Ce texte numérisé n'est peut-être pas exempt de quelques erreurs (PhM)
(Références dans l'édition ***)
∴
▼ Chapitre Premier ; ▼ Chapitre II ; ▼ Chapitre III ; ▼ Chapitre IV ▼ Chapitre V
∴
▼ Chapitre VI ; ▼ Chapitre VII ; ▼ Chapitre VIII ▼ Chapitre IX ▼ Chapitre X
∴
▼ Chapitre XI ▼ Chapitre XII ▼ Chapitre XIII ▼ Chapitre XIV ▼ Chapitre XV
∴
▼ Chapitre XVI ▼ Chapitre XVII ▼ Chapitre XVII ▼ Chapitre XIX ▼ Chapitre XX
∴∴∴
▼ Recherches lexicales à envisager
On croyait que M. le Docteur Ralph n'était pas dans la résolution de pousser plus loin son livre de l'Optimisme, et on l'a traduit et publié comme un ouvrage fini, mais M. le Docteur Ralph, encouragé par les petites tracasseries des Universités d'Allemagne, en ayant donné la seconde partie, on s'est hâté de la traduire, pour répondre à l'empressement du public, et surtout de ceux qui ne rient point des bons mots de Maître Aliboron, qui savent ce que c'est qu'un Abraham Chaumeix, et ne lisent pas le journal de Trévoux.
On se lasse de tout dans la vie, les richesses fatiguent celui qui les possède ; l'ambition satisfaite ne laisse que des regrets ; les douceurs de l'amour ne sont pas longtemps des douceurs ; et Candide, fait pour éprouver toutes les vicissitudes de la fortune, s'ennuya bientôt de cultiver son jardin.
— Maître Pangloss, disait-il, si nous sommes dans le meilleur des mondes possibles, vous m'avouerez du moins que ce n'est pas jouir de la portion de bonheur possible, que de vivre ignoré dans un petit coin de la Propontide, n'ayant d'autres ressources que celles de mes bras, qui pourront me manquer un jour ; d'autres plaisirs que ceux que me procure Mademoiselle Cunégonde, qui est fort laide et qui est ma femme, qui pis est ; d'autre compagnie que la vôtre, qui m'ennuie quelquefois ; ou celle de Martin, qui m'attriste ; ou celle de Giroflée, qui n'est honnête homme que depuis peu ; ou celle de Paquette, dont vous connaissez tout le danger ; ou celle de la vieille, qui n'a qu'une fesse et qui fait des contes à dormir debout.
Alors Pangloss prit la parole et dit :
— La philosophie nous apprend que les monades, divisibles à l'infini, s'arrangent avec une intelligence merveilleuse pour composer les différents corps que nous remarquons dans la nature. Les corps célestes sont ce qu'ils devaient être, ils sont placés où ils devaient l'être ; ils décrivent les cercles qu'ils devaient décrire : l'homme suit la pente qu'il doit suivre, il est ce qu'il doit être, il fait ce qu'il doit faire. Vous vous plaignez, ô Candide ! parce que la monade de votre âme s'ennuie : mais l'ennui est une modification de l'âme et cela n'empêche pas que tout ne soit au mieux, et pour vous et pour les autres. Quand vous m'avez vu tout couvert de pustules, je n'en soutenais pas moins mon sentiment, car si Mademoiselle Paquette ne m'avait pas fait goûter les plaisirs de l'amour et son poison, je ne vous aurais pas rencontré en Hollande ; je n'aurais pas donné lieu à l'anabaptiste Jacques de faire une ouvre méritoire ; je n'aurais pas été pendu à Lisbonne pour l'édification du prochain ; je ne serais pas ici pour vous soutenir par mes conseils et vous faire vivre et mourir dans l'opinion leibnitzienne. Oui, mon cher Candide, tout est enchaîné, tout est nécessaire dans le meilleur des mondes possibles. Il faut que le bourgeois de Montauban instruise les rois ; que le ver de QuimperCorentin critique, critique, critique ; que le Dénonciateur des Philosophes se fasse crucifier dans la rue de S.-Denis, que le Cuistre des Récollets et l'Archidiacre de Saint-Malo distillent le fiel et la calomnie dans leurs journaux chrétiens ; qu'on accuse de philosophie au Tribunal de Melpomène et que les philosophes continuent d'éclairer l'humanité, malgré les croassements des ridicules bêtes qui barbotent dans les marais de la littérature ; et dussiez-vous être chassé du plus beau des châteaux à grands coups de pied dans le derrière, réapprendre l'exercice chez les Bulgares, repasser par les baguettes, souffrir de nouveau les sales effets du zèle d'une Hollandaise, vous renvoyer devant Lisbonne, être très cruellement refessé par l'ordre de la très sainte Inquisition, recourir les mêmes dangers chez Los Padres, chez les Oreillons et chez les Français ; dussiez-vous enfin essuyer toutes les calamités possibles et ne jamais mieux entendre Leibniz que je ne l'entends moi-même ; vous soutiendrez toujours que tout est bien, que tout est au mieux, que le plein, la matière subtile, l'harmonie préétablie et les monades sont les plus jolies choses du monde et que Leibniz est un grand homme pour ceux mêmes qui ne le comprennent pas.
À ce beau discours Candide, l'être le plus doux de la nature, quoiqu'il eût tué trois hommes, dont deux étaient prêtres, ne répondit pas un mot ; mais ennuyé du docteur et de sa société, le lendemain à la pointe du jour, un bâton blanc à la main, il s'en fut, sans savoir où, cherchant un lieu où l'on ne s'ennuyât pas et où les hommes ne fussent pas des hommes, comme dans le bon pays d'Eldorado.
Candide, d'autant moins malheureux qu'il n'aimait plus Mademoiselle Cunégonde, subsistant des libéralités de différents peuples, qui ne sont pas chrétiens, mais qui font l'aumône, arriva, après une marche très longue et très pénible, à Tauris sur les frontières de la Perse, ville célèbre par les cruautés que les Turcs et les Persans y ont exercées tour à tour.
Exténué de fatigues, n'ayant presque plus de vêtements que ce qu'il lui en fallait pour cacher ce qui fait l'homme et que l'homme appelle la partie honteuse, Candide ne penchait guère vers l'opinion de Pangloss, quand un Persan l'aborda de l'air le plus poli, en le priant d'ennoblir sa maison par sa présence.
— Vous vous moquez, lui dit Candide ; je suis un pauvre diable, qui quitte une misérable habitation que j'avais dans la Propontide, parce que j'ai épousé Mademoiselle Cunégonde, qu'elle est devenue fort laide et que je m'ennuyais : en vérité, je ne suis point fait pour ennoblir la maison de personne ; je ne suis pas noble moi-même, Dieu merci ; si j'avais eu l'honneur de l'être, M. le Baron de Thunder-ten-tronckh m'eût payé bien cher les coups de pied au cul dont il me gratifia, ou j'en serais mort de honte, ce qui aurait été assez philosophique : d'ailleurs, j'ai été fouetté très ignominieusement par les bourreaux de la très sainte Inquisition et par deux mille héros à trois sols six deniers par jour. Donnez-moi ce que vous voudrez, mais n'insultez pas à ma misère par des railleries qui vous ôteraient tout le prix de vos bienfaits.
— Seigneur, répliqua le Persan, vous pouvez être un gueux, et cela paraît assez notoire, mais ma religion m'oblige à l'hospitalité : il suffit que vous soyez homme et malheureux, pour que ma prunelle soit le sentier de vos pieds ; daignez ennoblir ma maison par votre présence radieuse.
— Je ferai ce que vous voudrez, répondit Candide.
— Entrez donc, dit le Persan.
Ils entrèrent et Candide ne se lassait pas d'admirer les attentions respectueuses que son hôte avait pour lui. Les esclaves prévenaient ses désirs ; toute la maison ne semblait occupée qu'à établir sa satisfaction.
— Si cela dure, disait Candide en lui-même, tout ne va pas si mal dans ce pays-ci.
Trois jours s'étaient passés pendant lesquels les bons procédés du Persan ne s'étaient point démentis ; et Candide s'écriait déjà :
— Maître Pangloss, je me suis toujours bien douté que vous aviez raison, car vous êtes un grand philosophe.
Candide bien nourri, bien vêtu et ne s'ennuyant pas, redevint bientôt aussi vermeil, aussi frais, aussi beau qu'il l'était en Westphalie. Ismaël Raab, son hôte, vit ce changement avec plaisir : c'était un homme haut de six pieds, orné de deux petits yeux extrêmement rouges, et d'un gros nez tout bourgeonné, qui annonçait assez son infraction à la loi de Mahomet : sa moustache était renommée dans la province et les mères ne souhaitaient rien tant à leurs fils qu'une pareille moustache. Raab avait des femmes, parce qu'il était riche ; mais il pensait comme on ne pense que trop dans l'Orient et dans quelques-uns des Collèges de l'Europe.
— Votre Excellence est plus belle que les étoiles, dit un jour le rusé Persan au naïf Candide, en lui chatouillant légèrement le menton : vous avez dû captiver bien des cours : vous êtes fait pour rendre heureux et pour l'être.
— Hélas ! répondit notre héros, je ne fus heureux qu'à demi, derrière un paravent, où j'étais fort mal à mon aise. Mademoiselle Cunégonde était jolie alors...
— Mademoiselle Cunégonde : pauvre innocent ! Suivez-moi, Seigneur, dit le Persan. Et Candide le suivit.
Ils arrivèrent dans un réduit très agréable, au fond d'un petit bois où régnaient le silence et la volupté. Là, Ismaël Raab embrassa tendrement Candide et lui fit en peu de mots l'aveu d'un amour semblable à celui que le bel Alexis exprime si énergiquement dans les Géorgiques de Virgile. Candide ne pouvait pas revenir de son étonnement.
— Non, s'écria-t-il, je ne souffrirai jamais une telle infamie ! Quelle cause et quel horrible effet ! J'aime mieux la mort.
— Tu l'auras, dit Ismaël furieux. Comment, chien de chrétien, parce que je veux poliment te donner du plaisir... résous-toi à me satisfaire ou à endurer la mort la plus cruelle.
Candide n'hésita pas longtemps. La raison suffisante du Persan le faisait trembler ; mais il craignait la mort en philosophe.
On s'accoutume à tout. Candide bien nourri, bien soigné, mais gardé à vue, ne s'ennuyait pas absolument de son état. La bonne chère et différents divertissements exécutés par les esclaves d'Ismaël faisaient trêve à ces chagrins : il n'était malheureux que lorsqu'il pensait ; et il en est ainsi de la plupart des hommes.
Dans ce temps-là, un des plus fermes soutiens de la milice monachale de Perse, le plus docte des docteurs mahométans, qui savait l'arabe sur le bout du doigt et même le grec, qu'on parle aujourd'hui dans la patrie des Démosthène et des Sophocle, le Révérend Ed-Ivan-Baal-Denk revenait de Constantinople, où il avait été converser avec le Révérend Mamoud-Abram, sur un point de doctrine bien délicat ; savoir, si le prophète avait arraché de l'aile de l'Ange Gabriel la plume dont il se servit pour écrire l'Alcoran, ou si Gabriel lui en avait fait présent. Ils avaient disputé pendant trois jours et trois nuits avec une chaleur digne des plus beaux siècles de la controverse, et le docteur s'en revenait persuadé, comme tous les disciples d'Aly, que Mahomet avait arraché la plume ; et Mamoud-Abram était demeuré convaincu, comme le reste des sectateurs d'Omar, que le prophète était incapable de cette impolitesse, et que l'ange lui avait présenté la plume de la meilleure grâce du monde.
