Œuvre intégrale sur Lien maître

On ne badine pas avec l’amour

Musset
(1810-1857)

Comédie-proverbe
en trois actes et en prose (1834)

Ce texte numérisé n'est peut-être pas exempt de quelques erreurs

 

 

Les Personnages


LE CHŒUR. (18 répliques)
LE BARON. (68 répliques)
PERDICAN, son fils. (143 répliques)
MAITRE BLAZIUS, gouverneur de Perdican. (43 répliques)
MAITRE BRIDAINE, Curé. (32 répliques)
CAMILLE, nièce du baron. (129 répliques)
DAME PLUCHE, sa gouvernante. (24 répliques)
ROSETTE, sœur de lait de Camille. (25 répliques)
PAYSANS, VALETS, etc. (6 répliques)

- Acte I - Scène 1


Une place devant le château.
Maître Blazius, Dame Pluche, Le Chœur


Le CHŒUR — Doucement bercé sur sa mule fringante, messer Blazius s’avance dans les bleuets fleuris, vêtu de neuf, l’écritoire au côté. Comme un poupon sur l’oreiller, il se ballotte sur son ventre rebondi, et les yeux à demi fermés, il marmotte un Pater noster dans son triple menton. Salut, maître Blazius ; vous arrivez au temps de la vendange, pareil à une amphore antique.
Maître BLAZIUS — Que ceux qui veulent apprendre une nouvelle d’importance m’apportent ici premièrement un verre de vin frais.
Le CHŒUR — Voilà notre plus grande écuelle ; buvez, maître Blazius ; le vin est bon ; vous parlerez après.
Maître BLAZIUS — Vous saurez, mes enfants, que le jeune Perdican, fils de notre seigneur, vient d’atteindre à sa majorité, et qu’il est reçu docteur à Paris. Il revient aujourd’hui même au château, la bouche toute pleine de façons de parler si belles et si fleuries, qu’on ne sait que lui répondre les trois quarts du temps. Toute sa gracieuse personne est un livre d’or ; il ne voit pas un brin d’herbe à terre, qu’il ne vous dise comment cela s’appelle en latin ; et quand il fait du vent ou qu’il pleut, il vous dit tout clairement pourquoi. Vous ouvririez des yeux grands comme la porte que voilà, de le voir dérouler un des parchemins qu’il a coloriés d’encres de toutes couleurs, de ses propres mains et sans rien en dire à personne. Enfin c’est un diamant fin des pieds à la tête, et voilà ce que je viens annoncer à M. le baron. Vous sentez que cela me fait quelque honneur, à moi, qui suis son gouverneur depuis l’âge de quatre ans ; ainsi donc, mes bons amis, apportez une chaise, que je descende un peu de cette mule-ci sans me casser le cou ; la bête est tant soit peu rétive, et je ne serais pas fâché de boire encore une gorgée avant d’entrer.
Le CHŒUR — Buvez, maître Blazius, et reprenez vos esprits. Nous avons vu naître le petit Perdican, et il n’était pas besoin, du moment qu’il arrive, de nous en dire si long. Puissions-nous retrouver l’enfant dans le cœur de l’homme !
Maître BLAZIUS — Ma foi, l’écuelle est vide ; je ne croyais pas avoir tout bu. Adieu ; j’ai préparé, en trottant sur la route, deux ou trois phrases sans prétention qui plairont à Monseigneur ; je vais tirer la cloche. (Il sort.)
Le CHŒUR — Durement cahotée sur son âne essoufflé, dame Pluche gravit la colline ; son écuyer transi gourdine à tour de bras le pauvre animal, qui hoche la tête, un chardon entre les dents. Ses longues jambes maigres trépignent de colère, tandis que, de ses mains osseuses, elle égratigne son chapelet. Bonjour donc, dame Pluche, vous arrivez comme la fièvre, avec le vent qui fait jaunir les bois.
Dame PLUCHE — Un verre d’eau, canaille que vous êtes ! un verre d’eau et un peu de vinaigre !
Le CHŒUR — D’où venez-vous, Pluche, ma mie ? vos faux cheveux sont couverts de poussière ; voilà un toupet de gâté, et votre chaste robe est retroussée jusqu’à vos vénérables jarretières.
Dame PLUCHE — Sachez, manants, que la belle Camille, la nièce de votre maître, arrive aujourd’hui au château. Elle a quitté le couvent sur l’ordre exprès de Monseigneur, pour venir en son temps et lieu recueillir, comme faire se doit, le bon bien qu’elle a de sa mère. Son éducation, Dieu merci, est terminée ; et ceux qui la verront auront la joie de respirer une glorieuse fleur de sagesse et de dévotion. Jamais il n’y a rien eu de si pur, de si ange, de si agneau et de si colombe que cette chère nonnain que le Seigneur Dieu du ciel la conduise ! Ainsi soit-il. Rangez-vous, canaille ; il me semble que j’ai les jambes enflées.
Le CHŒUR — Défripez-vous, honnête Pluche, et quand vous prierez Dieu, demandez de la pluie ; nos blés sont secs comme vos tibias.
Dame PLUCHE — Vous m’avez apporté de l’eau dans une écuelle qui sent la cuisine ; donnez-moi la main pour descendre ; vous êtes des butors et des malappris. (Elle sort.)
Le CHŒUR — Mettons nos habits du dimanche, et attendons que le baron nous fasse appeler. Ou je me trompe fort, ou quelque joyeuse bombance est dans l’air d’aujourd’hui. (Ils sortent.)


- Acte I - Scène 2


Le salon du baron.
Entrent Le Baron, Maître Bridaine, et Maître Blazius.

Le BARON — Maître Bridaine, vous êtes mon ami ; je vous présente maître Blazius, gouverneur de mon fils. Mon fils a eu hier matin, à midi huit minutes, vingt et un ans comptés ; il est docteur à quatre boules blanches. Maître Blazius, je vous présente maître Bridaine, curé de la paroisse c’est mon ami.
Maître BLAZIUS saluant — À quatre boules blanches, seigneur ! littérature, botanique, droit romain, droit canon.
Le BARON — Allez à votre chambre, cher Blazius, mon fils ne va pas tarder à paraître ; faites un peu de toilette, et revenez au coup de la cloche. (Maître Blazius sort.)
Maître BRIDAINE — Vous dirai-je ma pensée, Monseigneur ? le gouverneur de votre fils sent le vin à pleine bouche.
Le BARON — Cela est impossible.
Maître BRIDAINE — J’en suis sûr comme de ma vie ; il m’a parlé de fort près tout à l’heure ; il sentait le vin à faire peur.
Le BARON — Brisons là ; je vous répète que cela est impossible. (Entre dame Pluche.) Vous voilà, bonne dame Pluche ! Ma nièce est sans doute avec vous ?
Dame PLUCHE — Elle me suit, Monseigneur, je l’ai devancée de quelques pas.
Le BARON — Maître Bridaine, vous êtes mon ami. Je vous présente la dame Pluche, gouvernante de ma nièce. Ma nièce est depuis hier, à sept heures de nuit, parvenue à l’âge de dix-huit ans ; elle sort du meilleur couvent de France. Dame Pluche, je vous présente maître Bridaine, curé de la paroisse ; c’est mon ami.
Dame PLUCHE saluant — Du meilleur couvent de France, seigneur, et je puis ajouter : la meilleure chrétienne du couvent.
Le BARON — Allez, dame Pluche, réparer le désordre où vous voilà ; ma nièce va bientôt venir, j’espère ; soyez prête à l’heure du dîner. (Dame Pluche sort.)
Maître BRIDAINE — Cette vieille demoiselle paraît tout à fait pleine d’onction.
Le BARON — Pleine d’onction et de componction, maître Bridaine ; sa vertu est inattaquable.
Maître BRIDAINE — Mais le gouverneur sent le vin ; j’en ai la certitude.
Le BARON — Maître Bridaine, il y a des moments où je doute de votre amitié. Prenez-vous à tâche de me contredire ? Pas un mot de plus là-dessus. J’ai formé le dessein de marier mon fils avec ma nièce ; c’est un couple assorti : leur éducation me coûte six mille écus.
Maître BRIDAINE — Il sera nécessaire d’obtenir des dispenses.
Le BARON — Je les ai, Bridaine ; elles sont sur ma table, dans mon cabinet. O mon ami ! apprenez maintenant que je suis plein de joie. Vous savez que j’ai eu de tout temps la plus profonde horreur pour la solitude. Cependant la place que j’occupe et la gravité de mon habit me forcent à rester dans ce château pendant trois mois d’hiver et trois mois d’été. Il est impossible de faire le bonheur des hommes en général, et de ses vassaux en particulier, sans donner parfois à son valet de chambre l’ordre rigoureux de ne laisser entrer personne. Qu’il est austère et difficile le recueillement de l’homme d’Etat ! et quel plaisir ne trouverai-je pas à tempérer par la présence de mes deux enfants réunis la sombre tristesse à laquelle je dois nécessairement être en proie depuis que le roi m’a nommé receveur !
Maître BRIDAINE — Ce mariage se fera-t-il ici ou à Paris ?
Le BARON — Voilà où je vous attendais, Bridaine ; j’étais sûr de cette question. Eh bien ! mon ami, que diriez-vous si ces mains que voilà, oui, Bridaine, vos propres mains, - ne les regardez pas d’une manière aussi piteuse - étaient destinées à bénir solennellement l’heureuse confirmation de mes rêves les plus chers ? Hé ?
Maître BRIDAINE — Je me tais ; la reconnaissance me ferme la bouche.
Le BARON — Regardez par cette fenêtre ; ne voyez-vous pas que mes gens se portent en foule à la grille ? Mes deux enfants arrivent en même temps ; voilà la combinaison la plus heureuse. J’ai disposé les choses de manière à tout prévoir. Ma nièce sera introduite par cette porte à gauche, et mon fils par cette porte à droite. Qu’en dites-vous ? je me fais une fête de voir comment ils s’aborderont, ce qu’ils se diront ; six mille écus ne sont pas une bagatelle, il ne faut pas s’y tromper. Ces enfants s’aimaient d’ailleurs fort tendrement dès le berceau. - Bridaine, il me vient une idée.
Maître BRIDAINE — Laquelle ?
Le BARON — Pendant le dîner, sans avoir l’air d’y toucher, vous comprenez, mon ami, - tout en vidant quelques coupes joyeuses ; - vous savez le latin, Bridaine.
Maître BRIDAINE — Ita ædepol, pardieu, si je le sais !
Le BARON — Je serais bien aise de vous voir entreprendre ce garçon, - discrètement, s’entend - devant sa cousine ; cela ne peut produire qu’un bon effet ; - faites-le parler un peu latin, - non pas précisément pendant le dîner, cela deviendrait fastidieux, et quant à moi, je n’y comprends rien ; - mais au dessert, - entendez-vous ?
Maître BRIDAINE — Si vous n’y comprenez rien, Monseigneur, il est probable que votre nièce est dans le même cas.
Le BARON — Raison de plus ; ne voulez-vous pas qu’une femme admire ce qu’elle comprend ? D’où sortez-vous, Bridaine ? Voilà un raisonnement qui fait pitié.
Maître BRIDAINE — Je connais peu les femmes ; mais il me semble qu’il est difficile qu’on admire ce qu’on ne comprend pas.
Le BARON — Je les connais, Bridaine ; je connais ces êtres charmants et indéfinissables. Soyez persuadé qu’elles aiment à avoir de la poudre dans les yeux, et que plus on leur en jette, plus elles les écarquillent, afin d’en gober davantage. (Perdican entre d’un côté, Camille de l’autre.) Bonjour, mes enfants ; bonjour, ma chère Camille, mon cher Perdican ! embrassez-moi, et embrassez-vous.
PERDICAN — Bonjour, mon père, ma sœur bien-aimée ! Quel bonheur ! que je suis heureux !
CAMILLE — Mon père et mon cousin, je vous salue.
PERDICAN — Comme te voilà grande, Camille ! et belle comme le jour !
Le BARON — Quand as-tu quitté Paris, Perdican ?
PERDICAN — Mercredi, je crois, ou mardi. Comme te voilà métamorphosée en femme ! je suis donc un homme, moi ! Il me semble que c’est hier que je t’ai vue pas plus haute que cela.
Le BARON — Vous devez être fatigués ; la route est longue, et il fait chaud.
PERDICAN — Oh ! mon Dieu, non. Regardez donc, mon père, comme Camille est jolie !
Le BARON — Allons, Camille, embrasse ton cousin.
CAMILLE — Excusez-moi.
Le BARON — Un compliment vaut un baiser ; embrasse-la, Perdican.
PERDICAN — Si ma cousine recule quand je lui tends la main, je vous dirai à mon tour : Excusez-moi ; l’amour peut voler un baiser, mais non pas l’amitié.
CAMILLE — L’amitié ni l’amour ne doivent recevoir que ce qu’ils peuvent rendre.
Le BARON à maître Bridaine — Voilà un commencement de mauvais augure, hé ?
Maître BRIDAINE, au baron — Trop de pudeur est sans doute un défaut ; mais le mariage lève bien des scrupules.
Le BARON à maître Bridaine — Je suis choqué, - blessé -. Cette réponse m’a déplu. - Excusez-moi ! Avez-vous vu qu’elle a fait mine de se signer ? - Venez ici que je vous parle. - Cela m’est pénible au dernier point. Ce moment, qui devait m’être si doux, est complètement gâté. - Je suis vexé, piqué. - Diable ! voilà qui est fort mauvais.
Maître BRIDAINE — Dites-leur quelques mots ; les voilà qui se tournent le dos.
Le BARON — Eh bien ! mes enfants, à quoi pensez-vous donc ? Que fais-tu là, Camille, devant cette tapisserie ?
CAMILLE — regardant un tableau — Voilà un beau portrait, mon oncle ! N’est-ce pas une grand-tante à nous ?
Le BARON — Oui, mon enfant, c’est ta bisaïeule, - ou du moins la sœur de ton bisaïeul, - car la chère dame n’a jamais concouru, - pour sa part, je crois, autrement qu’en prières, - à l’accroissement de la famille. C’était, ma foi, une sainte femme.
CAMILLE — Oh ! oui, une sainte ! c’est ma grand-tante Isabelle. Comme ce costume religieux lui va bien !
Le BARON — Et toi, Perdican, que fais-tu là devant ce pot de fleurs ?
PERDICAN — Voilà une fleur charmante, mon père. C’est un héliotrope.
Le BARON — Te moques-tu ? elle est grosse comme une mouche.
PERDICAN — Cette petite fleur grosse comme une mouche a bien son prix.
Maître BRIDAINE — Sans doute ! le docteur a raison ; demandez-lui à quel sexe, à quelle classe elle appartient ; de quels éléments elle se forme, d’où lui viennent sa sève et sa couleur ; il vous ravira en extase en vous détaillant les phénomènes de ce brin d’herbe, depuis la racine jusqu’à la fleur.
PERDICAN — Je n’en sais pas si long, mon révérend. Je trouve qu’elle sent bon, voilà tout.


