critique. Les cendres de ma famille, confondues avec celles de M. de Malesherbes; six ans d'exil et d'infortunes, ne lui ont offert qu'un sujet de plaisanterie. Puisse-t-il n'avoir jamais à regretter les tombeaux de ses pères!

Au reste, il est facile de concilier les divers jugements qu'on a portés d'Atala : ceux qui m'ont blâmé, n'ont songé qu'à mes talents; ceux qui m'ont loué, n'ont pensé qu'à mes malheurs.

P.-S. J'apprends dans le moment qu'on vient de découvrir à Paris une contrefaçon des deux premières éditions d'Atala, et qu'il s'en fait plusieurs autres à Nancy et à Strasbourg. J'espère que le public voudra bien n'acheter ce petit ouvrage que chez Migneret et à l'ancienne Librairie de Dupont.

 

Avis sur la quatrième édition (1801)

Depuis quelque temps, il a paru de nouvelles critiques d'Atala. Je n'ai pas pu en profiter dans cette quatrième édition. Les avis qu'on m'a fait l'honneur de m'adresser, exigeaient trop de changements, et le Public semble maintenant accoutumé à ce petit ouvrage, avec tous ses défauts. Cette quatrième édition est donc parfaitement semblable à la troisième. J'ai seulement rétabli dans quelques endroits le texte des deux premières.

 

Préface d'Atala (1805)

L'indulgence, avec laquelle on a bien voulu accueillir mes ouvrages, m'a imposé la loi d'obéir au goût du public, et de céder au conseil de la critique.

Quant au premier, j'ai mis tous mes soins à le satisfaire. Des personnes, chargées de l'instruction de la jeunesse ont désiré avoir une édition du Génie du christianisme, qui fût dépouillée de cette partie de l'Apologie, uniquement destinée aux gens du monde : malgré la répugnance naturelle que j'avais à mutiler mon ouvrage, et ne considérant que l'utilité publique, j'ai publié l'abrégé que l'on attendait de moi.

Une autre classe de lecteurs demandait une édition séparée des deux épisodes de l'ouvrage : je donne aujourd'hui cette édition.

Je dirai maintenant ce que j'ai fait relativement à la critique.

Je me suis arrêté, pour le Génie du christianisme, à des idées différentes de celles que j'ai adoptées pour ses épisodes.

Il m'a semblé d'abord que, par égard pour les personnes qui ont acheté les premières éditions, je ne devais faire, du moins à présent, aucun changement notable à un livre qui se vend aussi cher que le Génie du christianisme. L'amour-propre et l'intérêt ne m'ont pas paru des raisons assez bonnes, même dans ce siècle, pour manquer à la délicatesse.

En second lieu, il ne s'est pas écoulé assez de temps depuis la publication de Génie du christianisme, pour que je sois parfaitement éclairé sur les défauts d'un ouvrage de cette étendue. Où trouverais-je la vérité parmi une foule d'opinions contradictoires ? L'un vante mon sujet aux dépens de mon style; l'autre approuve mon style et désapprouve mon sujet. Si l'on m'assure, d'une part, que le Génie du christianisme est un monument à jamais mémorable pour la main qui l'éleva, et pour le commencement du dix-neuvième siècle (Note 4); de l'autre, on a pris soin de m'avertir, un mois ou deux après la publication de l'ouvrage, que les critiques venaient trop tard, puisque cet ouvrage était déjà oublié (Note 5).

Je sais qu'un amour-propre plus affermi que le mien trouverait peut-être quelques motifs d'espérance pour se rassurer contre cette dernière assertion. Les éditions du Génie du christianisme se multiplient, malgré les circonstances qui ont ôté à la cause que j'ai défendue le plus puissant intérêt du malheur. L'ouvrage, si je ne m'abuse, paraît même augmenter d'estime dans l'opinion publique à mesure qu'il vieillit, et il semble que l'on commence à y voir autre chose qu'un ouvrage de pure imagination. Mais à Dieu ne plaise que je prétende persuader de mon faible mérite ceux qui ont sans doute de bonnes raisons pour ne pas y croire. Hors la religion et l'honneur, j'estime trop peu de choses dans le monde, pour ne pas souscrire aux arrêts de la critique la plus rigoureuse. Je suis si peu aveuglé par quelques succès, et si loin de regarder quelques éloges comme un jugement définitif en ma faveur, que je n'ai pas cru devoir mettre la dernière main à mon ouvrage. J'attendrai encore, afin de laisser le temps aux préjugés de se calmer, à l'esprit de parti de s'éteindre; alors l'opinion qui se sera formée sur mon livre, sera sans doute la véritable opinion; je saurai ce qu'il faudra changer au Génie du christianisme, pour le rendre tel que je désire le laisser après moi, s'il me survit.

Mais si j'ai résisté à la censure dirigée contre l'ouvrage entier par les raisons que je viens de déduire, j'ai suivi pour Atala, prise séparément, un système absolument opposé. Je n'ai pu être arrêté dans les corrections ni par la considération du prix du livre, ni par celle de la longueur de l'ouvrage. Quelques années ont été plus que suffisantes pour me faire connaître les endroits faibles ou vicieux de cet épisode. Docile sur ce point à la critique, jusqu'à me faire reprocher mon trop de facilité, j'ai prouvé à ceux qui m'attaquaient que je ne suis jamais volontairement dans l'erreur, et que, dans tous les temps et sur tous les sujets, je suis prêt à céder à des lumières supérieures aux miennes. Atala à été réimprimée onze fois : cinq fois séparément, et six fois dans le Génie du Christianisme; si l'on confrontait ces onze éditions, à peine en trouverait-on deux tout à fait semblables.

La douzième, que je publie aujourd'hui, à été revue avec le plus grand soin. J'ai consulté des amis prompts à me censurer; j'ai pesé chaque phrase, examiné chaque mot. Le style, dégagé des épithètes qui l'embarrassaient, marche peut-être avec plus de naturel et de simplicité. J'ai mis plus d'ordre et de suite dans quelques idées; j'ai fait disparaître jusqu'aux moindres incorrections de langage. M. de la Harpe me disait au sujet d'Atala : "Si vous voulez vous enfermez avec moi seulement quelques heures, ce temps nous suffira pour effacer les taches qui font crier si haut vos censeurs." J'ai passé quatre ans à recevoir cet épisode, mais aussi il est tel qu'il doit rester. C'est la seule Atala que je reconnaîtrai à l'avenir.

Cependant il y a des points sur lesquels je n'ai pas cédé entièrement à la critique. On a prétendu que quelques sentiments exprimés par le père Aubry renfermaient une doctrine désolante. On a, par exemple, été révolté de ce passage (nous avons aujourd'hui tant de sensibilité !) :

"Que dis-je! ô vanité des vanités! Que parlé-je de la puissance des amitiés de la terre! Voulez-vous, ma chère fille, en connaître l'étendue ? Si un homme revenait à la lumière quelques années après sa mort, je doute qu'il fût revu avec joie par ceux-là même qui ont donné le plus de larmes à sa mémoire : tant on forme vite d'autres liaisons, tant on prend facilement d'autres habitudes, tant l'inconstante est naturelle à l'homme, tant notre vie est peu de choses, même dans le coeur de nos amis !"

Il ne s'agit pas de savoir si ce sentiment est pénible à avouer, mais s'il est vrai et fondé sur la commune expérience. Il serait difficile de ne pas en convenir. Ce n'est pas surtout chez les Français que l'on peut avoir la prétention de ne rien oublier. Sans parler des morts dont on ne se souvient guère, que de vivants sont revenus dans leurs familles et n'y ont trouvé que l'oubli, l'humeur et le dégoût ! D'ailleurs quel est ici le but du père Aubry ? N'est-ce pas d'ôter à Atala tout regret d'une existence qu'elle vient de s'arracher volontairement, et à laquelle elle voudrait en vain revenir ? Dans cette intention, le missionnaire, en exagérant même à cette infortunée les maux de la vie, ne ferait encore qu'un acte d'humanité. Mais il n'est pas nécessaire de recourir à cette explication. Le père Aubry exprime une chose malheureusement trop vraie. S'il ne faut pas calomnier la nature humaine, il est aussi très inutile de la voir meilleure qu'elle ne l'est en effet.

Le même critique, M. l'abbé Morellet, s'est encore élevé contre cette autre pensée, comme fausse et paradoxale :

"Croyez-moi, mon fils, les douleurs ne sont point éternelles; il faut tôt ou tard qu'elles finissent, parce que le coeur de l'homme est fini. C'est une de nos grandes misères : nous ne sommes pas même capables d'être longtemps malheureux."

Le critique prétend que cette sorte d'incapacité de l'homme pour la douleur est au contraire un des grands biens de la vie. Je ne lui répondrai pas que, si cette réflexion est vraie, elle détruit l'observation qu'il a faite sur le premier passage du discours du père Aubry. En effet, ce serait soutenir, d'un coté, que l'on n'oublie jamais ses amis; et de l'autre, qu'on est très heureux de n'y plus penser. Je remarquai seulement que l'habile grammairien me semble ici confondre les mots. Je n'ai pas dit : "C'est une de nos grandes infortunes"; ce qui serait faux, sans doute; mais : "C'est une de nos grandes misères", ce qui est très vrai. Eh! qui ne sent que cette impuissance où est le coeur de l'homme de nourrir longtemps un sentiment, même celui de la douleur, est la preuve la plus complète de sa stérilité, de son indigence, de sa misère ? M. l'abbé Morellet paraît faire, avec beaucoup de raison, un cas infini du bon sens, du jugement, du naturel. Mais suit-il toujours dans la pratique la théorie qu'il professe ? Il serait assez singulier que ses idées riantes sur l'homme et sur la vie, me donnassent le droit de le soupçonner, à mon tour, de porter dans ses sentiments l'exaltation et les illusions de la jeunesse.

La nouvelle nature et les moeurs nouvelles que j'ai peintes, m'ont attiré encore un autre reproche peu réfléchi. On m'a cru l'inventeur de quelques détails extraordinaires, lorsque je rappelais seulement des choses connues de tous les voyageurs. Des notes ajoutées à cette édition d'Atala m'auraient aisément justifié; mais s'il en avait fallu mettre dans tous les endroits où chaque lecteur pouvait en avoir besoin, elles auraient bientôt surpassé la longueur de l'ouvrage. J'ai donc renoncé à faire des notes. Je me contenterai de transcrire ici un passage de la Défense du Génie du christianisme. Il s'agit des ours enivrés de raisin, que les doctes censeurs avaient pris pour une gaîté de mon imagination. Après avoir cité des autorités respectables et le témoignage de Carver, Bartram, Imley, Charlevoix, j'ajoute : "Quand on trouve dans un auteur une circonstance qui ne fait pas beauté en elle-même, et qui ne sert qu'à donner de la ressemblance au tableau; si cet auteur a d'ailleurs montré quelque sens commun, il serait assez naturel de supposer qu'il n'a pas inventé cette circonstance, et qu'il n'a fait que rapporter une chose réelle, bien qu'elle ne soit pas très connue. Rien n'empêche qu'on ne trouve Atala une méchante production; mais j'ose dire que la nature américaine y est peinte avec la plus scrupuleuse exactitude. C'est une justice que lui rendent tous les voyageurs qui ont visité la Louisiane et les Florides. Les deux traductions anglaises d'Atala sont parvenues en Amérique; les papiers publics ont annoncé, en outre, une troisième traduction publiée à Philadelphie avec succès; si les tableaux de cette histoire eussent manqué de vérité, auraient-ils réussi chez un peuple qui pouvait dire à chaque pas : "Ce ne sont pas là nos fleuves, nos montagnes, nos forêts" ? Atala est retournée au désert, et il semble que sa patrie l'ait reconnue pour véritable enfant de la solitude." (Note 6)

 

PROLOGUE

La France possédait autrefois, dans l'Amérique septentrionale, un vaste empire qui s'étendait depuis le Labrador jusqu'aux Florides, et depuis les rivages de l'Atlantique jusqu'aux lacs les plus reculés du haut Canada.

