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LE CHUR. (18 répliques)
LE BARON. (68 répliques)
PERDICAN, son fils. (143 répliques)
MAITRE BLAZIUS, gouverneur de Perdican. (43 répliques)
MAITRE BRIDAINE, Curé. (32 répliques)
CAMILLE, nièce du baron. (129 répliques)
DAME PLUCHE, sa gouvernante. (24 répliques)
ROSETTE, sur de lait de Camille. (25 répliques)
PAYSANS, VALETS, etc. (6 répliques)
Une place devant le château.
Maître Blazius, Dame Pluche, Le Chur
Le CHUR Doucement bercé sur sa mule fringante, messer Blazius savance dans les bleuets fleuris, vêtu de neuf, lécritoire au côté. Comme un poupon sur loreiller, il se ballotte sur son ventre rebondi, et les yeux à demi fermés, il marmotte un Pater noster dans son triple menton. Salut, maître Blazius ; vous arrivez au temps de la vendange, pareil à une amphore antique.
Maître BLAZIUS Que ceux qui veulent apprendre une nouvelle dimportance mapportent ici premièrement un verre de vin frais.
Le CHUR Voilà notre plus grande écuelle ; buvez, maître Blazius ; le vin est bon ; vous parlerez après.
Maître BLAZIUS Vous saurez, mes enfants, que le jeune Perdican, fils de notre seigneur, vient datteindre à sa majorité, et quil est reçu docteur à Paris. Il revient aujourdhui même au château, la bouche toute pleine de façons de parler si belles et si fleuries, quon ne sait que lui répondre les trois quarts du temps. Toute sa gracieuse personne est un livre dor ; il ne voit pas un brin dherbe à terre, quil ne vous dise comment cela sappelle en latin ; et quand il fait du vent ou quil pleut, il vous dit tout clairement pourquoi. Vous ouvririez des yeux grands comme la porte que voilà, de le voir dérouler un des parchemins quil a coloriés dencres de toutes couleurs, de ses propres mains et sans rien en dire à personne. Enfin cest un diamant fin des pieds à la tête, et voilà ce que je viens annoncer à M. le baron. Vous sentez que cela me fait quelque honneur, à moi, qui suis son gouverneur depuis lâge de quatre ans ; ainsi donc, mes bons amis, apportez une chaise, que je descende un peu de cette mule-ci sans me casser le cou ; la bête est tant soit peu rétive, et je ne serais pas fâché de boire encore une gorgée avant dentrer.
Le CHUR Buvez, maître Blazius, et reprenez vos esprits. Nous avons vu naître le petit Perdican, et il nétait pas besoin, du moment quil arrive, de nous en dire si long. Puissions-nous retrouver lenfant dans le cur de lhomme !
Maître BLAZIUS Ma foi, lécuelle est vide ; je ne croyais pas avoir tout bu. Adieu ; jai préparé, en trottant sur la route, deux ou trois phrases sans prétention qui plairont à Monseigneur ; je vais tirer la cloche. (Il sort.)
Le CHUR Durement cahotée sur son âne essoufflé, dame Pluche gravit la colline ; son écuyer transi gourdine à tour de bras le pauvre animal, qui hoche la tête, un chardon entre les dents. Ses longues jambes maigres trépignent de colère, tandis que, de ses mains osseuses, elle égratigne son chapelet. Bonjour donc, dame Pluche, vous arrivez comme la fièvre, avec le vent qui fait jaunir les bois.
Dame PLUCHE Un verre deau, canaille que vous êtes ! un verre deau et un peu de vinaigre !
Le CHUR Doù venez-vous, Pluche, ma mie ? vos faux cheveux sont couverts de poussière ; voilà un toupet de gâté, et votre chaste robe est retroussée jusquà vos vénérables jarretières.
Dame PLUCHE Sachez, manants, que la belle Camille, la nièce de votre maître, arrive aujourdhui au château. Elle a quitté le couvent sur lordre exprès de Monseigneur, pour venir en son temps et lieu recueillir, comme faire se doit, le bon bien quelle a de sa mère. Son éducation, Dieu merci, est terminée ; et ceux qui la verront auront la joie de respirer une glorieuse fleur de sagesse et de dévotion. Jamais il ny a rien eu de si pur, de si ange, de si agneau et de si colombe que cette chère nonnain que le Seigneur Dieu du ciel la conduise ! Ainsi soit-il. Rangez-vous, canaille ; il me semble que jai les jambes enflées.
Le CHUR Défripez-vous, honnête Pluche, et quand vous prierez Dieu, demandez de la pluie ; nos blés sont secs comme vos tibias.
Dame PLUCHE Vous mavez apporté de leau dans une écuelle qui sent la cuisine ; donnez-moi la main pour descendre ; vous êtes des butors et des malappris. (Elle sort.)
Le CHUR Mettons nos habits du dimanche, et attendons que le baron nous fasse appeler. Ou je me trompe fort, ou quelque joyeuse bombance est dans lair daujourdhui. (Ils sortent.)
Le salon du baron.
Entrent Le Baron, Maître Bridaine, et Maître Blazius.
Le BARON Maître Bridaine, vous êtes mon ami ; je vous présente maître Blazius, gouverneur de mon fils. Mon fils a eu hier matin, à midi huit minutes, vingt et un ans comptés ; il est docteur à quatre boules blanches. Maître Blazius, je vous présente maître Bridaine, curé de la paroisse cest mon ami.
Maître BLAZIUS saluant À quatre boules blanches, seigneur ! littérature, botanique, droit romain, droit canon.
Le BARON Allez à votre chambre, cher Blazius, mon fils ne va pas tarder à paraître ; faites un peu de toilette, et revenez au coup de la cloche. (Maître Blazius sort.)
Maître BRIDAINE Vous dirai-je ma pensée, Monseigneur ? le gouverneur de votre fils sent le vin à pleine bouche.
Le BARON Cela est impossible.
Maître BRIDAINE Jen suis sûr comme de ma vie ; il ma parlé de fort près tout à lheure ; il sentait le vin à faire peur.
Le BARON Brisons là ; je vous répète que cela est impossible. (Entre dame Pluche.) Vous voilà, bonne dame Pluche ! Ma nièce est sans doute avec vous ?
Dame PLUCHE Elle me suit, Monseigneur, je lai devancée de quelques pas.
Le BARON Maître Bridaine, vous êtes mon ami. Je vous présente la dame Pluche, gouvernante de ma nièce. Ma nièce est depuis hier, à sept heures de nuit, parvenue à lâge de dix-huit ans ; elle sort du meilleur couvent de France. Dame Pluche, je vous présente maître Bridaine, curé de la paroisse ; cest mon ami.
Dame PLUCHE saluant Du meilleur couvent de France, seigneur, et je puis ajouter : la meilleure chrétienne du couvent.
Le BARON Allez, dame Pluche, réparer le désordre où vous voilà ; ma nièce va bientôt venir, jespère ; soyez prête à lheure du dîner. (Dame Pluche sort.)
Maître BRIDAINE Cette vieille demoiselle paraît tout à fait pleine donction.
Le BARON Pleine donction et de componction, maître Bridaine ; sa vertu est inattaquable.
Maître BRIDAINE Mais le gouverneur sent le vin ; jen ai la certitude.
Le BARON Maître Bridaine, il y a des moments où je doute de votre amitié. Prenez-vous à tâche de me contredire ? Pas un mot de plus là-dessus. Jai formé le dessein de marier mon fils avec ma nièce ; cest un couple assorti : leur éducation me coûte six mille écus.
Maître BRIDAINE Il sera nécessaire dobtenir des dispenses.
Le BARON Je les ai, Bridaine ; elles sont sur ma table, dans mon cabinet. O mon ami ! apprenez maintenant que je suis plein de joie. Vous savez que jai eu de tout temps la plus profonde horreur pour la solitude. Cependant la place que joccupe et la gravité de mon habit me forcent à rester dans ce château pendant trois mois dhiver et trois mois dété. Il est impossible de faire le bonheur des hommes en général, et de ses vassaux en particulier, sans donner parfois à son valet de chambre lordre rigoureux de ne laisser entrer personne. Quil est austère et difficile le recueillement de lhomme dEtat ! et quel plaisir ne trouverai-je pas à tempérer par la présence de mes deux enfants réunis la sombre tristesse à laquelle je dois nécessairement être en proie depuis que le roi ma nommé receveur !
Maître BRIDAINE Ce mariage se fera-t-il ici ou à Paris ?
Le BARON Voilà où je vous attendais, Bridaine ; jétais sûr de cette question. Eh bien ! mon ami, que diriez-vous si ces mains que voilà, oui, Bridaine, vos propres mains, - ne les regardez pas dune manière aussi piteuse - étaient destinées à bénir solennellement lheureuse confirmation de mes rêves les plus chers ? Hé ?
Maître BRIDAINE Je me tais ; la reconnaissance me ferme la bouche.
Le BARON Regardez par cette fenêtre ; ne voyez-vous pas que mes gens se portent en foule à la grille ? Mes deux enfants arrivent en même temps ; voilà la combinaison la plus heureuse. Jai disposé les choses de manière à tout prévoir. Ma nièce sera introduite par cette porte à gauche, et mon fils par cette porte à droite. Quen dites-vous ? je me fais une fête de voir comment ils saborderont, ce quils se diront ; six mille écus ne sont pas une bagatelle, il ne faut pas sy tromper. Ces enfants saimaient dailleurs fort tendrement dès le berceau. - Bridaine, il me vient une idée.
Maître BRIDAINE Laquelle ?
Le BARON Pendant le dîner, sans avoir lair dy toucher, vous comprenez, mon ami, - tout en vidant quelques coupes joyeuses ; - vous savez le latin, Bridaine.
Maître BRIDAINE Ita ædepol, pardieu, si je le sais !
Le BARON Je serais bien aise de vous voir entreprendre ce garçon, - discrètement, sentend - devant sa cousine ; cela ne peut produire quun bon effet ; - faites-le parler un peu latin, - non pas précisément pendant le dîner, cela deviendrait fastidieux, et quant à moi, je ny comprends rien ; - mais au dessert, - entendez-vous ?
Maître BRIDAINE Si vous ny comprenez rien, Monseigneur, il est probable que votre nièce est dans le même cas.
Le BARON Raison de plus ; ne voulez-vous pas quune femme admire ce quelle comprend ? Doù sortez-vous, Bridaine ? Voilà un raisonnement qui fait pitié.
Maître BRIDAINE Je connais peu les femmes ; mais il me semble quil est difficile quon admire ce quon ne comprend pas.
Le BARON Je les connais, Bridaine ; je connais ces êtres charmants et indéfinissables. Soyez persuadé quelles aiment à avoir de la poudre dans les yeux, et que plus on leur en jette, plus elles les écarquillent, afin den gober davantage. (Perdican entre dun côté, Camille de lautre.) Bonjour, mes enfants ; bonjour, ma chère Camille, mon cher Perdican ! embrassez-moi, et embrassez-vous.
PERDICAN Bonjour, mon père, ma sur bien-aimée ! Quel bonheur ! que je suis heureux !
CAMILLE Mon père et mon cousin, je vous salue.
PERDICAN Comme te voilà grande, Camille ! et belle comme le jour !
Le BARON Quand as-tu quitté Paris, Perdican ?
PERDICAN Mercredi, je crois, ou mardi. Comme te voilà métamorphosée en femme ! je suis donc un homme, moi ! Il me semble que cest hier que je tai vue pas plus haute que cela.
Le BARON Vous devez être fatigués ; la route est longue, et il fait chaud.