- Acte I - Scène 3


Devant le château.
Entre Le Chœur.


Le CHŒUR — Plusieurs choses me divertissent et excitent ma curiosité. Venez, mes amis, et asseyons-nous sous ce noyer. Deux formidables dîneurs sont en ce moment en présence au château, maître Bridaine et maître Blazius. N’avez-vous pas fait une remarque ? c’est que lorsque deux hommes à peu près pareils, également gros, également sots, ayant les mêmes vices et les mêmes passions, viennent par hasard à se rencontrer, il faut nécessairement qu’ils s’adorent ou qu’ils s’exècrent. Par la raison que les contraires s’attirent, qu’un homme grand et desséché aimera un homme petit et rond, que les blonds recherchent les bruns, et réciproquement, je prévois une lutte secrète entre le gouverneur et le curé. Tous deux sont armés d’une égale impudence ; tous deux ont pour ventre un tonneau ; non seulement ils sont gloutons, mais ils sont gourmets ; tous deux se disputeront à dîner, non seulement la quantité, mais la qualité. Si le poisson est petit, comment faire ? et dans tous les cas une langue de carpe ne peut se partager, et une carpe ne peut avoir deux langues. Item, tous deux sont bavards ; mais à la rigueur ils peuvent parler ensemble sans s’écouter ni l’un ni l’autre. Déjà maître Bridaine a voulu adresser au jeune Perdican plusieurs questions pédantes, et le gouverneur a froncé le sourcil. Il lui est désagréable qu’un autre que lui semble mettre son élève à l’épreuve. Item, ils sont aussi ignorants l’un que l’autre. Item, ils sont prêtres tous deux ; l’un se targuera de sa cure, l’autre se rengorgera dans sa charge de gouverneur. Maître Blazius confesse le fils, et maître Bridaine le père. Déjà, je les vois accoudés sur la table, les joues enflammées, les yeux à fleur de tête, secouer pleins de haine leurs triples mentons. Ils se regardent de la tête aux pieds, ils préludent par de légères escarmouches ; bientôt la guerre se déclare ; les cuistreries de toute espèce se croisent et s’échangent, et, pour comble de malheur, entre les deux ivrognes s’agite dame Pluche, qui les repousse l’un et l’autre de ses coudes affilés. Maintenant que voilà le dîner fini, on ouvre la grille du château. C’est la compagnie qui sort ; retirons-nous à l’écart.
(Ils sortent. Entrent le baron et dame Pluche.)
Le BARON — Vénérable Pluche, je suis peiné.
Dame PLUCHE — Est-il possible, Monseigneur ?
Le BARON — Oui, Pluche, cela est possible. J’avais compté depuis longtemps, - j’avais même écrit, noté, - sur mes tablettes de poche, - que ce jour devait être le plus agréable de mes jours, - oui bonne dame, le plus agréable. - Vous n’ignorez pas que mon dessein était de marier mon fils avec ma nièce ; - cela était résolu, - convenu, - j’en avais parlé à Bridaine, - et je vois, je crois voir, que ces enfants se parlent froidement ; ils ne se sont pas dit un mot.
Dame PLUCHE — Les voilà qui viennent, Monseigneur. Sont-ils prévenus de vos projets ?
Le BARON — Je leur en ai touché quelques mots en particulier. Je crois qu’il serait bon, puisque les voilà réunis, de nous asseoir sous cet ombrage propice, et de les laisser ensemble un instant. (Il se retire avec dame Pluche.)
(Entrent Camille et Perdican.)
PERDICAN — Sais-tu que cela n’a rien de beau, Camille, de m’avoir refusé un baiser ?
CAMILLE — Je suis comme cela ; c’est ma manière.
PERDICAN — Veux-tu mon bras pour faire un tour dans le village ?
CAMILLE — Non, je suis lasse.
PERDICAN — Cela ne te ferait pas plaisir de revoir la prairie ? Te souviens-tu de nos parties sur le bateau ? Viens, nous descendrons jusqu’aux moulins ; je tiendrai les rames, et toi le gouvernail.
CAMILLE — Je n’en ai nulle envie.
PERDICAN — Tu me fends l’âme. Quoi ! pas un souvenir, Camille ? pas un battement de cœur pour notre enfance, pour tout ce pauvre temps passé, si bon, si doux, si plein de niaiseries délicieuses ? Tu ne veux pas venir voir le sentier par où nous allions à la ferme ?
CAMILLE — Non, pas ce soir.
PERDICAN — Pas ce soir ! et quand donc ? Toute notre vie est là.
CAMILLE — Je ne suis pas assez jeune pour m’amuser de mes poupées, ni assez vieille pour aimer le passé.
PERDICAN — Comment dis-tu cela ?
CAMILLE — Je dis que les souvenirs d’enfance ne sont pas de mon goût.
PERDICAN — Cela t’ennuie ?
CAMILLE — Oui, cela m’ennuie.
PERDICAN — Pauvre enfant ! je te plains sincèrement. (Ils sortent chacun de leur côté.)
Le BARON rentrant avec dame Pluche — Vous le voyez, et vous l’entendez, excellente Pluche ; je m’attendais à la plus suave harmonie ; et il me semble assister à un concert où le violon joue mon cœur soupire, pendant que la flûte, joue Vive Henri IV. Songez à la discordance affreuse qu’une pareille combinaison produirait. Voilà pourtant ce qui se passe dans mon cœur.
Dame PLUCHE — Je l’avoue ; il m’est impossible de blâmer Camille, et rien n’est de plus mauvais ton, à mon sens, que les parties de bateau.
Le BARON — Parlez-vous sérieusement ?
Dame PLUCHE — Seigneur, une jeune fille qui se respecte ne se hasarde pas sur les pièces d’eau.
Le BARON — Mais observez donc, dame Pluche, que son cousin doit l’épouser, et que dès lors...
Dame PLUCHE — Les convenances défendent de tenir un gouvernail, et il est malséant de quitter la terre ferme seule avec un jeune homme.
Le BARON — Mais je répète... Je vous dis...
Dame PLUCHE — C’est là mon opinion.
Le BARON — Êtes-vous folle ? En vérité, vous me feriez dire... Il y a certaines expressions que je ne veux pas... qui me répugnent... Vous me donnez envie... En vérité, si je ne me retenais... Vous êtes une pécore, Pluche ! je ne sais que penser de vous. (Il sort.)


- Acte I - Scène 4


Une place.
Le Chœur, Perdican


PERDICAN — Bonjour, amis. Me reconnaissez-vous ?
Le CHŒUR — Seigneur, vous ressemblez à un enfant que nous avons beaucoup aimé.
PERDICAN — N’est-ce pas vous qui m’avez porté sur votre dos pour passer les ruisseaux de vos prairies, vous qui m’avez fait danser sur vos genoux, qui m’avez pris en croupe sur vos chevaux robustes, qui vous êtes serrés quelquefois autour de vos tables pour me faire une place au souper de la ferme ?
Le CHŒUR — Nous nous en souvenons, seigneur. Vous étiez bien le plus mauvais garnement et le meilleur garçon de la terre.
PERDICAN — Et pourquoi donc alors ne m’embrassez-vous pas, au lieu de me saluer comme un étranger ?
Le CHŒUR — Que Dieu te bénisse, enfant de nos entrailles ! chacun de nous voudrait te prendre dans ses bras ; mais nous sommes vieux, Monseigneur, et vous êtes un homme.
PERDICAN — Oui, il y a dix ans que je ne vous ai vus, et en un jour tout change sous le soleil. Je me suis élevé de quelques pieds vers le ciel, et vous vous êtes courbés de quelques pouces vers le tombeau. Vos têtes ont blanchi, vos pas sont devenus plus lents ; vous ne pouvez plus soulever de terre votre enfant d’autrefois. C’est donc à moi d’être votre père, à vous qui avez été les miens.
Le CHŒUR — Votre retour est un jour plus heureux que votre naissance. Il est plus doux de retrouver ce qu’on aime que d’embrasser un nouveau-né.
PERDICAN — Voilà donc ma chère vallée ! mes noyers, mes sentiers verts, ma petite fontaine ! voilà mes jours passés encore tout pleins de vie, voilà le monde mystérieux des rêves de mon enfance ! O patrie ! patrie, mot incompréhensible ! l’homme n’est-il donc né que pour un coin de terre, pour y bâtir son nid et pour y vivre un jour ?
Le CHŒUR — On nous a dit que vous êtes un savant, Monseigneur.
PERDICAN — Oui, on me l’a dit aussi. Les sciences sont une belle chose, mes enfants ; ces arbres et ces prairies enseignent à haute voix la plus belle de toutes, l’oubli de ce qu’on sait.
Le CHŒUR — Il s’est fait plus d’un changement pendant votre absence. Il y a des filles mariées et des garçons partis pour l’armée.
PERDICAN — Vous me conterez tout cela. Je m’attends bien à du nouveau ; mais en vérité je n’en veux pas encore. Comme ce lavoir est petit ! autrefois il me paraissait immense ; j’avais emporté dans ma tête un océan et des forêts, et je retrouve une goutte d’eau et des brins d’herbe. Quelle est donc cette jeune fille qui chante à sa croisée derrière ces arbres ?
Le CHŒUR — C’est Rosette, la sœur de lait de votre cousine Camille.
PERDICAN, s’avançant — Descends vite, Rosette, et viens ici.
ROSETTE, entrant — Oui, Monseigneur.
PERDICAN — Tu me voyais de ta fenêtre, et tu ne venais pas, méchante fille ? Donne-moi vite cette main-là, et ces joues-là, que je t’embrasse.
ROSETTE — Oui, Monseigneur.
PERDICAN — Es-tu mariée, petite ? on m’a dit que tu l’étais.
ROSETTE — Oh ! non.
PERDICAN — Pourquoi ? Il n’y a pas dans le village de plus jolie fille que toi. Nous te marierons, mon enfant.
Le CHŒUR — Monseigneur, elle veut mourir fille.
PERDICAN — Est-ce vrai, Rosette ?
ROSETTE — Oh ! non.
PERDICAN — Ta sœur Camille est arrivée. L’as-tu vue ?
ROSETTE — Elle n’est pas encore venue par ici.
PERDICAN — Va-t’en vite mettre ta robe neuve, et viens souper au château.