Quatre grands fleuves, ayant leurs sources dans les mêmes montagnes, divisaient ces régions immenses : le fleuve Saint-Laurent qui se perd à l'est dans le golfe de son nom, la rivière de l'Ouest qui porte ses eaux à des mers inconnues, le fleuve Bourbon qui se précipite du midi au nord dans la baie d'Hudson, et le Meschacebé (Note 7), qui tombe du nord au midi dans le golf du Mexique.

Ce dernier fleuve, dans un cours de plus de mille lieues, arrose une délicieuse contrée que les habitants des Etats-Unis appellent le nouvel Eden, et à laquelle les Français ont laissé le doux nom de Louisiane. Mille autres fleuves, tributaires du Meschacebé, le Missouri, l'Illinois, l'Akanza, l'Ohio, le Wabache, le Tenase, l'engraissent de leur limon et la fertilisent de leurs eaux. Quand tous ces fleuves se sont gonflés des déluges de l'hiver; quand les tempêtes ont abattu des pans entiers de forêts, les arbres déracinés s'assemblent sur les sources. Bientôt les vases les cimentent, les lianes les enchaînent, et des plantes y prenant racine de toutes parts, achèvent de consolider ces débris. Charriés par les vagues écumantes, ils descendent au Meschacebé. Le fleuve s'en empare, les pousse au golfe Mexicain, les échoue sur des bancs de sable et accroît ainsi le nombre de ses embouchures. Par intervalles, il élève sa voix, en passant sous les monts, et répand ses eaux débordées autour des colonnades des forêts et des pyramides des tombeaux indiens; c'est le Nil des déserts. Mais la grâce est toujours unie à la magnificence dans les scènes de la nature : tandis que le courant du milieu entraîne vers la mer les cadavres des pins et des chênes, on voit sur les deux courants latéraux remonter le long des rivages, des îles flottantes de pistia et de nénuphar, dont les roses jaunes s'élèvent comme de petits pavillons. Des serpents verts, des hérons bleus, des flamants roses, de jeunes crocodiles s'embarquent, passagers sur ces vaisseaux de fleurs, et la colonie, déployant au vent ses voiles d'or, va aborder endormie dans quelque anse retirée du fleuve.

Les deux rives du Meschacebé présentent le tableau le plus extraordinaire. Sur le bord occidental, des savanes se déroulent à perte de vue; leurs flots de verdure, en s'éloignant, semblent monter dans l'azur du ciel où ils s'évanouissent. On voit dans ces prairies sans bornes errer à l'aventure des troupeaux de trois ou quatre mille buffles sauvages. Quelquefois un bison chargé d'années, fendant les flots à la nage, se vient coucher parmi de hautes herbes, dans une île du Meschacebé. À son front orné de deux croissants, à sa barbe antique et limoneuse, vous le prendriez pour le dieu du fleuve, qui jette un oeil satisfait sur la grandeur de ses ondes, et la sauvage abondance de ses rives.

Telle est la scène sur le bord occidental; mais elle change sur le bord opposé, et forme avec la première un admirable contraste. Suspendu sur les cours des eaux, groupés sur les rochers et sur les montagnes, dispersés dans les vallées, des arbres de toutes les formes, de toutes les couleurs, de tous les parfums, se mêlent, croissent ensemble, montent dans les airs à des hauteurs qui fatiguent les regards. Les vignes sauvages, les bignonias, les coloquintes, s'entrelacent au pied de ces arbres, escaladent leurs rameaux, grimpent à l'extrémité des branches, s'élancent de l'érable au tulipier, du tulipier à l'alcée, en formant mille grottes, mille voûtes, mille portiques. Souvent égarées d'arbre en arbre, ces lianes traversent des bras de rivières, sur lesquels elles jettent des ponts de fleurs. Du sein de ces massifs, le magnolia élève son cône immobile; surmonté de ses larges roses blanches, il domine toute la forêt, et n'a d'autre rival que le palmier, qui balance légèrement auprès de lui ses éventails de verdure.

Une multitude d'animaux placés dans ces retraites par la main du Créateur, y répandent l'enchantement et la vie. De l'extrémité des avenues, on aperçoit des ours enivrés de raisins, qui chancellent sur les branches des ormeaux; des caribous se baignent dans un lac; des écureuils noirs se jouent dans l'épaisseur des feuillages; des oiseaux-moqueurs, des colombes de Virginie de la grosseur d'un passereau, descendent sur les gazons rougis par les fraises; des perroquets verts à tête jaune, des piverts empourprés, des cardinaux de feu, grimpent en circulant au haut des cyprès; des colibris étincellent sur le jasmin des Florides, et des serpents-oiseleurs sifflent suspendus aux dômes des bois, en s'y balançant comme des lianes.

Si tout est silence et repos dans les savanes de l'autre côté du fleuve, tout ici, au contraire, est mouvement et murmure : des coups de bec contre le tronc des chênes, des froissement d'animaux qui marchent, broutent ou broient entre leurs dents les noyaux des fruits, des bruissements d'ondes, de faibles gémissements, de sourds meuglements, de doux roucoulements, remplissent ces déserts d'une tendre et sauvage harmonie. Mais quand une brise vient à animer ces solitudes, à balancer ces corps flottants, à confondre ces masses de blanc, d'azur, de vert, de rose, à mêler toutes les couleurs, à réunir tous les murmures; alors il sort de tels bruits du fond des forêts, il se passe de telles choses aux yeux, que j'essaierais en vain de les décrire à ceux qui n'ont point parcouru ces champs primitifs de la nature.

Après la découverte du Meschacebé par le père Marquette et l'infortuné La Salle, les premiers Français qui s'établirent au Biloxi et à la Nouvelle-Orléans, firent alliance avec les Natchez, nation Indienne, dont la puissance était redoutable dans ces contrées. Des querelles et des jalousies ensanglantèrent dans la suite la terre de l'hospitalité. Il y avait parmi ces Sauvages un vieillard nommé Chactas (Note 8), qui, par son âge, sa sagesse, et sa science dans les choses de la vie, était le patriarche et l'amour des déserts. Comme tous les hommes, il avait acheté la vertu par l'infortune. Non seulement les forêts du Nouveau-Monde furent remplies de ses malheurs, mais il les porta jusque sur les rivages de la France. Retenu aux galères à Marseille par une cruelle injustice, rendu à la liberté, présenté à Louis XIV, il avait conversé avec les grands hommes de ce siècle, et assisté aux fêtes de Versailles, aux tragédie de Racine, aux oraisons funèbres de Bossuet : en un mot, le Sauvage avait contemplé la société à son plus haut point de splendeur.

Depuis plusieurs années, rentré dans le sein de sa patrie, Chactas jouissait du repos. Toutefois le ciel lui vendait encore cher cette faveur; le vieillard était devenu aveugle. Une jeune fille l'accompagnait sur les coteaux du Meschacebé, comme Antigone guidait les pas d'Oedipe sur le Cythéron, ou comme Malvina conduisait Ossian sur les rochers de Morven.

Malgré les nombreuses injustices que Chactas avait éprouvées de la part des Français, il les aimait. Il se souvenait toujours de Fénelon, dont il avait été l'hôte, et désirait pouvoir rendre quelque service aux compatriotes de cet homme vertueux. Il s'en présenta une occasion favorable. En 1725, un Français, nommé René, poussé par des passions et des malheurs, arriva à la Louisiane. Il remonta le Meschacebé jusqu'aux Natchez, et demanda à être reçu guerrier de cette nation. Chactas l'ayant interrogé, et le trouvant inébranlable dans sa résolution, l'adopta pour fils, et lui donna pour épouse une Indienne, appelée Céluta. Peu de temps après ce mariage, les Sauvages se préparèrent à la chasse du castor.

Chactas, quoique aveugle, est désigné par le conseil des Sachems (Note 9) pour commander l'expédition, à cause du respect que les tribus indiennes lui portaient. Les prières et les jeûnes commencent : les jongleurs interprètent les songes; on consulte les Manitous; on fait des sacrifices de petun; on brûle des filets de langue d'original; on examine s'ils pétillent dans la flamme, afin de découvrir la volonté des Génies; on part enfin, après avoir mangé le chien sacré. René est de la troupe. À l'aide des contre-courants, les pirogues remontent le Meschacebé, et entrent dans le lit de l'Ohio. C'est en automne. Les magnifiques déserts du Kentucky se déploient aux yeux étonnés du jeune Français. Une nuit, à la clarté de la lune, tandis que tous les Natchez dorment au fond de leurs pirogues, et que la flotte indienne, élevant ses voiles de peaux de bêtes, fuit devant une légère brise, René, demeuré seul avec Chactas, lui demande le récit de ses aventures. Le vieillard consent à le satisfaire, et assis avec lui sur la poupe de la pirogue, il commence en ces mots...

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Notes de Chateaubriand

Note 1. Nous avions été tous deux cinq jours sans nourriture, et les principes de la perfectibilité humaine nous avaient démontré qu'un peu d'eau, puisée dans le creux de la main à la fontaine publique, suffit pour soutenir la vie d'un homme aussi longtemps. Je désire fort que cette expérience soit favorable au progrès des lumières; mais j'avoue que je l'ai trouvée dure.

Tandis que toute ma famille était ainsi massacrée, emprisonnée et bannie, une de mes soeurs, qui devait sa liberté à la mort de son mari, se trouvait à Fougères, petite ville de Bretagne. L'armée royaliste arrive; huit cents hommes de l'armée républicaine sont pris et condamnés à être fusillés. Ma soeur se jette aux pieds de la Roche-Jacquelin et obtient la grâce des prisonniers. Aussitôt elle vole à Rennes; elle se présente au tribunal révolutionnaire avec les certificats qui prouvent qu'elle a sauvé la vie à huit cents hommes. Elle demande pour seule récompense qu'on mette ses soeurs en liberté. Le président du tribunal lui répond : Il faut que tu sois une coquine de royaliste que je ferai guillotiner, puisque les brigands ont tant de déférence à tes prières. D'ailleurs, la république ne te sait aucun gré de ce que tu as fait : elle n'a que trop de défenseurs, et elle manque de pain. Et voilà les hommes dont Bonaparte a délivré la France.