PERDICAN Oh ! mon Dieu, non. Regardez donc, mon père, comme Camille est jolie !
Le BARON Allons, Camille, embrasse ton cousin.
CAMILLE Excusez-moi.
Le BARON Un compliment vaut un baiser ; embrasse-la, Perdican.
PERDICAN Si ma cousine recule quand je lui tends la main, je vous dirai à mon tour : Excusez-moi ; lamour peut voler un baiser, mais non pas lamitié.
CAMILLE Lamitié ni lamour ne doivent recevoir que ce quils peuvent rendre.
Le BARON à maître Bridaine Voilà un commencement de mauvais augure, hé ?
Maître BRIDAINE, au baron Trop de pudeur est sans doute un défaut ; mais le mariage lève bien des scrupules.
Le BARON à maître Bridaine Je suis choqué, - blessé -. Cette réponse ma déplu. - Excusez-moi ! Avez-vous vu quelle a fait mine de se signer ? - Venez ici que je vous parle. - Cela mest pénible au dernier point. Ce moment, qui devait mêtre si doux, est complètement gâté. - Je suis vexé, piqué. - Diable ! voilà qui est fort mauvais.
Maître BRIDAINE Dites-leur quelques mots ; les voilà qui se tournent le dos.
Le BARON Eh bien ! mes enfants, à quoi pensez-vous donc ? Que fais-tu là, Camille, devant cette tapisserie ?
CAMILLE regardant un tableau Voilà un beau portrait, mon oncle ! Nest-ce pas une grand-tante à nous ?
Le BARON Oui, mon enfant, cest ta bisaïeule, - ou du moins la sur de ton bisaïeul, - car la chère dame na jamais concouru, - pour sa part, je crois, autrement quen prières, - à laccroissement de la famille. Cétait, ma foi, une sainte femme.
CAMILLE Oh ! oui, une sainte ! cest ma grand-tante Isabelle. Comme ce costume religieux lui va bien !
Le BARON Et toi, Perdican, que fais-tu là devant ce pot de fleurs ?
PERDICAN Voilà une fleur charmante, mon père. Cest un héliotrope.
Le BARON Te moques-tu ? elle est grosse comme une mouche.
PERDICAN Cette petite fleur grosse comme une mouche a bien son prix.
Maître BRIDAINE Sans doute ! le docteur a raison ; demandez-lui à quel sexe, à quelle classe elle appartient ; de quels éléments elle se forme, doù lui viennent sa sève et sa couleur ; il vous ravira en extase en vous détaillant les phénomènes de ce brin dherbe, depuis la racine jusquà la fleur.
PERDICAN Je nen sais pas si long, mon révérend. Je trouve quelle sent bon, voilà tout.
Devant le château.
Entre Le Chur.
Le CHUR Plusieurs choses me divertissent et excitent ma curiosité. Venez, mes amis, et asseyons-nous sous ce noyer. Deux formidables dîneurs sont en ce moment en présence au château, maître Bridaine et maître Blazius. Navez-vous pas fait une remarque ? cest que lorsque deux hommes à peu près pareils, également gros, également sots, ayant les mêmes vices et les mêmes passions, viennent par hasard à se rencontrer, il faut nécessairement quils sadorent ou quils sexècrent. Par la raison que les contraires sattirent, quun homme grand et desséché aimera un homme petit et rond, que les blonds recherchent les bruns, et réciproquement, je prévois une lutte secrète entre le gouverneur et le curé. Tous deux sont armés dune égale impudence ; tous deux ont pour ventre un tonneau ; non seulement ils sont gloutons, mais ils sont gourmets ; tous deux se disputeront à dîner, non seulement la quantité, mais la qualité. Si le poisson est petit, comment faire ? et dans tous les cas une langue de carpe ne peut se partager, et une carpe ne peut avoir deux langues. Item, tous deux sont bavards ; mais à la rigueur ils peuvent parler ensemble sans sécouter ni lun ni lautre. Déjà maître Bridaine a voulu adresser au jeune Perdican plusieurs questions pédantes, et le gouverneur a froncé le sourcil. Il lui est désagréable quun autre que lui semble mettre son élève à lépreuve. Item, ils sont aussi ignorants lun que lautre. Item, ils sont prêtres tous deux ; lun se targuera de sa cure, lautre se rengorgera dans sa charge de gouverneur. Maître Blazius confesse le fils, et maître Bridaine le père. Déjà, je les vois accoudés sur la table, les joues enflammées, les yeux à fleur de tête, secouer pleins de haine leurs triples mentons. Ils se regardent de la tête aux pieds, ils préludent par de légères escarmouches ; bientôt la guerre se déclare ; les cuistreries de toute espèce se croisent et séchangent, et, pour comble de malheur, entre les deux ivrognes sagite dame Pluche, qui les repousse lun et lautre de ses coudes affilés. Maintenant que voilà le dîner fini, on ouvre la grille du château. Cest la compagnie qui sort ; retirons-nous à lécart.
(Ils sortent. Entrent le baron et dame Pluche.)
Le BARON Vénérable Pluche, je suis peiné.
Dame PLUCHE Est-il possible, Monseigneur ?
Le BARON Oui, Pluche, cela est possible. Javais compté depuis longtemps, - javais même écrit, noté, - sur mes tablettes de poche, - que ce jour devait être le plus agréable de mes jours, - oui bonne dame, le plus agréable. - Vous nignorez pas que mon dessein était de marier mon fils avec ma nièce ; - cela était résolu, - convenu, - jen avais parlé à Bridaine, - et je vois, je crois voir, que ces enfants se parlent froidement ; ils ne se sont pas dit un mot.
Dame PLUCHE Les voilà qui viennent, Monseigneur. Sont-ils prévenus de vos projets ?
Le BARON Je leur en ai touché quelques mots en particulier. Je crois quil serait bon, puisque les voilà réunis, de nous asseoir sous cet ombrage propice, et de les laisser ensemble un instant. (Il se retire avec dame Pluche.)
(Entrent Camille et Perdican.)
PERDICAN Sais-tu que cela na rien de beau, Camille, de mavoir refusé un baiser ?
CAMILLE Je suis comme cela ; cest ma manière.
PERDICAN Veux-tu mon bras pour faire un tour dans le village ?
CAMILLE Non, je suis lasse.
PERDICAN Cela ne te ferait pas plaisir de revoir la prairie ? Te souviens-tu de nos parties sur le bateau ? Viens, nous descendrons jusquaux moulins ; je tiendrai les rames, et toi le gouvernail.
CAMILLE Je nen ai nulle envie.
PERDICAN Tu me fends lâme. Quoi ! pas un souvenir, Camille ? pas un battement de cur pour notre enfance, pour tout ce pauvre temps passé, si bon, si doux, si plein de niaiseries délicieuses ? Tu ne veux pas venir voir le sentier par où nous allions à la ferme ?
CAMILLE Non, pas ce soir.
PERDICAN Pas ce soir ! et quand donc ? Toute notre vie est là.
CAMILLE Je ne suis pas assez jeune pour mamuser de mes poupées, ni assez vieille pour aimer le passé.
PERDICAN Comment dis-tu cela ?
CAMILLE Je dis que les souvenirs denfance ne sont pas de mon goût.
PERDICAN Cela tennuie ?
CAMILLE Oui, cela mennuie.
PERDICAN Pauvre enfant ! je te plains sincèrement. (Ils sortent chacun de leur côté.)
Le BARON rentrant avec dame Pluche Vous le voyez, et vous lentendez, excellente Pluche ; je mattendais à la plus suave harmonie ; et il me semble assister à un concert où le violon joue mon cur soupire, pendant que la flûte, joue Vive Henri IV. Songez à la discordance affreuse quune pareille combinaison produirait. Voilà pourtant ce qui se passe dans mon cur.
Dame PLUCHE Je lavoue ; il mest impossible de blâmer Camille, et rien nest de plus mauvais ton, à mon sens, que les parties de bateau.
Le BARON Parlez-vous sérieusement ?
Dame PLUCHE Seigneur, une jeune fille qui se respecte ne se hasarde pas sur les pièces deau.
Le BARON Mais observez donc, dame Pluche, que son cousin doit lépouser, et que dès lors...
Dame PLUCHE Les convenances défendent de tenir un gouvernail, et il est malséant de quitter la terre ferme seule avec un jeune homme.
Le BARON Mais je répète... Je vous dis...
Dame PLUCHE Cest là mon opinion.
Le BARON Êtes-vous folle ? En vérité, vous me feriez dire... Il y a certaines expressions que je ne veux pas... qui me répugnent... Vous me donnez envie... En vérité, si je ne me retenais... Vous êtes une pécore, Pluche ! je ne sais que penser de vous. (Il sort.)
Une place.
Le Chur, Perdican
PERDICAN Bonjour, amis. Me reconnaissez-vous ?
Le CHUR Seigneur, vous ressemblez à un enfant que nous avons beaucoup aimé.
PERDICAN Nest-ce pas vous qui mavez porté sur votre dos pour passer les ruisseaux de vos prairies, vous qui mavez fait danser sur vos genoux, qui mavez pris en croupe sur vos chevaux robustes, qui vous êtes serrés quelquefois autour de vos tables pour me faire une place au souper de la ferme ?
Le CHUR Nous nous en souvenons, seigneur. Vous étiez bien le plus mauvais garnement et le meilleur garçon de la terre.
PERDICAN Et pourquoi donc alors ne membrassez-vous pas, au lieu de me saluer comme un étranger ?
Le CHUR Que Dieu te bénisse, enfant de nos entrailles ! chacun de nous voudrait te prendre dans ses bras ; mais nous sommes vieux, Monseigneur, et vous êtes un homme.
PERDICAN Oui, il y a dix ans que je ne vous ai vus, et en un jour tout change sous le soleil. Je me suis élevé de quelques pieds vers le ciel, et vous vous êtes courbés de quelques pouces vers le tombeau. Vos têtes ont blanchi, vos pas sont devenus plus lents ; vous ne pouvez plus soulever de terre votre enfant dautrefois. Cest donc à moi dêtre votre père, à vous qui avez été les miens.
Le CHUR Votre retour est un jour plus heureux que votre naissance. Il est plus doux de retrouver ce quon aime que dembrasser un nouveau-né.
PERDICAN Voilà donc ma chère vallée ! mes noyers, mes sentiers verts, ma petite fontaine ! voilà mes jours passés encore tout pleins de vie, voilà le monde mystérieux des rêves de mon enfance ! O patrie ! patrie, mot incompréhensible ! lhomme nest-il donc né que pour un coin de terre, pour y bâtir son nid et pour y vivre un jour ?
Le CHUR On nous a dit que vous êtes un savant, Monseigneur.
PERDICAN Oui, on me la dit aussi. Les sciences sont une belle chose, mes enfants ; ces arbres et ces prairies enseignent à haute voix la plus belle de toutes, loubli de ce quon sait.
Le CHUR Il sest fait plus dun changement pendant votre absence. Il y a des filles mariées et des garçons partis pour larmée.
PERDICAN Vous me conterez tout cela. Je mattends bien à du nouveau ; mais en vérité je nen veux pas encore. Comme ce lavoir est petit ! autrefois il me paraissait immense ; javais emporté dans ma tête un océan et des forêts, et je retrouve une goutte deau et des brins dherbe. Quelle est donc cette jeune fille qui chante à sa croisée derrière ces arbres ?
Le CHUR Cest Rosette, la sur de lait de votre cousine Camille.
PERDICAN, savançant Descends vite, Rosette, et viens ici.