- Acte I - Scène 5


Une salle.
Entrent Le Baron et Maître Blazius.


Maître BLAZIUS — Seigneur, j’ai un mot à vous dire ; le curé de la paroisse est un ivrogne.
Le BARON — Fi donc ! cela ne se peut pas.
Maître BLAZIUS — J’en suis certain ; il a bu à dîner trois bouteilles de vin.
Le BARON — Cela est exorbitant.
Maître BLAZIUS — Et en sortant de table, il a marché sur les plates-bandes.
Le BARON — Sur les plates-bandes ? - Je suis confondu. - Voilà qui est étrange ! - Boire trois bouteilles de vin à dîner ! marcher sur les plates-bandes ? c’est incompréhensible. Et pourquoi ne marchait-il pas dans l’allée ?
Maître BLAZIUS — Parce qu’il allait de travers.
Le BARON à part — Je commence à croire que Bridaine avait raison ce matin. Ce Blazius sent le vin d’une manière horrible.
Maître BLAZIUS — De plus, il a mangé beaucoup ; sa parole était embarrassée.
Le BARON — Vraiment, je l’ai remarqué aussi.
Maître BLAZIUS — Il a lâché quelques mots latins ; c’étaient autant de solécismes. Seigneur, c’est un homme dépravé.
Le BARON à part — Pouah ! ce Blazius a une odeur qui est intolérable. Apprenez, gouverneur, que j’ai bien autre chose en tête, et que je ne me mêle jamais de ce qu’on boit ni de ce qu’on mange. Je ne suis point un majordome.
Maître BLAZIUS — À Dieu ne plaise que je vous déplaise, monsieur le baron. Votre vin est bon.
Le BARON — Il y a de bon vin dans mes caves.
Maître BRIDAINE, entrant — Seigneur, votre fils est sur la place, suivi de tous les polissons du village.
Le BARON — Cela est impossible.
Maître BRIDAINE — Je l’ai vu de mes propres yeux. Il ramassait des cailloux pour faire des ricochets.
Le BARON — Des ricochets ? ma tête s’égare ; voilà mes idées qui se bouleversent. Vous me faites un rapport insensé, Bridaine. Il est inouï qu’un docteur fasse des ricochets.
Maître BRIDAINE — Mettez-vous à la fenêtre, Monseigneur, vous le verrez de vos propres yeux.
Le Baron à part — Ô ciel ! Blazius a raison ; Bridaine va de travers.
Maître BRIDAINE — Regardez, Monseigneur, le voilà au bord du lavoir. Il tient sous le bras une jeune paysanne.
Le BARON — Une jeune paysanne ? Mon fils vient-il ici pour débaucher mes vassales ? Une paysanne sous son bras ! et tous les gamins du village autour de lui ! je me sens hors de moi.
Maître BRIDAINE — Cela crie vengeance.
Le BARON — Tout est perdu ! - perdu sans ressource ! je suis perdu : Bridaine va de travers, Blazius sent le vin à faire horreur, et mon fils séduit toutes les filles du village en faisant des ricochets. (Il sort.)

- Acte II - Scène 1


Un jardin.
Entrent Maître Blazius et Perdican.


Maître BLAZIUS — Seigneur, votre père est au désespoir.
PERDICAN — Pourquoi cela ?
Maître BLAZIUS — Vous n’ignorez pas qu’il avait formé le projet de vous unir à votre cousine Camille ?
PERDICAN — Eh bien ? Je ne demande pas mieux.
Maître BLAZIUS — Cependant le baron croit remarquer que vos caractères ne s’accordent pas.
PERDICAN — Cela est malheureux ; je ne puis refaire le mien.
Maître BLAZIUS — Rendrez-vous par là ce mariage impossible ?
PERDICAN — Je vous répète que je ne demande pas mieux que d’épouser Camille. Allez trouver le baron et dites-lui cela.
Maître BLAZIUS — Seigneur, je me retire : voilà votre cousine qui vient de ce côté. (Il sort. Entre Camille.)
PERDICAN — Déjà levée, cousine ? J’en suis toujours pour ce que je t’ai dit hier ; tu es jolie comme un cœur.
CAMILLE — Parlons sérieusement, Perdican. Votre père veut nous marier. Je ne sais ce que vous en pensez ; mais je crois bien faire en vous prévenant que mon parti est pris là-dessus.
PERDICAN — Tant pis pour moi si je vous déplais.
CAMILLE — Pas plus qu’un autre ; je ne veux pas me marier : il n’y a rien là dont votre orgueil puisse souffrir.
PERDICAN — L’orgueil n’est pas mon fait ; je n’en estime ni les joies, ni les peines.
CAMILLE — Je suis venue ici pour recueillir le bien de ma mère ; je retourne demain au couvent.
PERDICAN — Il y a de la franchise dans ta démarche ; touche là et soyons bons amis.
CAMILLE — Je n’aime pas les attouchements.
PERDICAN, lui prenant la main — Donne-moi ta main, Camille, je t’en prie. Que crains-tu de moi ? Tu ne veux pas qu’on nous marie ? eh bien ! ne nous marions pas ; est-ce une raison pour nous haïr ? ne sommes-nous pas le frère et la sœur ? Lorsque ta mère a ordonné ce mariage dans son testament, elle a voulu que notre amitié fût éternelle, voilà tout ce qu’elle a voulu. Pourquoi nous marier ? voilà ta main et voilà la mienne ; et pour qu’elles restent unies ainsi jusqu’au dernier soupir, crois-tu qu’il nous faille un prêtre ? Nous n’avons besoin que de Dieu.
CAMILLE — Je suis bien aise que mon refus vous soit indifférent.
PERDICAN — Il ne m’est point indifférent, Camille. Ton amour m’eût donné la vie, mais ton amitié m’en consolera. Ne quitte pas le château demain ; hier, tu as refusé de faire un tour de jardin, parce que tu voyais en moi un mari dont tu ne voulais pas. Reste ici quelques jours, laisse-moi espérer que notre vie passée n’est pas morte à jamais dans ton cœur.
CAMILLE — Je suis obligée de partir.
PERDICAN — Pourquoi ?
CAMILLE — C’est mon secret.
PERDICAN — En aimes-tu un autre que moi ?
CAMILLE — Non ; mais je veux partir.
PERDICAN — Irrévocablement ?
CAMILLE — Oui, irrévocablement.
PERDICAN — Eh bien ! adieu. J’aurais voulu m’asseoir avec toi sous les marronniers du petit bois et causer de bonne amitié une heure ou deux. Mais si cela te déplait, n’en parlons plus ; adieu, mon enfant. (Il sort.)
CAMILLE, à dame Pluche qui entre — Dame Pluche, tout est-il prêt ? Partirons-nous demain ? Mon tuteur a-t-il fini ses comptes ?
Dame PLUCHE — Oui, chère colombe sans tache. Le baron m’a traitée de pécore hier soir, et je suis enchantée de partir.
CAMILLE — Tenez, voilà un mot d’écrit que vous porterez avant dîner, de ma part, à mon cousin Perdican.
Dame PLUCHE — Seigneur mon Dieu ! est-ce possible ? Vous écrivez un billet à un homme ?
CAMILLE — Ne dois-je pas être sa femme ? je puis bien écrire à mon fiancé.
Dame PLUCHE — Le seigneur Perdican sort d’ici. Que pouvez-vous lui écrire ? Votre fiancé, miséricorde ! Serait-il vrai que vous oubliez Jésus ?
CAMILLE — Faites ce que je vous dis, et disposez tout pour notre départ. (Elles sortent.)


- Acte II - Scène 2


La salle à manger. On met le couvert.
Entre Maître Bridaine.


Maître BRIDAINE — Cela est certain, on lui donnera encore aujourd’hui la place d’honneur. Cette chaise que j’ai occupée si longtemps à la droite du baron sera la proie du gouverneur. O malheureux que je suis ! Un âne bâté, un ivrogne sans pudeur, me relègue au bas bout de la table ! Le majordome lui versera le premier verre de Malaga, et lorsque les plats arriveront à moi, ils seront à moitié froids, et les meilleurs morceaux déjà avalés ; il ne restera plus autour des perdreaux ni choux ni carottes. O sainte Église catholique ! Qu’on lui ait donné cette place hier, cela se concevait ; il venait d’arriver ; c’était la première fois, depuis nombre d’années, qu’il s’asseyait à cette table. Dieu ! comme il dévorait ! Non, rien ne me restera que des os et des pattes de poulet. Je ne souffrirai pas cet affront. Adieu, vénérable fauteuil où je me suis renversé tant de fois gorgé de mets succulents ! Adieu, bouteilles cachetées, fumet sans pareil de venaisons cuites à point ! Adieu, table splendide, noble salle à manger, je ne dirai plus le bénédicité ! je retourne à ma cure ; on ne me verra pas confondu parmi la foule des convives, et j’aime mieux, comme César, être le premier au village que le second dans Rome. (Il sort.)


- Acte II - Scène 3


Un champ devant une petite maison.
Entrent Rosette et Perdican.


PERDICAN — Puisque ta mère n’y est pas, viens faire un tour de promenade.
ROSETTE — Croyez-vous que cela me fasse du bien, tous ces baisers que vous me donnez ?
PERDICAN — Quel mal y trouves-tu ? Je t’embrasserais devant ta mère. N’es-tu pas la sœur de Camille ? ne suis-je pas ton frère comme le sien ?
ROSETTE — Des mots sont des mots et des baisers sont des baisers. Je n’ai guère d’esprit, et je m’en aperçois bien sitôt que je veux dire quelque chose. Les belles dames savent leur affaire, selon qu’on leur baise la main droite ou la main gauche ; leurs pères les embrassent sur le front, leurs frères sur la joue, leurs amoureux sur les lèvres ; moi, tout le monde m’embrasse sur les deux joues, et cela me chagrine.
PERDICAN — Que tu es jolie, mon enfant !
ROSETTE — Il ne faut pas non plus vous fâcher pour cela. Comme vous paraissez triste ce matin ! Votre mariage est donc manqué ?
PERDICAN — Les paysans de ton village se souviennent de m’avoir aimé ; les chiens de la basse-cour et les arbres du bois s’en souviennent aussi ; mais Camille ne s’en souvient pas. Et toi, Rosette, à quand le mariage ?
ROSETTE — Ne parlons pas de cela, voulez-vous ? Parlons du temps qu’il fait, de ces fleurs que voilà, de vos chevaux et de mes bonnets.
PERDICAN — De tout ce qui te plaira, de tout ce qui peut passer sur tes lèvres sans leur ôter ce sourire céleste que je respecte plus que ma vie. (Il l’embrasse.)
ROSETTE — Vous respectez mon sourire, mais vous ne respectez guère mes lèvres, à ce qu’il me semble. Regardez donc ; voilà une goutte de pluie qui me tombe sur la main, et cependant le ciel est pur.
PERDICAN — Pardonne-moi.
ROSETTE — Que vous ai-je fait pour que vous pleuriez ? (Ils sortent.)


- Acte II - Scène 4


Au château.
Entrent Maitre Blazius et Le Baron.