On dit qu'il y avait à Constantinople une espèce d'esprit fort, qui insinua qu'il aurait fallu examiner d'abord s'il est vrai que l'Alcoran est écrit avec une plume de l'Ange Gabriel ; mais il fut lapidé.
L'arrivée de Candide avait fait du bruit dans Tauris : plusieurs personnes qui l'avaient entendu parler des effets contingents et non contingents s'étaient doutées qu'il était philosophe. On en parla au Révérend Ed-Ivan-Baal-Denk : il eut la curiosité de le voir ; et Raab, qui ne pouvait guère refuser une personne de cette considération, fit venir Candide en sa présence. Il parut très satisfait de la manière dont Candide parla du mal physique et du mal moral, de l'agent et du patient.
— Je comprends que vous êtes un philosophe, et voilà tout. Mais c'est assez, Candide, dit le vénérable Cénobite : il ne convient pas qu'un grand homme comme vous soit traité aussi indignement qu'on me l'a dit dans le monde ; vous êtes étranger : Ismaël Raab n'a aucun droit sur vous. Je veux vous mener à la Cour ; vous y recevrez un accueil favorable : le Sophi aime les sciences. Ismaël, remettez entre mes mains ce jeune philosophe, ou craignez d'encourir la disgrâce du prince et d'attirer sur vous les vengeances du ciel et des moines surtout.
Ces derniers mots épouvantèrent l'intrépide Persan, il consentit à tout ; et Candide, bénissant le ciel et les moines, sortit le même jour de Tauris avec le docteur mahométan. Ils prirent la route d'Ispahan, où ils arrivèrent chargés des bénédictions et des bienfaits des peuples.
Le Révérend Ed-Ivan-Baal-Denk ne tarda pas à présenter Candide au roi. Sa Majesté prit un plaisir singulier à l'entendre : elle le mit aux prises avec plusieurs savants de sa Cour et ces savants le traitèrent de fou, d'ignorant, d'idiot ; ce qui contribua beaucoup à persuader Sa Majesté qu'il était un grand homme.
— Parce que, leur dit-elle, vous ne comprenez rien aux raisonnements de Candide, vous lui dites des sottises : mais moi, qui n'y comprends rien non plus, je vous assure que c'est un grand philosophe ; j'en jure par ma moustache.
Ces mots imposèrent silence aux savants.
On logea Candide au Palais ; on lui donna des esclaves pour le servir ; on le revêtit d'un habit magnifique et le Sophi ordonna que quelque chose qu'il pût dire, personne ne fût assez osé pour prouver qu'il eût tort. Sa Majesté ne s'en tint pas là. Le vénérable moine ne cessait point de la solliciter en faveur de son protégé, et elle se résolut enfin à le mettre au nombre de ses plus intimes favoris.
— Dieu soit loué et notre S. Prophète, dit l'Iman en abordant Candide : je viens vous apprendre une nouvelle bien agréable. Que vous êtes heureux, mon cher Candide, que vous allez faire de jaloux ! Vous nagerez dans l'opulence ; vous pouvez aspirer aux plus beaux postes de l'Empire. Ne m'oubliez pas au moins, mon cher ami : songez que c'est moi qui vous ai procuré la faveur dont vous allez jouir ; que la gaieté règne sur l'horizon de votre village. Le roi vous accorde une grâce bien mendiée, et vous allez donner un spectacle dont la Cour n'a pas joui depuis deux ans.
— Et quelles sont les faveurs dont le prince m'honore ? demanda Candide.
— Ce jour même, répondit le moine tout joyeux, vous recevrez cinquante coups de nerf de bouf sous la plante des pieds, en présence de Sa Majesté. Les eunuques nommés pour vous parfumer vont se rendre ici : préparez-vous à supporter gaillardement cette petite épreuve et à vous rendre digne du roi des rois.
— Que le roi des rois garde ses bontés, s'écria Candide en colère, s'il faut recevoir cinquante coups de nerf de bouf pour les mériter.
— C'est ainsi qu'il en use, reprit froidement le docteur, avec ceux sur qui il veut répandre ses bienfaits. Je vous aime trop pour m'en rapporter au petit dépit que vous faites paraître et je vous rendrai heureux malgré vous.
Il n'avait pas cessé de parler, que les eunuques arrivèrent, précédés de l'exécuteur des menus plaisirs de Sa Majesté, qui était un des plus grands et des plus robustes seigneurs de la Cour. Candide eut beau dire et beau faire, on lui parfuma les jambes et les pieds, suivant l'usage. Quatre eunuques le portèrent dans la place destinée pour la cérémonie, au milieu d'un double rang de soldats, au bruit des instruments de musique, des canons et des cloches de toutes les mosquées d'Ispahan. Le Sophi y était déjà, accompagné de ses principaux officiers et des plus qualifiés de la Cour. À l'instant on étendit Candide sur une petite sellette toute dorée, et l'exécuteur des menus plaisirs se mit à entrer en fonction.
— Ô Maître Pangloss, Maître Pangloss, si vous étiez ici ! ...,
disait Candide, pleurant et criant de toutes ses forces ; ce qui aurait été jugé très indécent, si le moine n'eût fait entendre que son protégé n'en agissait ainsi que pour mieux divertir Sa Majesté. En effet, ce grand roi riait comme un fou : il prit même tant de plaisir à la chose, que les cinquante coups donnés, il en ordonna cinquante autres. Mais son Premier ministre lui ayant représenté, avec une fermeté peu commune, que cette faveur inouïe à l'égard d'un étranger pourrait aliéner les cours de ses sujets, il révoqua cet ordre et Candide fut reporté dans son appartement.
On le mit au lit, après lui avoir bassiné les pieds avec du vinaigre. Les Grands vinrent tour à tour le féliciter. Le Sophi y vint ensuite, et non seulement il lui donna sa main à baiser, suivant l'usage, mais encore un grand coup de poing sur les dents. Les politiques en conjecturèrent que Candide ferait une fortune presque sans exemple ; et ce qui est rare, quoique politiques, ils ne se trompèrent pas.
Dès que notre héros fut guéri on l'introduisit auprès du roi, pour lui faire ses remerciements. Ce monarque le reçut au mieux : il lui donna deux ou trois soufflets dans le courant de la conversation et le reconduisit jusque dans la salle des gardes à grands coups de pied dans le derrière : les courtisans faillirent à en crever de dépit. Depuis que Sa Majesté s'était mise en train de battre les gens dont elle faisait un cas particulier, personne n'avait encore eu l'honneur d'être battu autant que Candide.
Trois jours après cette entrevue, notre philosophe, qui enrageait de sa faveur et trouvait que tout allait assez mal, fut nommé gouverneur du Chusistan, avec un pouvoir absolu : on le décora d'un bonnet fourré, ce qui est une grande marque de distinction en Perse. Il prit congé du Sophi, qui lui fit encore quelques amitiés et partit pour se rendre à Sus, capitale de sa province. Depuis l'instant que Candide avait paru à la Cour, les Grands de l'Empire avaient conspiré sa perte. Les faveurs excessives dont le Sophi l'avait comblé n'avaient fait que grossir l'orage prêt à fondre sur sa tête. Cependant il s'applaudissait de sa fortune et surtout de son éloignement : il goûtait d'avance les plaisirs du rang suprême ; et il disait du fond du cour : Trop heureux les sujets éloignés de leur Maître.
Il n'était pas encore à vingt milles d'Ispahan, que voilà cinq cents cavaliers armés de pied en cap qui font une décharge furieuse sur lui et sur son monde. Candide crut un moment que c'était pour lui faire honneur ; mais une balle qui lui fracassa la jambe lui apprit de quoi il s'agissait. Ses gens mirent bas les armes, et Candide plus mort que vif fut porté dans un château isolé. Son bagage, ses eunuques blancs, ses eunuques noirs, et trente-six femmes que le Sophi lui avait données pour son usage, tout fut la proie du vainqueur. On coupa la jambe à notre héros, de peur de la gangrène, et l'on prit soin de ses jours pour lui donner une mort plus cruelle.
— Ô Pangloss ! Pangloss ! que deviendrait votre optimisme si vous me voyiez avec une jambe de moins entre les mains de mes plus cruels ennemis ; tandis que j'entrais dans le sentier du bonheur ; que j'étais gouverneur, ou roi, pour ainsi dire, d'une des plus considérables provinces de l'empire, de l'ancienne Médie ; que j'avais des chameaux, des esclaves, des eunuques blancs, des eunuques noirs, et trente-six femmes pour mon usage, et dont je n'avais pas encore usé...
C'est ainsi que parlait Candide, dès qu'il put parler.
Pendant qu'il se désolait tout allait au mieux pour lui. Le ministère, informé de la violence qu'on lui avait faite, avait dépêché une troupe de soldats aguerris à la poursuite des séditieux, et le moine Ed-Ivan-Baal-Denk avait fait publier par d'autres moines que Candide étant l'ouvrage des moines, était par conséquent l'ouvrage de Dieu. Ceux qui avaient connaissance de cet attentat le révélèrent avec d'autant plus d'empressement, que les ministres de la religion assurèrent de par Mahomet que tout homme qui aurait mangé du cochon, bu du vin, passé plusieurs jours sans aller au bain, ou vu des femmes dans le temps où elles sont sales, contre les défenses expresses de l'Alcoran, serait absous ipso facto, en déclarant ce qu'il savait de la conspiration. On ne tarda pas à découvrir la prison de Candide ; elle fut forcée, et comme il était question de religion, les vaincus furent exterminés, suivant la règle. Candide marchant sur un tas de morts échappa, triompha du plus grand péril qu'il eût encore couru, et reprit avec sa suite le chemin de son gouvernement. Il y fut reçu, comme un favori qu'on avait honoré de cinquante coups de nerf de bouf sous la plante des pieds, en présence du roi des rois.
Le bon de la philosophie est de nous faire aimer nos semblables : Pascal est presque le seul des philosophes qui semble vouloir nous les faire haïr. Heureusement Candide n'avait point lu Pascal, et il aimait de tout son cour la pauvre humanité. Les gens de bien s'en aperçurent : ils s'étaient toujours tenus éloignés des Missi Dominici de la Perse, mais ils ne firent pas difficulté de se rassembler auprès de Candide et de l'aider de leurs conseils. Il fit de sages règlements pour encourager l'Agriculture, la Population, le Commerce et les Arts. Il récompensa ceux qui avaient fait des expériences utiles, il encouragea ceux qui n'avaient fait que des livres.
— Quand on sera généralement content dans ma province, je le serai peut-être, disait-il, avec une candeur charmante.
Candide ne connaissait pas l'espèce humaine. Il se vit déchiré dans des libelles séditieux, et calomnié dans un ouvrage qu'on appelait l'Ami des Hommes. Il vit qu'en travaillant à faire des heureux, il n'avait fait que des ingrats.
— Ah ! s'écria Candide, qu'on a de peine à gouverner les êtres sans plumes qui végètent sur la terre ! Et que ne suis-je encore dans la Propontide, dans la compagnie de Maître Pangloss, de Mademoiselle Cunégonde, de la fille du pape Urbain X, qui n'a qu'une fesse, de Frère Giroflée et de la très luxurieuse Paquette !
Candide dans l'amertume de sa douleur écrivit une lettre très pathétique au Révérend Ed-Ivan-Baal-Denk. Il lui peignit si fortement l'état actuel de son âme, qu'il en fut touché, au point qu'il fit agréer au Sophi que Candide se démit de ses emplois. Sa Majesté, pour récompenser ses services, lui accorda une pension très considérable. Allégé du poids de la grandeur, notre philosophe chercha bientôt dans les plaisirs de la vie privée l'optimisme de Pangloss : il avait vécu jusqu'alors pour les autres, il semblait avoir oublié qu'il avait un sérail.
Il s'en ressouvint avec l'émotion que ce nom seul inspire.