ROSETTE, entrant Oui, Monseigneur.
PERDICAN Tu me voyais de ta fenêtre, et tu ne venais pas, méchante fille ? Donne-moi vite cette main-là, et ces joues-là, que je tembrasse.
ROSETTE Oui, Monseigneur.
PERDICAN Es-tu mariée, petite ? on ma dit que tu létais.
ROSETTE Oh ! non.
PERDICAN Pourquoi ? Il ny a pas dans le village de plus jolie fille que toi. Nous te marierons, mon enfant.
Le CHUR Monseigneur, elle veut mourir fille.
PERDICAN Est-ce vrai, Rosette ?
ROSETTE Oh ! non.
PERDICAN Ta sur Camille est arrivée. Las-tu vue ?
ROSETTE Elle nest pas encore venue par ici.
PERDICAN Va-ten vite mettre ta robe neuve, et viens souper au château.
Une salle.
Entrent Le Baron et Maître Blazius.
Maître BLAZIUS Seigneur, jai un mot à vous dire ; le curé de la paroisse est un ivrogne.
Le BARON Fi donc ! cela ne se peut pas.
Maître BLAZIUS Jen suis certain ; il a bu à dîner trois bouteilles de vin.
Le BARON Cela est exorbitant.
Maître BLAZIUS Et en sortant de table, il a marché sur les plates-bandes.
Le BARON Sur les plates-bandes ? - Je suis confondu. - Voilà qui est étrange ! - Boire trois bouteilles de vin à dîner ! marcher sur les plates-bandes ? cest incompréhensible. Et pourquoi ne marchait-il pas dans lallée ?
Maître BLAZIUS Parce quil allait de travers.
Le BARON à part Je commence à croire que Bridaine avait raison ce matin. Ce Blazius sent le vin dune manière horrible.
Maître BLAZIUS De plus, il a mangé beaucoup ; sa parole était embarrassée.
Le BARON Vraiment, je lai remarqué aussi.
Maître BLAZIUS Il a lâché quelques mots latins ; cétaient autant de solécismes. Seigneur, cest un homme dépravé.
Le BARON à part Pouah ! ce Blazius a une odeur qui est intolérable. Apprenez, gouverneur, que jai bien autre chose en tête, et que je ne me mêle jamais de ce quon boit ni de ce quon mange. Je ne suis point un majordome.
Maître BLAZIUS À Dieu ne plaise que je vous déplaise, monsieur le baron. Votre vin est bon.
Le BARON Il y a de bon vin dans mes caves.
Maître BRIDAINE, entrant Seigneur, votre fils est sur la place, suivi de tous les polissons du village.
Le BARON Cela est impossible.
Maître BRIDAINE Je lai vu de mes propres yeux. Il ramassait des cailloux pour faire des ricochets.
Le BARON Des ricochets ? ma tête ségare ; voilà mes idées qui se bouleversent. Vous me faites un rapport insensé, Bridaine. Il est inouï quun docteur fasse des ricochets.
Maître BRIDAINE Mettez-vous à la fenêtre, Monseigneur, vous le verrez de vos propres yeux.
Le Baron à part Ô ciel ! Blazius a raison ; Bridaine va de travers.
Maître BRIDAINE Regardez, Monseigneur, le voilà au bord du lavoir. Il tient sous le bras une jeune paysanne.
Le BARON Une jeune paysanne ? Mon fils vient-il ici pour débaucher mes vassales ? Une paysanne sous son bras ! et tous les gamins du village autour de lui ! je me sens hors de moi.
Maître BRIDAINE Cela crie vengeance.
Le BARON Tout est perdu ! - perdu sans ressource ! je suis perdu : Bridaine va de travers, Blazius sent le vin à faire horreur, et mon fils séduit toutes les filles du village en faisant des ricochets. (Il sort.)
Un jardin.
Entrent Maître Blazius et Perdican.
Maître BLAZIUS Seigneur, votre père est au désespoir.
PERDICAN Pourquoi cela ?
Maître BLAZIUS Vous nignorez pas quil avait formé le projet de vous unir à votre cousine Camille ?
PERDICAN Eh bien ? Je ne demande pas mieux.
Maître BLAZIUS Cependant le baron croit remarquer que vos caractères ne saccordent pas.
PERDICAN Cela est malheureux ; je ne puis refaire le mien.
Maître BLAZIUS Rendrez-vous par là ce mariage impossible ?
PERDICAN Je vous répète que je ne demande pas mieux que dépouser Camille. Allez trouver le baron et dites-lui cela.
Maître BLAZIUS Seigneur, je me retire : voilà votre cousine qui vient de ce côté. (Il sort. Entre Camille.)
PERDICAN Déjà levée, cousine ? Jen suis toujours pour ce que je tai dit hier ; tu es jolie comme un cur.
CAMILLE Parlons sérieusement, Perdican. Votre père veut nous marier. Je ne sais ce que vous en pensez ; mais je crois bien faire en vous prévenant que mon parti est pris là-dessus.
PERDICAN Tant pis pour moi si je vous déplais.
CAMILLE Pas plus quun autre ; je ne veux pas me marier : il ny a rien là dont votre orgueil puisse souffrir.
PERDICAN Lorgueil nest pas mon fait ; je nen estime ni les joies, ni les peines.
CAMILLE Je suis venue ici pour recueillir le bien de ma mère ; je retourne demain au couvent.
PERDICAN Il y a de la franchise dans ta démarche ; touche là et soyons bons amis.
CAMILLE Je naime pas les attouchements.
PERDICAN, lui prenant la main Donne-moi ta main, Camille, je ten prie. Que crains-tu de moi ? Tu ne veux pas quon nous marie ? eh bien ! ne nous marions pas ; est-ce une raison pour nous haïr ? ne sommes-nous pas le frère et la sur ? Lorsque ta mère a ordonné ce mariage dans son testament, elle a voulu que notre amitié fût éternelle, voilà tout ce quelle a voulu. Pourquoi nous marier ? voilà ta main et voilà la mienne ; et pour quelles restent unies ainsi jusquau dernier soupir, crois-tu quil nous faille un prêtre ? Nous navons besoin que de Dieu.
CAMILLE Je suis bien aise que mon refus vous soit indifférent.
PERDICAN Il ne mest point indifférent, Camille. Ton amour meût donné la vie, mais ton amitié men consolera. Ne quitte pas le château demain ; hier, tu as refusé de faire un tour de jardin, parce que tu voyais en moi un mari dont tu ne voulais pas. Reste ici quelques jours, laisse-moi espérer que notre vie passée nest pas morte à jamais dans ton cur.
CAMILLE Je suis obligée de partir.
PERDICAN Pourquoi ?
CAMILLE Cest mon secret.
PERDICAN En aimes-tu un autre que moi ?
CAMILLE Non ; mais je veux partir.
PERDICAN Irrévocablement ?
CAMILLE Oui, irrévocablement.
PERDICAN Eh bien ! adieu. Jaurais voulu masseoir avec toi sous les marronniers du petit bois et causer de bonne amitié une heure ou deux. Mais si cela te déplait, nen parlons plus ; adieu, mon enfant. (Il sort.)
CAMILLE, à dame Pluche qui entre Dame Pluche, tout est-il prêt ? Partirons-nous demain ? Mon tuteur a-t-il fini ses comptes ?
Dame PLUCHE Oui, chère colombe sans tache. Le baron ma traitée de pécore hier soir, et je suis enchantée de partir.
CAMILLE Tenez, voilà un mot décrit que vous porterez avant dîner, de ma part, à mon cousin Perdican.
Dame PLUCHE Seigneur mon Dieu ! est-ce possible ? Vous écrivez un billet à un homme ?
CAMILLE Ne dois-je pas être sa femme ? je puis bien écrire à mon fiancé.
Dame PLUCHE Le seigneur Perdican sort dici. Que pouvez-vous lui écrire ? Votre fiancé, miséricorde ! Serait-il vrai que vous oubliez Jésus ?
CAMILLE Faites ce que je vous dis, et disposez tout pour notre départ. (Elles sortent.)
La salle à manger. On met le couvert.
Entre Maître Bridaine.
Maître BRIDAINE Cela est certain, on lui donnera encore aujourdhui la place dhonneur. Cette chaise que jai occupée si longtemps à la droite du baron sera la proie du gouverneur. O malheureux que je suis ! Un âne bâté, un ivrogne sans pudeur, me relègue au bas bout de la table ! Le majordome lui versera le premier verre de Malaga, et lorsque les plats arriveront à moi, ils seront à moitié froids, et les meilleurs morceaux déjà avalés ; il ne restera plus autour des perdreaux ni choux ni carottes. O sainte Église catholique ! Quon lui ait donné cette place hier, cela se concevait ; il venait darriver ; cétait la première fois, depuis nombre dannées, quil sasseyait à cette table. Dieu ! comme il dévorait ! Non, rien ne me restera que des os et des pattes de poulet. Je ne souffrirai pas cet affront. Adieu, vénérable fauteuil où je me suis renversé tant de fois gorgé de mets succulents ! Adieu, bouteilles cachetées, fumet sans pareil de venaisons cuites à point ! Adieu, table splendide, noble salle à manger, je ne dirai plus le bénédicité ! je retourne à ma cure ; on ne me verra pas confondu parmi la foule des convives, et jaime mieux, comme César, être le premier au village que le second dans Rome. (Il sort.)
Un champ devant une petite maison.
Entrent Rosette et Perdican.
PERDICAN Puisque ta mère ny est pas, viens faire un tour de promenade.
ROSETTE Croyez-vous que cela me fasse du bien, tous ces baisers que vous me donnez ?
PERDICAN Quel mal y trouves-tu ? Je tembrasserais devant ta mère. Nes-tu pas la sur de Camille ? ne suis-je pas ton frère comme le sien ?
ROSETTE Des mots sont des mots et des baisers sont des baisers. Je nai guère desprit, et je men aperçois bien sitôt que je veux dire quelque chose. Les belles dames savent leur affaire, selon quon leur baise la main droite ou la main gauche ; leurs pères les embrassent sur le front, leurs frères sur la joue, leurs amoureux sur les lèvres ; moi, tout le monde membrasse sur les deux joues, et cela me chagrine.
PERDICAN Que tu es jolie, mon enfant !
ROSETTE Il ne faut pas non plus vous fâcher pour cela. Comme vous paraissez triste ce matin ! Votre mariage est donc manqué ?
PERDICAN Les paysans de ton village se souviennent de mavoir aimé ; les chiens de la basse-cour et les arbres du bois sen souviennent aussi ; mais Camille ne sen souvient pas. Et toi, Rosette, à quand le mariage ?
ROSETTE Ne parlons pas de cela, voulez-vous ? Parlons du temps quil fait, de ces fleurs que voilà, de vos chevaux et de mes bonnets.
PERDICAN De tout ce qui te plaira, de tout ce qui peut passer sur tes lèvres sans leur ôter ce sourire céleste que je respecte plus que ma vie. (Il lembrasse.)
ROSETTE Vous respectez mon sourire, mais vous ne respectez guère mes lèvres, à ce quil me semble. Regardez donc ; voilà une goutte de pluie qui me tombe sur la main, et cependant le ciel est pur.
PERDICAN Pardonne-moi.
ROSETTE Que vous ai-je fait pour que vous pleuriez ? (Ils sortent.)
Au château.
Entrent Maitre Blazius et Le Baron.