Note 2. Dans un temps où tout est perverti en littérature, je suis obligé d'avertir que si je me sers ici du mot de poème, c'est faute de savoir comment me faire entendre autrement. Je ne suis point un de ces barbares qui confondent la prose et les vers. Le poète, quoi qu'on dise, est toujours l'homme par excellence; et des volumes entiers de prose descriptive, ne valent pas cinquante beaux vers d'Homère, de Virgile ou de Racine.

Note 3. Décade philosophique, no 22, dans une note.

Note 4. M. de Fontanes. Voyez le 5e vol. du Gén. du christ..

Note 5. M. Guinguené. Décad. Philosoph..

Note 6. Défense du Génie du christianisme.

Note 7. Vrai nom du Mississippi ou Meschassipi.

Note 8. La voix harmonieuse.

Note 9. Vieillards ou conseillers.

 

Préface de Les Crimes de l'amour, nouvelles héroïques et tragiques
Idée sur les romans

Donatien Alphonse François de Sade, préface à la première édition :
1799 An VIII

Lien vers le texte intégral (WikiSource)
(Quelques corrections apportées - PhM 10/2010 - c'est nous qui soulignons)


On appelle roman, l'ouvrage fabuleux composé d'après les plus singulières aventures de la vie des hommes.
Mais pourquoi ce genre d'ouvrage porte-t-il le nom de roman ?
Chez quel peuple devons-nous en chercher la source, quels sont les plus célèbres ?
Et quelles sont, enfin, les règles qu'il faut suivre pour arriver à la perfection de l'art de l'écrire ?
Voilà les trois questions que nous nous proposons de traiter ; commençons par l'étymologie du mot.

Rien ne nous apprenant le nom de cette composition chez les peuples de l'antiquité, nous ne devons, ce me semble, nous attacher qu'à découvrir par quel motif elle porta chez nous celui que nous lui donnons encore.
La langue Romane était comme on le sait, un mélange de l'idiome celtique et latin, en usage sous les deux premières races de nos rois, il est assez raisonnable de croire que les ouvrages du genre dont nous parlons, composés dans cette langue, durent en porter le nom, et l'on put dire une romane, pour exprimer l'ouvrage où il s'agissait d'aventures amoureuses, comme on a dit une romance pour parler des complaintes du même genre. En vain chercherait-on une étymologie différente à ce mot ; le bon sens n'en offrant aucune autre, il paraît simple d'adopter celle-là.
Passons donc à la seconde question.