Maître BLAZIUS — Seigneur, j’ai une chose singulière à vous dire. Tout à l’heure, j’étais par hasard dans l’office, je veux dire dans la galerie : qu’aurais-je été faire dans l’office ? J’étais donc dans la galerie. J’avais trouvé par accident une bouteille, je veux dire une carafe d’eau : comment aurais-je trouvé une bouteille dans la galerie ? J’étais donc en train de boire un coup de vin, je veux dire un verre d’eau, pour passer le temps, et je regardais par la fenêtre, entre deux vases de fleurs qui me paraissaient d’un goût moderne, bien qu’ils soient imités de l’étrusque...
Le BARON — Quelle insupportable manière de parler vous avez adoptée, Blazius ! Vos discours sont inexplicables.
Maître BLAZIUS — Écoutez-moi, seigneur, prêtez-moi un moment d’attention. Je regardais donc par la fenêtre. Ne vous impatientez pas, au nom du ciel ! il y va de l’honneur de la famille.
Le BARON — De la famille ! Voilà qui est incompréhensible. De l’honneur de la famille, Blazius ! Savez-vous que nous sommes trente-sept mâles, et presque autant de femmes, tant à Paris qu’en province ?
Maître BLAZIUS — Permettez-moi de continuer. Tandis que je buvais un coup de vin, je veux dire un verre d’eau, pour chasser la digestion tardive, imaginez que j’ai vu passer sous la fenêtre dame Pluche hors d’haleine.
Le BARON — Pourquoi hors d’haleine, Blazius ? Ceci est insolite.
Maître BLAZIUS — Et à côté d’elle, rouge de colère, votre nièce Camille.
Le BARON — Qui était rouge de colère, ma nièce, ou dame Pluche ?
Maître BLAZIUS — Votre nièce, seigneur.
Le BARON — Ma nièce rouge de colère ! Cela est inouï ! Et comment savez-vous que c’était de colère ? Elle pouvait être rouge pour mille raisons ; elle avait sans doute poursuivi quelques papillons dans mon parterre.
Maître BLAZIUS — Je ne puis rien affirmer là-dessus ; cela se peut ; mais elle s’écriait avec force : Allez-y ! trouvez-le ! faites ce qu’on vous dit ! vous êtes une sotte ! je le veux ! Et elle frappait avec son éventail sur le coude de dame Pluche, qui faisait un soubresaut dans la luzerne à chaque exclamation.
Le BARON — Dans la luzerne ?... Et que répondait la gouvernante aux extravagances de ma nièce ? car cette conduite mérite d’être qualifiée ainsi.
Maître BLAZIUS — La gouvernante répondait : je ne veux pas y aller ! je ne l’ai pas trouvé ! Il fait la cour aux filles du village, à des gardeuses de dindons ! je suis trop vieille pour commencer à porter des messages d’amour ; grâce à Dieu, j’ai vécu les mains pures jusqu’ici et tout en parlant elle froissait dans ses mains un petit papier plié en quatre.
Le BARON — Je n’y comprends rien ; mes idées s’embrouillent tout à fait. Quelle raison pouvait avoir dame Pluche pour froisser un papier plié en quatre en faisant des soubresauts dans une luzerne ? Je ne puis ajouter foi à de pareilles monstruosités.
Maître BLAZIUS — Ne comprenez-vous pas clairement, seigneur, ce que cela signifiait ?
Le BARON — Non, en vérité, non, mon ami, je n’y comprends absolument rien. Tout cela me paraît une conduite désordonnée, il est vrai, mais sans motif comme sans excuse.
Maître BLAZIUS — Cela veut dire que votre nièce a une correspondance secrète.
Le BARON — Que dites-vous ? Songez-vous de qui vous parlez ? Pesez vos paroles, monsieur l’abbé.
Maître BLAZIUS — Je les pèserais dans la balance céleste qui doit peser mon âme au jugement dernier, que je n’y trouverais pas un mot qui sente la fausse monnaie. Votre nièce a une correspondance secrète.
Le BARON — Mais songez donc, mon ami, que cela est impossible.
Maître BLAZIUS — Pourquoi aurait-elle chargé sa gouvernante d’une lettre ? Pourquoi aurait-elle crié : - Trouvez-le ! tandis que l’autre boudait et rechignait ?
Le BARON — Et à qui était adressée cette lettre ?
Maître BLAZIUS — Voilà précisément le hic, Monseigneur, hic jacet lepus. À qui était adressée cette lettre ? à un homme qui fait la cour à une gardeuse de dindons. Or, un homme qui recherche en public une gardeuse de dindons peut être soupçonné violemment d’être né pour les garder lui-même. Cependant il est impossible que votre nièce, avec l’éducation qu’elle a reçue, soit éprise d’un tel homme ; voilà ce que je dis, et ce qui fait que je n’y comprends rien non plus que vous, révérence parler.
Le BARON — Ô ciel ! ma nièce m’a déclaré ce matin même qu’elle refusait son cousin Perdican. Aimerait-elle un gardeur de dindons ? Passons dans mon cabinet ; j’ai éprouvé depuis hier des secousses si violentes, que je ne puis rassembler mes idées. (Ils sortent.)


- Acte II - Scène 5


Une fontaine dans un bois.