Maître BLAZIUS Seigneur, jai une chose singulière à vous dire. Tout à lheure, jétais par hasard dans loffice, je veux dire dans la galerie : quaurais-je été faire dans loffice ? Jétais donc dans la galerie. Javais trouvé par accident une bouteille, je veux dire une carafe deau : comment aurais-je trouvé une bouteille dans la galerie ? Jétais donc en train de boire un coup de vin, je veux dire un verre deau, pour passer le temps, et je regardais par la fenêtre, entre deux vases de fleurs qui me paraissaient dun goût moderne, bien quils soient imités de létrusque...
Le BARON Quelle insupportable manière de parler vous avez adoptée, Blazius ! Vos discours sont inexplicables.
Maître BLAZIUS Écoutez-moi, seigneur, prêtez-moi un moment dattention. Je regardais donc par la fenêtre. Ne vous impatientez pas, au nom du ciel ! il y va de lhonneur de la famille.
Le BARON De la famille ! Voilà qui est incompréhensible. De lhonneur de la famille, Blazius ! Savez-vous que nous sommes trente-sept mâles, et presque autant de femmes, tant à Paris quen province ?
Maître BLAZIUS Permettez-moi de continuer. Tandis que je buvais un coup de vin, je veux dire un verre deau, pour chasser la digestion tardive, imaginez que jai vu passer sous la fenêtre dame Pluche hors dhaleine.
Le BARON Pourquoi hors dhaleine, Blazius ? Ceci est insolite.
Maître BLAZIUS Et à côté delle, rouge de colère, votre nièce Camille.
Le BARON Qui était rouge de colère, ma nièce, ou dame Pluche ?
Maître BLAZIUS Votre nièce, seigneur.
Le BARON Ma nièce rouge de colère ! Cela est inouï ! Et comment savez-vous que cétait de colère ? Elle pouvait être rouge pour mille raisons ; elle avait sans doute poursuivi quelques papillons dans mon parterre.
Maître BLAZIUS Je ne puis rien affirmer là-dessus ; cela se peut ; mais elle sécriait avec force : Allez-y ! trouvez-le ! faites ce quon vous dit ! vous êtes une sotte ! je le veux ! Et elle frappait avec son éventail sur le coude de dame Pluche, qui faisait un soubresaut dans la luzerne à chaque exclamation.
Le BARON Dans la luzerne ?... Et que répondait la gouvernante aux extravagances de ma nièce ? car cette conduite mérite dêtre qualifiée ainsi.
Maître BLAZIUS La gouvernante répondait : je ne veux pas y aller ! je ne lai pas trouvé ! Il fait la cour aux filles du village, à des gardeuses de dindons ! je suis trop vieille pour commencer à porter des messages damour ; grâce à Dieu, jai vécu les mains pures jusquici et tout en parlant elle froissait dans ses mains un petit papier plié en quatre.
Le BARON Je ny comprends rien ; mes idées sembrouillent tout à fait. Quelle raison pouvait avoir dame Pluche pour froisser un papier plié en quatre en faisant des soubresauts dans une luzerne ? Je ne puis ajouter foi à de pareilles monstruosités.
Maître BLAZIUS Ne comprenez-vous pas clairement, seigneur, ce que cela signifiait ?
Le BARON Non, en vérité, non, mon ami, je ny comprends absolument rien. Tout cela me paraît une conduite désordonnée, il est vrai, mais sans motif comme sans excuse.
Maître BLAZIUS Cela veut dire que votre nièce a une correspondance secrète.
Le BARON Que dites-vous ? Songez-vous de qui vous parlez ? Pesez vos paroles, monsieur labbé.
Maître BLAZIUS Je les pèserais dans la balance céleste qui doit peser mon âme au jugement dernier, que je ny trouverais pas un mot qui sente la fausse monnaie. Votre nièce a une correspondance secrète.
Le BARON Mais songez donc, mon ami, que cela est impossible.
Maître BLAZIUS Pourquoi aurait-elle chargé sa gouvernante dune lettre ? Pourquoi aurait-elle crié : - Trouvez-le ! tandis que lautre boudait et rechignait ?
Le BARON Et à qui était adressée cette lettre ?
Maître BLAZIUS Voilà précisément le hic, Monseigneur, hic jacet lepus. À qui était adressée cette lettre ? à un homme qui fait la cour à une gardeuse de dindons. Or, un homme qui recherche en public une gardeuse de dindons peut être soupçonné violemment dêtre né pour les garder lui-même. Cependant il est impossible que votre nièce, avec léducation quelle a reçue, soit éprise dun tel homme ; voilà ce que je dis, et ce qui fait que je ny comprends rien non plus que vous, révérence parler.
Le BARON Ô ciel ! ma nièce ma déclaré ce matin même quelle refusait son cousin Perdican. Aimerait-elle un gardeur de dindons ? Passons dans mon cabinet ; jai éprouvé depuis hier des secousses si violentes, que je ne puis rassembler mes idées. (Ils sortent.)
Une fontaine dans un bois.
Entre Perdican lisant un billet
PERDICAN "Trouvez-vous à midi à la petite fontaine." Que veut dire cela ? tant de froideur, un refus si positif, si cruel, un orgueil si insensible, et un rendez-vous pardessus tout ? Si cest pour me parler daffaires, pourquoi choisir un pareil endroit ? Est-ce une coquetterie ? Ce matin, en me promenant avec Rosette, jai entendu remuer dans les broussailles, et il ma semblé que cétait un pas de biche. Y a-t-il ici quelque intrigue ? (Entre Camille.)
CAMILLE Bonjour, cousin ; jai cru mapercevoir, à tort ou à raison, que vous me quittiez tristement ce matin. Vous mavez pris la main malgré moi, je viens vous demander de me donner la vôtre. Je vous ai refusé un baiser, le voilà. (Elle lembrasse.) Maintenant, vous mavez dit que vous seriez bien aise de causer de bonne amitié. Asseyez-vous là, et causons. (Elle sassoit.)
PERDICAN Avais-je fait un rêve, ou en fais-je un autre en ce moment ?
CAMILLE Vous avez trouvé singulier de recevoir un billet de moi, nest-ce pas ? je suis dhumeur changeante ; mais vous mavez dit ce matin un mot très juste : "Puisque nous nous quittons, quittons-nous bons amis." Vous ne savez pas la raison pour laquelle je pars, et je viens vous la dire : je vais prendre le voile.
PERDICAN Est-ce possible ? Est-ce toi, Camille, que je vois dans cette fontaine, assise sur les marguerites, comme aux jours dautrefois ?
CAMILLE Oui, Perdican, cest moi. Je viens revivre un quart dheure de la vie passée. Je vous ai paru brusque et hautaine ; cela est tout simple, jai renoncé au monde. Cependant, avant de le quitter, je serais bien aise davoir votre avis. Trouvez-vous que jaie raison de me faire religieuse ?
PERDICAN Ne minterrogez pas là-dessus, car je ne me ferai jamais moine.
CAMILLE Depuis près de dix ans que nous avons vécu éloignés lun de lautre, vous avez commencé lexpérience de la vie. Je sais quel homme vous êtes, et vous devez avoir beaucoup appris en peu de temps avec un cur et un esprit comme les vôtres. Dites-moi, avez-vous eu des maîtresses ?
PERDICAN Pourquoi cela ?
CAMILLE Répondez-moi, je vous en prie, sans modestie et sans fatuité.
PERDICAN Jen ai eu.
CAMILLE Les avez-vous aimées ?
PERDICAN De tout mon cur.
CAMILLE Où sont-elles maintenant ? Le savez-vous ?
PERDICAN Voilà, en vérité, des questions singulières. Que voulez-vous que je vous dise ? Je ne suis ni leur mari ni leur frère ; elles sont allées où bon leur a semblé.
CAMILLE Il doit nécessairement y en avoir une que vous ayez préférée aux autres. Combien de temps avez-vous aimé celle que vous avez aimée le mieux ?
PERDICAN Tu es une drôle de fille ! Veux-tu te faire mon confesseur ?
CAMILLE Cest une grâce que je vous demande, de me répondre sincèrement. Vous nêtes point un libertin, et je crois que votre cur a de la probité. Vous avez dû inspirer lamour, car vous le méritez, et vous ne vous seriez pas livré à un caprice. Répondez-moi, je vous en prie.
PERDICAN Ma foi, je ne men souviens pas.
CAMILLE Connaissez-vous un homme qui nait aimé quune femme ?
PERDICAN Il y en a certainement.
CAMILLE Est-ce un de vos amis ? Dites-moi son nom.
PERDICAN Je nai pas de nom à vous dire ; mais je crois quil y a des hommes capables de naimer quune fois.
CAMILLE Combien de fois un honnête homme peut-il aimer ?
PERDICAN Veux-tu me faire réciter une litanie, ou récites-tu toi-même un catéchisme ?
CAMILLE Je voudrais minstruire, et savoir si jai tort ou raison de me faire religieuse. Si je vous épousais, ne devriez-vous pas répondre avec franchise à toutes mes questions, et me montrer votre cur à nu ? Je vous estime beaucoup, et je vous crois, par votre éducation et par votre nature, supérieur à beaucoup dautres hommes. Je suis fâchée que vous ne vous souveniez plus de ce que je vous demande ; peut-être en vous connaissant mieux je menhardirais.
PERDICAN Où veux-tu en venir ? parle ; - je répondrai.
CAMILLE Répondez donc à ma première question. Ai-je raison de rester au couvent ?
PERDICAN Non.
CAMILLE Je ferais donc mieux de vous épouser ?
PERDICAN Oui.
CAMILLE Si le curé de votre paroisse soufflait sur un verre deau, et vous disait que cest un verre de vin, le boiriez-vous comme tel ?
PERDICAN Non.
CAMILLE Si le curé de votre paroisse soufflait sur vous, et me disait que vous maimerez toute votre vie, aurais-je raison de le croire ?
PERDICAN Oui et non.
CAMILLE Que me conseilleriez-vous de faire le jour où je verrais que vous ne maimez plus ?
PERDICAN De prendre un amant.
CAMILLE Que ferai-je ensuite le jour où mon amant ne maimera plus ?
PERDICAN Tu en prendras un autre.
CAMILLE Combien de temps cela durera-t-il ?
PERDICAN Jusquà ce que tes cheveux soient gris, et alors les miens seront blancs.
CAMILLE Savez-vous ce que cest que les cloîtres, Perdican ? Vous êtes-vous jamais assis un jour entier sur le banc dun monastère de femmes ?
PERDICAN Oui ; je my suis assis.
CAMILLE Jai pour amie une sur qui na que trente ans, et qui a eu cinq cent mille livres de revenu à lâge de quinze ans. Cest la plus belle et la plus noble créature qui ait marché sur terre. Elle était pairesse du parlement, et avait pour mari un des hommes les plus distingués de France. Aucune des nobles facultés humaines nétait restée sans culture en elle ; et, comme un arbrisseau dune sève choisie, tous ses bourgeons avaient donné des ramures. Jamais lamour et le bonheur ne poseront leur couronne fleurie sur un front plus beau ; son mari la trompée ; elle a aimé un autre homme et elle se meurt de désespoir.
PERDICAN Cela est possible.