Chez quel peuple devons-nous trouver la source de ces sortes d'ouvrages, et quels sont les plus célèbres ?
L'opinion commune croit la découvrir chez les Grecs ; elle passa de là chez les Mores, d'où les Espagnols la prirent pour la transmettre ensuite à nos troubadours, de qui nos romanciers de chevalerie la reçurent.
Quoique je respecte cette filiation, et que je m'y soumette quelquefois, je suis loin cependant de l'adopter rigoureusement ; n'est-elle pas en effet bien difficile dans des siècles où les voyages étaient si peu connus, et les communications si interrompues ; il est des modes, des usages, des goûts qui ne se transmettent point ; inhérents à tous les hommes, ils naissent naturellement avec eux : partout où ils existent, se retrouvent des traces inévitables de ces goûts, de ces usages et de ces modes.
N'en doutons point, ce fut dans les contrées qui, les premières reconnurent des Dieux que les romans prirent leur source, et par conséquent en Égypte, berceau certain de tous les cultes ; à peine les hommes eurent-ils soupçonné des êtres immortels, qu'ils les firent agir et parler ; dès lors, voilà des métamorphoses, des fables, des paraboles, des romans ; en un mot voilà des ouvrages de fictions, dès que la fiction s'empare de l'esprit des hommes. Voilà des livres fabuleux, dès qu'il est question de chimères ; quand les peuples, d'abord guidés par des prêtres, après s'être égorgés pour leurs fantastiques divinités, s'arment enfin pour leur rois ou pour leur patrie, l'hommage offert à l'héroïsme, balance celui de la superstition ; non-seulement on met, très-sagement alors, les héros à la place des Dieux, mais on chante les enfants de Mars comme on avait célébré ceux du ciel ; on ajoute aux grandes actions de leur vie, ou, las de s'entretenir d'eux, on crée des personnages qui leur ressemblent... qui les surpassent, et bientôt de nouveaux romans paraissent, plus vraisemblables sans doute, et bien plus faits pour l'homme que ceux qui n'ont célébré que des fantômes. Hercule (*a), grand capitaine, dut vaillamment combattre ses ennemis, voilà le héros et l'histoire ; Hercule détruisant des monstres, pourfendant des géants, voilà le Dieu... la fable et l'origine de la superstition ; mais de la superstition raisonnable, puisque celle-ci n'a pour base que la récompense de l'héroïsme, la reconnaissance due aux libérateurs d'une nation, au lieu que celle qui forge des êtres incréés, et jamais aperçus, n'a que la crainte, l'espérance, et le dérèglement d'esprit pour motifs. Chaque peuple eu donc ses Dieux, ses demi-dieux, ses héros, ses véritables histoires et ses fables ; quelque chose comme on vient de le voir, put être vrai dans ce qui concernait les héros ; tout fut controuvé, tout fut fabuleux dans le reste, tout fut ouvrage d'invention, tout fut roman, parce que les Dieux ne parlèrent que par l'organe des hommes, qui plus ou moins intéressés à ce ridicule artifice, ne manquèrent pas de composer le langage des fantômes de leur esprit, de tout ce qu'ils imaginèrent de plus fait pour séduire ou pour effrayer, et par conséquent de plus fabuleux ; « c'est une opinion reçue, (dit le savant Huet) que le nom de roman se donnait autrefois aux histoires, et qu'il s'appliqua depuis aux fictions, ce qui est un témoignage invincible que les uns sont venus des autres. »
Il y eut donc des romans écrits dans toutes les langues, chez toutes les nations, dont le style et les faits se trouvèrent calqués, et sur les mours nationales, et sur les opinions reçues par ces nations.
L'homme est sujet à deux faiblesses qui tiennent à son existence, qui la caractérisent. Partout il faut qu'il prie, partout il faut qu'il aime ; et voilà la base de tous les romans ; il en a fait pour peindre les êtres qu'il implorait, il en a fait pour célébrer ceux qu'il aimait. Les premiers, dictés par la terreur ou l'espoir, durent être sombres, gigantesques, pleins de mensonges et de fictions, tels sont ceux qu'Esdras composa durant la captivité de Babylone. Les seconds, remplis de délicatesse et de sentiment, tel est celui de Théagène et de Chariclée, par Héliodore ; mais comme l'homme pria, comme il aima partout, sur tous les points du globe qu'il habita, il y eut des romans, c'est-à-dire des ouvrages de fictions qui, tantôt peignirent les objets fabuleux de son culte, tantôt ceux plus réels de son amour.
Il ne faut donc pas s'attacher à trouver la source de ce genre d'écriture, chez telle ou telle nation de préférence : on doit se persuader par ce qui vient d'être dit, que toutes l'ont plus ou moins employé, en raison du plus ou moins de penchant qu'elles ont éprouvé, soit à l'amour, soit à la superstition.
Un coup d'oil rapide maintenant sur les nations qui ont le plus accueilli ces ouvrages mêmes, et sur ceux qui les ont composés ; amenons le fil jusqu'à nous, pour mettre nos lecteurs à même d'établir quelques idées de comparaison.
Aristide de Milet est le plus ancien romancier dont l'antiquité parle ; mais ses ouvrages n'existent plus. Nous savons seulement qu'on nommait ses contes, les Milésiaques ; un trait de la préface de l'Âne d'or, semble prouver que les productions d'Aristide étaient licencieuses, Je vais écrire dans ce genre, dit Apulée en commençant son Âne d'or.
Antoine Diogène, contemporain d'Alexandre, écrivit d'un style plus châtié Les Amours de Dinias et de Dercillis, roman plein de fictions, de sortilèges, de voyages et d'aventures fort extraordinaires, que le Seurre copia en 1745 dans un petit ouvrage plus singulier encore, car non content de faire comme Diogène voyager ses héros dans des pays connus, il les promène tantôt dans la lune, et tantôt dans les enfers.
Viennent ensuite les aventures de Sinonis et de Rhodanis, par Jamblique ; les amours de Théagène et de Chariclée, que nous venons de citer ; La Cyropédie, de Xénophon ; les amours de Daphnis et Chloé, de Longus ; ceux d'Ismène, et beaucoup d'autres, ou traduits, ou totalement oubliés de nos jours.
Les Romains plus portés à la critique, à la méchanceté qu'à l'amour ou qu'à la prière, se contentèrent de quelques satyres, telle que celles de Pétrone et de Varron, qu'il faudrait bien se garder de classer au nombre des romans.
Les Gaulois, plus près de ces deux faiblesses, eurent leurs bardes qu'on peut regarder comme les premiers romanciers de la partie de l'Europe que nous habitons aujourd'hui. La profession de ces bardes, dit Lucain, était d'écrire en vers, les actions immortelles des héros de leur nation, et de les chanter au son d'un instrument qui ressemblait à la lyre ; bien peu de ces ouvrages sont connus de nos jours. Nous eûmes ensuite, les faits et gestes de Charles-le-Grand, attribués à l'archevêque Turpin, et tous les Romans de la Table ronde, les Tristan, les Lancelot du lac, les Perce-Forêts, tous écrits dans la vue d'immortaliser des héros connus, ou d'en inventer d'après ceux-là qui, parés par l'imagination, les surpassassent en merveilles ; mais quelle distance de ces ouvrages longs, ennuyeux, empestés de superstition, aux romans grecs qui les avaient précédés  ! Quelle barbarie, quelle grossièreté succédaient aux romans pleins de goût et d'agréables fictions, dont les Grecs nous avaient donné les modèles ; car bien qu'il yen eût sans doute d'autres avant eux, au moins alors ne connaissait-on que ceux-là.
Les troubadours parurent ensuite ; et quoiqu'on doive les regarder, plutôt comme des poètes que comme des romanciers, la multitude de jolis contes qu'ils composèrent en prose, leur obtiennent cependant avec juste raison, une place parmi les écrivains dont nous parlons. Qu'on jette, pour s'en convaincre, les yeux sur leurs fabliaux, écrits en langue romane, sous le règne de Hugues Capet, et que l'Italie copia avec tant d'empressement.
Cette belle partie de l'Europe, encore gémissante sous le joug des Sarrasins, encore loin de l'époque où elle devait être le berceau de la renaissance des arts, n'avait presque point eu de romanciers jusqu'au dixième siècle ; ils y parurent à peu près à la même époque que nos troubadours en France, et les imitèrent ; mais osons convenir de cette gloire, ce ne furent point les Italiens qui devinrent nos maîtres dans cet art, comme le dit Laharpe [La Harpe], (pag. 242, vol. 3) ce fut au contraire chez nous qu'ils se formèrent ; ce fut à l'école de nos troubadours que Dante, Boccace, Tassoni, et même un peu Pétrarque, esquissèrent leurs compositions ; presque toutes les nouvelles de Boccace, se retrouvent dans nos fabliaux.
Il n'en est pas de même des Espagnols, instruits dans l'art de la fiction, par les Dores, qui eux-mêmes le tenaient des Grecs, dont ils possédaient tous les ouvrages de ce genre, traduits en Arabe : ils firent de délicieux romans, imités par nos écrivains ; nous y reviendrons.
À mesure que la galanterie prit une face nouvelle en France, le roman se perfectionna, et ce fut alors, c'est-à-dire au commencement du siècle dernier que d'Urfé écrivit son roman de l'Astrée qui nous fit préférer, à bien juste titre, ses charmants bergers du Lignon aux preux extravagants des onzième et douzième siècles ; la fureur de l'imitation s'empara dès lors de tous ceux à qui la nature avait donné le goût de ce genre ; l'étonnant succès de l'Astrée, que l'on lisait encore au milieu de ce siècle, avait absolument embrasé les têtes, et on l'imita sans l'atteindre. Gomberville, La Calprenède, Desmarets, Scudéry, crurent surpasser leur original, en mettant des princes ou des rois, à la place des bergers du Lignon, et ils retombèrent dans le défaut qu'évitait leur modèle ; la Scudéry fit la même faute que son frère : comme lui, elle voulut ennoblir le genre de d'Urfé, et comme lui, elle mit d'ennuyeux héros à la place de jolis bergers. Au lieu de représenter dans la personne de Cyrus un roi tel que le peint Hérodote, elle composa un Artamène plus fou que tous les personnages de l'Astrée... un amant qui ne sait que pleurer du matin au soir, et dont les langueurs excèdent au lieu d'intéresser ; mêmes inconvénients dans sa Clélie où elle prête aux Romains qu'elle dénature, toutes les extravagances des modèles qu'elle suivait, et qui jamais n'avaient été mieux défigurés.
Qu'on nous permette de rétrograder un instant, pour accomplir la promesse que nous venons de faire de jeter un coup d'oil sur l'Espagne. Certes, si la chevalerie avait inspiré nos romanciers en France, à quel degré n'avait-elle pas également monté les têtes au delà des monts ? Le catalogue de la bibliothèque de dom Quichotte, plaisamment fait par Miguel Cervantes, le démontre évidemment ; mais quoi qu'il en puisse être, le célèbre auteur des mémoires du plus grand fou qui ait pu venir à l'esprit d'un romancier, n'avait assurément point de rivaux. Son immortel ouvrage connu de toute la terre, traduit dans toutes les langues, et qui doit se considérer comme le premier de tous les romans, possède sans doute plus qu'aucun d'eux, l'art de narrer, d'entremêler agréablement les aventures, et particulièrement d'instruire en amusant. Ce livre, disait St.-Evremond, est le seul que je relis sans m'ennuyer, et le seul que je voudrais avoir fait. Les Douze Nouvelles du même auteur, remplies d'intérêt, de sel et de finesse, achèvent de placer au premier rang ce célèbre écrivain espagnol, sans lequel peut-être nous n'eussions eu, ni le charmant ouvrage de Scarron, ni la plupart de ceux de Lesage.
Après d'Urfé et ses imitateurs, après les Ariane, les Cléopâtre, les Pharamond, les Polixandre, tous ces ouvrages enfin où le héros soupirant neuf volumes, était bien heureux de se marier au dixième, après, dis-je, tout ce fatras inintelligible aujourd'hui, parut madame de Lafayette qui, quoique séduite par le langoureux ton qu'elle trouva établi dans ceux qui la précédaient, abrégea néanmoins beaucoup, et en devenant plus concise, elle se rendit plus intéressante. On a dit, parce qu'elle était femme, (comme si ce sexe, naturellement plus délicat, plus fait pour écrire le roman, ne pouvait en ce genre prétendre à bien plus de lauriers que nous), on a prétendu dis-je, qu'infiniment aidée, Madame de Lafayette n'avait fait ses romans qu'avec le secours de La Rochefoucauld pour les pensées, et de Segrais pour le style ; quoi qu'il en soit, rien d'intéressant comme Zaïde, rien d'écrit agréablement comme La Princesse de Clèves. Aimable et charmante femme, si les grâces tenaient ton pinceau, n'était-il donc pas permis à l'amour, de le diriger quelquefois ?
Fénélon parut, et crut se rendre intéressant, en dictant poétiquement une leçon à des souverains qui ne la suivirent jamais ; voluptueux amant de Guion [Madame Guyon], ton âme avait besoin d'aimer, ton esprit éprouvait celui de peindre ; en abandonnant le pédantisme, ou l'orgueil d'apprendre à régner, nous eussions eu de toi des chefs-d'ouvre, au lieu d'un livre qu'on ne lit plus. Il n'en sera pas de même de toi, délicieux Scarron, jusqu'à la fin du monde, ton immortel roman fera rire ; tes tableaux ne vieilliront jamais. Télémaque qui n'avait qu'un siècle à vivre, périra sous les ruines de ce siècle qui n'est déjà plus ; et tes comédiens du Mans, cher et aimable enfant de la folie, amuseront même les plus graves lecteurs, tant qu'il y aura des hommes sur la terre.
Vers la fin du même siècle, la fille du célèbre Poisson, (madame de Gomez) dans un genre bien différent que les écrivains de son sexe qui l'avaient précédée, écrivit des ouvrages qui, pour cela n'en étaient pas moins agréables, et ses Journées amusantes, ainsi que ses Cent Nouvelles nouvelles feront toujours, malgré bien des défauts, le fond de la bibliothèque de tous les amateurs de ce genre. Gomez entendait son art, on ne saurait lui refuser ce juste éloge. Mademoiselle de Lussan, mesdames de Tencin, de Graffigni [Graffigny], Élie de Beaumont et Riccoboni la rivalisèrent ; leurs écrits pleins de délicatesse et de goût, honorent assurément leur sexe. Les lettres Péruviennes de Graffigni seront toujours un modèle de tendresse et de sentiment, comme celles de Milady Juliette Catesby par Riccoboni, pourront éternellement servir à ceux qui ne prétendent qu'à la grâce et à la légèreté du style. Mais reprenons le siècle où nous l'avons quitté, pressé par le désir de louer des femmes aimables, qui donnaient en ce genre, de si bonnes leçons aux hommes.
L'épicurisme des Ninon-de-Lenclos, des Marion-de-Lorme, des marquis de Sévigné et de Lafare [La Fare], des Chaulieu, des St Evremond, de toute cette société charmante enfin, qui, revenue des langueurs du dieu de Cythère, commençait à penser comme Buffon, qu'il n'y avait de bon en amour que le physique, changea bientôt le ton des romans ; les écrivains qui parurent ensuite, sentirent, que les fadeurs n'amuseraient plus un siècle perverti par le régent, un siècle revenu des folies chevaleresques, des extravagances religieuses, et de l'adoration des femmes ; et trouvant plus simple d'amuser ces femmes ou de les corrompre, que de les servir ou de les encenser, ils créèrent des événements, des tableaux, des conversations plus à l'esprit du jour ; ils enveloppèrent du cynisme, des immoralités, sous un style agréable et badin, quelquefois même philosophique, et plurent au moins s'ils n'instruisirent pas.
Crébillon écrivit Le Sopha, Tanzai, Les Égarements de cour et d'esprit, etc. Tous romans qui flattaient le vice et s'éloignaient de la vertu, mais qui, lorsqu'on les donna, devaient prétendre aux plus grands succès.
Marivaux, plus original dans sa manière de peindre, plus nerveux, offrit au moins des caractères, captiva l'âme, et fit pleurer ; mais comment, avec une telle énergie, pouvait-on avoir un style aussi précieux, aussi maniéré ? Il prouva bien que la nature n'accorde jamais au romancier tous les dons nécessaires à la perfection de son art.
Le but de Voltaire fut tout différent ; n'ayant d'autre dessein que de placer de la philosophie dans ses romans, il abandonna tout pour ce projet. Avec quelle adresse il y réussit ; et malgré toutes les critiques, Candide et Zadig ne seront-ils pas toujours des chefs-d'ouvre  !
Rousseau, à qui la nature avait accordé en délicatesse, en sentiment, ce qu'elle n'avait donné qu'en esprit. à Voltaire, traita le roman d'une bien autre façon. Que de vigueur, que d'énergie dans l'Héloïse (*b)  ; lorsque Momos dictait Candide à Voltaire, l'amour lui-même traçait de son flambeau, toutes les pages brûlantes de Julie, et l'on peut dire avec raison que ce livre sublime, n'aura jamais d'imitateurs ; puisse cette vérité faire tomber la plume des mains, à cette foule d'écrivains éphémères qui, depuis trente ans ne cessent de nous donner de mauvaises copies de cet immortel original ; qu'ils sentent donc que pour l'atteindre, il faut une âme de feu comme celle de Rousseau, un esprit philosophe comme le sien, deux choses que la nature ne réunit pas deux fois dans le même siècle.
Au travers de tout cela, Marmontel nous donnait des contes, qu'il appelait Moraux, non pas (dit un littérateur estimable) qu'ils enseignassent la morale, mais parce qu'ils peignaient nos mours ; cependant un peu trop dans le genre maniéré de Marivaux ; d'ailleurs que sont ces contes ? des puérilités, uniquement écrites pour les femmes et pour les enfants et qu'on ne croira jamais de la même main que Bélisaire, ouvrage qui suffisait seul à la gloire de l'auteur ; celui qui avait fait le quinzième chapitre de ce livre, devait-il donc prétendre à la petite gloire de nous donner des contes à l'eau-rose.
Enfin les romans anglais, les vigoureux ouvrages de Richardson et de Fielding, vinrent apprendre aux Français, que ce n'est point en peignant les fastidieuses langueurs de l'amour, ou les ennuyeuses conversations des ruelles, qu'on peut obtenir des succès dans ce genre, mais en traçant des caractères mâles qui, jouets et victimes de cette effervescence du cour connue sous le nom d'amour, nous en montrent à la lois et les dangers et les malheurs ; de là seul peuvent s'obtenir ces développements, ces passions si bien tracés dans les romans anglais. C'est Richardson, c'est Fielding qui nous ont appris que l'étude profonde du cour de l'homme, véritable dédale de la nature, peut seule inspirer le romancier, dont l'ouvrage doit nous faire voir l'homme, non pas seulement ce qu'il est, ou ce qu'il se montre, c'est le devoir de l'historien, mais tel qu'il peut être, tel que doivent le rendre les modifications du vice, et toutes les secousses des passions ; il faut donc les connaître toutes, il faut donc les employer toutes, si l'on veut travailler ce genre ; là, nous apprîmes aussi, que ce n'est pas toujours en faisant triompher la vertu qu'on intéresse ; qu'il faut y tendre bien certainement autant qu'on le peut, mais que cette règle, ni dans la nature, ni dans Aristote, mais seulement celle à laquelle nous voudrions que tous les hommes s'assujettissent pour notre bonheur, n'est nullement essentielle dans le roman, n'est pas même celle qui doit conduire à l'intérêt ; car lorsque la vertu triomphe, les choses étant ce qu'elles doivent être, nos larmes sont taries avant que de couler ; mais si après les plus rudes épreuves, nous voyons enfin la vertu terrassée par le vice, indispensablement nos âmes se déchirent, et l'ouvrage nous ayant excessivement émus, ayant, comme disait Diderot, ensanglanté nos cours au revers, doit indubitablement produire l'intérêt qui seul assure des lauriers.
Que l'on réponde ; si après douze ou quinze volumes, l'immortel Richardson eût vertueusement fini par convertir Lovelace, et par lui faire paisiblement épouser Clarisse, eût-on versé à la lecture de ce roman, pris dans le sens contraire, les larmes délicieuses qu'il obtient de tous les êtres sensibles ? C'est donc la nature qu'il faut saisir quand on travaille ce genre, c'est le cour de l'homme, le plus singulier de ses ouvrages, et nullement la vertu, parce que la vertu, quelque belle, quelque nécessaire qu'elle soit, n'est pourtant qu'un des modes de ce cour étonnant, dont la profonde étude est si nécessaire au romancier, et que le roman, miroir fidèle de ce cour, doit nécessairement en tracer tous les plis.
Savant traducteur de Richardson, Prévost, toi, à qui nous devons d'avoir fait passer dans notre langue les beautés de cet écrivain célèbre, ne t'es-t-il pas dû pour ton propre compte un tribut d'éloges, aussi bien mérité ; et n'est-ce pas à juste titre qu'on pourrait t'appeler le Richardson français ; toi seul eus l'art d'intéresser longtemps par des fables implexes, en soutenant toujours l'intérêt, quoiqu'en le divisant ; toi seul, ménageas toujours assez bien tes épisodes, pour que l'intrigue principale dût plutôt gagner que perdre à leur multitude ou à leur complication ; ainsi cette quantité d'événements que te reproche Laharpe [La Harpe], est non-seulement ce qui produit chez toi le plus sublime effet, mais en même temps ce qui prouve le mieux, et la bonté de ton esprit, et l'excellence de ton génie. Les Mémoires et aventures d'un homme de qualité, enfin (pour ajouter à ce que nous pensons de Prévost, ce que d'autres que nous ont également pensé), Cleveland, l'Histoire d'une Grecque moderne, le Monde moral, Manon-Lescaut, surtout, sont remplis de ces scènes attendrissantes et terribles, qui frappent et attachent invinciblement ; les situations de ces ouvrages, heureusement ménagées, amènent de ces moments où la nature frémit d'horreur, etc. Et voilà ce qui s'appelle écrire le roman ; voilà ce qui, dans la postérité, assure à Prévost une place où ne parviendra nul de ses rivaux.
Vinrent ensuite les écrivains du milieu de ce siècle : Dorat aussi maniéré que Marivaux, aussi froid, aussi peu moral que Crébillon, mais écrivain plus agréable que les deux à qui nous le comparons ; la frivolité de son siècle excuse la sienne, et il eut l'art de la bien saisir.
[Boufflers] Auteur charmant de Aline, la Reine de Golconde, me permets-tu de t'offrir un laurier ? On eut rarement un esprit plus agréable, et les plus jolis contes du siècle ne valent pas celui qui t'immortalise ; à la fois plus aimable, et plus heureux qu'Ovide, puisque le héros sauveur de la France, prouve en te rappelant au sein de ta patrie, qu'il est autant l'ami d'Apollon que de Mars ; réponds à l'espoir de ce grand homme, en ajoutant encore quelques jolies roses sur le sein de ta belle Aline.
Darnaud, émule de Prévost, peut souvent prétendre à le surpasser ; tous deux trempèrent leurs pinceaux dans le Styx ; mais Darnaud, quelquefois adoucit le sein des fleurs de l'Élysée ; Prévost, plus énergique, n'altéra jamais les teintes de celui dont il traça Cleveland.
R*** inonde le public, il lui faut une presse au chevet de son lit ; heureusement que celle là toute seule gémira de ses terribles productions ; un style bas et rampant, des aventures dégoûtantes toujours puisées dans la plus mauvaise compagnie ; nul autre mérite enfin, que celui d'une prolixité... dont les seuls marchands de poivre le remercieront.
Peut-être devrions-nous analyser ici ces romans nouveaux, dont le sortilège et la fantasmagorie composent à peu près tout le mérite, en plaçant à leur tête Le Moine, supérieur, sous tous les rapports, aux bizarres élans de la brillante imagination de Radgliffe ; mais cette dissertation serait trop longue ; convenons seulement que ce genre, quoiqu'on en puisse dire, n'est assurément pas sans mérite ; il devenait le fruit indispensable des secousses révolutionnaires dont l'Europe entière se ressentait. Pour qui connaissait tous les malheurs dont les méchants peuvent accabler les hommes, le roman devenait aussi difficile à faire que monotone à lire ; il n'y avait point d'individu qui n'eût plus éprouvé d'infortunes en quatre ou cinq ans, que n'en pouvait peindre en un siècle le plus fameux romancier de la littérature ; il fallait donc appeler l'enfer à son secours, pour se composer des titres à l'intérêt, et trouver dans le pays des chimères, ce qu'on savait couramment en ne fouillant que l'histoire de l'homme dans cet âge de fer. Mais que d'inconvénients présentait cette manière d'écrire ! l'auteur du Moine ne les a pas plus évités que Radgliffe ; ici nécessairement de deux choses l'une, ou il faut développer le sortilège, et dès lors vous n'intéressez plus, ou il ne faut jamais lever le rideau, et vous voilà dans la plus affreuse invraisemblance. Qu'il paraisse dans ce genre un ouvrage assez bon pour atteindre le but sans ce briser contre l'un ou l'autre de ces écueils, loin de lui reprocher ses moyens, nous l'offrirons alors comme un modèle.