— Que tout se prépare, dit-il à son premier eunuque, pour mon entrée chez mes femmes. - Seigneur, répondit l'homme à voix claire, c'est à présent que Votre Excellence mérite le surnom de sage. Les hommes, pour qui vous avez tant fait, n'étaient pas dignes de vous occuper ; mais les femmes...
— Cela peut être, dit modestement Candide.
Au fond d'un jardin où l'art aidait la nature à développer ses beautés, était une petite maison d'une architecture simple et élégante, et par cela seul bien différente de celles qu'on voit dans les faubourgs de la plus belle ville de l'Europe. Candide n'en approcha qu'en rougissant : l'air autour de ce réduit charmant répandait un parfum délicieux : les fleurs amoureusement entrelacées y semblaient guidées par l'instinct du plaisir ; elles y conservaient longtemps leurs différents attraits : la rose n'y perdait jamais son éclat : la vue d'un rocher, d'où l'onde se précipitait avec un bruit sourd et confus, invitait l'âme à cette douce mélancolie qui précède la volupté. Candide entre en tremblant dans un salon où règnent le goût et la magnificence : ses sens sont entraînés par un charme secret. Il jette les yeux sur le jeune Télémaque, qui respire sur la toile au milieu des Nymphes de la Cour de Calypso : il les détourne sur une Diane à moitié nue qui fuit dans les bras du tendre Endymion : son trouble augmente â la vue d'une Vénus fidèlement copiée sur la Vénus d'Italie. Tout à coup ses oreilles sont frappées d'une harmonie divine : une troupe de jeunes Géorgiennes paraissent couvertes de leurs voiles ; elles forment autour de lui un ballet agréablement dessiné, et plus vrai que ces petits ballets de Sybarites, qu'on exécute sur des petits théâtres après la mort des Césars et des Pompées.
À un signal convenu les voiles tombent : des physionomies pleines d'expression prêtent à la chaleur du divertissement : ces beautés étudient des attitudes séduisantes et elles ne paraissent pas étudiées : l'une n'annonce par ses regards qu'une passion sans borne ; l'autre, qu'une molle langueur qui attend les plaisirs sans les chercher : celle-ci se baisse et se relève précipitamment, pour laisser entrevoir ces appas enchanteurs que le beau sexe met dans un si grand jour à Paris : celle-là entrouvre sa simarre, pour découvrir une jambe seule capable d'enflammer un mortel délicat. La danse cesse et toutes les beautés restent immobiles.
Le silence rappelle Candide à lui-même ; la fureur de l'amour entre dans son cour ; il promène partout des regards avides : il prend un baiser sur des lèvres brûlantes, sur des yeux humides ; il passe la main sur des globes plus blancs que l'albâtre ; leur mouvement précipité la repousse : il en admire les proportions ; il aperçoit des petits boutons vermeils, semblables à ces boutons de rose qui n'attendent pour s'épanouir que les rayons bienfaisants du soleil : il les baise avec emportement, et sa bouche y demeure collée.
Notre philosophe admire encore quelque temps une taille majestueuse, une taille fine et délicate. Consumé de désirs, il jette enfin le mouchoir à une jeune personne dont il avait toujours trouvé les yeux fixés sur lui, qui semblait lui dire « Apprenez-moi la raison d'un trouble que j'ignore » ; qui rougissait en voulant dire cela et qui en était mille fois plus belle. L'eunuque ouvrit aussitôt la porte d'un cabinet consacré aux mystères de l'amour ; ces amants y entrèrent et l'eunuque dit à son maître :
— C'est ici que vous allez être heureux.
— Oh ! je l'espère bien, répondit Candide.
Le plafond et les murs de ce petit réduit étaient couverts de glaces : au milieu était un lit de repos de satin noir. Candide y précipita la jeune Géorgienne : il la déshabilla avec une promptitude incroyable. Cet aimable enfant le laissait faire et ne l'interrompait que pour lui donner des baisers pleins de feu.
— Seigneur, lui disait-elle en bon turc, que votre esclave est fortunée ! Qu'elle est honorée de vos transports !
Toutes les langues peignent l'énergie du sentiment dans la bouche de ceux qui en sont remplis. Ce peu de paroles enchanta notre philosophe : il ne se connaissait plus ; tout ce qu'il voyait était étranger pour lui. Quelle différence de Mademoiselle Cunégonde enlaidie et violée par des héros bulgares, à une Géorgienne de dix-huit ans, qui n'avait jamais été violée ! C'était pour la première fois que le sage Candide jouissait. Les objets qu'il dévorait se répétaient dans les glaces ; de quel côté qu'il jetât les yeux, il apercevait sur du satin noir le plus beau, le plus blanc des corps possibles, et le contraste des couleurs lui prêtait un éclat nouveau. Des cuisses rondes, fermes et potelées, une chute de reins admirable ; un... je suis obligé de respecter la fausse délicatesse de notre langue. Il me suffit de dire que notre philosophe goûta à plusieurs reprises la portion de bonheur qu'il pouvait goûter, et que la jeune Géorgienne devint en peu de temps sa raison suffisante.
— Ô mon Maître, mon cher Maître ! s'écria Candide hors de lui-même, tout est ici aussi bien que dans Eldorado ; une belle femme peut seule combler les désirs de l'homme. Je suis heureux autant qu'on peut l'être. Leibniz a raison et vous êtes un grand philosophe. Par exemple, je gage que vous avez toujours penché vers l'optimisme, mon aimable enfant, parce que vous avez toujours été heureuse.
— Hélas ! non, répondit l'aimable enfant, je ne sais ce que c'est que l'optimisme, mais je vous jure que votre esclave n'a connu le bonheur que d'aujourd'hui. Si Monseigneur veut bien le permettre, je l'en convaincrai par un récit succinct de mes aventures.
— Je le veux bien, dit Candide ; je suis dans une position assez tranquille pour entendre raconter des histoires.
Alors la belle esclave prit la parole et commença en ces termes.
— Mon père était chrétien et je suis chrétienne aussi, à ce qu'il m'a dit. Il avait un petit ermitage auprès de Cotatis, dans lequel il s'attirait la vénération des fidèles par une dévotion fervente, et par des austérités qui effrayent la nature ; les femmes venaient en foule lui rendre leurs hommages, et prenaient un plaisir singulier à lui bassiner le derrière, qu'il se déchirait tous les jours à grands coups de discipline. Ce fut sans doute à une des plus dévotes que je dois la vie. Je fus élevée dans un souterrain, voisin de la cellule de mon père. J'avais douze ans, et je n'étais pas encore sortie de cette espèce de tombeau, quand la terre trembla avec un bruit épouvantable : les voûtes du souterrain s'affaissèrent et l'on me retira de dessous ces décombres. J'étais à moitié morte, lorsque la lumière frappa mes yeux pour la première fois. Mon père me retira dans son ermitage comme un enfant prédestiné ; tout paraissait étrange au peuple dans cette aventure ; mon père cria au miracle, et le peuple aussi.
On me nomma Zirza, ce qui signifie en persan, « Enfant de la Providence ». Il fut bientôt question de mes faibles appas : les femmes venaient déjà plus rarement à l'ermitage et les hommes beaucoup plus souvent. L'un d'eux me dit qu'il m'aimait.
— Scélérat, lui dit mon père, as-tu de quoi l'aimer ? C'est un dépôt que Dieu m'a confié : il m'est apparu cette nuit sous la figure d'un ermite vénérable et m'a défendu de m'en dessaisir à moins de mille sequins. Retire-toi, misérable gueux, et crains que ton haleine impure ne flétrisse ses attraits.
— Je n'ai qu'un cœur, répondit-il, mais, barbare, ne rougis-tu pas de te jouer de la Divinité pour satisfaire ton avarice ? De quel front, chétive créature, oses-tu dire que Dieu t'a parlé ? C'est avilir l'Auteur des êtres que de le représenter conversant avec des hommes tels que toi.
— blasphème ! s'écria mon père furieux : Dieu lui-même ordonna de lapider les blasphémateurs.
En disant ces paroles, il assomme mon malheureux amant et son sang me rejaillit au visage. Quoique je ne connusse pas encore l'amour, cet homme m'avait intéressée et sa mort me jeta dans une affliction d'autant plus grande, qu'elle me rendit la vue de mon père insupportable. Je pris la résolution de le quitter : il s'en aperçut.
— Ingrate, me dit-il, c'est à moi que tu dois le jour. Tu es ma fille... et tu me hais ! Mais je vais mériter ta haine par les traitements les plus rigoureux.
II ne me tint que trop bien parole, le cruel ! Pendant cinq ans que je passai dans les pleurs et les gémissements, ni ma jeunesse ni ma beauté ternie ne purent affaiblir son courroux ! tantôt il m'enfonçait des milliers d'épingles dans toutes les parties du corps : tantôt avec sa discipline, il me mettait les fesses en sang...
— Cela vous faisait moins de mal que les épingles, dit Candide.
— Cela est vrai, Seigneur, dit Zirza.
— ...
— Enfin, continua-telle, je m'enfuis de la maison paternelle, et n'osant me fier à personne, je m'enfonçai dans le bois : j'y fus trois jours sans manger ; et j'y serais morte de faim sans un tigre à qui j'eus le bonheur de plaire et qui voulut bien partager sa chasse avec moi ; mais j'eus bien des horreurs à essuyer de cette formidable bête et peu s'en fallut que le brutal ne m'enlevât la fleur que Monseigneur m'a ravie avec tant de peine et de plaisir. La mauvaise nourriture me donna le scorbut : à peine en étais-je guérie, que je suivis un marchand d'esclaves qui allait à Teslis ; la peste y était alors et j'y eus la peste. Ces différents malheurs n'influèrent pas absolument sur mes traits et n'empêchèrent pas le pourvoyeur du Sophi de m'acheter pour votre usage. J'ai langui dans les larmes depuis trois mois que je suis au nombre de vos femmes ; mes compagnes et moi, nous nous imaginions être les objets de vos mépris ; et si vous saviez, Seigneur, combien des eunuques sont déplaisants et peu propres à consoler de jeunes filles qu'on méprise... Enfin, je n'ai pas encore dix-huit ans et j'en ai passé douze dans un cachot affreux ; j'ai été couverte du sang du premier homme aimable que j'eusse encore vu ; j'ai enduré pendant quatre ans les tortures les plus cruelles ; j'ai eu le scorbut et la peste. Consumée de désirs au milieu d'une troupe de monstres noirs et blancs, conservant toujours ce que j'avais sauvé des fureurs d'un tigre maladroit, et maudissant ma destinée, j'ai passé trois mois dans ce sérail, et j'y serais morte de la jaunisse si Votre Excellence ne m'avait enfin honorée de ses embrassements.
— Ciel ! s'écria Candide, se peut-il que vous ayez éprouvé dans un âge aussi tendre des malheurs aussi sensibles ? Que dirait Pangloss, s'il pouvait vous entendre ? Mais vos infortunes sont finies, ainsi que les miennes. Tout ne va pas mal, n'est-il pas vrai ?
En disant ceci Candide recommença ses caresses et s'affermit de plus en plus dans le système de Pangloss.
Notre philosophe, au milieu de son sérail, partageait ses faveurs avec égalité : il goûtait les plaisirs de l'inconstance, et retournait toujours vers l'Enfant de la Providence avec une nouvelle ardeur. Cela ne dura pas ; il sentit bientôt des maux de reins violents, des coliques cuisantes : il desséchait en devenant heureux. Alors la gorge de Zirza ne lui parut ni si blanche ni si bien placée ; ses fesses ne lui parurent ni si dures ni si potelées ; ses yeux perdirent aux yeux de Candide toute leur vivacité ; son teint, son éclat, ses lèvres, l'incarnat qui l'avait enchanté. Il s'aperçut qu'elle marchait mal et qu'elle sentait mauvais ; il vit avec le plus grand dégoût une tache sur le mont de Vénus, qui ne lui avait jamais paru taché. Les empressements de Zirza lui devinrent à charge. Il remarqua de sang-froid dans ses autres femmes des défauts qui lui étaient échappés dans les premiers emportements de sa passion ; il ne vit en elles qu'une honteuse lubricité ; il eut honte d'avoir marché sur les pas du plus sage des hommes, et invenit amariorem morte mulierem.