Entre Perdican lisant un billet

PERDICAN — "Trouvez-vous à midi à la petite fontaine." Que veut dire cela ? tant de froideur, un refus si positif, si cruel, un orgueil si insensible, et un rendez-vous pardessus tout ? Si c’est pour me parler d’affaires, pourquoi choisir un pareil endroit ? Est-ce une coquetterie ? Ce matin, en me promenant avec Rosette, j’ai entendu remuer dans les broussailles, et il m’a semblé que c’était un pas de biche. Y a-t-il ici quelque intrigue ? (Entre Camille.)
CAMILLE — Bonjour, cousin ; j’ai cru m’apercevoir, à tort ou à raison, que vous me quittiez tristement ce matin. Vous m’avez pris la main malgré moi, je viens vous demander de me donner la vôtre. Je vous ai refusé un baiser, le voilà. (Elle l’embrasse.) Maintenant, vous m’avez dit que vous seriez bien aise de causer de bonne amitié. Asseyez-vous là, et causons. (Elle s’assoit.)
PERDICAN — Avais-je fait un rêve, ou en fais-je un autre en ce moment ?
CAMILLE — Vous avez trouvé singulier de recevoir un billet de moi, n’est-ce pas ? je suis d’humeur changeante ; mais vous m’avez dit ce matin un mot très juste : "Puisque nous nous quittons, quittons-nous bons amis." Vous ne savez pas la raison pour laquelle je pars, et je viens vous la dire : je vais prendre le voile.
PERDICAN — Est-ce possible ? Est-ce toi, Camille, que je vois dans cette fontaine, assise sur les marguerites, comme aux jours d’autrefois ?
CAMILLE — Oui, Perdican, c’est moi. Je viens revivre un quart d’heure de la vie passée. Je vous ai paru brusque et hautaine ; cela est tout simple, j’ai renoncé au monde. Cependant, avant de le quitter, je serais bien aise d’avoir votre avis. Trouvez-vous que j’aie raison de me faire religieuse ?
PERDICAN — Ne m’interrogez pas là-dessus, car je ne me ferai jamais moine.
CAMILLE — Depuis près de dix ans que nous avons vécu éloignés l’un de l’autre, vous avez commencé l’expérience de la vie. Je sais quel homme vous êtes, et vous devez avoir beaucoup appris en peu de temps avec un cœur et un esprit comme les vôtres. Dites-moi, avez-vous eu des maîtresses ?
PERDICAN — Pourquoi cela ?
CAMILLE — Répondez-moi, je vous en prie, sans modestie et sans fatuité.
PERDICAN — J’en ai eu.
CAMILLE — Les avez-vous aimées ?
PERDICAN — De tout mon cœur.
CAMILLE — Où sont-elles maintenant ? Le savez-vous ?
PERDICAN — Voilà, en vérité, des questions singulières. Que voulez-vous que je vous dise ? Je ne suis ni leur mari ni leur frère ; elles sont allées où bon leur a semblé.
CAMILLE — Il doit nécessairement y en avoir une que vous ayez préférée aux autres. Combien de temps avez-vous aimé celle que vous avez aimée le mieux ?
PERDICAN — Tu es une drôle de fille ! Veux-tu te faire mon confesseur ?
CAMILLE — C’est une grâce que je vous demande, de me répondre sincèrement. Vous n’êtes point un libertin, et je crois que votre cœur a de la probité. Vous avez dû inspirer l’amour, car vous le méritez, et vous ne vous seriez pas livré à un caprice. Répondez-moi, je vous en prie.
PERDICAN — Ma foi, je ne m’en souviens pas.
CAMILLE — Connaissez-vous un homme qui n’ait aimé qu’une femme ?
PERDICAN — Il y en a certainement.
CAMILLE — Est-ce un de vos amis ? Dites-moi son nom.
PERDICAN — Je n’ai pas de nom à vous dire ; mais je crois qu’il y a des hommes capables de n’aimer qu’une fois.
CAMILLE — Combien de fois un honnête homme peut-il aimer ?
PERDICAN — Veux-tu me faire réciter une litanie, ou récites-tu toi-même un catéchisme ?
CAMILLE — Je voudrais m’instruire, et savoir si j’ai tort ou raison de me faire religieuse. Si je vous épousais, ne devriez-vous pas répondre avec franchise à toutes mes questions, et me montrer votre cœur à nu ? Je vous estime beaucoup, et je vous crois, par votre éducation et par votre nature, supérieur à beaucoup d’autres hommes. Je suis fâchée que vous ne vous souveniez plus de ce que je vous demande ; peut-être en vous connaissant mieux je m’enhardirais.
PERDICAN — Où veux-tu en venir ? parle ; - je répondrai.
CAMILLE — Répondez donc à ma première question. Ai-je raison de rester au couvent ?
PERDICAN — Non.
CAMILLE — Je ferais donc mieux de vous épouser ?
PERDICAN — Oui.
CAMILLE — Si le curé de votre paroisse soufflait sur un verre d’eau, et vous disait que c’est un verre de vin, le boiriez-vous comme tel ?
PERDICAN — Non.
CAMILLE — Si le curé de votre paroisse soufflait sur vous, et me disait que vous m’aimerez toute votre vie, aurais-je raison de le croire ?
PERDICAN — Oui et non.
CAMILLE — Que me conseilleriez-vous de faire le jour où je verrais que vous ne m’aimez plus ?
PERDICAN — De prendre un amant.
CAMILLE — Que ferai-je ensuite le jour où mon amant ne m’aimera plus ?
PERDICAN — Tu en prendras un autre.
CAMILLE — Combien de temps cela durera-t-il ?
PERDICAN — Jusqu’à ce que tes cheveux soient gris, et alors les miens seront blancs.
CAMILLE — Savez-vous ce que c’est que les cloîtres, Perdican ? Vous êtes-vous jamais assis un jour entier sur le banc d’un monastère de femmes ?
PERDICAN — Oui ; je m’y suis assis.
CAMILLE — J’ai pour amie une sœur qui n’a que trente ans, et qui a eu cinq cent mille livres de revenu à l’âge de quinze ans. C’est la plus belle et la plus noble créature qui ait marché sur terre. Elle était pairesse du parlement, et avait pour mari un des hommes les plus distingués de France. Aucune des nobles facultés humaines n’était restée sans culture en elle ; et, comme un arbrisseau d’une sève choisie, tous ses bourgeons avaient donné des ramures. Jamais l’amour et le bonheur ne poseront leur couronne fleurie sur un front plus beau ; son mari l’a trompée ; elle a aimé un autre homme et elle se meurt de désespoir.
PERDICAN — Cela est possible.
CAMILLE — Nous habitons la même cellule, et j’ai passé des nuits entières à parler de ses malheurs ; ils sont presque devenus les miens ; cela est singulier, n’est-ce pas ? Je ne sais trop comment cela se fait. Quand elle me parlait de son mariage, quand elle me peignait d’abord l’ivresse des premiers jours, puis la tranquillité des autres, et comme enfin tout s’était envolé ; comme elle était assise le soir au coin du feu, et lui auprès de la fenêtre, sans se dire un seul mot ; comme leur amour avait langui, et comme tous les efforts pour se rapprocher n’aboutissaient qu’à des querelles ; comme une figure étrangère est venue peu à peu se placer entre eux et se glisser dans leurs souffrances, c’était moi que je voyais agir tandis qu’elle parlait. Quand elle disait : "Là, j’ai été heureuse", mon cœur bondissait ; et quand elle ajoutait : "Là, j’ai pleuré", mes larmes coulaient. Mais figurez-vous quelque chose de plus singulier encore ; j’avais fini par me créer une vie imaginaire ; cela a duré quatre ans ; il est inutile de vous dire par combien de réflexions, de retours sur moi-même, tout cela est venu. Ce que je voulais vous raconter comme une curiosité, c’est que tous les récits de Louise, toutes les fictions de mes rêves portaient votre ressemblance.
PERDICAN — Ma ressemblance, à moi ?
CAMILLE — Oui, et cela est naturel : vous étiez le seul homme que j’eusse connu. En vérité, je vous ai aimé, Perdican.
PERDICAN — Quel âge as-tu, Camille ?
CAMILLE — Dix-huit ans.
PERDICAN — Continue, continue ; j’écoute.
CAMILLE — Il y a deux cents femmes dans notre couvent ; un petit nombre de ces femmes ne connaîtra jamais la vie, et tout le reste attend la mort. Plus d’une parmi elles sont sorties du monastère comme j’en sors aujourd’hui, vierges et pleines d’espérances. Elles sont revenues peu de temps après, vieilles et désolées. Tous les jours il en meurt dans nos dortoirs, et tous les jours il en vient de nouvelles prendre la place des mortes sur les matelas de crin. Les étrangers qui nous visitent admirent le calme et l’ordre de la maison ; ils regardent attentivement la blancheur de nos voiles ; mais ils se demandent pourquoi nous les rabaissons sur nos yeux. Que pensez-vous de ces femmes, Perdican ? Ont-elles tort, ou ont-elles raison ?
PERDICAN — Je n’en sais rien.
CAMILLE — Il s’en est trouvé quelques-unes qui me conseillent de rester vierge. Je suis bien aise de vous consulter. Croyez-vous que ces femmes-là auraient mieux fait de prendre un amant et de me conseiller d’en faire autant ?
PERDICAN — Je n’en sais rien.
CAMILLE — Vous aviez promis de me répondre.
PERDICAN — J’en suis dispensé tout naturellement ; je ne crois pas que ce soit toi qui parles.
CAMILLE — Cela se peut, il doit y avoir dans toutes mes idées des choses très ridicules. Il se peut bien qu’on m’ait fait la leçon, et que je ne sois qu’un perroquet mal appris. Il y a dans la galerie un petit tableau qui représente un moine courbé sur un missel ; à travers les barreaux obscurs de sa cellule glisse un faible rayon de soleil, et on aperçoit une locanda italienne, devant laquelle danse un chevrier. Lequel de ces deux hommes estimez-vous davantage ?
PERDICAN — Ni l’un ni l’autre et tous les deux. Ce sont deux hommes de chair et d’os ; il y en a un qui lit et un autre qui danse ; je n’y vois pas autre chose. Tu as raison de te faire religieuse.
CAMILLE — Vous me disiez non tout à l’heure.
PERDICAN — Ai-je dit non ? Cela est possible.
CAMILLE — Ainsi vous me le conseillez ?
PERDICAN — Ainsi tu ne crois à rien ?
CAMILLE — Lève la tête, Perdican ! quel est l’homme qui ne croit à rien ?
PERDICAN, se levant — En voilà un ; je ne crois pas à la vie immortelle. - Ma sœur chérie, les religieuses t’ont donné leur expérience ; mais, crois-moi, ce n’est pas la tienne ; tu ne mourras pas sans aimer.
CAMILLE — Je veux aimer, mais je ne veux pas souffrir ; je veux aimer d’un amour éternel, et faire des serments qui ne se violent pas. Voilà mon amant. (Elle montre son crucifix).
PERDICAN — Cet amant-là n’exclut pas les autres.
CAMILLE — Pour moi, du moins, il les exclura. Ne souriez pas, Perdican ! Il y a dix ans que je ne vous ai vu, et je pars demain. Dans dix autres années, si nous nous revoyons, nous en reparlerons. J’ai voulu ne pas rester dans votre souvenir comme une froide statue ; car l’insensibilité mène au point où j’en suis. Ecoutez-moi ; retournez à la vie, et tant que vous serez heureux, tant que vous aimerez comme on peut aimer sur la terre, oubliez votre sœur Camille ; mais s’il vous arrive jamais d’être oublié ou d’oublier vous-même, si l’ange de l’espérance vous abandonne, lorsque vous serez seul avec le vide dans le cœur, pensez à moi qui prierai pour vous.
PERDICAN — Tu es une orgueilleuse ; prends garde à toi.
CAMILLE — Pourquoi ?
PERDICAN — Tu as dix-huit ans, et tu ne crois pas à l’amour ?
CAMILLE — Y croyez-vous, vous qui parlez ? Vous voilà courbé près de moi avec des genoux qui se sont usés sur les tapis de vos maîtresses, et vous n’en savez plus le nom. Vous avez pleuré des larmes de joie et des larmes de désespoir ; mais vous saviez que l’eau des sources est plus constante que vos larmes, et qu’elle serait toujours là pour laver vos paupières gonflées. Vous faites votre métier de jeune homme, et vous souriez quand on vous parle de femmes désolées ; vous ne croyez pas qu’on puisse mourir d’amour, vous qui vivez et qui avez aimé. Qu’est-ce donc que le monde ? Il me semble que vous devez cordialement mépriser les femmes qui vous prennent tel que vous êtes, et qui chassent leur dernier amant pour vous attirer dans leurs bras avec les baisers d’une autre sur les lèvres. Je vous demandais tout à l’heure si vous aviez aimé ; vous m’avez répondu comme un voyageur à qui l’on demanderait s’il a été en Italie ou en Allemagne, et qui dirait : Oui, j’y ai été ; puis qui penserait à aller en Suisse, ou dans le premier pays venu. Est-ce donc une monnaie que votre amour, pour qu’il puisse passer ainsi de mains en mains jusqu’à la mort ? Non, ce n’est pas même une monnaie ; car la plus mince pièce d’or vaut mieux que vous, et dans quelques mains qu’elle passe elle garde son effigie.
PERDICAN — Que tu es belle, Camille, lorsque tes yeux s’animent !
CAMILLE — Oui, je suis belle, je le sais. Les complimenteurs ne m’apprendront rien ; la froide nonne qui coupera mes cheveux pâlira peut-être de sa mutilation ; mais ils ne se changeront pas en bagues et en chaînes pour courir les boudoirs ; il n’en manquera pas un seul sur ma tête lorsque le fer y passera ; je ne veux qu’un coup de ciseau, et quand le prêtre qui me bénira me mettra au doigt l’anneau d’or de mon époux céleste, la mèche de cheveux que je lui donnerai pourra lui servir de manteau.
PERDICAN — Tu es en colère, en vérité.
CAMILLE — J’ai eu tort de parler ; j’ai ma vie entière sur les lèvres. Ô Perdican ! ne raillez pas ; tout cela est triste à mourir.
PERDICAN — Pauvre enfant, je te laisse dire, et j’ai bien envie de te répondre un mot. Tu me parles d’une religieuse qui me paraît avoir eu sur toi une influence funeste ; tu dis qu’elle a été trompée, qu’elle a trompé elle-même, et qu’elle est désespérée. Es-tu sûre que si son mari ou son amant revenait lui tendre la main à travers la grille du parloir, elle ne lui tendrait pas la sienne ?
CAMILLE — Qu’est-ce que vous dites ? J’ai mal entendu.
PERDICAN — Es-tu sûre que si son mari ou son amant revenait lui dire de souffrir encore, elle répondrait non ?
CAMILLE — Je le crois.
PERDICAN — Il y a deux cents femmes dans ton monastère, et la plupart ont au fond du cœur des blessures profondes ; elles te les ont fait toucher ; et elles ont coloré ta pensée virginale des gouttes de leur sang. Elles ont vécu, n’est-ce pas ? et elles t’ont montré avec horreur la route de leur vie ; tu t’es signée devant leurs cicatrices, comme devant les plaies de Jésus ; elles t’ont fait une place dans leurs processions lugubres, et tu te serres contre ces corps décharnés avec une crainte religieuse, lorsque tu vois passer un homme. Es-tu sûre que si l’homme qui passe était celui qui les a trompées, celui pour qui elles pleurent et elles souffrent, celui qu’elles maudissent en priant Dieu, es-tu sûre qu’en le voyant elles ne briseraient pas leurs chaînes pour courir à leurs malheurs passés, et pour presser leurs poitrines sanglantes sur le poignard qui les a meurtries ? Ô mon enfant ! sais-tu les rêves de ces femmes qui te disent de ne pas rêver ? Sais-tu quel nom elles murmurent quand les sanglots qui sortent de leurs lèvres font trembler l’hostie qu’on leur présente ? Elles qui s’assoient près de toi avec leurs têtes branlantes pour verser dans ton oreille leur vieillesse flétrie, elles qui sonnent dans les ruines de ta jeunesse le tocsin de leur désespoir, et qui font sentir à ton sang vermeil la fraîcheur de leurs tombes, sais-tu qui elles sont ?
CAMILLE — Vous me faites peur ; la colère vous prend aussi.
PERDICAN — Sais-tu ce que c’est que des nonnes, malheureuse fille ? Elles qui te représentent l’amour des hommes comme un mensonge, savent-elles qu’il y a pis encore, le mensonge de l’amour divin ? Savent-elles que c’est un crime qu’elles font, de venir chuchoter à une vierge des paroles de femme ? Ah ! comme elles t’ont fait la leçon ! Comme j’avais prévu tout cela quand tu t’es arrêtée devant le portrait de notre vieille tante ! Tu voulais partir sans me serrer la main ; tu ne voulais revoir ni ce bois, ni cette pauvre petite fontaine qui nous regarde tout en larmes ; tu reniais les jours de ton enfance ; et le masque de plâtre que les nonnes t’ont plaqué sur les joues me refusait un baiser de frère ; mais ton cœur a battu ; il a oublié sa leçon, lui qui ne sait pas lire, et tu es revenue t’asseoir sur l’herbe où nous voilà. Eh bien ! Camille, ces femmes ont bien parlé ; elles t’ont mise dans le vrai chemin ; il pourra m’en coûter le bonheur de ma vie ; mais dis-leur cela de ma part : le ciel n’est pas pour elles.
CAMILLE — Ni pour moi, n’est-ce pas ?
PERDICAN — Adieu, Camille, retourne à ton couvent, et lorsqu’on te fera de ces récits hideux qui t’ont empoisonnée, réponds ce que je vais te dire : Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux et lâches, méprisables et sensuels ; toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses curieuses et dépravées ; le monde n’est qu’un égout sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange ; mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c’est l’union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux. On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière ; et on se dit : "J’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j’ai aimé. C’est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui." (Il sort.)

- Acte III - Scène 1


Devant le château.
Entrent Le Baron et Maitre Blazius.


Le BARON — Indépendamment de votre ivrognerie, vous êtes un bélître, maître Blazius. Mes valets vous voient entrer furtivement dans l’office, et quand vous êtes convaincu d’avoir volé mes bouteilles de la manière la plus pitoyable, vous croyez vous justifier en accusant ma nièce d’une correspondance secrète.
Maître BLAZIUS — Mais, Monseigneur, veuillez vous rappeler...
Le BARON — Sortez, monsieur l’abbé, et ne reparaissez jamais devant moi ! il est déraisonnable d’agir comme vous le faites, et ma gravité m’oblige à ne vous pardonner de ma vie. (Il sort ; maître Blazius le suit. Entre Perdican.)
PERDICAN — Je voudrais bien savoir si je suis amoureux. D’un côté, cette manière d’interroger est tant soit peu cavalière, pour une fille de dix-huit ans ; d’un autre, les idées que ces nonnes lui ont fourrées dans la tête auront de la peine à se corriger. De plus, elle doit partir aujourd’hui. Diable ! je l’aime, cela est sûr. Après tout, qui sait ? peut-être elle répétait une leçon, et d’ailleurs il est clair qu’elle ne se soucie pas de moi. D’une autre part, elle a beau être jolie, cela n’empêche pas qu’elle n’ait des manières beaucoup trop décidées, et un ton trop brusque. Je n’ai qu’à n’y plus penser ; il est clair que je ne l’aime pas. Cela est certain qu’elle est jolie ; mais pourquoi cette conversation d’hier ne veut-elle pas me sortir de la tête ? En vérité, j’ai passé la nuit à radoter. Où vais-je donc ? - Ah ! je vais au village. (Il sort.)