Avant que d'entamer notre troisième et dernière question, quelles sont les règles de l'art d'écrire le roman ? nous devons, ce me semble, répondre à la perpétuelle objection de quelques esprits atrabilaires qui, pour se donner le vernis d'une morale, dont souvent leur cour est bien loin, ne cessent de vous dire, à quoi servent les romans ?
À quoi ils servent, hommes hypocrites et pervers, car vous seuls faites cette ridicule question, ils servent à vous peindre, et à vous peindre tels que vous êtes, orgueilleux individus qui voulez vous soustraire au pinceau, parce que vous en redoutez les effets : le roman étant, s'il est possible de s'exprimer ainsi, le tableau des mours séculaires, est aussi essentiel que l'histoire, au philosophe qui veut connaître l'homme ; car le burin de l'une, ne le peint que lorsqu'il se fait voir ; et alors ce n'est plus lui ; l'ambition, l'orgueil couvrent son front d'un masque qui ne nous représente que ces deux passions, et non l'homme ; le pinceau du roman, au contraire, le saisit dans son intérieur... le prend quand il quitte ce masque,et l'esquisse bien plus intéressante, est en même temps bien plus vraie : voilà l'utilité des romans ; froids censeurs qui ne les aimez pas, vous ressemblez à ce cul-de-jatte qui disait aussi : et pourquoi fait-on des portraits ?
S'il est donc vrai que le roman soit utile, ne craignons point de tracer ici quelques-uns des principes que nous croyons nécessaires à porter ce genre à sa perfection ; je sens bien qu'il est difficile de remplir cette tâche sans donner des armes contre moi ; ne deviens-je pas doublement coupable de n'avoir pas bien fait, si je prouve que je sais ce qu'il faut pour faire bien. Ah ! laissons ces vaines considérations, qu'elles s'immolent à l'amour de l'art.
La connaissance la plus essentielle qu'il exige est bien certainement celle du cour de l'homme. Or, cette connaissance importante, tous les bons esprits nous approuveront sans doute en affirmant qu'on ne l'acquiert que par des malheurs et par des voyages ; il faut avoir vu des hommes de toutes les nations pour les bien connaître, et il faut avoir été leur victime pour savoir les apprécier ; la main de l'infortune, en exaltant le caractère de celui qu'elle écrase, le met à la juste distance où il faut qu'il soit pour étudier les hommes ; il les voit de là, comme le passager aperçoit les flots en fureur se briser contre l'écueil sur lequel l'a jeté la tempête ; mais dans quelque situation que l'ait placé la nature ou le sort, s'il veut connaître les hommes, qu'il parle peu quand il est avec eux ; on n'apprend rien quand on parle, on ne s'instruit qu'en écoutant ; et voilà pourquoi les bavards ne sont communément que des sots.
O toi qui veux parcourir cette épineuse carrière  ! ne perds pas de vue que le romancier est l'homme de la nature, elle l'a créé pour être son peintre ; s'il ne devient pas l'amant de sa mère dès que celle-ci l'a mis au monde, qu'il n'écrive jamais, nous ne le lirons point ; mais s'il éprouve cette soif ardente de tout peindre, s'il entr'ouvre avec frémissement le sein de la nature, pour y chercher son art et pour y puiser des modèles, s'il a la fièvre du talent et l'enthousiasme du génie, qu'il suive la main qui le conduit, il a deviné l'homme, il le peindra ; maîtrisé par son imagination qu'il y cède, qu'il embellisse ce qu'il voit : le sot cueille une rose et l'effeuille, l'homme de génie la respire et la peint : voilà celui que nous lirons.
Mais en te conseillant d'embellir, je te défends de t'écarter de la vraisemblance : le lecteur a le droit de se fâcher quand il s'aperçoit que l'on veut trop exiger de lui ; il voit bien qu'on cherche à le rendre dupe ; son amour-propre en souffre, il ne croit plus rien dès qu'il soupçonne qu'on veut le tromper.
Contenu d'ailleurs par aucune digue, use, à ton aise, du droit de porter atteinte à toutes les anecdotes de l'histoire, quand la rupture de ce frein devient nécessaire aux plaisirs que tu nous prépares ; encore une fois, on ne te demande point d'être vrai, mais seulement d'être vraisemblable ; trop exiger de toi serait nuire aux jouissances que nous en attendons : ne remplace point cependant le vrai par l'impossible, et que ce que tu inventes soit bien dit ; on ne te pardonne de mettre ton imagination à la place de la vérité que sous la clause expresse d'orner et d'éblouir. On n'a jamais le droit de mal dire, quand on peut dire tout ce qu'on veut ; si tu n'écris comme R*** que ce que tout le monde sait, dusses-tu, comme lui, nous donner quatre volumes par mois, ce n'est pas la peine de prendre la plume : personne ne te contraint au métier que tu fais ; mais si tu l'entreprends, fais-le bien. Ne l'adopte pas surtout comme un secours à ton existence ; ton travail se ressentirait de tes besoins, tu lui transmettrais ta faiblesse ; il aurait la pâleur de la faim : d'autres métiers se présentent à toi ; fais des souliers, et n'écris point des livres. Nous ne t'en estimerons pas moins, et comme tu ne nous ennuieras pas, nous t'aimerons peut-être davantage.
Une fois ton esquisse jetée, travaille ardemment à l'étendre, mais sans te resserrer dans les bornes qu'elle paraît d'abord te prescrire ; tu deviendrais maigre et froid avec cette méthode ; ce sont des élans que nous voulons de toi, et non pas des règles ; dépasse tes plans, varie-les, augmente-les ; ce n'est qu'en travaillant que les idées viennent. Pourquoi ne veux-tu pas que celle qui te presse quand tu composes, soit aussi bonne que celle dictée par ton esquisse ? Je n'exige essentiellement de toi qu'une seule chose, c'est de soutenir l'intérêt jusqu'à la dernière page ; tu manques le but, si tu coupes ton récit par des incidents, ou trop répétés, ou qui ne tiennent pas au sujet ; que ceux que tu te permettras soient encore plus soignés que le fond : tu dois des dédommagements au lecteur quand tu le forces de quitter ce qui l'intéresse, pour entamer un incident. Il peut bien te permettre de l'interrompre, mais il ne te pardonnera pas de l'ennuyer ; que tes épisodes naissent toujours du fond du sujet et qu'ils y rentrent ; si tu fais voyager tes héros, connais bien le pays où tu les mènes, porte la magie au point de m'identifier avec eux ; songe que je me promène à leurs côtés, dans toutes les régions où tu les places ; et que peut-être plus instruit que toi, je ne te pardonnerai ni une invraisemblance de mours, ni un défaut de costume, encore moins une faute de géographie : comme personne ne te contraient à ces échappées, il faut que tes descriptions locales soient réelles, ou il faut que tu restes au coin de ton feu ; c'est le seul cas dans tous tes ouvrages où l'on ne puisse tolérer l'invention, à moins que les pays où tu me transportes ne soient imaginaires, et, dans cette hypothèse encore, j'exigerai toujours du vraisemblable.
Évite l'afféterie de la morale ; ce n'est pas dans un roman qu'on la cherche ; si les personnages que ton plan nécessite, sont quelquefois contraints à raisonner, que ce soit toujours sans affectation, sans la prétention de le faire, ce n'est jamais l'auteur qui doit moraliser, c'est le personnage, et encore ne le lui permet-on, que quand il y est forcé par les circonstances.
Une fois au dénouement, qu'il soit naturel, jamais contraint, jamais machiné, mais toujours né des circonstances ; je n'exige pas de toi, comme les auteurs de l'Encyclopédie, qu'il soit conforme au désir du lecteur - quel plaisir lui reste-t-il quand il a tout deviné ? - le dénouement doit être tel que les événements le préparent, que la vraisemblance l'exige, que l'imagination l'inspire ; et avec ces principes que je charge ton goût et ton esprit d'étendre, si tu ne fais pas bien, au moins feras-tu mieux que nous ; car, il faut en convenir, dans les nouvelles que l'on va lire, le vol hardi que nous nous sommes permis de prendre, n'est pas toujours d'accord avec la sévérité des règles de l'art ; mais nous espérons que l'extrême vérité des caractères en dédommagera peut-être ; la nature plus bizarre que les moralistes ne nous la peignent, s'échappe à tout instant des digues que la politique de ceux-ci voudrait lui prescrire ; uniforme dans ses plans, irrégulière dans ses effets, son sein toujours agité, ressemble au foyer d'un volcan d'où s'élancent tour à tour, ou des pierres précieuses servant au luxe des hommes, ou des globes de feu qui les anéantissent ; grande, quand elle peuple la terre d'Antonin et de Titus ; affreuse, quand elle y vomit des Andronics ou des Nérons ; mais toujours sublime, toujours majestueuse, toujours digne de nos études, de nos pinceaux et de notre respectueuse admiration, parce que ces desseins nous sont inconnus, qu'esclaves de ses caprices ou de ses besoins, ce n'est jamais sur ce qu'ils nous font éprouver que nous devons régler nos sentiments pour elle, mais sur sa grandeur, sur son énergie, quels que puissent être les résultats.
À mesure que les esprits se corrompent, à mesure qu'une nation vieillit, en raison de ce que la nature est plus étudiée, mieux analysée, que les préjugés sont mieux détruits, il faut la faire connaître davantage. Cette loi est la même pour les arts ; ce n'est qu'en avançant qu'ils se perfectionnent, ils n'arrivent au but que par des essais. Sans doute il ne fallait pas aller si loin dans ces temps affreux de l'ignorance, où courbés sous les fers religieux, on punissait de mort celui qui voulait les apprécier, où les bûchers de l'inquisition devenaient le prix des talents ; mais dans notre état actuel, partons toujours de ce principe : quand l'homme a soupesé tous ses freins, lorsque d'un regard audacieux, son oil mesure ses barrières, quand, à l'exemple des Titans, il ose jusqu'au ciel porter sa main hardie, et qu'armé de ses passions, comme ceux-ci l'étaient des laves du Vésuve, il ne craint plus de déclarer la guerre à ceux qui le faisaient frémir autrefois, quand ses écarts mêmes ne lui paraissent plus que des erreurs légitimées par ses études, ne doit-on pas alors lui parler avec la même énergie qu'il emploie lui-même à se conduire ? l'homme du dix-huitième siècle, en un mot, est-il donc celui du onzième ?