CAMILLE Nous habitons la même cellule, et jai passé des nuits entières à parler de ses malheurs ; ils sont presque devenus les miens ; cela est singulier, nest-ce pas ? Je ne sais trop comment cela se fait. Quand elle me parlait de son mariage, quand elle me peignait dabord livresse des premiers jours, puis la tranquillité des autres, et comme enfin tout sétait envolé ; comme elle était assise le soir au coin du feu, et lui auprès de la fenêtre, sans se dire un seul mot ; comme leur amour avait langui, et comme tous les efforts pour se rapprocher naboutissaient quà des querelles ; comme une figure étrangère est venue peu à peu se placer entre eux et se glisser dans leurs souffrances, cétait moi que je voyais agir tandis quelle parlait. Quand elle disait : "Là, jai été heureuse", mon cur bondissait ; et quand elle ajoutait : "Là, jai pleuré", mes larmes coulaient. Mais figurez-vous quelque chose de plus singulier encore ; javais fini par me créer une vie imaginaire ; cela a duré quatre ans ; il est inutile de vous dire par combien de réflexions, de retours sur moi-même, tout cela est venu. Ce que je voulais vous raconter comme une curiosité, cest que tous les récits de Louise, toutes les fictions de mes rêves portaient votre ressemblance.
PERDICAN Ma ressemblance, à moi ?
CAMILLE Oui, et cela est naturel : vous étiez le seul homme que jeusse connu. En vérité, je vous ai aimé, Perdican.
PERDICAN Quel âge as-tu, Camille ?
CAMILLE Dix-huit ans.
PERDICAN Continue, continue ; jécoute.
CAMILLE Il y a deux cents femmes dans notre couvent ; un petit nombre de ces femmes ne connaîtra jamais la vie, et tout le reste attend la mort. Plus dune parmi elles sont sorties du monastère comme jen sors aujourdhui, vierges et pleines despérances. Elles sont revenues peu de temps après, vieilles et désolées. Tous les jours il en meurt dans nos dortoirs, et tous les jours il en vient de nouvelles prendre la place des mortes sur les matelas de crin. Les étrangers qui nous visitent admirent le calme et lordre de la maison ; ils regardent attentivement la blancheur de nos voiles ; mais ils se demandent pourquoi nous les rabaissons sur nos yeux. Que pensez-vous de ces femmes, Perdican ? Ont-elles tort, ou ont-elles raison ?
PERDICAN Je nen sais rien.
CAMILLE Il sen est trouvé quelques-unes qui me conseillent de rester vierge. Je suis bien aise de vous consulter. Croyez-vous que ces femmes-là auraient mieux fait de prendre un amant et de me conseiller den faire autant ?
PERDICAN Je nen sais rien.
CAMILLE Vous aviez promis de me répondre.
PERDICAN Jen suis dispensé tout naturellement ; je ne crois pas que ce soit toi qui parles.
CAMILLE Cela se peut, il doit y avoir dans toutes mes idées des choses très ridicules. Il se peut bien quon mait fait la leçon, et que je ne sois quun perroquet mal appris. Il y a dans la galerie un petit tableau qui représente un moine courbé sur un missel ; à travers les barreaux obscurs de sa cellule glisse un faible rayon de soleil, et on aperçoit une locanda italienne, devant laquelle danse un chevrier. Lequel de ces deux hommes estimez-vous davantage ?
PERDICAN Ni lun ni lautre et tous les deux. Ce sont deux hommes de chair et dos ; il y en a un qui lit et un autre qui danse ; je ny vois pas autre chose. Tu as raison de te faire religieuse.
CAMILLE Vous me disiez non tout à lheure.
PERDICAN Ai-je dit non ? Cela est possible.
CAMILLE Ainsi vous me le conseillez ?
PERDICAN Ainsi tu ne crois à rien ?
CAMILLE Lève la tête, Perdican ! quel est lhomme qui ne croit à rien ?
PERDICAN, se levant En voilà un ; je ne crois pas à la vie immortelle. - Ma sur chérie, les religieuses tont donné leur expérience ; mais, crois-moi, ce nest pas la tienne ; tu ne mourras pas sans aimer.
CAMILLE Je veux aimer, mais je ne veux pas souffrir ; je veux aimer dun amour éternel, et faire des serments qui ne se violent pas. Voilà mon amant. (Elle montre son crucifix).
PERDICAN Cet amant-là nexclut pas les autres.
CAMILLE Pour moi, du moins, il les exclura. Ne souriez pas, Perdican ! Il y a dix ans que je ne vous ai vu, et je pars demain. Dans dix autres années, si nous nous revoyons, nous en reparlerons. Jai voulu ne pas rester dans votre souvenir comme une froide statue ; car linsensibilité mène au point où jen suis. Ecoutez-moi ; retournez à la vie, et tant que vous serez heureux, tant que vous aimerez comme on peut aimer sur la terre, oubliez votre sur Camille ; mais sil vous arrive jamais dêtre oublié ou doublier vous-même, si lange de lespérance vous abandonne, lorsque vous serez seul avec le vide dans le cur, pensez à moi qui prierai pour vous.
PERDICAN Tu es une orgueilleuse ; prends garde à toi.
CAMILLE Pourquoi ?
PERDICAN Tu as dix-huit ans, et tu ne crois pas à lamour ?
CAMILLE Y croyez-vous, vous qui parlez ? Vous voilà courbé près de moi avec des genoux qui se sont usés sur les tapis de vos maîtresses, et vous nen savez plus le nom. Vous avez pleuré des larmes de joie et des larmes de désespoir ; mais vous saviez que leau des sources est plus constante que vos larmes, et quelle serait toujours là pour laver vos paupières gonflées. Vous faites votre métier de jeune homme, et vous souriez quand on vous parle de femmes désolées ; vous ne croyez pas quon puisse mourir damour, vous qui vivez et qui avez aimé. Quest-ce donc que le monde ? Il me semble que vous devez cordialement mépriser les femmes qui vous prennent tel que vous êtes, et qui chassent leur dernier amant pour vous attirer dans leurs bras avec les baisers dune autre sur les lèvres. Je vous demandais tout à lheure si vous aviez aimé ; vous mavez répondu comme un voyageur à qui lon demanderait sil a été en Italie ou en Allemagne, et qui dirait : Oui, jy ai été ; puis qui penserait à aller en Suisse, ou dans le premier pays venu. Est-ce donc une monnaie que votre amour, pour quil puisse passer ainsi de mains en mains jusquà la mort ? Non, ce nest pas même une monnaie ; car la plus mince pièce dor vaut mieux que vous, et dans quelques mains quelle passe elle garde son effigie.
PERDICAN Que tu es belle, Camille, lorsque tes yeux saniment !
CAMILLE Oui, je suis belle, je le sais. Les complimenteurs ne mapprendront rien ; la froide nonne qui coupera mes cheveux pâlira peut-être de sa mutilation ; mais ils ne se changeront pas en bagues et en chaînes pour courir les boudoirs ; il nen manquera pas un seul sur ma tête lorsque le fer y passera ; je ne veux quun coup de ciseau, et quand le prêtre qui me bénira me mettra au doigt lanneau dor de mon époux céleste, la mèche de cheveux que je lui donnerai pourra lui servir de manteau.
PERDICAN Tu es en colère, en vérité.
CAMILLE Jai eu tort de parler ; jai ma vie entière sur les lèvres. Ô Perdican ! ne raillez pas ; tout cela est triste à mourir.
PERDICAN Pauvre enfant, je te laisse dire, et jai bien envie de te répondre un mot. Tu me parles dune religieuse qui me paraît avoir eu sur toi une influence funeste ; tu dis quelle a été trompée, quelle a trompé elle-même, et quelle est désespérée. Es-tu sûre que si son mari ou son amant revenait lui tendre la main à travers la grille du parloir, elle ne lui tendrait pas la sienne ?
CAMILLE Quest-ce que vous dites ? Jai mal entendu.
PERDICAN Es-tu sûre que si son mari ou son amant revenait lui dire de souffrir encore, elle répondrait non ?
CAMILLE Je le crois.
PERDICAN Il y a deux cents femmes dans ton monastère, et la plupart ont au fond du cur des blessures profondes ; elles te les ont fait toucher ; et elles ont coloré ta pensée virginale des gouttes de leur sang. Elles ont vécu, nest-ce pas ? et elles tont montré avec horreur la route de leur vie ; tu tes signée devant leurs cicatrices, comme devant les plaies de Jésus ; elles tont fait une place dans leurs processions lugubres, et tu te serres contre ces corps décharnés avec une crainte religieuse, lorsque tu vois passer un homme. Es-tu sûre que si lhomme qui passe était celui qui les a trompées, celui pour qui elles pleurent et elles souffrent, celui quelles maudissent en priant Dieu, es-tu sûre quen le voyant elles ne briseraient pas leurs chaînes pour courir à leurs malheurs passés, et pour presser leurs poitrines sanglantes sur le poignard qui les a meurtries ? Ô mon enfant ! sais-tu les rêves de ces femmes qui te disent de ne pas rêver ? Sais-tu quel nom elles murmurent quand les sanglots qui sortent de leurs lèvres font trembler lhostie quon leur présente ? Elles qui sassoient près de toi avec leurs têtes branlantes pour verser dans ton oreille leur vieillesse flétrie, elles qui sonnent dans les ruines de ta jeunesse le tocsin de leur désespoir, et qui font sentir à ton sang vermeil la fraîcheur de leurs tombes, sais-tu qui elles sont ?
CAMILLE Vous me faites peur ; la colère vous prend aussi.
PERDICAN Sais-tu ce que cest que des nonnes, malheureuse fille ? Elles qui te représentent lamour des hommes comme un mensonge, savent-elles quil y a pis encore, le mensonge de lamour divin ? Savent-elles que cest un crime quelles font, de venir chuchoter à une vierge des paroles de femme ? Ah ! comme elles tont fait la leçon ! Comme javais prévu tout cela quand tu tes arrêtée devant le portrait de notre vieille tante ! Tu voulais partir sans me serrer la main ; tu ne voulais revoir ni ce bois, ni cette pauvre petite fontaine qui nous regarde tout en larmes ; tu reniais les jours de ton enfance ; et le masque de plâtre que les nonnes tont plaqué sur les joues me refusait un baiser de frère ; mais ton cur a battu ; il a oublié sa leçon, lui qui ne sait pas lire, et tu es revenue tasseoir sur lherbe où nous voilà. Eh bien ! Camille, ces femmes ont bien parlé ; elles tont mise dans le vrai chemin ; il pourra men coûter le bonheur de ma vie ; mais dis-leur cela de ma part : le ciel nest pas pour elles.
CAMILLE Ni pour moi, nest-ce pas ?
PERDICAN Adieu, Camille, retourne à ton couvent, et lorsquon te fera de ces récits hideux qui tont empoisonnée, réponds ce que je vais te dire : Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux et lâches, méprisables et sensuels ; toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses curieuses et dépravées ; le monde nest quun égout sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange ; mais il y a au monde une chose sainte et sublime, cest lunion de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux. On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière ; et on se dit : "Jai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais jai aimé. Cest moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui." (Il sort.)
Devant le château.
Entrent Le Baron et Maitre Blazius.
Le BARON Indépendamment de votre ivrognerie, vous êtes un bélître, maître Blazius. Mes valets vous voient entrer furtivement dans loffice, et quand vous êtes convaincu davoir volé mes bouteilles de la manière la plus pitoyable, vous croyez vous justifier en accusant ma nièce dune correspondance secrète.
Maître BLAZIUS Mais, Monseigneur, veuillez vous rappeler...
Le BARON Sortez, monsieur labbé, et ne reparaissez jamais devant moi ! il est déraisonnable dagir comme vous le faites, et ma gravité moblige à ne vous pardonner de ma vie. (Il sort ; maître Blazius le suit. Entre Perdican.)