Candide, toujours dans ces sentiments chrétiens, promenait son oisiveté dans les rues de Sus. Voilà qu'un cavalier superbement vêtu lui saute au cou, en l'appelant par son nom.
— Serait-il bien possible ! s'écria Candide. Seigneur, vous seriez ? ... Cela n'est pas possible. Cependant vous ressemblez si fort... Monsieur l'Abbé Périgourdin...
— C'est moi-même, répondit Périgourdin.
Alors Candide recula trois pas et dit ingénument :
— Êtes-vous heureux, Monsieur l'Abbé ?
— Belle question, reprit Périgourdin : la petite supercherie que je vous ai faite n'a pas peu contribué à me mettre en crédit. La police m'a employé pendant quelque temps ; mais m'étant brouillé avec elle, j'ai quitté l'habit ecclésiastique, qui ne m'était plus bon à rien. J'ai passé en Angleterre, où les gens de mon métier sont mieux payés. J'ai dit tout ce que je savais et ce que je ne savais pas, du fort et du faible du pays que j'avais quitté. J'ai fort assuré surtout, que le Français était la lie des peuples, et que le bon sens ne résidait qu'à Londres ; enfin, j'ai fait une brillante fortune, et je viens conclure un traité à la Cour de Perse, qui tend à faire exterminer tous les Européens qui viennent chercher le coton et la soie dans les États du Sophi, au préjudice des Anglais.
— L'objet de votre mission est très louable, dit notre philosophe ; mais M. l'Abbé, vous êtes un fripon : je n'aime point les fripons et j'ai quelque crédit à la Cour. Tremblez, votre bonheur est parvenu à son terme : vous allez subir le sort que vous méritez.
— Monseigneur Candide, s'écria Périgourdin, en se jetant à genoux, ayez pitié de moi : je me sens entraîné au mal par une force irrésistible, comme vous vous sentez vous-même nécessité à la vertu ; j'ai senti ce penchant fatal dès l'instant que je fis connaissance avec Monsieur Valsp et que je travaillai aux feuilles.
— Qu'est-ce que les feuilles ? dit Candide.
— Ce sont, dit Périgourdin, des cahiers de soixante et douze pages d'impression, dans lesquelles on entretient le public sur le ton de la calomnie, de la satire et de la grossièreté ; c'est un honnête homme qui sait lire et écrire et qui, n'ayant pu être jésuite aussi longtemps qu'il l'aurait voulu, s'est mis à composer ce joli petit ouvrage, pour avoir de quoi donner des dentelles à sa femme et élever ses enfants dans la crainte de Dieu ; ce sont quelques honnêtes gens qui, pour quelques sols et quelques chopines de vin de Brie, aident cet honnête homme à soutenir son entreprise. Ce M. Valsp est encore d'une coterie délicieuse, où l'on s'amuse à faire renier Dieu à quelques gens ivres, ou à aller gruger un pauvre diable, à lui casser ses meubles et à le demander en duel au désert ; petites gentillesses que ces messieurs appellent des mystifications et qui méritent l'attention de la police. Enfin ce très honnête homme de M. Valsp, qui dit qu'il n'a pas été aux galères, est plongé dans une léthargie qui le rend insensible aux plus dures vérités : on ne peut l'en tirer que par certains moyens violents, qu'il supporte avec une résignation et un courage au-dessus de tout ce qu'on peut dire. J'ai travaillé quelque temps sous cette plume célèbre, je suis devenu une plume célèbre à mon tour, et je venais de quitter M. Valsp, pour me mettre en mon particulier, quand j'eus l'honneur de vous rendre visite à Paris.
— Vous êtes un très fripon, M. l'Abbé ; mais votre sincérité me touche. Allez à la Cour demander le Révérend Ed-Ivan-Baal-Denk ; je lui écrirai en votre faveur, à condition toutefois que vous me promettrez de devenir honnête homme et de ne pas faire égorger quelques milliers d'hommes pour de la soie et du coton.
Périgourdin promit tout ce qu'exigea Candide, et ils se séparèrent assez bons amis.
Périgourdin ne fut pas plutôt arrivé à la Cour, qu'il employa toute son adresse pour gagner le ministère, et pour perdre son bienfaiteur. Il répandit le bruit que Candide était un traître, et qu'il avait mal parlé de la sacrée moustache du Roi des Rois. Tous les courtisans le condamnèrent à être brûlé à petit feu ; mais le Sophi, plus indulgent, ne le condamna qu'à un exil perpétuel, après avoir préalablement baisé la plante des pieds de son dénonciateur, suivant l'usage des Persans. Périgourdin partit pour faire exécuter ce jugement : il trouva notre philosophe en assez bonne santé, et disposé à redevenir heureux.
— Mon ami, lui dit l'ambassadeur d'Angleterre, je viens à regret vous annoncer qu'il faut sortir au plus vite de cet Empire et me baiser les pieds avec un véritable repentir de vos énormes forfaits...
— Vous baiser les pieds, M. l'Abbé ! en vérité vous n'y pensez pas ; je ne comprends rien à ce badinage.
Alors quelques muets qui avaient suivi Périgourdin entrèrent et le déchaussèrent. On signifia à Candide qu'il fallait subir cette humiliation, ou s'attendre à être empalé. Candide, en vertu de son libre arbitre, baisa les pieds de l'Abbé. On le revêtit d'une mauvaise robe de toile et le bourreau le chassa de la ville, en criant :
— C'est un traître, il a médit de la moustache du Sophi, il a médit de la moustache impériale !
Que faisait l'officieux Cénobite, tandis qu'on traitait ainsi son protégé ? Je n'en sais rien. Il est à croire qu'il s'était lassé de protéger Candide. Qui peut compter sur la faveur des rois, et des moines surtout ?
Cependant notre héros cheminait tristement.
« Je n'ai jamais parlé, se disait-il, de la moustache du roi de Perse. Je tombe en un moment du faîte du bonheur dans l'abîme de l'infortune, parce qu'un misérable, qui a violé toutes les lois, m'accuse d'un prétendu crime que je n'ai jamais commis, et ce misérable, ce monstre persécuteur de la vertu... il est heureux. »
Candide, après quelques jours de marche, se trouva sur les frontières de la Turquie. Il dirigea ses pas vers la Propontide, dans le dessein de s'y fixer et de passer le reste de ses jours à cultiver son jardin. Il vit en passant, dans une petite bourgade, quantité de gens assemblés en tumulte : il s'informa de la cause et de l'effet.
— C'est un événement assez particulier, lui dit un vieillard. Il y a quelque temps que le riche Mehemet demanda en mariage la fille du janissaire Zamoud ; il ne la trouva pas pucelle ; et suivant un principe tout naturel, autorisé par les lois, il la renvoya chez son père après l'avoir dévisagée. Zamoud outré de cet affront, dans les premiers transports d'une fureur très naturelle, abattit d'un coup de cimeterre le visage défiguré de sa fille. Son fils aîné, qui aimait passionnément sa soeur, et cela est bien dans la nature, sauta sur son père, et la rage dans le cœur, lui plongea tout naturellement un poignard très aigu dans l'estomac ; ensuite, semblable à un lion qui s'enflamme en voyant couler son sang, le furieux Zamoud courut chez Mehemet : il a renversé quelques esclaves qui s'opposaient à son passage et a massacré Mehemet, ses femmes et deux enfants au berceau ; ce qui est fort naturel dans la situation violente où il était. Enfin, il a fini par se donner la mort avec le même poignard fumant du sang de son père et de ses ennemis ; ce qui est bien naturel encore.
— Quelles horreurs ! s'écria Candide. Que diriez-vous, Maître Pangloss, si vous trouviez ces barbaries dans la nature ? N'avoueriez-vous pas que la nature est corrompue, que tout n'est pas... ?
— Non, dit le vieillard ; car l'harmonie préétablie...
— Ô Ciel ! ne me trompez-vous pas ? Est-ce Pangloss que je revois ? dit Candide.
— C'est moi-même, répondit le vieillard : je vous ai reconnu, mais j'ai voulu pénétrer dans vos sentiments avant de me découvrir. Ça, discourons un peu sur les effets contingents, et voyons si vous avez fait des progrès dans l'art de la sagesse...
— Hélas ! dit Candide, vous choisissez bien mal votre temps : apprenez-moi plutôt ce qu'est devenue Mademoiselle Cunégonde, et où sont frère Giroflée, Paquette et la fille du pape Urbain.
— Je n'en sais rien, dit Pangloss ; il y a deux ans que j'ai quitté notre habitation pour vous chercher : j'ai parcouru presque toute la Turquie ; j'allais me rendre à la Cour de Perse, où j'avais appris que vous faisiez flores, et je ne séjournais dans cette petite bourgade, parmi ces bonnes gens, que pour prendre des forces pour continuer mon voyage.
— Qu'est-ce que je vois ? reprit Candide tout surpris. Il vous manque un bras, mon cher docteur.
— Cela n'est rien, dit le docteur borgne et manchot, rien de si ordinaire dans le meilleur des mondes, que de voir des gens qui n'ont qu'un oil et qu'un bras. Cet accident m'est arrivé dans un voyage de La Mecque. Notre caravane fut attaquée par une troupe d'Arabes : notre escorte voulut faire résistance et suivant les droits de la guerre, les Arabes, qui se trouvèrent les plus forts, nous massacrèrent tous impitoyablement. Il périt environ cinq cents personnes dans cette affaire, parmi lesquelles il y avait une douzaine de femmes grosses : pour moi, je n'eus que le crâne fendu et le bras coupé : je n'en mourus pas, et j'ai toujours trouvé que tout allait au mieux. Mais vous-même, mon cher Candide, d'où vient que vous avez une jambe de bois ?
Alors Candide prit la parole et raconta ses aventures. Nos philosophes retournèrent ensemble dans la Propontide et firent gaiement le chemin en discourant du mal physique et du mal moral, de la liberté et de la prédestination, des monades et de l'harmonie préétablie.
— O Candide ! disait Pangloss, pourquoi vous êtes-vous lassé de cultiver votre jardin ? Que n'avons-nous toujours mangé des cédrats confits et des pistaches ? Pourquoi vous êtes-vous ennuyé de votre bonheur ? Parce que tout est nécessaire dans le meilleur des mondes, il fallait que vous subissiez la bastonnade en présence du Roi de Perse ; que vous eussiez la jambe coupée, pour rendre le Chusistan heureux, pour éprouver l'ingratitude des hommes, et pour attirer sur la tête de quelques scélérats les châtiments qu'ils avaient mérités.
En parlant ainsi ils arrivèrent dans leur ancienne demeure. Les premiers objets qui s'offrirent à leurs yeux furent Martin et Paquette en habit d'esclaves.
— D'où vient cette métamorphose ? leur dit Candide, après les avoir tendrement embrassés.
— Hélas ! répondirent-ils en sanglotant, vous n'avez plus d'habitation : un autre s'est chargé de faire cultiver votre jardin ; il mange vos cédrats confits et vos pistaches, et nous traite comme des Nègres.
— Quel est cet autre ? dit Candide.
— C'est, dirent-ils, le Général de la Mer, l'humain le moins humain des hommes. Le Sultan voulant récompenser ses services, sans qu'il lui en coûtât rien, a confisqué tous vos biens, sous le prétexte que vous étiez passé chez ses ennemis, et nous a condamnés à l'esclavage.