Terminons par une assurance positive, que les nouvelles que nous donnons aujourd'hui, sont absolument neuves et nullement brodées sur des fonds connus. Cette qualité est peut-être de quelque mérite dans un temps où tout semble être fait, où l'imagination épuisée des auteurs paraît ne pouvoir plus rien créer de nouveau, et où l'on n'offre plus au public que des compilations, des extraits ou des traductions.
Cependant la Tour Enchantée, et la Conspiration d'Amboise, ont quelques fondements historiques ; on voit, à la sincérité de nos aveux, combien nous sommes loin de vouloir tromper le lecteur ; il faut être original dans ce genre, ou ne pas s'en mêler.
Voici ce que dans l'une et l'autre de ces nouvelles, on peut trouver aux sources que nous indiquons.
L'historien arabe Albucacim Tariff Abentariq, écrivain assez peu connu de nos littérateurs du jour, rapporte ce qui suit, à l'occasion de la Tour Enchantée :
Rodrigue, prince efféminé, attirait à la cour, par principe de volupté, les filles de ses vassaux, et il en abusait. De ce nombre fut Florinde, fille du comte Julien. Il la viola. Son père, qui était en Afrique, reçut cette nouvelle par une lettre allégorique de sa fille ; il souleva les Mores, et revint en Espagne à leur tête ; Rodrigue ne sait que faire, nul fonds dans ses trésors, aucune place : il va fouiller la Tour Enchantée, près de Tolède, où on lui dit qu'il doit trouver des sommes immenses ; il y pénètre, et voit une statue du Temps qui frappe de sa massue, et qui, par une inscription, annonce à Rodrigue toutes les infortunes qui l'attendent ; le prince avance et voit une grande cuve d'eau, mais point d'argent ; il revient sur ses pas ; il fait fermer la tour ; un coup de tonnerre emporte cet édifice, il n'en reste plus que des vestiges. Le roi, malgré ces funestes pronostics, assemble une armée, se bat huit jours près de Cordoue, et est tué sans qu'on puisse retrouver son corps.
Voilà ce que nous a fourni l'histoire ; qu'on lise notre ouvrage maintenant, et qu'on voie si la multitude d'événements que nous avons ajoutés à la sécheresse de ce fait, mérite ou non que nous regardions l'anecdote comme nous appartenant en propre !
Quant à La Conspiration d'Amboise, qu'on la lise dans Garnier, et l'on verra le peu que nous a prêté l'histoire.
Aucun Guide ne nous a précédé dans les autres nouvelles ; fond, narré, épisode, tout est à nous ; peut-être n'est-ce pas ce qu'il y a de plus heureux ; qu'importe, nous avons toujours cru, et nous ne cesserons d'être persuadé, qu'il vaut mieux inventer, fût-on même faible, que de copier ou de traduire ; l'un a la prétention du génie, c'en est une au moins ; quelle peut être celle du plagiaire ? Je ne connais pas de métier plus bas, je ne conçois pas d'aveux plus humiliant que ceux où de tels hommes sont contraints, en avouant eux-mêmes, qu'il faut bien qu'ils n'aient pas d'esprit, puisqu'ils sont obligés d'emprunter celui des autres.
À l'égard du traducteur, à Dieu ne plaise que nous enlevions son mérite ; mais il ne fait valoir que nos rivaux ; et ne fût-ce que pour l'honneur de la patrie, ne vaut-il pas mieux dire à ces fiers rivaux : et nous aussi savons créer.
Je dois enfin répondre au reproche que l'on me fit, quand parut Aline et Valcourt (*b). Mes pinceaux, dit-on, sont trop forts, je prête au vice des traits trop odieux ; en veut-on savoir la raison ? je ne veux pas faire aimer le vice ; je n'ai pas, comme Crébillon et comme Dorat, le dangereux projet de faire adorer aux femmes les personnages qui les trompent ; je veux, au contraire, qu'elles les détestent ; c'est le seul moyen qui puisse les empêcher d'en être dupes ; et, pour y réussir, j'ai rendu ceux de mes héros qui suivent la carrière du vice tellement effroyables, qu'ils n'inspireront bien sûrement ni pitié ni amour ; en cela, j'ose le dire, je deviens plus moral que ceux qui se croient permis de les embellir ; les pernicieux ouvrages de ces auteurs ressemblent à ces fruits de l'Amérique qui, sous le plus brillant coloris, portent la mort dans leur sein ; cette trahison de la nature, dont il ne nous appartient pas de dévoiler le motif, n'est pas faite pour l'homme ; jamais enfin, je le répète, jamais je ne peindrai le crime que sous les couleurs de l'enfer ; je veux qu'on le voit à nu, qu'on le craigne, qu'on le déteste, et je ne connais point d'autre façon pour arriver là, que de le montrer avec toute l'horreur qui le caractérise. Malheur à ceux qui l'entourent de roses  ! leurs vues ne sont pas aussi pures, et je ne les copierai jamais. Qu'on ne m'attribue donc plus, d'après ces systèmes, le roman de J*** : jamais je n'ai fait de tels ouvrages, et je n'en ferai sûrement jamais ; il n'y a que des imbéciles ou des méchants qui, malgré l'authenticité de mes dénégations, puissent me soupçonner ou m'accuser encore d'en être l'auteur, et le plus souverain mépris sera désormais la seule arme avec laquelle je combattrai leurs calomnies.