PERDICAN Je voudrais bien savoir si je suis amoureux. Dun côté, cette manière dinterroger est tant soit peu cavalière, pour une fille de dix-huit ans ; dun autre, les idées que ces nonnes lui ont fourrées dans la tête auront de la peine à se corriger. De plus, elle doit partir aujourdhui. Diable ! je laime, cela est sûr. Après tout, qui sait ? peut-être elle répétait une leçon, et dailleurs il est clair quelle ne se soucie pas de moi. Dune autre part, elle a beau être jolie, cela nempêche pas quelle nait des manières beaucoup trop décidées, et un ton trop brusque. Je nai quà ny plus penser ; il est clair que je ne laime pas. Cela est certain quelle est jolie ; mais pourquoi cette conversation dhier ne veut-elle pas me sortir de la tête ? En vérité, jai passé la nuit à radoter. Où vais-je donc ? - Ah ! je vais au village. (Il sort.)
Un chemin.
Entre Maitre Bridaine.
Maître BRIDAINE Que font-ils maintenant ? Hélas ! voilà midi. - Ils sont à table. Que mangent-ils ? que ne mangent-ils pas ? Jai vu la cuisinière traverser le village, avec un énorme dindon. Laide portait les truffes, avec un panier de raisin. (Entre MAITRE BLAZIUS.)
Maître BLAZIUS Ô disgrâce imprévue me voilà chassé du château, par conséquent de la salle à manger. Je ne boirai plus le vin de loffice.
Maître BRIDAINE Je ne verrai plus fumer les plats ; je ne chaufferai plus au feu de la noble cheminée mon ventre copieux.
Maître BLAZIUS Pourquoi une fatale curiosité ma-t-elle poussé à écouter le dialogue de dame Pluche et de sa nièce ? Pourquoi ai-je rapporté au baron tout ce que jai vu ?
Maître BRIDAINE Pourquoi un vain orgueil ma-t-il éloigné de ce dîner honorable, où jétais si bien accueilli ? Que mimportait dêtre à droite ou à gauche ?
Maître BLAZIUS Hélas ! jétais gris, il faut en convenir, lorsque jai fait cette folie.
Maître BRIDAINE Hélas ! le vin mavait monté à la tête quand jai commis cette imprudence.
Maître BLAZIUS Il me semble que voilà le curé.
Maître BRIDAINE Cest le gouverneur en personne.
Maître BLAZIUS Oh ! oh ! monsieur le curé, que faites-vous là ?
Maître BRIDAINE Moi ! je vais dîner. Ny venez-vous pas ?
Maître BLAZIUS Pas aujourdhui. Hélas ! maître Bridaine, intercédez pour moi ; le baron ma chassé. Jai accusé faussement mademoiselle Camille davoir une correspondance secrète, et cependant Dieu mest témoin que jai vu ou que jai cru voir dame Pluche dans la luzerne. Je suis perdu, monsieur le curé.
Maître BRIDAINE Que mapprenez-vous là ?
Maître BLAZIUS Hélas ! hélas ! la vérité. Je suis en disgrâce complète pour avoir volé une bouteille.
Maître BRIDAINE Que parlez-vous, messire, de bouteilles volées à propos dune luzerne et dune correspondance ?
Maître BLAZIUS Je vous supplie de plaider ma cause. Je suis honnête, seigneur Bridaine. O digne seigneur Bridaine, je suis votre serviteur !
Maître BRIDAINE, à part Ô fortune ! est-ce un rêve ? je serai donc assis sur toi, ô chaise bienheureuse !
Maître BLAZIUS Je vous serai reconnaissant découter mon histoire, et de vouloir bien mexcuser, brave seigneur, cher curé.
Maître BRIDAINE Cela mest impossible, monsieur, il est midi sonné, et je men vais dîner. Si le baron se plaint de vous, cest votre affaire. Je nintercède point pour un ivrogne. (À part.) Vite, volons à la grille ; et toi, mon ventre, arrondis-toi. (Il sort en courant.)
Maître BLAZIUS seul Misérable Pluche ! cest toi qui payeras pour tous ; oui, cest toi qui es la cause de ma ruine, femme déhontée, vile entremetteuse, cest à toi que je dois cette disgrâce. O sainte université de Paris ! on me traite divrogne ! Je suis perdu si je ne saisis une lettre, et si je ne prouve au baron que sa nièce a une correspondance. Je lai vue ce matin écrire à son bureau. Patience ! voici du nouveau. (Passe dame Pluche portant une lettre.) Pluche, donnez-moi cette lettre.
Dame PLUCHE Que signifie cela ? Cest une lettre de ma maîtresse que je vais mettre à la poste au village.
Maître BLAZIUS Donnez-la moi, ou vous êtes morte.
Dame PLUCHE Moi, morte ! morte, Marie, Jésus, vierge et martyr !
Maître BLAZIUS Oui, morte, Pluche ; donnez-moi ce papier. (Ils se battent. Entre Perdican.)
PERDICAN Quy a-t-il ? Que faites-vous, Blazius ? Pourquoi violenter cette femme ?
Dame PLUCHE Rendez-moi la lettre. Il me la prise, seigneur ; justice !
Maître BLAZIUS Cest une entremetteuse, seigneur. Cette lettre est un billet doux.
Dame PLUCHE Cest une lettre de Camille, seigneur, de votre fiancée.
Maître BLAZIUS Cest un billet doux à un gardeur de dindons.
Dame PLUCHE Tu en as menti, abbé. Apprends cela de moi.
PERDICAN Donnez-moi cette lettre, je ne comprends rien à votre dispute ; mais, en qualité de fiancé de Camille, je marroge le droit de la lire. (Il lit.)
« À la Sur Louise, au couvent de ***. »
(À part.) Quelle maudite curiosité me saisit malgré moi ! Mon cur bat avec force, et je ne sais ce que jéprouve.
Retirez-vous, dame Pluche, vous êtes une digne femme, et maître Blazius est un sot. Allez dîner ; je me charge de mettre cette lettre à la poste. (Sortent maître Blazius et dame Pluche.)
PERDICAN, seul Que ce soit un crime douvrir une lettre, je le sais trop bien pour le faire. Que peut dire Camille à cette sur ? Suis-je donc amoureux ? Quel empire a donc pris sur moi cette singulière fille, pour que les trois mots écrits sur cette adresse me fassent trembler la main ? Cela est singulier ; Blazius, en se débattant avec dame Pluche, a fait sauter le cachet. Est-ce un crime de rompre le pli ? Bon, je ny changerai rien. (Il ouvre la lettre et lit.)
« Je pars aujourdhui, ma chère, et tout est arrivé comme je lavais prévu. Cest une terrible chose ; mais ce pauvre jeune homme a le poignard dans le cur ; il ne se consolera pas de mavoir perdue. Cependant jai fait tout au monde pour le dégoûter de moi. Dieu me pardonnera de lavoir réduit au désespoir par mon refus. Hélas ! ma chère, que pouvais-je y faire ? Priez pour moi ; nous nous reverrons demain et pour toujours. Toute à vous du meilleur de mon âme.
Camille »
Est-il possible ? Camille écrit cela ? Cest de moi quelle parle ainsi. Moi au désespoir de son refus ! Eh ! bon Dieu ! si cela était vrai, on le verrait bien ; quelle honte peut-il y avoir à aimer ? Elle a fait tout au monde pour me dégoûter, dit-elle, et jai le poignard dans le cur ? Quel intérêt peut-elle avoir à inventer un roman pareil ? Cette pensée que javais cette nuit est-elle donc vraie ? O femmes ! cette pauvre Camille a peut-être une grande piété ! cest de bon cur quelle se donne à Dieu, mais elle a résolu et décrété quelle me laisserait au désespoir. Cela était convenu entre les bonnes amies avant de partir du couvent. On a décidé que Camille allait revoir son cousin, quon le lui voudrait faire épouser, quelle refuserait, et que le cousin serait désolé. Cela est si intéressant, une jeune fille qui fait à Dieu le sacrifice du bonheur dun cousin ! Non, non, Camille, je ne taime pas, je ne suis pas au désespoir, je nai pas le poignard dans le cur, et je te le prouverai. Oui, tu sauras que jen aime une autre avant de partir dici. Holà ! brave homme. (Entre un paysan.) Allez au château, dites à la cuisine quon envoie un valet porter à mademoiselle Camille le billet que voici. (Il écrit.)
Le PAYSAN Oui, Monseigneur. (Il sort.)
PERDICAN Maintenant à lautre. Ah ! je suis au désespoir ! Holà ! Rosette, Rosette ! (Il frappe à une porte.)
ROSETTE, ouvrant Cest vous, Monseigneur ! Entrez, ma mère y est.
PERDICAN Mets ton plus beau bonnet, Rosette, et viens avec moi.
ROSETTE Où donc ?
PERDICAN Je te le dirai ; demande la permission à ta mère, mais dépêche-toi.
ROSETTE Oui, Monseigneur. (Elle rentre dans la maison.)
PERDICAN Jai demandé un nouveau rendez-vous à Camille, et je suis sûr quelle y viendra ; mais par le ciel, elle ny trouvera pas ce quelle y comptera trouver. Je veux faire la cour à Rosette devant Camille elle-même.
Le petit bois.
Entrent Camille et Le Paysan.
Le PAYSAN Mademoiselle, je vais au château porter une lettre pour vous ; faut-il que je vous la donne, ou que je la remette à la cuisine, comme me la dit le seigneur Perdican ?
CAMILLE Donne-la moi.
Le PAYSAN Si vous aimez mieux que je la porte au château, ce nest pas la peine de mattarder.
CAMILLE Je te dis de me la donner.
Le PAYSAN Ce qui vous plaira. (Il donne la lettre.)
CAMILLE Tiens, voilà pour ta peine.
Le PAYSAN Grand merci ; je men vais, nest-ce pas ?
CAMILLE Si tu veux.
Le PAYSAN Je men vais, je men vais. (Il sort.)
CAMILLE, lisant Perdican me demande de lui dire adieu, avant de partir, près de la petite fontaine où je lai fait venir hier. Que peut-il avoir à me dire ? Voilà justement la fontaine, et je suis toute portée. Dois-je accorder ce second rendez-vous ? Ah ! (Elle se cache derrière un arbre.) Voilà Perdican qui approche avec Rosette, ma sur de lait. Je suppose quil va la quitter ; je suis bien aise de ne pas avoir lair darriver la première. (Entrent Perdican et Rosette, qui sassoient.)
CAMILLE, cachée, à part Que veut dire cela ? Il la fait asseoir près de lui ? Me demande-t-il un rendez-vous pour y venir causer avec une autre ? je suis curieuse de savoir ce quil lui dit.
PERDICAN, à haute voix, de manière que Camille lentende Je taime, Rosette ! toi seule au monde tu nas rien oublié de nos beaux jours passés ; toi seule tu te souviens de la vie qui nest plus ; prends ta part de ma vie nouvelle ; donne-moi ton cur, chère enfant ; voilà le gage de notre amour. (Il lui pose sa chaîne sur le cou.)
ROSETTE Vous me donnez votre chaîne dor ?
PERDICAN Regarde à présent cette bague. Lève-toi, et approchons-nous de cette fontaine. Nous vois-tu tous les deux, dans la source, appuyés lun sur lautre ? Vois-tu tes beaux yeux près des miens, ta main dans la mienne ? Regarde tout cela seffacer. (Il jette sa bague dans leau.) Regarde comme notre image a disparu ; la voilà qui revient peu à peu ; leau qui sétait troublée reprend son équilibre ; elle tremble encore ; de grands cercles noirs courent à sa surface ; patience, nous reparaissons ; déjà je distingue de nouveau tes bras enlacés dans les miens ; encore une minute, et il ny aura plus une ride sur ton joli visage ; regarde ! cétait une bague que mavait donnée Camille.