— Croyez-moi, Candide, ajouta Martin, continuez votre route. Je vous l'ai toujours dit, tout est au plus mal, la somme des maux excède de beaucoup la somme des biens. Partez, et je ne désespère pas que vous ne deveniez manichéen, si vous ne l'êtes déjà.
Pangloss voulait commencer un argument en forme, mais Candide l'interrompit pour demander des nouvelles de Cunégonde, de la vieille, de frère Giroflée et de Cacambo.
— Cacambo, répondit Martin, est ici ; il est actuellement occupé à nettoyer un égout. La vieille est morte d'un coup de pied qu'un eunuque lui a donné dans la poitrine ; le frère Giroflée est entré dans les Janissaires ; Mademoiselle Cunégonde a repris tout son embonpoint et sa première beauté ; elle est dans le sérail de notre patron.
— Quel enchaînement d'infortunes ! dit Candide. Fallait-il que Mademoiselle Cunégonde redevînt belle pour me faire cocu !
— Il importe peu, dit Pangloss, que Mademoiselle Cunégonde soit belle ou laide, qu'elle soit dans vos bras ou dans ceux d'un autre ; cela ne fait rien au système général ; pour moi je lui souhaite une nombreuse postérité. Les philosophes ne s'embarrassent pas avec qui les femmes font des enfants, pourvu qu'elles en fassent. La population...
— Hélas, dit Martin, les philosophes devraient bien plutôt s'occuper à rendre heureux quelques individus, que de les engager à multiplier l'espèce souffrante...
Pendant qu'ils parlaient, un grand bruit se fit entendre. C'était le Général de la Mer qui s'amusait à faire fesser une douzaine d'esclaves. Pangloss et Candide épouvantés se séparèrent, la larme à l'oil, de leurs amis, et prirent au plus vite le chemin de Constantinople.
Ils y trouvèrent tout le monde en émeute. Le feu était dans le faubourg de Pera : il y avait déjà cinq ou six cents maisons de consumées et deux ou trois mille personnes avaient péri dans les flammes.
— Quel horrible désastre ! s'écria Candide.
— Tout est bien, dit Pangloss : ces petits accidents arrivent tous les ans. Il est tout naturel que le feu prenne à des maisons de bois et que ceux qui s'y trouvent soient brûlés. D'ailleurs cela procure quelques ressources à d'honnêtes gens qui languissent dans la misère...
— Qu'est-ce que j'entends ? dit un officier de la Sublime Porte. Comment, malheureux, tu oses dire que tout est bien, quand la moitié de Constantinople est en feu. Va, chien, maudit du Prophète, va recevoir la punition de ton audace.
En disant ces paroles, il prit Pangloss par le milieu du corps et le précipita dans les flammes. Candide à moitié mort se traîna comme il put dans un quartier voisin, où tout était plus tranquille ; et nous verrons ce qu'il devint dans le chapitre suivant.
— Je n'ai d'autre parti à prendre, disait notre philosophe, que de me faire esclave ou Turc. Le bonheur m'a abandonné pour jamais. Un turban corromprait tous mes plaisirs. Je me sens incapable de goûter la tranquillité de l'âme dans une religion pleine d'impostures, dans laquelle je ne serais entré que par un vil intérêt. Non, jamais je ne serai content, si je cesse d'être honnête homme : faisons-nous donc esclave.
Aussitôt cette résolution prise, Candide se mit en devoir de l'exécuter. Il choisit un marchand arménien pour maître : c'était un homme d'un très bon caractère, et qui passait pour vertueux, autant qu'un Arménien peut l'être. Il donna deux cents sequins à Candide pour prix de sa liberté. L'Arménien était sur le point de partir pour la Norvège : il emmena Candide, espérant qu'un philosophe lui serait utile dans son commerce. Ils s'embarquèrent, et le vent leur fut si favorable, qu'ils ne mirent que la moitié du temps qu'on met ordinairement pour faire ce trajet. Ils n'eurent pas même besoin d'acheter du vent des magiciens lapons, et se contentèrent de leur faire quelques cadeaux pour qu'ils ne troublassent pas leur bonne fortune par des enchantements ; ce qui leur arrive quelquefois, si l'on en croit le Dictionnaire de Moréri.
Aussitôt débarqué, l'Arménien fit sa provision de graisse de baleine, et chargea notre philosophe de parcourir le pays pour lui acheter du poisson sec : il s'acquitta de sa commission le mieux qu'il lui fut possible. Il s'en revenait avec plusieurs rennes chargés de cette marchandise, et il réfléchissait profondément sur la différence étonnante qui se trouve entre les Lapons et les autres hommes. Une très petite Laponne, qui avait la tête un peu plus grosse que le corps, les yeux rouges et pleins de feu, le nez épaté et la bouche de toute la grandeur possible, lui souhaita le bonjour, avec des grâces infinies.
— Mon petit seigneur, lui dit cet être haut d'un pied dix pouces, je vous trouve charmant, faites-moi la grâce de m'aimer un peu.
En disant ceci, la Laponne lui sauta au cou. Candide la repoussa avec horreur. Elle s'écrie, son mari vient, accompagné de plusieurs autres Lapons.
— D'où vient ce tintamarre ? dirent-ils.
— C'est, dit le petit être, que cet étranger... hélas ! la douleur me suffoque : il me méprise.
— J'entends, dit le mari lapon ; impoli, malhonnête, brutal, infâme, lâche, coquin ; tu couvres d'opprobre ma maison ; tu me fais l'injure la plus sensible ; tu refuses de coucher avec ma femme.
— En voilà bien d'un autre, s'écria notre héros : qu'auriez-vous donc dit, si j'avais couché avec elle ?
— Je t'aurais souhaité toutes sortes de prospérités, dit le Lapon en colère ; mais tu ne mérites que mon indignation.
En parlant ainsi, il déchargea sur le dos de Candide une volée de coups de bâton. Les rennes furent saisis par les parents de l'époux offensé, et Candide, crainte de pis, se vit contraint de prendre la fuite et de renoncer pour jamais à son bon maître ; car, comment oser se présenter devant lui sans argent, sans graisse de baleine et sans rennes ?
Candide marcha longtemps sans savoir où il irait ; il se résolut enfin à se rendre dans le Danemark, où il avait ouï dire que tout allait assez bien. Il possédait quelques pièces de monnaie, dont l'Arménien lui avait fait présent, et avec ce faible secours, il espérait voir la fin de son voyage. L'espérance lui rendait sa misère supportable, et il passait encore quelques bons, moments. Il se trouva un jour dans une hôtellerie avec trois voyageurs, qui lui parlaient avec chaleur du plein et de la matière subtile. Bon, se dit Candide, voilà des philosophes.
— Messieurs, leur dit-il, le plein est incontestable : il n'y a point de vide dans la nature et la matière subtile est bien imaginée.
— Vous êtes donc cartésien, firent les trois voyageurs.
— Oui, fit Candide, et leibnizien, qui plus est.
— Tant pis pour vous, répondirent les philosophes. Descartes et Leibniz n'avaient pas le sens commun. Nous sommes newtoniens nous autres, et nous en faisons gloire ; si nous disputons, c'est pour mieux nous affermir dans nos sentiments et nous pensons tous de même. Nous cherchons la vérité sur les traces de Newton, parce que nous sommes persuadés que Newton est un grand homme...
— Et Descartes aussi, et Leibniz aussi, et Pangloss aussi, dit Candide ; ces grands hommes-là en valent bien d'autres.
— Vous êtes un impertinent, notre ami, répondirent les philosophes : connaissez-vous les lois de la réfrangibilité, de l'attraction, du mouvement ? Avez-vous lu les vérités que le docteur Clarke a répondues aux rêveries de votre Leibniz ? Savez-vous ce que c'est que la force centrifuge et la force centripète ? Savez-vous que les couleurs dépendent des épaisseurs ? Avez-vous quelque notion de la théorie de la lumière et de la gravitation ? Connaissez-vous la période de vingt-cinq mille neuf cent vingt années, qui malheureusement ne s'accorde pas avec la chronologie ? Non sans doute, vous n'avez que de fausses idées de toutes ces choses ; taisez-vous donc, chétive monade, et gardez-vous d'insulter les géants, en les comparant à des pygmées.
— Messieurs, répondit Candide, si Pangloss était ici, il vous dirait de fort belles choses ; car c'est un grand philosophe ; il méprise souverainement votre Newton ; et comme je suis son disciple, je n'en fais pas grand cas non plus.
Les philosophes outrés de colère se jetèrent sur Candide, et le pauvre Candide fut rossé très philosophiquement.
Leur courroux s'apaisa ; ils demandèrent pardon à notre héros de leur vivacité. Alors l'un d'eux prit la parole et fit un fort beau discours sur la douceur et la modération.
Pendant qu'ils parlaient, on vit passer un enterrement magnifique ; nos philosophes en prirent occasion de discourir sur la sotte vanité des hommes.
— Ne serait-il pas plus raisonnable, dit l'un d'eux, que les parents et les amis du mort portassent eux-mêmes, sans pompe et sans bruit, le fatal cercueil ? Cette opération funèbre, en leur offrant l'idée du trépas, ne produirait-elle pas l'effet le plus salutaire, le plus philosophique ? Cette réflexion, qui se présenterait d'elle-même : Ce corps que je porte est celui de mon ami, de mon parent, il n'est plus, et comme lui je dois cesser d'être, ne serait-elle pas capable d'épargner des crimes à ce globe malheureux ; de ramener à la vertu des êtres qui croient à l'immortalité de l'âme ? Les hommes sont trop portés à éloigner d'eux la pensée de la mort, pour qu'on doive craindre de leur en présenter de trop fortes images. D'où vient écarter de ce spectacle une mère et une épouse en pleurs ? Les accents plaintifs de la nature, les cris perçants du désespoir honoreraient bien plus les cendres d'un mort, que tous ces individus noirs depuis la tête jusqu'aux pieds, avec des pleureuses inutiles, et ce tas de ministres qui psalmodient gaiement des oraisons qu'ils n'entendent pas.
— C'est fort bien parlé, dit Candide ; si vous parliez toujours aussi bien, sans vous aviser de battre les gens, vous seriez un grand philosophe.
Nos voyageurs se séparèrent avec des signes de confiance et d'amitié. Candide, dirigeant toujours ses pas vers le Danemark, s'enfonça dans les bois, en y rêvant à tous les malheurs qui lui étaient arrivés dans le meilleur des mondes ; il se détourna du grand chemin et se perdit. Le jour commençait à baisser quand il s'aperçut de sa méprise ; le découragement le prit, et levant tristement les yeux au ciel, notre héros appuyé sur un tronc d'arbre parla en ces termes :
— J'ai parcouru la moitié du monde ; j'ai vu la fraude et la calomnie triomphantes ; je n'ai cherché qu'à rendre service aux hommes, et j'ai été persécuté. Un grand roi m'honore de sa faveur et de cinquante coups de nerf de bouf. J'arrive avec une jambe de bois dans une fort belle province ; j'y goûte les plaisirs, après m'être abreuvé de fiel et de chagrins. Un abbé arrive, je le protège, il s'insinue à la Cour par mon moyen et je suis obligé de lui baiser les pieds... Je rencontre mon pauvre Pangloss, et c'est pour le voir brûler... Je me trouve avec des philosophes, l'espèce la plus douce et la plus sociable de toutes les espèces d'animaux répandus sur la surface de la terre, et ils me battent impitoyablement... Il faut que tout soit bien, puisque Pangloss l'a dit, mais je n'en suis pas moins le plus malheureux des êtres possibles.