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Notes de l'auteur :

a. Hercule est un nom générique, composé de deux mots celtiques, Her-Coule, ce qui veut dire, monsieur le capitaine, Hercoule était le nom du général de l'armée, ce qui multiplia infiniment les Hercoules ; la fable attribua ensuite à un seul, les actions merveilleuses de plusieurs. (Voy. hist. des Celtes, par Peloutier.)
b. Quelles larmes que celles qu'on verse à la lecture de ce délicieux ouvrage  ! comme la nature y est peinte, comme l'intérêt s'y soutient, comme il augmente par degrés, que de difficultés vaincues  ! que de philosophie... À avoir fait ressortir tout cet intérêt d'une fille perdue ; dirait-on trop en osant assurer que cet ouvrage a des droits au titre de notre meilleur roman ? ce fut là où Rousseau vit que malgré des imprudences et des étourderies, une héroïne pouvait prétendre encore à nous attendrir, et peut-être n'eussions-nous jamais eu Julie, sans Manon-Lescaut.
c. Cette anecdote est celle que commence Brigandos, dans l'épisode du roman d'Aline et Valcourt, ayant pour titre : Sainville et Léonore, et qu'interrompt la circonstance du cadavre trouvé dans la tour ; les contrefacteurs de cet épisode, en le copiant mot pour mot, n'ont pas manqué de copier aussi les quatre premières lignes de cette anecdote, qui se trouvent dans la bouche du chef des Bohémiens. II est donc aussi essentiel pour nous, dans ce moment-ci, que pour ceux qui achètent des romans, de prévenir que l'ouvrage qui se vend chez Pigoreau et Leroux sous le titre de Valmor et Lidia, et chez Cérioux et Moutardier, sous celui d'Alzonde et Koradin, ne sont absolument que la même chose, et tous les deux littéralement pillés phrase pour phrase de l'épisode de Sainville et Léonore, formant à peu près trois volumes de mon roman d'Aline et Valcourt.

Pamphlet Contre Villeterque

Marquis de Sade, publié en 1881 à Bruxelles, par Gay et Doucé

(Source Internet : munseys.com)

Des Crimes de l'amour
À Villeterque folliculaire [12]

Je suis convaincu il y a bien longtemps que les injures dictées par l'envie, ou par quelque autre motif plus vif encore, parvenant ensuite à nous par le souffle empesté d'un folliculaire, ne doivent pas affecter davantage un homme de lettres, que ne l'est des aboiements du mâtin de basse-cour, le voyageur paisible et raisonnable. Plein de mépris en conséquence pour l'impertinente diatribe du folliculaire Villeterque, je ne prendrais assurément pas la peine d'y répondre, si je ne voulais mettre le public en garde contre les perpétuelles diffamations de ces messieurs.

Par le sot compte que Villeterque rend des Crimes de l'Amour, il est clair qu'il ne les a pas lus ; s'il les connaissait, il ne me ferait pas dire ce à quoi je n'ai jamais pensé ; il n'isolerait pas des phrases qu'on lui a dictées sans doute, pour, en les tronquant à sa guise, leur donner ensuite un sens qu'elles n'eurent jamais.

Cependant, sans l'avoir lu (je viens de le prouver) Villeterque débute par traiter mon ouvrage de DÉTESTABLE et par assurer CHARITABLEMENT que cet ouvrage DÉTESTABLE, vient d'un homme soupçonné d'en avoir fait un plus HORRIBLE encore.

Ici, je somme Villeterque de deux choses auxquelles il ne peut se refuser: 1º de publier, non des phrases isolées, tronquées, défigurées, mais des traits entiers qui prouvent que mon livre mérite la qualification de DÉTESTABLE, tandis que ceux qui l'ont lu, conviennent, au contraire, que la morale la plus épurée en forme la base principale ; ensuite, je le somme de PROUVER que je suis l'auteur de ce livre plus HORRIBLE encore. Il n'y a qu'un calomniateur qui jette ainsi, sans aucune preuve, des soupçons sur la probité d'un individu. L'homme véritablement honnête prouve, nomme et ne soupçonne pas. Or, Villeterque dénonce sans prouver ; il fait planer sur ma tête un affreux soupçon sans l'éclaircir, sans le constater ; Villeterque est donc un calomniateur ; donc Villeterque ne rougit pas de se montrer comme un calomniateur, même avant que de commencer sa diatribe.

Quoi qu'il en soit, j'ai dit et affirme que je n'avais point fait de livres immoraux, que je n'en ferai jamais ; je le répète encore ici, et non pas au folliculaire Villeterque, j'aurais l'air d'être jaloux de son opinion, mais au public dont je respecte le jugement autant que je méprise celui de Villeterque [13].

Après cette première gentillesse, l'écrivassier entre en matière ; suivons-le, si le dégoût ne nous arrête pas ; car il est difficile de suivre Villeterque sans dégoût: il en fait éprouver pour ses opinions, il en fait naître pour ses écrits, ou plutôt pour ses plagiats, il en inspire... N'importe, un peu de courage.

Dans mon Idée sur les Romans, le très-ignare Villeterque assure qu'avec une apparente érudition, je tombe dans une infinité d'erreurs. Ne serait-ce pas encore ici le cas de prouver ? Mais il faudrait avoir soi-même un peu d'érudition pour relever des erreurs en érudition, et Villeterque, qui va bientôt prouver qu'il n'a même pas connaissance des livres scholastiques, est bien loin de l'érudition qu'il faudrait pour prouver mes erreurs. Aussi se contente-t-il de dire que j'en commets, sans oser les relever. Certes, il n'est pas difficile de critiquer ainsi ; je ne m'étonne plus s'il y a tant de critiques et si peu de bons ouvrages ; et voilà pourquoi la plupart de ces journaux de littérature, à commencer par celui de Villeterque, ne seraient nullement connus, si leurs rédacteurs ne les glissaient dans les poches comme ces adresses de charlatans lancées dans les rues.

Mes erreurs bien établies, bien démontrées, comme on le voit, sur la parole du savant Villeterque qui n'ose pourtant en citer une, l'aimable folliculaire passe à mes principes, et c'est ici où il est profond : c'est ici où Villeterque tonne, foudroie : on ne tient point à la finesse, à la sagacité de ses raisonnements ; ce sont des éclairs, c'est de la foudre ; malheur à qui n'est pas convaincu, dès qu'Aliboron-Villeterque a parlé!

Oui, docte et profond Vile stercus, j'ai dit et je dis encore que l'étude des grands maîtres m'avait prouvé que ce n'était pas toujours en faisant triompher la vertu qu'on pouvait prétendre à l'intérêt dans un roman ou dans une tragédie ; que cette règle ni dans la nature, ni dans Aristote, ni dans aucune de nos poétiques, est seulement celle à laquelle il faudrait que tous les hommes s'assujettissent pour leur bonheur commun, sans être absolument essentielle dans un ouvrage dramatique de quelque genre qu'il soit ; mais ce ne sont point mes principes que je donne ici ; je n'invente rien, qu'on me lise, et l'on verra que, non-seulement ce que je rapporte en cet endroit de mon discours n'est que le résultat de l'effet produit par l'étude des grands maîtres, mais que je ne me suis même pas assujetti à cette maxime, telle bonne, telle sage que je la croie. Car enfin, quels sont les deux principaux ressorts de l'art dramatique ? Tous les bons auteurs ne nous ont-ils pas dit que c'était la terreur et la pitié. Or, d'où peut naître la terreur, si ce n'est des tableaux du crime triomphant, et d'où naît la pitié, si ce n'est de ceux de la vertu malheureuse ? Il faut donc ou renoncer à l'intérêt ou se soumettre à ces principes. Que Villeterque n'ait pas assez lu pour être persuadé de la bonté de ces bases, rien de plus simple. Il est inutile de connaître les règles d'un art quand on s'en tient à faire des Veillées qui endorment, ou à copier de petits contes dans les Mille et une Nuits, pour les donner ensuite orgueilleusement sous son nom. Mais si le plagiaire Villeterque ignore ces principes, parce qu'il ignore à peu près tout, du moins il ne les conteste pas ; et quand, pour prix de son journal, il a escroqué quelques billets de comédie, et que, placé au rang des gratis, on lui donne, pour sa mauvaise monnaie, la représentation des chefs-d'oeuvre de Racine et de Voltaire, qu'il apprenne donc là, en voyant Mahomet, par exemple, que Palmire et Séide périssent l'un et l'autre innocents et vertueux, tandis que Mahomet triomphe ; qu'il se convainque à Britannicus que ce jeune prince et sa maîtresse meurent vertueux et innocents pendant que Néron règne ; qu'il voie la même chose dans Polyeucte, dans Phèdre, etc. etc. ; qu'en ouvrant Richardson, lorsqu'il est de retour chez lui, il voie à quel degré ce célèbre Anglais intéresse en rendant la vertu malheureuse ; voilà des vérités dont je voudrais que Villeterque se convainquît, et s'il pouvait l'être, il blâmerait moins bilieusement, moins arrogamment, moins sottement enfin, ceux qui les mettent en pratique, à l'exemple de nos plus grands maîtres. Mais c'est que Villeterque, qui n'est pas un grand maître, ne connaît pas les ouvrages des grands maîtres ; c'est qu'aussitôt qu'on arrache la cognée du bilieux Villeterque, le cher homme ne sait plus où il en est. Écoutons néanmoins cet original, quand il parle de l'usage que je fais des principes ; oh! c'est ici que le pédant est bon à entendre.

Je dis que pour intéresser, il faut quelquefois que le vice offense la vertu ; je dis que c'est un moyen sûr de prétendre à l'intérêt, et sur cet axiome, Villeterque attaque ma moralité. En vérité, en vérité, je vous le dis, Villeterque, mais vous êtes aussi bête en jugeant les hommes qu'en prononçant sur leurs ouvrages. Ce que j'établis ici est peut-être le plus bel éloge qu'il soit possible de faire de la vertu, et en effet, si elle n'était pas aussi belle, pleurerait-on ses infortunes ? si moi-même je ne la croyais pas l'idole la plus respectable des hommes, dirais-je aux auteurs dramatiques : Quand vous voudrez inspirer la pitié, osez attaquer un instant ce que le ciel et la terre ont de plus beau, et vous verrez de quelle amertume sont les larmes produites par ce sacrilège ? Je fais donc l'éloge de la vertu quand Villeterque m'accuse de rébellion à son culte ; mais Villeterque, qui n'est pas vertueux sans doute, ne sait pas comment on adore la vertu. Aux seuls sectateurs d'une divinité appartient l'accès de son temple, et Villeterque qui n'a peut-être ni divinité ni culte, ne connaît pas un mot de tout cela ; mais quand la page d'ensuite, Villeterque assure que penser comme nos grands maîtres, qu'honorer comme eux la vertu, devient une preuve indubitable que je suis l'auteur du livre où elle est le plus humiliée, on avouera que c'est là où la logique de Villeterque éclate dans tout son jour. Je prouve que sans mettre en action la vertu, il est impossible de faire un bon ouvrage dramatique ; je l'élève, puisque je pense et que je dis que l'indignation, la colère, les larmes doivent être le résultat des insultes qu'elle reçoit ou des malheurs qu'elle éprouve, et de là, selon Villeterque, il s'ensuit que je suis l'auteur du livre exécrable où l'on voit précisément tout le contraire des principes que je professe et que j'établis! Oui, certes, tout le contraire ; car l'auteur du livre dont il s'agit ne semble prêter au vice de l'empire sur la vertu que par méchanceté... que par libertinage ; dessein perfide duquel sans doute il n'a pas cru devoir retirer aucun intérêt dramatique, tandis que les modèles que je cite ont toujours pris une marche contraire et que moi, tant que ma faiblesse m'a permis de suivre ces maîtres, je n'ai montré le vice dans mes ouvrages que sous les couleurs les plus capables de le faire à jamais détester, et que, si parfois je lui ai laissé quelque succès sur la vertu, ce n'a jamais été que pour rendre celle-ci plus intéressante et plus belle. En agissant par des voies opposées à celles de l'auteur du livre en question, je n'ai donc pas consacré les principes de cet auteur ; en abhorrant ces principes et m'en éloignant dans mes ouvrages, je n'ai donc pas pu les adopter ; et l'inconséquent Villeterque, qui imagine prouver mes torts, précisément par ce qui m'en disculpe, n'est donc plus qu'un lâche calomniateur qu'il est important de démasquer.