- Acte III - Scène 2


Un chemin.
Entre Maitre Bridaine.


Maître BRIDAINE — Que font-ils maintenant ? Hélas ! voilà midi. - Ils sont à table. Que mangent-ils ? que ne mangent-ils pas ? J’ai vu la cuisinière traverser le village, avec un énorme dindon. L’aide portait les truffes, avec un panier de raisin. (Entre MAITRE BLAZIUS.)
Maître BLAZIUS — Ô disgrâce imprévue me voilà chassé du château, par conséquent de la salle à manger. Je ne boirai plus le vin de l’office.
Maître BRIDAINE — Je ne verrai plus fumer les plats ; je ne chaufferai plus au feu de la noble cheminée mon ventre copieux.
Maître BLAZIUS — Pourquoi une fatale curiosité m’a-t-elle poussé à écouter le dialogue de dame Pluche et de sa nièce ? Pourquoi ai-je rapporté au baron tout ce que j’ai vu ?
Maître BRIDAINE — Pourquoi un vain orgueil m’a-t-il éloigné de ce dîner honorable, où j’étais si bien accueilli ? Que m’importait d’être à droite ou à gauche ?
Maître BLAZIUS — Hélas ! j’étais gris, il faut en convenir, lorsque j’ai fait cette folie.
Maître BRIDAINE — Hélas ! le vin m’avait monté à la tête quand j’ai commis cette imprudence.
Maître BLAZIUS — Il me semble que voilà le curé.
Maître BRIDAINE — C’est le gouverneur en personne.
Maître BLAZIUS — Oh ! oh ! monsieur le curé, que faites-vous là ?
Maître BRIDAINE — Moi ! je vais dîner. N’y venez-vous pas ?
Maître BLAZIUS — Pas aujourd’hui. Hélas ! maître Bridaine, intercédez pour moi ; le baron m’a chassé. J’ai accusé faussement mademoiselle Camille d’avoir une correspondance secrète, et cependant Dieu m’est témoin que j’ai vu ou que j’ai cru voir dame Pluche dans la luzerne. Je suis perdu, monsieur le curé.
Maître BRIDAINE — Que m’apprenez-vous là ?
Maître BLAZIUS — Hélas ! hélas ! la vérité. Je suis en disgrâce complète pour avoir volé une bouteille.
Maître BRIDAINE — Que parlez-vous, messire, de bouteilles volées à propos d’une luzerne et d’une correspondance ?
Maître BLAZIUS — Je vous supplie de plaider ma cause. Je suis honnête, seigneur Bridaine. O digne seigneur Bridaine, je suis votre serviteur !
Maître BRIDAINE, à part — Ô fortune ! est-ce un rêve ? je serai donc assis sur toi, ô chaise bienheureuse !
Maître BLAZIUS — Je vous serai reconnaissant d’écouter mon histoire, et de vouloir bien m’excuser, brave seigneur, cher curé.
Maître BRIDAINE — Cela m’est impossible, monsieur, il est midi sonné, et je m’en vais dîner. Si le baron se plaint de vous, c’est votre affaire. Je n’intercède point pour un ivrogne. (À part.) Vite, volons à la grille ; et toi, mon ventre, arrondis-toi. (Il sort en courant.)
Maître BLAZIUS seul — Misérable Pluche ! c’est toi qui payeras pour tous ; oui, c’est toi qui es la cause de ma ruine, femme déhontée, vile entremetteuse, c’est à toi que je dois cette disgrâce. O sainte université de Paris ! on me traite d’ivrogne ! Je suis perdu si je ne saisis une lettre, et si je ne prouve au baron que sa nièce a une correspondance. Je l’ai vue ce matin écrire à son bureau. Patience ! voici du nouveau. (Passe dame Pluche portant une lettre.) Pluche, donnez-moi cette lettre.
Dame PLUCHE — Que signifie cela ? C’est une lettre de ma maîtresse que je vais mettre à la poste au village.
Maître BLAZIUS — Donnez-la moi, ou vous êtes morte.
Dame PLUCHE — Moi, morte ! morte, Marie, Jésus, vierge et martyr !
Maître BLAZIUS — Oui, morte, Pluche ; donnez-moi ce papier. (Ils se battent. Entre Perdican.)
PERDICAN — Qu’y a-t-il ? Que faites-vous, Blazius ? Pourquoi violenter cette femme ?
Dame PLUCHE — Rendez-moi la lettre. Il me l’a prise, seigneur ; justice !
Maître BLAZIUS — C’est une entremetteuse, seigneur. Cette lettre est un billet doux.
Dame PLUCHE — C’est une lettre de Camille, seigneur, de votre fiancée.
Maître BLAZIUS — C’est un billet doux à un gardeur de dindons.
Dame PLUCHE — Tu en as menti, abbé. Apprends cela de moi.
PERDICAN — Donnez-moi cette lettre, je ne comprends rien à votre dispute ; mais, en qualité de fiancé de Camille, je m’arroge le droit de la lire. (Il lit.)
« À la Sœur Louise, au couvent de ***. »
(À part.) Quelle maudite curiosité me saisit malgré moi ! Mon cœur bat avec force, et je ne sais ce que j’éprouve.
Retirez-vous, dame Pluche, vous êtes une digne femme, et maître Blazius est un sot. Allez dîner ; je me charge de mettre cette lettre à la poste. (Sortent maître Blazius et dame Pluche.)
PERDICAN, seul — Que ce soit un crime d’ouvrir une lettre, je le sais trop bien pour le faire. Que peut dire Camille à cette sœur ? Suis-je donc amoureux ? Quel empire a donc pris sur moi cette singulière fille, pour que les trois mots écrits sur cette adresse me fassent trembler la main ? Cela est singulier ; Blazius, en se débattant avec dame Pluche, a fait sauter le cachet. Est-ce un crime de rompre le pli ? Bon, je n’y changerai rien. (Il ouvre la lettre et lit.)
« Je pars aujourd’hui, ma chère, et tout est arrivé comme je l’avais prévu. C’est une terrible chose ; mais ce pauvre jeune homme a le poignard dans le cœur ; il ne se consolera pas de m’avoir perdue. Cependant j’ai fait tout au monde pour le dégoûter de moi. Dieu me pardonnera de l’avoir réduit au désespoir par mon refus. Hélas ! ma chère, que pouvais-je y faire ? Priez pour moi ; nous nous reverrons demain et pour toujours. Toute à vous du meilleur de mon âme.
Camille »
Est-il possible ? Camille écrit cela ? C’est de moi qu’elle parle ainsi. Moi au désespoir de son refus ! Eh ! bon Dieu ! si cela était vrai, on le verrait bien ; quelle honte peut-il y avoir à aimer ? Elle a fait tout au monde pour me dégoûter, dit-elle, et j’ai le poignard dans le cœur ? Quel intérêt peut-elle avoir à inventer un roman pareil ? Cette pensée que j’avais cette nuit est-elle donc vraie ? O femmes ! cette pauvre Camille a peut-être une grande piété ! c’est de bon cœur qu’elle se donne à Dieu, mais elle a résolu et décrété qu’elle me laisserait au désespoir. Cela était convenu entre les bonnes amies avant de partir du couvent. On a décidé que Camille allait revoir son cousin, qu’on le lui voudrait faire épouser, qu’elle refuserait, et que le cousin serait désolé. Cela est si intéressant, une jeune fille qui fait à Dieu le sacrifice du bonheur d’un cousin ! Non, non, Camille, je ne t’aime pas, je ne suis pas au désespoir, je n’ai pas le poignard dans le cœur, et je te le prouverai. Oui, tu sauras que j’en aime une autre avant de partir d’ici. Holà ! brave homme. (Entre un paysan.) Allez au château, dites à la cuisine qu’on envoie un valet porter à mademoiselle Camille le billet que voici. (Il écrit.)
Le PAYSAN — Oui, Monseigneur. (Il sort.)
PERDICAN — Maintenant à l’autre. Ah ! je suis au désespoir ! Holà ! Rosette, Rosette ! (Il frappe à une porte.)
ROSETTE, ouvrant — C’est vous, Monseigneur ! Entrez, ma mère y est.
PERDICAN — Mets ton plus beau bonnet, Rosette, et viens avec moi.
ROSETTE — Où donc ?
PERDICAN — Je te le dirai ; demande la permission à ta mère, mais dépêche-toi.
ROSETTE — Oui, Monseigneur. (Elle rentre dans la maison.)
PERDICAN — J’ai demandé un nouveau rendez-vous à Camille, et je suis sûr qu’elle y viendra ; mais par le ciel, elle n’y trouvera pas ce qu’elle y comptera trouver. Je veux faire la cour à Rosette devant Camille elle-même.


- Acte III - Scène 3


Le petit bois.
Entrent Camille et Le Paysan.


Le PAYSAN — Mademoiselle, je vais au château porter une lettre pour vous ; faut-il que je vous la donne, ou que je la remette à la cuisine, comme me l’a dit le seigneur Perdican ?
CAMILLE — Donne-la moi.
Le PAYSAN — Si vous aimez mieux que je la porte au château, ce n’est pas la peine de m’attarder.
CAMILLE — Je te dis de me la donner.
Le PAYSAN — Ce qui vous plaira. (Il donne la lettre.)
CAMILLE — Tiens, voilà pour ta peine.
Le PAYSAN — Grand merci ; je m’en vais, n’est-ce pas ?
CAMILLE — Si tu veux.
Le PAYSAN — Je m’en vais, je m’en vais. (Il sort.)
CAMILLE, lisant — Perdican me demande de lui dire adieu, avant de partir, près de la petite fontaine où je l’ai fait venir hier. Que peut-il avoir à me dire ? Voilà justement la fontaine, et je suis toute portée. Dois-je accorder ce second rendez-vous ? Ah ! (Elle se cache derrière un arbre.) Voilà Perdican qui approche avec Rosette, ma sœur de lait. Je suppose qu’il va la quitter ; je suis bien aise de ne pas avoir l’air d’arriver la première. (Entrent Perdican et Rosette, qui s’assoient.)
CAMILLE, cachée, à part — Que veut dire cela ? Il la fait asseoir près de lui ? Me demande-t-il un rendez-vous pour y venir causer avec une autre ? je suis curieuse de savoir ce qu’il lui dit.
PERDICAN, à haute voix, de manière que Camille l’entende — Je t’aime, Rosette ! toi seule au monde tu n’as rien oublié de nos beaux jours passés ; toi seule tu te souviens de la vie qui n’est plus ; prends ta part de ma vie nouvelle ; donne-moi ton cœur, chère enfant ; voilà le gage de notre amour. (Il lui pose sa chaîne sur le cou.)
ROSETTE — Vous me donnez votre chaîne d’or ?
PERDICAN — Regarde à présent cette bague. Lève-toi, et approchons-nous de cette fontaine. Nous vois-tu tous les deux, dans la source, appuyés l’un sur l’autre ? Vois-tu tes beaux yeux près des miens, ta main dans la mienne ? Regarde tout cela s’effacer. (Il jette sa bague dans l’eau.) Regarde comme notre image a disparu ; la voilà qui revient peu à peu ; l’eau qui s’était troublée reprend son équilibre ; elle tremble encore ; de grands cercles noirs courent à sa surface ; patience, nous reparaissons ; déjà je distingue de nouveau tes bras enlacés dans les miens ; encore une minute, et il n’y aura plus une ride sur ton joli visage ; regarde ! c’était une bague que m’avait donnée Camille.
CAMILLE, à part — Il a jeté ma bague dans l’eau.
PERDICAN — Sais-tu ce que c’est que l’amour, Rosette ? Ecoute ! le vent se tait ; la pluie du matin roule en perles sur les feuilles séchées que le soleil ranime. Par la lumière du ciel, par le soleil que voilà, je t’aime ! Tu veux bien de moi, n’est-ce pas ? On n’a pas flétri ta jeunesse ? on n’a pas infiltré dans ton sang vermeil les restes d’un sang affadi ? Tu ne veux pas te faire religieuse ; te voilà jeune et belle dans les bras d’un jeune homme. Ô Rosette, Rosette ! sais-tu ce que c’est que l’amour ?
ROSETTE — Hélas ! monsieur le docteur, je vous aimerai comme je pourrai.
PERDICAN — Oui, comme tu pourras ; et tu m’aimeras mieux, tout docteur que je suis et toute paysanne que tu es, que ces pâles statues fabriquées par les nonnes, qui ont la tête à la place du cœur, et qui sortent des cloîtres pour venir répandre dans la vie l’atmosphère humide de leurs cellules ; tu ne sais rien ; tu ne lirais pas dans un livre la prière que ta mère t’apprend, comme elle l’a apprise de sa mère ; tu ne comprends même pas le sens des paroles que tu répètes, quand tu t’agenouilles au pied de ton lit ; mais tu comprends bien que tu pries, et c’est tout ce qu’il faut à Dieu.
ROSETTE — Comme vous me parlez, Monseigneur !
PERDICAN — Tu ne sais pas lire ; mais tu sais ce que disent ces bois et ces prairies, ces tièdes rivières, ces beaux champs couverts de moissons, toute cette nature splendide de jeunesse. Tu reconnais tous ces milliers de frères, et moi pour l’un d’entre eux ; lève-toi, tu seras ma femme, et nous prendrons racine ensemble dans la sève du monde tout-puissant. (Il sort avec Rosette.)