Candide s'interrompit pour prêter l'oreille à des cris perçants qui semblaient partir d'un endroit voisin : il avança par curiosité. Une jeune personne, qui s'arrachait les cheveux avec les marques du plus cruel désespoir, s'offrit tout à coup à sa vue.
— Qui que vous soyez, lui dit-elle, si vous avez un cœur, suivez-moi.
Ils eurent à peine fait quelques pas que Candide aperçut un homme et une femme étendus sur l'herbe : leurs physionomies annonçaient la noblesse de leurs âmes et de leur origine ; leurs traits, quoique altérés par la douleur qu'ils ressentaient, avaient quelque chose de si intéressant, que Candide ne put s'empêcher de les plaindre et de s'informer avec un vif empressement de la cause qui les avait réduits en ce triste état.
— C'est mon père et ma mère que vous voyez, lui dit la jeune personne ; oui, ce sont les auteurs de mes misérables jours, continua-t-elle en se précipitant dans leurs bras. Ils fuyaient pour éviter la rigueur d'une sentence injuste : j'accompagnais leur fuite, trop contente de partager leur malheur, de penser que dans les déserts où nous allions nous rendre, mes faibles mains pourraient leur procurer une nourriture nécessaire. Nous nous sommes arrêtés ici pour prendre quelque repos ; j'ai découvert cet arbre que vous voyez, son fruit m'a trompée... Hélas ! monsieur, je suis une créature en horreur à l'univers et à moi-même. Que votre bras s'arme pour venger la vertu offensée, pour punir le parricide ! Frappez !... Ce fruit... j'en ai présenté à mon père et à ma mère ; ils en ont mangé avec plaisir : je m'applaudissais d'avoir trouvé le moyen d'étancher la soif dont ils étaient tourmentés... Malheureuse ! c'était la mort que je leur avais présentée : ce fruit est un poison.
Ce récit fit frissonner Candide ; ses cheveux se dressèrent sur la tête ; une sueur froide coula sur tout son corps. II s'empresse, autant que sa situation lui pouvait permettre de donner des secours à cette famille infortunée ; mais le poison avait déjà fait trop de progrès, et les remèdes les plus efficaces n'auraient pu en arrêter le funeste effet.
— Chère enfant, notre unique espérance ! s'écrièrent les deux malheureux, pardonne-toi comme nous te pardonnons ; c'est l'excès de ta tendresse qui nous ôte la vie... Généreux étranger, daignez prendre soin de ses jours ; son cœur est noble et formé à la vertu ; c'est un dépôt que nous vous laissons entre les mains, qui nous est infiniment plus précieux que notre fortune passée... Chère Zénoïde, reçois nos derniers embrassements ; mêle tes larmes avec les nôtres. Ha ! Ciel, que ces moments ont de charmes pour nous : tu nous as ouvert la porte du cachot ténébreux dans lequel nous languissons depuis quarante ans. Tendre Zénoïde, nous te bénissons, puisses-tu ne jamais oublier les leçons que notre prudence t'a dictées, et puissent-elles te préserver des abîmes que nous voyons entr'ouverts sous tes pas !
Ils expirèrent en prononçant ces derniers mots. Candide eut beaucoup de peine à faire revenir Zénoïde à elle-même. La lune avait éclairé cette scène touchante ; le jour paraissait, que Zénoïde, plongée dans une morne affliction, n'avait pas encore repris l'usage de ses sens. Dès qu'elle eut ouvert les yeux, elle pria Candide de creuser la terre pour y enfouir ces cadavres ; elle y travailla elle-même avec un courage étonnant. Ce devoir rempli, elle donna un libre cours à ses pleurs. Notre philosophe l'entraîna loin de ce lieu fatal ; ils marchèrent longtemps sans tenir de route certaine. Ils aperçurent enfin une petite cabane ; deux personnes sur le déclin de l'âge habitaient dans ce désert, qui s'empressèrent de donner tous les secours que leur pauvreté leur permettait d'offrir à l'état déplorable de leurs frères. Ces vieilles gens étaient tels qu'on nous peint Philemon et Baucis. Il y avait cinquante ans qu'ils goûtaient les douceurs de l'hymen, sans jamais en avoir essuyé l'amertume ; une santé robuste, fruit de la tempérance et de la tranquillité de l'âme ; des mours douces et simples ; un fond de candeur inépuisable dans le caractère ; toutes les vertus que l'homme ne doit qu'à lui-même composaient le glorieux apanage que le Ciel leur avait accordé. Ils étaient en vénération dans les hameaux voisins, dont les habitants plongés dans une heureuse rusticité auraient pu passer pour d'honnêtes gens, s'ils avaient été catholiques. Ils se faisaient un devoir de ne laisser manquer de rien à Agaton et à Suname (c'était les noms des vieux époux). Leur charité s'étendit sur les nouveaux venus.
— Hélas ! disait Candide, c'est grand dommage que vous ayez été brûlé, mon cher Pangloss : vous aviez bien raison ; mais ce n'est pas dans toutes les parties de l'Europe et de l'Asie, que j'ai parcourues avec vous, que tout est bien ; c'est dans Eldorado, où il n'est pas possible d'aller, et dans une petite cabane située dans le lieu le plus froid, le plus aride, le plus affreux du monde. Que j'aurais de plaisir à vous entendre parler ici de l'harmonie préétablie et des monades ! Je voudrais bien passer mes jours parmi ces honnêtes Luthériens ; mais il faudrait renoncer à aller à la messe, et me résoudre à être déchiré dans le Journal chrétien.
Candide était fort curieux d'apprendre les aventures de Zénoïde, il ne lui en parlait pas par discrétion ; elle s'en aperçut et satisfit à son impatience en parlant de la sorte.
— Je sors d'une des plus anciennes maisons du Danemark un de mes ancêtres périt dans ce repas, où le méchant Christierne prépara la mort à tant de sénateurs. Les richesses et les dignités accumulées dans ma famille n'ont fait jusqu'à présent que d'illustres malheureux. Mon père eut la hardiesse de déplaire à un homme puissant, en lui disant la vérité : on lui suscita des accusateurs qui le noircirent de plusieurs crimes imaginaires. Les juges furent trompés ; hé ! quels juges peuvent ne jamais donner dans les pièges que la calomnie tend à l'innocence ? Mon père fut condamné à perdre la tête sur un échafaud. La fuite pouvant le garantir du supplice, il se retira chez un ami qu'il croyait digne de ce beau nom ; nous restâmes quelque temps cachés dans un château qu'il possède sur le bord de la mer, et nous y serions encore, si le cruel, abusant de l'état déplorable où nous étions, n'avait voulu vendre ses services à un prix qui nous les fit détester. L'infâme avait conçu une passion déréglée pour ma mère et pour moi ; il attenta à notre vertu par les moyens les plus indignes d'un honnête homme, et nous nous vîmes contraints à nous exposer aux plus affreux dangers pour éviter les effets de sa brutalité ; nous prîmes la fuite une seconde fois, et vous savez le reste.
En achevant ce récit, Zénoide pleura de nouveau. Candide essuya ses larmes et lui dit pour la consoler :
— Tout est au mieux, Mademoiselle ; car si monsieur votre père n'était pas mort empoisonné, il aurait été infailliblement découvert et on lui aurait coupé la tête ; madame votre mère en serait peut-être morte de chagrin et nous ne serions pas dans cette pauvre chaumière, où tout va beaucoup mieux que dans les plus beaux châteaux possibles.
— Hélas ! monsieur, répondit Zénoïde, mon père ne m'a jamais dit que tout était au mieux. Nous appartenons tous à un Dieu qui nous aime ; mais il n'a pas voulu éloigner de nous les soucis dévorants, les maladies cruelles, les maux innombrables qui affligent l'humanité. Le poison croît dans l'Amérique à côté du quinquina. Le plus heureux mortel a répandu des larmes. Du mélange des plaisirs et des peines résulte ce qu'on appelle la vie ; c'est-à-dire un laps de temps déterminé, toujours trop long aux yeux du sage, qu'on doit employer à faire le bien de la société dans laquelle on se trouve, à jouir des ouvrages du Tout-Puissant, sans en rechercher follement les causes ; à régler sa conduite sur le témoignage de sa conscience, et surtout à respecter la religion : trop heureux quand on peut la suivre. Voilà ce que me disait souvent mon respectable père. Malheur, ajoutait-il, à ces écrivains téméraires, qui cherchent à pénétrer dans les secrets du Tout-Puissant. Sur ce principe que Dieu veut être honoré par des milliers d'atomes à qui il a donné l'être, les hommes ont allié des chimères ridicules à des vérités respectables. Le derviche chez les Turcs, le bramine en Perse, le bonze à la Chine, le talapoin dans l'Inde, tous rendent à la Divinité un culte différent ; mais ils goûtent la paix de l'âme dans les ténèbres où ils sont plongés ; celui qui voudrait les dissiper leur rendrait un mauvais service ; c'est ne pas aimer les hommes que de les arracher à l'empire du préjugé.
— Vous parlez comme un philosophe, dit Candide ; oserais-je vous demander, ma belle Demoiselle, de quelle religion vous êtes. - J'ai été élevée dans le luthéranisme, répondit Zénoïde ; c'est la religion de mon pays.
— Tout ce que vous venez de dire, continua Candide, est un trait de lumière qui m'a pénétré, je me sens pour vous un fond d'estime et d'admiration... Comment se peut-il que tant d'esprit soit logé dans un si beau corps ; en vérité, Mademoiselle, je vous estime et je vous admire à un point...
Candide balbutia encore quelques mots. Zénoïde s'aperçut de son trouble et le quitta ; elle évita depuis cet instant de se trouver seule avec lui, et Candide chercha à être seul avec elle, ou à être tout seul. Il était plongé dans une mélancolie qui avait pour lui des charmes : il aimait éperdument Zénoïde et voulait se le dissimuler ; ses regards trahissaient le secret de son cœur :
— Hélas ! disait-il, si maître Pangloss était ici, il me donnerait un bon conseil, car c'était un grand philosophe.
L'unique consolation que goûtait Candide était de parler à la belle Zénoïde en présence de leurs hôtes.
— Comment, lui dit-il un jour, le roi que vous approchiez a-t-il pu permettre l'injustice qu'on a faite à votre maison ? Vous devez bien le haïr.
— Hé ! dit Zénoïde, qui peut haïr son roi ? Qui peut ne pas aimer celui dans lequel est déposé le glaive étincelant des lois ? Les rois sont les vivantes images de la Divinité ; nous ne devons jamais condamner leur conduite ; l'obéissance et le respect sont le partage des bons sujets.
— Je vous admire de plus en plus, répondit Candide ; mademoiselle, connaissez-vous le grand Leibniz, et le grand Pangloss qui a été brûlé après avoir manqué d'être pendu ? Connaissez-vous les monades, la matière subtile et les tourbillons ?
— Non, monsieur, dit Zénoïde ; mon père ne m'a jamais parlé de toutes ces choses ; il m'a donné seulement une teinture de la physique expérimentale et m'a enseigné à mépriser toutes les sortes de philosophies qui ne concourent pas directement au bonheur de l'homme ; qui lui donnent de fausses notions de ce qu'il se doit à lui-même, et de ce qu'il doit aux autres ; qui ne lui apprennent point à régler ses mours ; qui ne lui remplissent l'esprit que de mots barbares et de conjectures téméraires ; qui ne lui donnent pas d'idée plus claire de l'Auteur des êtres que celle que lui fournissent ses ouvrages et les merveilles qui s'opèrent tous les jours sous ses yeux.