CAMILLE, à part Il a jeté ma bague dans leau.
PERDICAN Sais-tu ce que cest que lamour, Rosette ? Ecoute ! le vent se tait ; la pluie du matin roule en perles sur les feuilles séchées que le soleil ranime. Par la lumière du ciel, par le soleil que voilà, je taime ! Tu veux bien de moi, nest-ce pas ? On na pas flétri ta jeunesse ? on na pas infiltré dans ton sang vermeil les restes dun sang affadi ? Tu ne veux pas te faire religieuse ; te voilà jeune et belle dans les bras dun jeune homme. Ô Rosette, Rosette ! sais-tu ce que cest que lamour ?
ROSETTE Hélas ! monsieur le docteur, je vous aimerai comme je pourrai.
PERDICAN Oui, comme tu pourras ; et tu maimeras mieux, tout docteur que je suis et toute paysanne que tu es, que ces pâles statues fabriquées par les nonnes, qui ont la tête à la place du cur, et qui sortent des cloîtres pour venir répandre dans la vie latmosphère humide de leurs cellules ; tu ne sais rien ; tu ne lirais pas dans un livre la prière que ta mère tapprend, comme elle la apprise de sa mère ; tu ne comprends même pas le sens des paroles que tu répètes, quand tu tagenouilles au pied de ton lit ; mais tu comprends bien que tu pries, et cest tout ce quil faut à Dieu.
ROSETTE Comme vous me parlez, Monseigneur !
PERDICAN Tu ne sais pas lire ; mais tu sais ce que disent ces bois et ces prairies, ces tièdes rivières, ces beaux champs couverts de moissons, toute cette nature splendide de jeunesse. Tu reconnais tous ces milliers de frères, et moi pour lun dentre eux ; lève-toi, tu seras ma femme, et nous prendrons racine ensemble dans la sève du monde tout-puissant. (Il sort avec Rosette.)
Entre le Chur.
Le CHUR Il se passe assurément quelque chose détrange au château ; Camille a refusé dépouser Perdican ; elle doit retourner aujourdhui au couvent dont elle est venue. Mais je crois que le seigneur son cousin sest consolé avec Rosette. Hélas ! la pauvre fille ne sait pas quel danger elle court en écoutant les discours dun jeune et galant seigneur.
Dame PLUCHE entrant Vite, vite, quon selle mon âne !
Le CHUR Passerez-vous comme un songe léger, ô vénérable dame ? Allez-vous si promptement enfourcher derechef cette pauvre bête qui est si triste de vous porter ?
Dame PLUCHE Dieu merci, chère canaille, je ne mourrai pas ici.
Le CHUR Mourez au loin, Pluche, ma mie ; mourez inconnue dans un caveau malsain. Nous ferons des vux pour votre respectable résurrection.
Dame PLUCHE Voici ma maîtresse qui savance. (À Camille qui entre.) Chère Camille, tout est prêt pour notre départ ; le baron a rendu ses comptes, et mon âne est bâté.
CAMILLE Allez au diable, vous et votre âne ; je ne partirai pas aujourdhui. (Elle sort.)
Le CHUR Que veut dire ceci ? Dame Pluche est pâle de terreur ; ses faux cheveux tentent de se hérisser, sa poitrine siffle avec force et ses doigts sallongent en se crispant.
Dame PLUCHE Seigneur Jésus ! Camille a juré ! (Elle sort.)
Entrent Le Baron et Maitre Bridaine.
Maître BRIDAINE Seigneur, il faut que je vous parle en particulier. Votre fils fait la cour à une fille du village.
Le BARON Cest absurde, mon ami.
Maître BRIDAINE Je lai vu distinctement passer dans la bruyère en lui donnant le bras ; il se penchait à son oreille et lui promettait de lépouser.
Le BARON Cela est monstrueux.
Maître BRIDAINE Soyez-en convaincu ; il lui a fait un présent considérable, que la petite a montré à sa mère.
Le BARON Ô ciel ! considérable, Bridaine ? En quoi considérable ?
Maître BRIDAINE Pour le poids et pour la conséquence. Cest la chaîne dor quil portait à son bonnet.
Le BARON Passons dans mon cabinet ; je ne sais à quoi men tenir. (Ils sortent.)
La chambre de Camille.
Entrent Camille et Dame Pluche.
CAMILLE Il a pris ma lettre, dites-vous ?
Dame PLUCHE Oui, mon enfant, il sest chargé de la mettre à la poste.
CAMILLE Allez au salon, dame Pluche ; et faites-moi le plaisir de dire à Perdican que je lattends ici. (Dame Pluche sort.)
CAMILLE Il a lu ma lettre, cela est certain ; sa scène du bois est une vengeance, comme son amour pour Rosette. Il a voulu me prouver quil en aimait une autre que moi, et jouer lindifférent malgré son dépit. Est-ce quil maimerait, par hasard ? (Elle lève la tapisserie.) Es-tu là, Rosette ?
ROSETTE, entrant Oui ; puis-je entrer ?
CAMILLE Écoute-moi, mon enfant ; le seigneur Perdican ne te fait-il pas la cour ?
ROSETTE Hélas ! oui.
CAMILLE Que penses-tu de ce quil ta dit ce matin ?
ROSETTE Ce matin ? Où donc ?
CAMILLE Ne fais pas lhypocrite. - Ce matin à la fontaine dans le petit bois.
ROSETTE Vous mavez donc vue ?
CAMILLE Pauvre innocente ! Non, je ne tai pas vue. Il ta fait de beaux discours, nest-ce pas ? Gageons quil ta promis de tépouser.
ROSETTE Comment le savez-vous ?
CAMILLE Quimporte comment je le sais ? Crois-tu à ses promesses, Rosette ?
ROSETTE Comment ny croirais-je pas ? il me tromperait donc ? Pour quoi faire ?
CAMILLE Perdican ne tépousera pas, mon enfant.
ROSETTE Hélas ! je nen sais rien.
CAMILLE Tu laimes, pauvre fille ; il ne tépousera pas, et la preuve, je vais te la donner ; rentre derrière ce rideau, tu nauras quà prêter loreille et à venir quand je tappellerai. (Rosette sort.)
CAMILLE, seule Moi qui croyais faire un acte de vengeance, ferais-je un acte dhumanité ? La pauvre fille a le cur pris. (Entre Perdican.) Bonjour, cousin, asseyez-vous.
PERDICAN Quelle toilette, Camille ! À qui en voulez-vous ?
CAMILLE À vous, peut-être ; je suis fâchée de navoir pu me rendre au rendez-vous que vous mavez demandé ; vous aviez quelque chose à me dire ?
PERDICAN, à part Voilà, sur ma vie, un petit mensonge assez gros, pour un agneau sans tache ; je lai vue derrière un arbre écouter la conversation. (Haut.) Je nai rien à vous dire, quun adieu, Camille ; je croyais que vous partiez ; cependant votre cheval est à lécurie, et vous navez pas lair dêtre en robe de voyage.
CAMILLE Jaime la discussion ; je ne suis pas bien sûre de ne pas avoir eu envie de me quereller encore avec vous.
PERDICAN À quoi sert de se quereller, quand le raccommodement est impossible ? Le plaisir des disputes, cest de faire la paix.
CAMILLE Êtes-vous convaincu que je ne veuille pas la faire ?
PERDICAN Ne raillez pas ; je ne suis pas de force à vous répondre.
CAMILLE Je voudrais quon me fit la cour ; je ne sais si cest que jai une robe neuve, mais jai envie de mamuser. Vous mavez proposé daller au village, allons-y, je veux bien ; mettons-nous en bateau ; jai envie daller dîner sur lherbe, ou de faire une promenade dans la forêt. Fera-t-il clair de lune, ce soir ? Cela est singulier, vous navez plus au doigt la bague que je vous ai donnée.
PERDICAN Je lai perdue.
CAMILLE Cest donc pour cela que je lai trouvée ; tenez, Perdican, la voilà.
PERDICAN Est-ce possible ? Où lavez-vous trouvée ?
CAMILLE Vous regardez si mes mains sont mouillées, nest-ce pas ? En vérité, jai gâté ma robe de couvent pour retirer ce petit hochet denfant de la fontaine. Voilà pourquoi jen ai mis une autre, et, je vous dis, cela ma changée ; mettez donc cela à votre doigt.
PERDICAN Tu as retiré cette bague de leau, Camille, au risque de te précipiter ? Est-ce un songe ? La voilà ; cest toi qui me la mets au doigt ! Ah ! Camille, pourquoi me le rends-tu, ce triste gage dun bonheur qui nest plus ? Parle, coquette et imprudente fille, pourquoi pars-tu ? pourquoi, restes-tu ? Pourquoi dune heure à lautre, changes-tu dapparence et de couleur, comme la pierre de cette bague à chaque rayon de soleil ?
CAMILLE Connaissez-vous le cur des femmes, Perdican ? Êtes-vous sûr de leur inconstance, et savez-vous si elles changent réellement de pensée en changeant quelquefois de langage ? Il y en a qui disent que non. Sans doute, il nous faut souvent jouer un rôle, souvent mentir ; vous voyez que je suis franche ; mais êtes-vous sûr que tout mente dans une femme, lorsque sa langue ment ? Avez-vous bien réfléchi à la nature de cet être faible et violent, à la rigueur avec laquelle on le juge, aux principes quon lui impose ? Et qui sait si, forcée à tromper par le monde, la tête de ce petit être sans cervelle ne peut pas y prendre plaisir, et mentir quelquefois par passe-temps, par folie, comme elle ment par nécessité ?
PERDICAN Je nentends rien à tout cela, et je ne mens jamais. Je taime Camille, voilà tout ce que je sais.
CAMILLE Vous dites que vous maimez, et vous ne mentez jamais ?
PERDICAN Jamais.
CAMILLE En voilà une qui dit pourtant que cela vous arrive quelquefois. (Elle lève la tapisserie, Rosette paraît dans le fond, évanouie sur une chaise.) Que répondrez-vous à cette enfant, Perdican, lorsquelle vous demandera compte de vos paroles ? Si vous ne mentez jamais, doù vient donc quelle sest évanouie en vous entendant me dire que vous maimez ? Je vous laisse avec elle ; tâchez de la faire revenir. (Elle veut sortir.)
PERDICAN Un instant, Camille, écoute-moi.
CAMILLE Que voulez-vous me dire ? cest à Rosette quil faut parler. Je ne vous aime pas, moi ; je nai pas été chercher par dépit cette malheureuse enfant au fond de sa chaumière, pour en faire un appât, un jouet ; je nai pas répété imprudemment devant elle des paroles brûlantes adressées à une autre ; je nai pas feint de jeter au vent pour elle le souvenir dune amitié chérie ; je ne lui ai pas mis ma chaîne au cou ; je ne lui ai pas dit que je lépouserais.
PERDICAN Ecoute-moi, écoute-moi !