- Acte III - Scène 4


Entre le Chœur.

Le CHŒUR — Il se passe assurément quelque chose d’étrange au château ; Camille a refusé d’épouser Perdican ; elle doit retourner aujourd’hui au couvent dont elle est venue. Mais je crois que le seigneur son cousin s’est consolé avec Rosette. Hélas ! la pauvre fille ne sait pas quel danger elle court en écoutant les discours d’un jeune et galant seigneur.
Dame PLUCHE entrant — Vite, vite, qu’on selle mon âne !
Le CHŒUR — Passerez-vous comme un songe léger, ô vénérable dame ? Allez-vous si promptement enfourcher derechef cette pauvre bête qui est si triste de vous porter ?
Dame PLUCHE — Dieu merci, chère canaille, je ne mourrai pas ici.
Le CHŒUR — Mourez au loin, Pluche, ma mie ; mourez inconnue dans un caveau malsain. Nous ferons des vœux pour votre respectable résurrection.
Dame PLUCHE — Voici ma maîtresse qui s’avance. (À Camille qui entre.) Chère Camille, tout est prêt pour notre départ ; le baron a rendu ses comptes, et mon âne est bâté.
CAMILLE — Allez au diable, vous et votre âne ; je ne partirai pas aujourd’hui. (Elle sort.)
Le CHŒUR — Que veut dire ceci ? Dame Pluche est pâle de terreur ; ses faux cheveux tentent de se hérisser, sa poitrine siffle avec force et ses doigts s’allongent en se crispant.
Dame PLUCHE — Seigneur Jésus ! Camille a juré ! (Elle sort.)


- Acte III - Scène 5


Entrent Le Baron et Maitre Bridaine.

Maître BRIDAINE — Seigneur, il faut que je vous parle en particulier. Votre fils fait la cour à une fille du village.
Le BARON — C’est absurde, mon ami.
Maître BRIDAINE — Je l’ai vu distinctement passer dans la bruyère en lui donnant le bras ; il se penchait à son oreille et lui promettait de l’épouser.
Le BARON — Cela est monstrueux.
Maître BRIDAINE — Soyez-en convaincu ; il lui a fait un présent considérable, que la petite a montré à sa mère.
Le BARON — Ô ciel ! considérable, Bridaine ? En quoi considérable ?
Maître BRIDAINE — Pour le poids et pour la conséquence. C’est la chaîne d’or qu’il portait à son bonnet.
Le BARON — Passons dans mon cabinet ; je ne sais à quoi m’en tenir. (Ils sortent.)


- Acte III - Scène 6


La chambre de Camille.
Entrent Camille et Dame Pluche.


CAMILLE — Il a pris ma lettre, dites-vous ?
Dame PLUCHE — Oui, mon enfant, il s’est chargé de la mettre à la poste.
CAMILLE — Allez au salon, dame Pluche ; et faites-moi le plaisir de dire à Perdican que je l’attends ici. (Dame Pluche sort.)
CAMILLE — Il a lu ma lettre, cela est certain ; sa scène du bois est une vengeance, comme son amour pour Rosette. Il a voulu me prouver qu’il en aimait une autre que moi, et jouer l’indifférent malgré son dépit. Est-ce qu’il m’aimerait, par hasard ? (Elle lève la tapisserie.) Es-tu là, Rosette ?
ROSETTE, entrant — Oui ; puis-je entrer ?
CAMILLE — Écoute-moi, mon enfant ; le seigneur Perdican ne te fait-il pas la cour ?
ROSETTE — Hélas ! oui.
CAMILLE — Que penses-tu de ce qu’il t’a dit ce matin ?
ROSETTE — Ce matin ? Où donc ?
CAMILLE — Ne fais pas l’hypocrite. - Ce matin à la fontaine dans le petit bois.
ROSETTE — Vous m’avez donc vue ?
CAMILLE — Pauvre innocente ! Non, je ne t’ai pas vue. Il t’a fait de beaux discours, n’est-ce pas ? Gageons qu’il t’a promis de t’épouser.
ROSETTE — Comment le savez-vous ?
CAMILLE — Qu’importe comment je le sais ? Crois-tu à ses promesses, Rosette ?
ROSETTE — Comment n’y croirais-je pas ? il me tromperait donc ? Pour quoi faire ?
CAMILLE — Perdican ne t’épousera pas, mon enfant.
ROSETTE — Hélas ! je n’en sais rien.
CAMILLE — Tu l’aimes, pauvre fille ; il ne t’épousera pas, et la preuve, je vais te la donner ; rentre derrière ce rideau, tu n’auras qu’à prêter l’oreille et à venir quand je t’appellerai. (Rosette sort.)
CAMILLE, seule — Moi qui croyais faire un acte de vengeance, ferais-je un acte d’humanité ? La pauvre fille a le cœur pris. (Entre Perdican.) Bonjour, cousin, asseyez-vous.
PERDICAN — Quelle toilette, Camille ! À qui en voulez-vous ?
CAMILLE — À vous, peut-être ; je suis fâchée de n’avoir pu me rendre au rendez-vous que vous m’avez demandé ; vous aviez quelque chose à me dire ?
PERDICAN, à part — Voilà, sur ma vie, un petit mensonge assez gros, pour un agneau sans tache ; je l’ai vue derrière un arbre écouter la conversation. (Haut.) Je n’ai rien à vous dire, qu’un adieu, Camille ; je croyais que vous partiez ; cependant votre cheval est à l’écurie, et vous n’avez pas l’air d’être en robe de voyage.
CAMILLE — J’aime la discussion ; je ne suis pas bien sûre de ne pas avoir eu envie de me quereller encore avec vous.
PERDICAN — À quoi sert de se quereller, quand le raccommodement est impossible ? Le plaisir des disputes, c’est de faire la paix.
CAMILLE — Êtes-vous convaincu que je ne veuille pas la faire ?
PERDICAN — Ne raillez pas ; je ne suis pas de force à vous répondre.
CAMILLE — Je voudrais qu’on me fit la cour ; je ne sais si c’est que j’ai une robe neuve, mais j’ai envie de m’amuser. Vous m’avez proposé d’aller au village, allons-y, je veux bien ; mettons-nous en bateau ; j’ai envie d’aller dîner sur l’herbe, ou de faire une promenade dans la forêt. Fera-t-il clair de lune, ce soir ? Cela est singulier, vous n’avez plus au doigt la bague que je vous ai donnée.
PERDICAN — Je l’ai perdue.
CAMILLE — C’est donc pour cela que je l’ai trouvée ; tenez, Perdican, la voilà.
PERDICAN — Est-ce possible ? Où l’avez-vous trouvée ?
CAMILLE — Vous regardez si mes mains sont mouillées, n’est-ce pas ? En vérité, j’ai gâté ma robe de couvent pour retirer ce petit hochet d’enfant de la fontaine. Voilà pourquoi j’en ai mis une autre, et, je vous dis, cela m’a changée ; mettez donc cela à votre doigt.
PERDICAN — Tu as retiré cette bague de l’eau, Camille, au risque de te précipiter ? Est-ce un songe ? La voilà ; c’est toi qui me la mets au doigt ! Ah ! Camille, pourquoi me le rends-tu, ce triste gage d’un bonheur qui n’est plus ? Parle, coquette et imprudente fille, pourquoi pars-tu ? pourquoi, restes-tu ? Pourquoi d’une heure à l’autre, changes-tu d’apparence et de couleur, comme la pierre de cette bague à chaque rayon de soleil ?
CAMILLE — Connaissez-vous le cœur des femmes, Perdican ? Êtes-vous sûr de leur inconstance, et savez-vous si elles changent réellement de pensée en changeant quelquefois de langage ? Il y en a qui disent que non. Sans doute, il nous faut souvent jouer un rôle, souvent mentir ; vous voyez que je suis franche ; mais êtes-vous sûr que tout mente dans une femme, lorsque sa langue ment ? Avez-vous bien réfléchi à la nature de cet être faible et violent, à la rigueur avec laquelle on le juge, aux principes qu’on lui impose ? Et qui sait si, forcée à tromper par le monde, la tête de ce petit être sans cervelle ne peut pas y prendre plaisir, et mentir quelquefois par passe-temps, par folie, comme elle ment par nécessité ?
PERDICAN — Je n’entends rien à tout cela, et je ne mens jamais. Je t’aime Camille, voilà tout ce que je sais.
CAMILLE — Vous dites que vous m’aimez, et vous ne mentez jamais ?
PERDICAN — Jamais.
CAMILLE — En voilà une qui dit pourtant que cela vous arrive quelquefois. (Elle lève la tapisserie, Rosette paraît dans le fond, évanouie sur une chaise.) Que répondrez-vous à cette enfant, Perdican, lorsqu’elle vous demandera compte de vos paroles ? Si vous ne mentez jamais, d’où vient donc qu’elle s’est évanouie en vous entendant me dire que vous m’aimez ? Je vous laisse avec elle ; tâchez de la faire revenir. (Elle veut sortir.)
PERDICAN — Un instant, Camille, écoute-moi.
CAMILLE — Que voulez-vous me dire ? c’est à Rosette qu’il faut parler. Je ne vous aime pas, moi ; je n’ai pas été chercher par dépit cette malheureuse enfant au fond de sa chaumière, pour en faire un appât, un jouet ; je n’ai pas répété imprudemment devant elle des paroles brûlantes adressées à une autre ; je n’ai pas feint de jeter au vent pour elle le souvenir d’une amitié chérie ; je ne lui ai pas mis ma chaîne au cou ; je ne lui ai pas dit que je l’épouserais.
PERDICAN — Ecoute-moi, écoute-moi !
CAMILLE — N’as-tu pas souri tout à l’heure quand je t’ai dit que je n’avais pu aller à la fontaine ? Eh bien ! oui, j’y étais, et j’ai tout entendu ; mais, Dieu m’en est témoin, je ne voudrais pas y avoir parlé comme toi. Que feras-tu de cette fille-là, maintenant, quand elle viendra, avec tes baisers ardents sur les lèvres, te montrer en pleurant la blessure que tu lui as faite ? Tu as voulu te venger de moi, n’est-ce pas, et me punir d’une lettre écrite à mon couvent ? Tu as voulu me lancer à tout prix quelque trait qui pût m’atteindre, et tu comptais pour rien que ta flèche empoisonnée traversât cette enfant, pourvu qu’elle me frappât derrière elle. Je m’étais vantée de t’avoir inspiré quelque amour, de te laisser quelque regret. Cela t’a blessé dans ton noble orgueil ? Eh bien ! apprends-le de moi, tu m’aimes, entends-tu ; mais tu épouseras cette fille, ou tu n’es qu’un lâche !
PERDICAN — Oui, je l’épouserai.
CAMILLE — Et tu feras bien.
PERDICAN — Très bien, et beaucoup mieux qu’en t’épousant toi-même. Qu’y a-t-il, Camille, qui t’échauffe si fort ? Cette enfant s’est évanouie ; nous la ferons bien revenir, il ne faut pour cela qu’un flacon de vinaigre ; tu as voulu me prouver que j’avais menti une fois dans ma vie ; cela est possible, mais je te trouve hardie de décider à quel instant. Viens, aide-moi à secourir Rosette. (Ils sortent.)