— Encore un coup, je vous admire, mademoiselle ; vous m'enchantez ; vous me ravissez ; vous êtes un ange que le Ciel m'a envoyé pour m'éclairer sur les sophismes de maître Pangloss. Pauvre animal que j'étais ! après avoir essuyé un nombre prodigieux de coups de pied dans le derrière, de coups de baguettes sur les épaules, de coups de nerfs de bouf sous la plante des pieds ; après avoir essuyé un tremblement de terre ; après avoir assisté à la pendaison du docteur Pangloss, l'avoir vu brûler tout récemment ; après avoir été violé, avec des douleurs inexprimables, par un vilain Persan ; après avoir été volé par Arrêt du Divan, et rossé par des philosophes, je croyais encore que tout était bien. Ah ! je suis bien désabusé. Cependant la nature ne m'a jamais paru plus belle que depuis que je vous vois. Les concerts champêtres des oiseaux frappent mon oreille d'une harmonie que jusqu'à ce jour je ne connaissais pas. ; tout s'anime, et le vernis du sentiment qui m'enchante semble empreint sur tous les objets ; je ne sens pas cette molle langueur que j'éprouvais dans les jardins que j'avais à Sus ; ce que vous m'inspirez est absolument différent.
— Brisons là, dit Zénoïde ; la suite de votre discours pourrait offenser ma délicatesse, et vous devez la respecter.
— Je me tairai, dit Candide, mais mes feux n'en seront que plus ardents.
Il regarda Zénoïde en prononçant ces mots ; il s'aperçut qu'elle rougissait, et en homme expérimenté, il en conçut les plus flatteuses espérances.
La jeune Danoise évita encore quelque temps les poursuites de Candide. Un jour qu'il se promenait à grands pas dans le jardin de ses hôtes, il s'écria dans un transport amoureux :
— Que n'ai-je mes moutons du bon pays d'Eldorado ! Que ne suis-je en état d'acheter un petit royaume ! Ah ! si j'étais roi...
— Que vous serais-je ? dit une voix qui perça le cœur de notre philosophe.
— C'est vous, belle Zénoïde, dit-il, en tombant à ses genoux ; je me croyais seul. Le peu de paroles que vous avez prononcées semblent m'assurer le bonheur où j'aspire. Je ne serai jamais roi, ni peut-être jamais riche ; mais si vous m'aimez... ne détournez pas de moi ces yeux si pleins de charmes ; que j'y lise un aveu qui peut seul combler mes désirs. Belle Zénoïde, je vous adore ; que votre âme s'ouvre à la pitié... Que vois-je ! vous répandez des larmes. Ah ! je suis trop heureux.
— Oui, vous êtes heureux, dit Zénoïde, rien ne m'oblige à déguiser ma sensibilité pour un objet que j'en crois digne ; jusqu'à présent vous n'êtes attaché à mon sort que par des liens de l'humanité ; il est temps de resserrer ces liens par des liens plus saints. Je me suis consultée ; réfléchissez mûrement à votre tour, et songez surtout qu'en m'épousant, vous contractez l'obligation de me protéger ; d'adoucir et de partager les misères que le sort me réserve peut-être encore.
— Vous épouser, dit Candide ; ces mots m'éclairent sur l'imprudence de ma conduite. Hélas ! chère idole de ma vie, je ne mérite pas vos bontés ; Mademoiselle Cunégonde n'est pas morte...
— Qu'est-ce que Mademoiselle Cunégonde ?
— C'est ma femme, répondit Candide avec son ingénuité ordinaire.
Nos amants restèrent quelques instants sans rien dire ; ils voulaient parler, et la parole expirait sur leurs lèvres ; leurs yeux étaient mouillés de pleurs. Candide tenait dans ses mains celles de Zénoïde, il les serrait contre son cœur, il les dévorait de baisers. Il eut la hardiesse de porter les siennes sur le sein de sa maîtresse ; il sentit qu'elle respirait avec peine : son âme vola sur sa bouche, et sa bouche collée sur celle de Zénoïde fit reprendre à la belle Danoise la connaissance qu'elle avait perdue. Candide crut voir son pardon écrit dans ses beaux yeux.
— Cher amant, lui dit-elle, mon courroux paierait mal des transports que mon cœur autorise. Arrête cependant, tu me perdrais dans l'opinion des hommes ; tu serais peu capable de m'aimer si je devenais l'objet de leur mépris. Arrête et respecte ma faiblesse.
— Comment ! s'écria Candide, parce que le vulgaire hébété dit qu'une fille se déshonore en rendant heureux un être qu'elle aime et dont elle est aimée, en suivant le doux penchant de la nature, qui dans les beaux jours du monde...
Nous ne rapporterons pas toute cette conversation intéressante ; nous nous contenterons de dire que l'éloquence de Candide, embellie par les expressions de l'amour, eut tout l'effet qu'il en pouvait attendre sur une philosophe jeune et sensible.
Ces amants, dont les jours coulaient auparavant dans la tristesse et dans l'ennui, s'écoulèrent rapidement dans une ivresse continuelle. La sève délicieuse du plaisir circula dans leurs veines. Le silence des forêts, les montagnes couvertes de ronces et entourées de précipices, les plaines glacées, les champs remplis d'horreurs, dont ils étaient environnés, les persuadèrent de plus en plus du besoin qu'ils avaient de s'aimer : ils étaient résolus à ne point quitter cette solitude effrayante ; mais le destin n'était pas las de les persécuter, ainsi que nous le verrons dans le chapitre suivant.
Candide et Zénoïde s'entretenaient des ouvrages de la Divinité, du culte que les hommes doivent lui rendre, des devoirs qui les lient entre eux, et surtout de la charité, de toutes les vertus la plus utile au monde. Ils ne s'en tenaient pas à des déclamations frivoles : Candide enseignait à de jeunes garçons le respect dû au frein sacré des lois ; Zénoïde instruisait de jeunes filles de ce qu'elles devaient à leurs parents ; tous deux se réunissaient pour jeter dans de jeunes cœurs les semences fécondes de la religion. Un jour qu'ils remplissaient ces pieuses occupations, Suname vint avertir Zénoïde qu'un vieux seigneur accompagné de beaucoup de domestiques venait d'arriver, et qu'au portrait qu'il lui avait fait de celle qu'il cherchait, elle n'avait pas pu douter que ce ne fût la belle Zénoïde. Ce seigneur suivait de près Suname, et il entra presque en même temps qu'elle dans l'endroit où étaient Zénoïde et Candide.
Zénoïde s'évanouit à sa vue ; mais peu sensible à ce touchant spectacle, Volhall la prit par la main, et la tira avec tant de violence qu'elle revint à elle ; et ce ne fut que pour répandre un ruisseau de larmes.
— Ma nièce, lui dit-il avec un sourire amer, je vous trouve en fort bonne compagnie ; je ne m'étonne pas que vous la préfériez au séjour de la capitale, à ma maison, à votre famille.
— Oui, monsieur, répondit Zénoïde, je préfère les lieux où habitent la simplicité et la candeur, au séjour de la trahison et de l'imposture. Je ne reverrais qu'avec horreur l'endroit où commencèrent mes infortunes, où j'ai reçu tant de preuves de la noirceur de votre caractère ; où je n'ai d'autres parents que vous.
— Mademoiselle, répliqua Volhall, vous me suivrez, s'il vous plaît, dussiez-vous vous évanouir encore une fois.
En parlant ainsi il l'entraîna, et la fit monter dans une chaise qui l'attendait. Elle n'eut que le temps de dire à Candide de la suivre, et elle partit en bénissant ses hôtes, et en leur promettant de les récompenser de leurs soins généreux.
Un domestique de Volhall eut pitié de la douleur dans laquelle Candide était plongé ; il crut qu'il ne prenait d'autre intérêt à la jeune Danoise que celui qu'inspire la vertu malheureuse : il lui proposa de faire le voyage de Copenhague, et lui en facilita les moyens. Il fit plus ; il lui insinua qu'il pourrait être admis au nombre des domestiques de Volhall, s'il n'avait pas d'autres ressources que le service pour se tirer d'affaire. Candide agréa ses offres ; et aussitôt arrivé, son futur camarade le présenta comme un de ses parents, dont il répondait.
— Maraut, lui dit Volhall, je veux bien vous accorder l'honneur d'approcher un homme tel que moi : n'oubliez jamais le profond respect que vous devez à mes volontés ; prévenez-les, si vous avez assez d'instinct pour cela : songez qu'un homme tel que moi s'avilit en parlant à un misérable tel que vous.
Notre philosophe répondit très humblement à ce discours impertinent ; et dès le même jour on le revêtit de la livrée de son maître.
On s'imagine aisément combien Zénoïde fut surprise et joyeuse en reconnaissant son amant parmi les valets de son oncle : elle fit naître des occasions, Candide sut en profiter ; ils se jurèrent une confiance à toute épreuve. Zénoïde avait quelques mauvais moments ; elle se reprochait quelquefois son amour pour Candide ; elle l'affligeait par des caprices ; mais Candide l'idolâtrait ; il savait que la perfection n'est pas le partage de l'homme, ni moins encore de la femme. Zénoïde reprenait sa belle humeur dans ses bras. L'espèce de contrainte où ils étaient rendait leurs plaisirs plus piquants : ils étaient encore heureux.
Notre héros n'avait qu'à essuyer les hauteurs de son maître, et ce n'était pas acheter trop cher les faveurs de sa maîtresse. L'amour satisfait ne se cache pas aussi aisément qu'on le dit : nos amants se trahirent eux-mêmes. Leur liaison ne fut plus un mystère qu'aux yeux peu pénétrants de Volhall ; tous les domestiques la savaient. Candide en recevait des félicitations qui le faisaient trembler ; il attendait l'orage prêt à fondre sur sa tête, et ne se doutait pas qu'une personne qui lui avait été chère était sur le point d'accélérer son infortune. Il y avait quelques jours qu'il avait aperçu un visage qui ressemblait à mademoiselle Cunégonde ; il retrouva ce même visage dans la cour de Volhall : l'objet qui le portait était très mal vêtu, et il n'y avait pas d'apparence qu'une favorite d'un grand mahométan se trouvât dans la cour d'un hôtel à Copenhague. Cependant cet objet désagréable regardait Candide fort attentivement : cet objet s'approcha tout à coup, et saisissant Candide par les cheveux, lui donna le plus grand soufflet qu'il eût encore reçu.
— Je ne me trompe pas ! s'écria notre Philosophe. O ciel ! qui l'aurait cru ? Que venez-vous faire ici, après vous être laissée violer par un sectateur de Mahomet ? Allez, perfide épouse, je ne vous connais pas.
— Tu me reconnaîtras à mes fureurs, répliqua Cunégonde : je sais la vie que tu mènes, ton amour pour la nièce de ton maître, ton mépris pour moi. Hélas ! il y a trois mois que j'ai quitté le sérail, parce que je n'y étais plus bonne à rien. Un marchand m'a achetée pour recoudre son linge, il m'emmène avec lui dans un voyage qu'il fait sur ces côtes ; Martin, Cacambo et Paquette, qu'il avait aussi achetés, sont du voyage ; le docteur Pangloss, par le plus grand hasard du monde, se trouve dans le même vaisseau en qualité de passager ; nous faisons naufrage à quelques milles d'ici, j'échappe du danger avec le fidèle Cacambo, qui, je te jure, a la peau aussi ferme que toi : je te revois, et je te revois infidèle. Frémis ! et crains tout d'une femme irritée.
Candide était tout stupéfait de cette scène touchante ; il venait de laisser aller Cunégonde, sans songer aux ménagements qu'on doit garder à l'égard de quiconque sait notre secret, lorsque Cacambo s'offrit à sa vue ;ils s'embrassèrent tendrement. Candide s'informa de toutes les choses qu'on venait de lui dire ; il s'affligea beaucoup de la perte du grand Pangloss, qui après avoir été pendu et brûlé s'était noyé misérablement. Ils parlaient avec cette effusion de cœur qu'inspire l'amitié. Un petit billet que Zénoïde jeta par la fenêtre mit fin à la conversation. Candide l'ouvrit et y trouva ces mots.