CAMILLE Nas-tu pas souri tout à lheure quand je tai dit que je navais pu aller à la fontaine ? Eh bien ! oui, jy étais, et jai tout entendu ; mais, Dieu men est témoin, je ne voudrais pas y avoir parlé comme toi. Que feras-tu de cette fille-là, maintenant, quand elle viendra, avec tes baisers ardents sur les lèvres, te montrer en pleurant la blessure que tu lui as faite ? Tu as voulu te venger de moi, nest-ce pas, et me punir dune lettre écrite à mon couvent ? Tu as voulu me lancer à tout prix quelque trait qui pût matteindre, et tu comptais pour rien que ta flèche empoisonnée traversât cette enfant, pourvu quelle me frappât derrière elle. Je métais vantée de tavoir inspiré quelque amour, de te laisser quelque regret. Cela ta blessé dans ton noble orgueil ? Eh bien ! apprends-le de moi, tu maimes, entends-tu ; mais tu épouseras cette fille, ou tu nes quun lâche !
PERDICAN Oui, je lépouserai.
CAMILLE Et tu feras bien.
PERDICAN Très bien, et beaucoup mieux quen tépousant toi-même. Quy a-t-il, Camille, qui téchauffe si fort ? Cette enfant sest évanouie ; nous la ferons bien revenir, il ne faut pour cela quun flacon de vinaigre ; tu as voulu me prouver que javais menti une fois dans ma vie ; cela est possible, mais je te trouve hardie de décider à quel instant. Viens, aide-moi à secourir Rosette. (Ils sortent.)
Entrent Le Baron et Camille.
Le BARON Si cela se fait, je deviendrai fou.
CAMILLE Employez votre autorité.
Le BARON Je deviendrai fou, et je refuserai mon consentement, voilà qui est certain.
CAMILLE Vous devriez lui parler et lui faire entendre raison.
Le BARON Cela me jettera dans le désespoir pour tout le carnaval, et je ne paraîtrai pas une fois à la Cour. Cest un mariage disproportionné. Jamais on na entendu parler dépouser la sur de lait de sa cousine ; cela passe toute espèce de bornes.
CAMILLE Faites-le appeler, et dites-lui nettement que ce mariage vous déplaît. Croyez-moi, cest une folie, et il ne résistera pas.
Le BARON Je serai vêtu de noir cet hiver ; tenez-le pour assuré.
CAMILLE Mais parlez-lui, au nom du ciel ! Cest un coup de tête quil a fait ; peut-être nest-il déjà plus temps ; sil en a parlé, il le fera.
Le BARON Je vais menfermer pour mabandonner à ma douleur. Dites-lui, sil me demande, que je suis enfermé, et que je mabandonne à ma douleur de le voir épouser une fille sans nom. (Il sort.)
CAMILLE Ne trouverai-je pas ici un homme de cur ? En vérité, quand on en cherche, on est effrayé de sa solitude. (Entre Perdican.) Eh bien, cousin, à quand le mariage ?
PERDICAN Le plus tôt possible ; jai déjà parlé au notaire, au curé, et à tous les paysans.
CAMILLE Vous comptez donc réellement que vous épouserez Rosette ?
PERDICAN Assurément.
CAMILLE Quen dira votre père ?
PERDICAN Tout ce quil voudra ; il me plaît dépouser cette fille ; cest une idée que je vous dois, et je my tiens. Faut-il vous répéter les lieux communs les plus rebattus sur sa naissance et sur la mienne ? Elle est jeune et jolie, et elle maime ; cest plus quil nen faut pour être trois fois heureux. Quelle ait de lesprit ou quelle nen ait pas, jaurais pu trouver pire. On criera et on raillera ; je men lave les mains.
CAMILLE Il ny a rien là de risible ; vous faites très bien de lépouser. Mais je suis fâchée pour vous dune chose cest quon dira que vous lavez fait par dépit.
PERDICAN Vous êtes fâchée de cela ? Oh ! que non.
CAMILLE Si, jen suis vraiment fâchée pour vous. Cela fait du tort à un jeune homme, de ne pouvoir résister à un moment de dépit.
PERDICAN Soyez-en donc fâchée ; quant à moi, cela mest bien égal.
CAMILLE Mais vous ny pensez pas ; cest une fille de rien.
PERDICAN Elle sera donc de quelque chose, lorsquelle sera ma femme.
CAMILLE Elle vous ennuiera avant que le notaire ait mis son habit neuf et ses souliers pour venir ici ; le cur vous lèvera au repas de noces, et le soir de la fête, vous lui ferez couper les mains et les pieds, comme dans les contes arabes, parce quelle sentira le ragoût.
PERDICAN Vous verrez que non. Vous ne me connaissez pas ; quand une femme est douce et sensible, franche, bonne et belle, je suis capable de me contenter de cela, oui, en vérité, jusquà ne pas me soucier de savoir si elle parle latin.
CAMILLE Il est à regretter quon ait dépensé tant dargent pour vous lapprendre ; cest trois mille écus de perdus.
PERDICAN Oui, on aurait mieux fait de les donner aux pauvres.
CAMILLE Ce sera vous qui vous en chargerez, du moins pour les pauvres desprit.
PERDICAN Et ils me donneront en échange le royaume des cieux, car il est à eux.
CAMILLE Combien de temps durera cette plaisanterie ?
PERDICAN Quelle plaisanterie ?
CAMILLE Votre mariage avec Rosette.
PERDICAN Bien peu de temps ; Dieu na pas fait de lhomme une uvre de durée : trente ou quarante ans, tout au plus.
CAMILLE Je suis curieuse de danser à vos noces !
PERDICAN Écoutez-moi, Camille, voilà un ton de persiflage qui est hors de propos.
CAMILLE Il me plaît trop pour que je le quitte.
PERDICAN Je vous quitte donc vous-même ; car jen ai tout à lheure assez.
CAMILLE Allez-vous chez votre épousée ?
PERDICAN Oui, jy vais de ce pas.
CAMILLE Donnez-moi donc le bras, jy vais aussi. (Entre Rosette.)
PERDICAN Te voilà mon enfant ! Viens, je veux te présenter à mon père.
ROSETTE, se mettant à genoux Monseigneur, je viens vous demander une grâce. Tous les gens du village à qui jai parlé ce matin mont dit que vous aimiez votre cousine, et que vous ne mavez fait la cour que pour vous divertir tous deux ; on se moque de moi quand je passe, et je ne pourrai plus trouver de mari dans le pays, après avoir servi de risée à tout le monde. Permettez-moi de vous rendre le collier que vous mavez donné, et de vivre en paix chez ma mère.
CAMILLE Tu es une bonne fille, Rosette ; garde ce collier, cest moi qui te le donne, et mon cousin prendra le mien à la place. Quant à un mari, nen sois pas embarrassée, je me charge de ten trouver un.
PERDICAN Cela nest pas difficile, en effet. Allons, Rosette, viens, que je te mène à mon père.
CAMILLE Pourquoi ? Cela est inutile.
PERDICAN Oui, vous avez raison, mon père nous recevrait mal ; il faut laisser passer le premier moment de surprise quil a éprouvée. Viens avec moi, nous retournerons sur la place. Je trouve plaisant quon dise que je ne taime pas quand je tépouse. Pardieu ! nous les ferons bien taire. (Il sort avec Rosette.)
CAMILLE Que se passe-t-il donc en moi ? Il lemmène dun air bien tranquille. Cela est singulier ; il me semble que la tête me tourne. Est-ce quil lépouserait tout de bon ? Holà ! dame Pluche, dame Pluche ! Ny a-t-il donc personne ici ? (Entre un valet.) Courez après le seigneur Perdican ; dites-lui vite quil remonte ici, jai à lui parler. (Le valet sort.) Mais quest-ce donc que tout cela ? Je nen puis plus, mes pieds refusent de ne soutenir. (Entre Perdican.)
PERDICAN Vous mavez demandé, Camille ?
CAMILLE Non, non. -
PERDICAN En vérité, vous voilà pâle ; quavez-vous à me dire ? Vous mavez fait rappeler pour me parler ?
CAMILLE Non, non. Ô Seigneur Dieu ! (Elle sort.)
Un oratoire.
Entre Camille ; elle se jette au pied de lautel.
CAMILLE Mavez-vous abandonnée, ô mon Dieu ? Vous le savez, lorsque je suis venue, javais juré de vous être fidèle, quand jai refusé de devenir lépouse dun autre que vous, jai cru parler sincèrement devant vous et ma conscience ; vous le savez, mon père, ne voulez-vous donc plus de moi ? Oh ! pourquoi faites-vous mentir la vérité elle-même ? Pourquoi suis-je si faible ? Ah ! malheureuse, je ne puis plus prier ! (Entre Perdican.)
PERDICAN Orgueil, le plus fatal des conseillers humains, ques-tu venu faire entre cette fille et moi ? La voilà pâle et effrayée, qui presse sur les dalles insensibles son cur et son visage. Elle aurait pu maimer, et nous étions nés lun pour lautre ; ques-tu venu faire sur nos lèvres, orgueil, lorsque nos mains allaient se joindre ?
CAMILLE Qui ma suivie ? Qui parle sous cette voûte ? Est-ce toi, Perdican ?
PERDICAN Insensés que nous sommes ! nous nous aimons. Quel songe avons-nous fait, Camille ? Quelles vaines paroles, quelles misérables folies ont passé comme un vent funeste entre nous deux ? Lequel de nous a voulu tromper lautre ? Hélas ! cette vie est elle-même un si pénible rêve : pourquoi encore y mêler les nôtres ? Ô mon Dieu ! le bonheur est une perle si rare dans cet océan dici-bas ! Tu nous lavais donné, pêcheur céleste, tu lavais tiré pour nous des profondeurs de labîme, cet inestimable joyau ; et nous, comme des enfants gâtés que nous sommes, nous en avons fait un jouet. Le vert sentier qui nous amenait lun vers lautre avait une pente si douce, il était entouré de buissons si fleuris, il se perdait dans un si tranquille horizon ! Il a bien fallu que la vanité, le bavardage et la colère vinssent jeter leurs rochers informes sur cette route céleste, qui nous aurait conduits à toi dans un baiser ! Il a bien fallu que nous nous fissions du mal, car nous sommes des hommes. Ô insensés ! nous nous aimons. (Il la prend dans ses bras.)
CAMILLE Oui, nous nous aimons, Perdican ; laisse-moi le sentir sur ton cur. Ce Dieu qui nous regarde ne sen offensera pas ; il veut bien que je taime ; il y a quinze ans quil le sait.
PERDICAN Chère créature, tu es à moi ! (Il lembrasse ; on entend un grand cri derrière lautel.)
CAMILLE Cest la voix de ma sur de lait.
PERDICAN Comment est-elle ici ? je lavais laissée dans lescalier, lorsque tu mas fait rappeler. Il faut donc quelle mait suivi sans que je men sois aperçu.
CAMILLE Entrons dans cette galerie ; cest là quon a crié.
PERDICAN Je ne sais ce que jéprouve ; il me semble que mes mains sont couvertes de sang.
CAMILLE La pauvre enfant nous a sans doute épiés ; elle sest encore évanouie ; viens, portons-lui secours ; hélas ! tout cela est cruel.
PERDICAN Non, en vérité, je nentrerai pas ; je sens un froid mortel qui me paralyse. Vas-y, Camille, et tâche de la ramener. (Camille sort.) Je vous en supplie, mon Dieu ! ne faites pas de moi un meurtrier ! Vous voyez ce qui se passe ; nous sommes deux enfants insensés, et nous avons joué avec la vie et la mort ; mais notre cur est pur ; ne tuez pas Rosette, Dieu juste ! Je lui trouverai un mari, je réparerai ma faute ; elle est jeune, elle sera riche, elle sera heureuse ; ne faites pas cela, ô Dieu ! vous pouvez bénir encore quatre de vos enfants. Eh bien ! Camille, quy a-t-il ? (Camille rentre.)
CAMILLE Elle est morte. Adieu, Perdican !