- Acte III - Scène 7


Entrent Le Baron et Camille.

Le BARON — Si cela se fait, je deviendrai fou.
CAMILLE — Employez votre autorité.
Le BARON — Je deviendrai fou, et je refuserai mon consentement, voilà qui est certain.
CAMILLE — Vous devriez lui parler et lui faire entendre raison.
Le BARON — Cela me jettera dans le désespoir pour tout le carnaval, et je ne paraîtrai pas une fois à la Cour. C’est un mariage disproportionné. Jamais on n’a entendu parler d’épouser la sœur de lait de sa cousine ; cela passe toute espèce de bornes.
CAMILLE — Faites-le appeler, et dites-lui nettement que ce mariage vous déplaît. Croyez-moi, c’est une folie, et il ne résistera pas.
Le BARON — Je serai vêtu de noir cet hiver ; tenez-le pour assuré.
CAMILLE — Mais parlez-lui, au nom du ciel ! C’est un coup de tête qu’il a fait ; peut-être n’est-il déjà plus temps ; s’il en a parlé, il le fera.
Le BARON — Je vais m’enfermer pour m’abandonner à ma douleur. Dites-lui, s’il me demande, que je suis enfermé, et que je m’abandonne à ma douleur de le voir épouser une fille sans nom. (Il sort.)
CAMILLE — Ne trouverai-je pas ici un homme de cœur ? En vérité, quand on en cherche, on est effrayé de sa solitude. (Entre Perdican.) Eh bien, cousin, à quand le mariage ?
PERDICAN — Le plus tôt possible ; j’ai déjà parlé au notaire, au curé, et à tous les paysans.
CAMILLE — Vous comptez donc réellement que vous épouserez Rosette ?
PERDICAN — Assurément.
CAMILLE — Qu’en dira votre père ?
PERDICAN — Tout ce qu’il voudra ; il me plaît d’épouser cette fille ; c’est une idée que je vous dois, et je m’y tiens. Faut-il vous répéter les lieux communs les plus rebattus sur sa naissance et sur la mienne ? Elle est jeune et jolie, et elle m’aime ; c’est plus qu’il n’en faut pour être trois fois heureux. Qu’elle ait de l’esprit ou qu’elle n’en ait pas, j’aurais pu trouver pire. On criera et on raillera ; je m’en lave les mains.
CAMILLE — Il n’y a rien là de risible ; vous faites très bien de l’épouser. Mais je suis fâchée pour vous d’une chose c’est qu’on dira que vous l’avez fait par dépit.
PERDICAN — Vous êtes fâchée de cela ? Oh ! que non.
CAMILLE — Si, j’en suis vraiment fâchée pour vous. Cela fait du tort à un jeune homme, de ne pouvoir résister à un moment de dépit.
PERDICAN — Soyez-en donc fâchée ; quant à moi, cela m’est bien égal.
CAMILLE — Mais vous n’y pensez pas ; c’est une fille de rien.
PERDICAN — Elle sera donc de quelque chose, lorsqu’elle sera ma femme.
CAMILLE — Elle vous ennuiera avant que le notaire ait mis son habit neuf et ses souliers pour venir ici ; le cœur vous lèvera au repas de noces, et le soir de la fête, vous lui ferez couper les mains et les pieds, comme dans les contes arabes, parce qu’elle sentira le ragoût.
PERDICAN — Vous verrez que non. Vous ne me connaissez pas ; quand une femme est douce et sensible, franche, bonne et belle, je suis capable de me contenter de cela, oui, en vérité, jusqu’à ne pas me soucier de savoir si elle parle latin.
CAMILLE — Il est à regretter qu’on ait dépensé tant d’argent pour vous l’apprendre ; c’est trois mille écus de perdus.
PERDICAN — Oui, on aurait mieux fait de les donner aux pauvres.
CAMILLE — Ce sera vous qui vous en chargerez, du moins pour les pauvres d’esprit.
PERDICAN — Et ils me donneront en échange le royaume des cieux, car il est à eux.
CAMILLE — Combien de temps durera cette plaisanterie ?
PERDICAN — Quelle plaisanterie ?
CAMILLE — Votre mariage avec Rosette.
PERDICAN — Bien peu de temps ; Dieu n’a pas fait de l’homme une œuvre de durée : trente ou quarante ans, tout au plus.
CAMILLE — Je suis curieuse de danser à vos noces !
PERDICAN — Écoutez-moi, Camille, voilà un ton de persiflage qui est hors de propos.
CAMILLE — Il me plaît trop pour que je le quitte.
PERDICAN — Je vous quitte donc vous-même ; car j’en ai tout à l’heure assez.
CAMILLE — Allez-vous chez votre épousée ?
PERDICAN — Oui, j’y vais de ce pas.
CAMILLE — Donnez-moi donc le bras, j’y vais aussi. (Entre Rosette.)
PERDICAN — Te voilà mon enfant ! Viens, je veux te présenter à mon père.
ROSETTE, se mettant à genoux — Monseigneur, je viens vous demander une grâce. Tous les gens du village à qui j’ai parlé ce matin m’ont dit que vous aimiez votre cousine, et que vous ne m’avez fait la cour que pour vous divertir tous deux ; on se moque de moi quand je passe, et je ne pourrai plus trouver de mari dans le pays, après avoir servi de risée à tout le monde. Permettez-moi de vous rendre le collier que vous m’avez donné, et de vivre en paix chez ma mère.
CAMILLE — Tu es une bonne fille, Rosette ; garde ce collier, c’est moi qui te le donne, et mon cousin prendra le mien à la place. Quant à un mari, n’en sois pas embarrassée, je me charge de t’en trouver un.
PERDICAN — Cela n’est pas difficile, en effet. Allons, Rosette, viens, que je te mène à mon père.
CAMILLE — Pourquoi ? Cela est inutile.
PERDICAN — Oui, vous avez raison, mon père nous recevrait mal ; il faut laisser passer le premier moment de surprise qu’il a éprouvée. Viens avec moi, nous retournerons sur la place. Je trouve plaisant qu’on dise que je ne t’aime pas quand je t’épouse. Pardieu ! nous les ferons bien taire. (Il sort avec Rosette.)
CAMILLE — Que se passe-t-il donc en moi ? Il l’emmène d’un air bien tranquille. Cela est singulier ; il me semble que la tête me tourne. Est-ce qu’il l’épouserait tout de bon ? Holà ! dame Pluche, dame Pluche ! N’y a-t-il donc personne ici ? (Entre un valet.) Courez après le seigneur Perdican ; dites-lui vite qu’il remonte ici, j’ai à lui parler. (Le valet sort.) Mais qu’est-ce donc que tout cela ? Je n’en puis plus, mes pieds refusent de ne soutenir. (Entre Perdican.)
PERDICAN — Vous m’avez demandé, Camille ?
CAMILLE — Non, non. -
PERDICAN — En vérité, vous voilà pâle ; qu’avez-vous à me dire ? Vous m’avez fait rappeler pour me parler ?
CAMILLE — Non, non. Ô Seigneur Dieu ! (Elle sort.)


- Acte III - Scène 8


Un oratoire.
Entre Camille ; elle se jette au pied de l’autel.


CAMILLE — M’avez-vous abandonnée, ô mon Dieu ? Vous le savez, lorsque je suis venue, j’avais juré de vous être fidèle, quand j’ai refusé de devenir l’épouse d’un autre que vous, j’ai cru parler sincèrement devant vous et ma conscience ; vous le savez, mon père, ne voulez-vous donc plus de moi ? Oh ! pourquoi faites-vous mentir la vérité elle-même ? Pourquoi suis-je si faible ? Ah ! malheureuse, je ne puis plus prier ! (Entre Perdican.)
PERDICAN — Orgueil, le plus fatal des conseillers humains, qu’es-tu venu faire entre cette fille et moi ? La voilà pâle et effrayée, qui presse sur les dalles insensibles son cœur et son visage. Elle aurait pu m’aimer, et nous étions nés l’un pour l’autre ; qu’es-tu venu faire sur nos lèvres, orgueil, lorsque nos mains allaient se joindre ?
CAMILLE — Qui m’a suivie ? Qui parle sous cette voûte ? Est-ce toi, Perdican ?
PERDICAN — Insensés que nous sommes ! nous nous aimons. Quel songe avons-nous fait, Camille ? Quelles vaines paroles, quelles misérables folies ont passé comme un vent funeste entre nous deux ? Lequel de nous a voulu tromper l’autre ? Hélas ! cette vie est elle-même un si pénible rêve : pourquoi encore y mêler les nôtres ? Ô mon Dieu ! le bonheur est une perle si rare dans cet océan d’ici-bas ! Tu nous l’avais donné, pêcheur céleste, tu l’avais tiré pour nous des profondeurs de l’abîme, cet inestimable joyau ; et nous, comme des enfants gâtés que nous sommes, nous en avons fait un jouet. Le vert sentier qui nous amenait l’un vers l’autre avait une pente si douce, il était entouré de buissons si fleuris, il se perdait dans un si tranquille horizon ! Il a bien fallu que la vanité, le bavardage et la colère vinssent jeter leurs rochers informes sur cette route céleste, qui nous aurait conduits à toi dans un baiser ! Il a bien fallu que nous nous fissions du mal, car nous sommes des hommes. Ô insensés ! nous nous aimons. (Il la prend dans ses bras.)
CAMILLE — Oui, nous nous aimons, Perdican ; laisse-moi le sentir sur ton cœur. Ce Dieu qui nous regarde ne s’en offensera pas ; il veut bien que je t’aime ; il y a quinze ans qu’il le sait.
PERDICAN — Chère créature, tu es à moi ! (Il l’embrasse ; on entend un grand cri derrière l’autel.)
CAMILLE — C’est la voix de ma sœur de lait.
PERDICAN — Comment est-elle ici ? je l’avais laissée dans l’escalier, lorsque tu m’as fait rappeler. Il faut donc qu’elle m’ait suivi sans que je m’en sois aperçu.
CAMILLE — Entrons dans cette galerie ; c’est là qu’on a crié.
PERDICAN — Je ne sais ce que j’éprouve ; il me semble que mes mains sont couvertes de sang.
CAMILLE — La pauvre enfant nous a sans doute épiés ; elle s’est encore évanouie ; viens, portons-lui secours ; hélas ! tout cela est cruel.
PERDICAN — Non, en vérité, je n’entrerai pas ; je sens un froid mortel qui me paralyse. Vas-y, Camille, et tâche de la ramener. (Camille sort.) Je vous en supplie, mon Dieu ! ne faites pas de moi un meurtrier ! Vous voyez ce qui se passe ; nous sommes deux enfants insensés, et nous avons joué avec la vie et la mort ; mais notre cœur est pur ; ne tuez pas Rosette, Dieu juste ! Je lui trouverai un mari, je réparerai ma faute ; elle est jeune, elle sera riche, elle sera heureuse ; ne faites pas cela, ô Dieu ! vous pouvez bénir encore quatre de vos enfants. Eh bien ! Camille, qu’y a-t-il ? (Camille rentre.)
CAMILLE — Elle est morte. Adieu, Perdican !