Mais à quoi servent ces tableaux du crime triomphant ? dit le folliculaire. Ils servent, Villeterque, à mettre les tableaux contraires dans un plus beau jour, et c'est assez prouver leur utilité. Au surplus, où le crime triomphe-t-il dans ces nouvelles que vous attaquez avec autant de bêtise que d'impudence ? Qu'on m'en permette une très-courte analyse seulement, pour prouver au public que Villeterque ne sait ce qu'il dit quand il prétend que je donne dans ces nouvelles le plus grand ascendant au vice sur la vertu.

Où la vertu se trouve-t-elle mieux récompensée que dans Juliette et Raunai ?

Si elle est malheureuse dans la Double Épreuve, y voit-on le crime triompher ? Assurément non, puisqu'il n'y a pas un seul personnage criminel dans cette nouvelle toute sentimentale.

La vertu, comme dans Clarisse, succombe, j'en conviens, dans Henriette Stralsond ; mais le crime n'y est-il pas puni par la main même de la vertu ?

Dans Faxelange, ne l'est-il pas plus rigoureusement encore, et la vertu n'est-elle pas délivrée de ses fers ?

Le fatalisme de Florville de Courval laisse-t-il triompher le crime ? Tous ceux qui s'y commettent involontairement, ne sont que les effets de ce fatalisme dont les Grecs armaient la main de leurs dieux ; ne voyons-nous pas tous les jours les mêmes évènements dans les malheurs d'OEdipe et de sa famille ?

Où le crime est-il plus malheureux et mieux puni que dans Rodrigue ?

Le plus doux hymen ne couronne-t-il point la vertu dans Laurence et Antonio, et le crime n'y succombe-t-il pas ?

Dans Ernestine, n'est-ce pas de la main du vertueux père de cette infortunée qu'Oxtiern est puni ?

N'est-ce pas sur un échafaud que monte le crime, dans Dorgeville ?

Les remords qui conduisent la Comtesse de Sancerre au tombeau, ne vengent-ils pas la vertu qu'elle outrage ?

Dans Eugène de Franval, enfin, le monstre que j'ai peint ne se perce-t-il pas lui-même.

Villeterque... folliculaire Villeterque, où donc le crime triomphe-t-il dans mes nouvelles ? Ah! si je vois quelque chose triompher ici, ce n'est en vérité que ton ignorance et ton lâche désir de diffamation.

À présent, je demande à mon méprisable censeur de quel front il ose appeler un tel ouvrage une complication d'atrocités révoltantes, quand aucun des reproches qu'il lui prête ne se trouve fondé ? Et cela prouvé, que résulte-t-il du jugement porté par cet inepte phraseur ? de la satire sans esprit, de la critique sans discernement et du fiel sans aucun motif ; et tout cela parce que Villeterque est un sot, et que d'un sot il n'émana jamais que des sottises. Je suis en contradiction avec moi-même, ajoute le pédagogue Villeterque, quand je fais parler un de mes héros d'une manière opposée à celle dont j'ai parlé dans ma préface. Mais, détestable ignorant, apprends donc que chaque acteur d'un ouvrage dramatique doit y parler le langage établi par le caractère qu'il porte ; qu'alors c'est le personnage qui parle et non l'auteur, et qu'il est on ne saurait plus simple dans ce cas que ce personnage, absolument inspiré par son rôle, dise des choses totalement contraires à ce que dit l'auteur quand c'est lui-même qui parle. Certes, quel homme eût été Crébillon s'il eût toujours parlé comme Artée ; quel individu que Racine, s'il eût pensé comme Néron ; quel monstre que Richardson, s'il n'eût eu d'autres principes que ceux de Lovelace! Oh! monsieur Villeterque, que vous êtes bête ; voilà, par exemple, une vérité sur laquelle les personnages de mes romans et moi, nous nous entendrons toujours, quand il nous arrivera soit aux uns, soit aux autres, de nous entretenir de votre fastidieuse existence. Mais quelle faiblesse de ma part! dois-je donc employer des raisons où il ne faut que du mépris ? Et en effet, que mérite de plus un lourdaud qui ose dire à celui qui partout a puni le vice : Montrez-moi des scélérats heureux, c'est ce qu'il faut au perfectionnement de l'art ; l'auteur des Crimes de l'Amour vous le prouve! Non, Villeterque, je n'ai ni dit ni prouvé cela ; et pour en convaincre, j'en appelle de ta bêtise au public éclairé ; j'ai dit tout le contraire, Villeterque, et c'est le contraire qui sert de base à mes ouvrages.

Une belle invocation termine enfin la basse diatribe de notre barbouilleur :

Rousseau, Voltaire, Marmontel, Fielding, Richardson, vous n'avez pas fait de romans (s'écrie-t-il) : vous avez peint des moeurs, il fallait peindre des crimes ! comme si les crimes ne faisaient pas partie des moeurs, et comme s'il n'y avait pas des moeurs criminelles et des moeurs vertueuses. Mais ceci est trop fort pour Villeterque, il n'en sait pas tant.

Au reste, était-ce à moi que devaient s'adresser de tels reproches, moi qui, plein de respect pour ceux que nomme Villeterque, n'ai cessé de les exalter dans mon Esquisse sur les romans ; et d'ailleurs ces mortels perpétuellement loués par moi, et que cite ici Villeterque, n'ont-ils aussi présenté des crimes ? Est-ce une fille bien vertueuse que la Julie de Rousseau ? Est-ce un homme bien moral que le héros de Clarisse ? Y a-t-il beaucoup de vertu dans Zadig et dans Candide, etc., etc. ? Oh ! Villeterque, j'ai dit quelque part que quand on voulait écrire sans aucun talent pour ce métier, il valait beaucoup mieux faire des escarpins ou des bottes, je ne savais pas alors que ce conseil s'adresserait à vous ; suivez-le, mon ami, suivez-le, vous serez peut-être un cordonnier passable, mais à coup sûr vous ne serez jamais qu'un triste écrivain. Eh! console-toi, Villeterque, on lira toujours Rousseau, Voltaire, Marmontel, Fielding et Richardson ; tes stupides plaisanteries sur cela ne prouveront à qui que ce soit que j'ai dénigré ces grands hommes, quand je ne cesse au contraire de les offrir pour modèles ; mais ce qu'on ne lira sûrement jamais, Villeterque, ce sera vous, premièrement parce qu'il n'existe rien de vous qui puisse vous survivre, et qu'à supposer même que l'on rencontrât quelques-uns de vos vols littéraires, on aimera mieux les lire dans l'original, où ils s'offrent dans toute leur pureté, que souillés par une plume aussi grossière que la vôtre.

Villeterque, vous avez déraisonné, menti, vous avez entassé des bêtises sur des calomnies, des inepties sur des impostures, et tout cela pour venger des auteurs à la glace, au rang desquels vos ennuyeuses compilations vous placent à si juste titre [14] ; je vous ai donné une leçon et suis prêt à vous en donner de nouvelles, s'il vous arrive encore de m'insulter.

D. A. F. SADE.

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Notes de l'auteur :
Note 12 : on appelle journaliste un homme instruit, un homme en état de raisonner sur un ouvrage, de l'analyser et d'en rendre au public un compte éclairé, qui le lui fasse connaître ; mais celui qui n'a ni l'esprit, ni le jugement nécessaire à cette honorable fonction, celui qui compile, imprime, diffame, ment, calomnie, déraisonne, et tout cela pour vivre, celui-là, dis-je, n'est qu'un folliculaire ; et cet homme, c'est Villeterque. (Voy. sa feuille du 30 vendémiaire an IX nº 90.)

Note 13 : c'est ce même mépris qui me fit garder le silence sur l'imbécile rapsodie diffamatoire d'un nommé Despaze, qui prétendait aussi que j'étais l'auteur de ce livre infâme que pour l'intérêt même des moeurs on ne doit jamais nommer. Sachant que ce polisson n'était qu'un chevalier d'industrie, vomi par la Garonne pour venir stupidement dénigrer à Paris des arts dont il n'avait pas la moindre idée, des ouvrages qu'il n'avait jamais lus et d'honnêtes gens qui auraient dû se réunir pour le faire mourir sous le bâton ; parfaitement instruit que cet homme obscur, ce bélître, n'avait durement forgé quelques détestables vers que dans cette perfide intention, des effets de laquelle le mendiant attendait un morceau de pain, je m'étais décidé à le laisser honteusement languir dans l'humiliation et l'opprobre où le plongeait incessamment son barbouillage, craignant de souiller mes idées en les laissant errer, même une minute, sur un être aussi dégoûtant. Mais comme ces messieurs ont imité les ânes qui braient tous à la fois, quand ils ont faim, il a bien fallu, pour les faire taire, frapper sur tous indistinctement. Voilà ce qui me contraint à les tirer un instant, par les oreilles, du bourbier où ils périssaient, pour que le public les reconnaisse au sceau de l'ignominie dont se couvre leur front ; et ce service rendu à l'humanité, je les replonge d'un coup de pied l'un et l'autre au fond de l'égoût infect où leur bassesse et leur avilissement les feront croupir à jamais.

Note 14 : on ne connaît, Dieu merci ! de ce gribouilleur, que des Veillées qu'il appelle philosophiques, quoiqu'elles ne soient que soporifiques ; ramassis dégoûtant, monotone, ennuyeux, où le pédagogue, toujours sur des échasses, voudrait bien qu'aussi bêtes que lui, nous consentissions à prendre son bavardage pour de l'élégance, son style ampoulé pour de l'esprit, et ses plagiats pour de l'imagination ; mais malheureusement, on ne trouve en le lisant que des platitudes quand il est lui-même, et du mauvais goût quand il pille les autres.