— Fuyez, mon cher amant, tout est découvert. Un penchant innocent que la nature autorise, qui ne blesse en rien la société, est un crime aux yeux des hommes crédules et cruels. Volhall sort de ma chambre, et m'a traitée avec la dernière inhumanité ; il va obtenir un ordre pour vous faire périr dans un cachot. Fuis, trop cher amant, mets en sûreté des jours que tu ne peux plus passer auprès de moi. Ces temps heureux ne sont plus, où notre tendresse réciproque... Ah ! triste Zénoïde, qu'as-tu fait au Ciel, pour mériter un traitement si rigoureux ? Je m'égare : souviens toi toujours de ta chère Zénoïde. Cher amant, tu vivras éternellement dans mon cœur... Non, tu n'as jamais compris combien je t'aimais... Puisses-tu recevoir sur mes lèvres brûlantes mon dernier adieu et mon dernier soupir ! Je me sens prête à rejoindre mon malheureux père : l'éclat du jour m'est en horreur, il n'éclaire que des forfaits.
Cacambo, toujours sage et prudent, entraîna Candide qui ne se connaissait plus ; ils sortirent de la ville par le plus court chemin. Candide n'ouvrait pas la bouche, et ils étaient déjà assez loin de Copenhague, qu'il n'était pas encore sorti de l'espèce de léthargie dans laquelle il était enseveli. Enfin, il regarda son fidèle Cacambo, et parla en ces termes.
— Cher Cacambo, autrefois mon valet, maintenant mon égal et toujours mon ami, tu as partagé quelques-unes de mes infortunes, tu m'as donné des conseils salutaires, tu as vu mon amour pour Mademoiselle Cunégonde...
— Hélas ! mon ancien maître, dit Cacambo ; c'est elle qui vous a joué le tour le plus indigne ; c'est elle qui, après avoir appris de vos camarades que vous aimiez Zénoïde autant qu'elle vous aimait, a tout révélé au barbare Volhall.
— Si cela est ainsi, dit Candide, je n'ai plus qu'à mourir.
Notre philosophe tira de sa poche un petit couteau, et se mit à l'aiguiser avec un sang-froid digne d'un ancien Romain ou d'un Anglais.
— Que prétendez-vous faire ? dit Cacambo.
— Me couper la gorge, dit Candide.
— C'est fort bien penser, répliqua Cacambo, mais le sage ne doit se déterminer qu'après de mûres réflexions : vous serez toujours à même de vous tuer, si l'envie ne vous en passe pas. Croyez-moi, mon cher maître, remettez la partie à demain ; plus vous différerez, plus l'action sera courageuse.
— Je goûte tes raisons, dit Candide : d'ailleurs, si je me coupais la gorge tout à l'heure, le gazetier de Trévoux insulterait à ma mémoire : voilà qui est fini, je ne me tuerai que dans deux ou trois jours.
En parlant ainsi ils arrivèrent à Elseneur, ville assez considérable, et peu éloignée de Copenhague ; ils y couchèrent, et Cacambo s'applaudit du bon effet que le sommeil avait produit sur Candide. Ils sortirent à la pointe du jour de la ville. Candide toujours philosophe, car les préjugés de l'enfance ne s'effacent jamais, entretenait son ami Cacambo du bien et du mal physique, des discours de la sage Zénoïde, des vérités lumineuses qu'il avait puisées dans son entretien.
— Si Pangloss n'était pas mort, disait-il, je combattrais son système d'une façon victorieuse. Dieu me garde de devenir manichéen. Ma maîtresse m'a enseigné à respecter le voile impénétrable dont la divinité enveloppe sa manière d'opérer sur nous. C'est peut-être l'homme qui s'est précipité lui-même dans l'abîme d'infortunes où il gémit : d'un frugivore, il a fait un animal carnassier. Les sauvages que nous avons vus ne mangent que les Jésuites, et ne vivent pas mal entre eux. Les sauvages, s'il en est, répandus un à un dans les bois, ne subsistant que de glands et d'herbes, sont sans doute plus heureux encore. La société a donné naissance aux plus grands crimes. Il y a des hommes dans la société qui sont nécessités par état à souhaiter la mort des hommes. Le naufrage d'un vaisseau, l'incendie d'une maison, la perte d'une bataille, provoquent à la tristesse une partie de la société, et répandent la joie chez l'autre. Tout est fort mal, mon cher Cacambo, et il n'y a d'autre parti à prendre pour le sage, que de se couper la gorge le plus doucement qu'il est possible.
— Vous avez raison, dit Cacambo : mais j'aperçois un cabaret, vous devez être fort altéré ; allons, mon ancien maître, buvons un coup, et nous continuerons après nos entretiens philosophiques.
Ils entrèrent dans ce cabaret ; une troupe de paysans et de paysannes dansaient au milieu de la cour, au son de quelques mauvais instruments. La gaieté respirait sur toutes les physionomies : c'était un spectacle digne du pinceau de Watteau. Dès que Candide parut, une jeune fille le prit par la main et le pria à danser.
— Ma belle demoiselle, lui répondit Candide, quand on a perdu sa maîtresse, qu'on a retrouvé sa femme, et qu'on a appris que le grand Pangloss est mort, on n'a point du tout envie de faire des cabrioles ; d'ailleurs, je dois me tuer demain au matin et vous sentez qu'un homme qui n'a plus que quelques heures à vivre ne doit pas les perdre à danser.
Alors Cacambo s'approcha de Candide et lui parla de la sorte :
— La passion de la gloire fut toujours celle des grands philosophes. Caton d'Utique se tua après avoir bien dormi ; Socrate avala la ciguë après s'être familièrement entretenu avec ses amis ; plusieurs Anglais se sont brûlé la cervelle au sortir d'un repas : mais aucun grand homme, que je sache, ne s'est coupé la gorge après avoir bien dansé. C'est à vous, mon cher maître, que cette gloire est réservée. Croyez-moi, dansons tout notre saoul, et nous nous tuerons demain au matin.
— N'as-tu pas remarqué, répondit Candide, que cette jeune paysanne est une brune très piquante ?
— Elle a je ne sais quoi d'intéressant dans la physionomie, dit Cacambo.
— Elle m'a serré la main, reprit notre philosophe.
— Avez-vous pris garde, dit Cacambo, que dans le désordre de la danse son mouchoir a laissé à découvert deux petits tétons admirables ?
— Je les ai bien vus, fit Candide. Tiens, si je n'avais pas le cœur rempli de Mademoiselle Zénoïde...
La petite brune interrompit Candide, et le pria de nouveau. Notre héros se laisse aller, et le voilà qui danse de la meilleure grâce du monde. Après avoir dansé et embrassé la jolie paysanne, il se retire à sa place sans prier la reine du bal à danser. Aussitôt on murmura ; tous les acteurs et les spectateurs paraissaient outrés d'un mépris si marqué. Candide ne connaissait pas sa faute, et conséquemment n'était pas en état de la réparer. Un gros manant s'approche, et lui donne un coup de poing sur le nez. Cacambo rend à ce gros manant un coup de pied dans le ventre. En un instant les instruments sont fracassés, les filles et les femmes décoiffées : Candide et Cacambo se battent en héros ; ils sont enfin obligés de prendre la fuite, tout criblés de coups.
— Tout est empoisonné pour moi, disait Candide en donnant le bras à son ami Cacambo : j'ai éprouvé bien des malheurs, mais je ne m'attendais pas à être roué de coups pour avoir dansé avec une paysanne qui m'avait prié à danser.
Cacambo et son ancien maître n'en pouvaient plus : ils commençaient à se laisser aller à cette espèce de maladie de l'âme, qui en éteint toutes les facultés ; ils tombaient dans l'abattement et dans le désespoir, quand ils aperçurent un hôpital bâti pour les voyageurs. Cacambo proposa d'y entrer ; Candide le suivit. On eut pour eux tous les soins qu'on a d'ordinaire dans ces maisons-là ; ils furent traités pour l'amour de Dieu, c'est tout dire. En peu de temps ils furent guéris de leurs blessures, mais ils gagnèrent la gale. Il n'y avait pas d'apparence que cette maladie fût l'affaire d'un jour ; cette idée remplissait de larmes les yeux de notre philosophe, et il disait en se grattant
— Tu n'as pas voulu me laisser couper la gorge, mon cher Cacambo, tes mauvais conseils me replongent dans l'opprobre et l'infortune, et si je veux me couper la gorge aujourd'hui, on dira dans le journal de Trévoux : c'est un lâche, qui ne s'est tué que parce qu'il avait la gale ; voilà à quoi tu m'exposes par l'intérêt mal entendu que tu as bien voulu prendre à mon sort.
— Nos maux ne sont pas sans remèdes, répondit Cacambo : si vous daignez me croire, nous nous fixerons ici en qualité de frères ; j'entends un peu la chirurgie, et je vous promets d'adoucir et de rendre supportable notre triste condition.
— Ah ! dit Candide, périssent tous les ânes, et surtout les ânes chirurgiens, si dangereux pour l'humanité. Je ne souffrirai jamais que tu te donnes pour ce que tu n'es pas : c'est une trahison, dont les conséquences m'épouvantent. D'ailleurs, si tu pouvais comprendre combien il est dur, après avoir été vice-roi d'une belle province, après s'être vu en état d'acheter de beaux royaumes, après avoir été l'amant favorisé de Mademoiselle Zénoïde, de se résoudre à servir en qualité de frère dans un hôpital...
— Je comprends cela, reprit Cacambo ; mais je comprends aussi qu'il est bien dur de mourir de faim. Songez encore que le parti que je vous propose est peut-être l'unique que vous puissiez prendre pour éviter les recherches du cruel Volhall, et vous soustraire aux châtiments qu'il vous prépare.
Un frère passa comme ils parlaient ainsi, ils lui firent quelques questions. Il y répondit d'une manière satisfaisante ; il les assura que les frères étaient bien nourris et jouissaient d'une honnête liberté. Candide se détermina : il prit avec Cacambo l'habit de frère, qu'on leur accorda sur-le-champ, et nos deux misérables se mirent à servir d'autres misérables.
Un jour que Candide distribuait, à la ronde, quelques mauvais bouillons, un vieillard fixa son attention. Son visage était livide, ses lèvres étaient couvertes d'écume, ses yeux étaient à demi tournés, l'image de la mort se peignait sur des joues creuses et décharnées.
— Pauvre homme, lui dit Candide, que je vous plains ; vous devez horriblement souffrir.
— Je souffre beaucoup, répondit-il d'une voix sépulcrale : on dit que je suis étique, pulmonique, asthmatique et vérolé jusqu'aux os : si cela est je suis bien malade. Cependant tout ne va pas mal, et c'est ce qui me console.
— Ah ! dit Candide, il n'y a que le docteur Pangloss, qui, dans un état aussi déplorable, puisse soutenir la doctrine de l'optimisme quand tout autre ne prêcherait que le pess...
— Ne prononcez pas ce détestable mot, s'écria le pauvre homme ; je suis ce Pangloss dont vous parlez. Malheureux, laissez-moi mourir en paix : tout est bien, tout est au mieux.
L'effort qu'il fit en prononçant ces mots lui coûta la dernière dent, qu'il cracha avec une prodigieuse quantité de pus. Il expira quelques instants après.
Candide le pleura, car il avait le cœur bon. Son entêtement fut une source de réflexions pour notre philosophe ; il se rappelait souvent toutes ses aventures. Cunégonde était restée à Copenhague ; il apprit qu'elle y exerçait le métier de ravaudeuse, avec toute la distinction possible. La passion des voyages l'abandonna tout à fait. Le fidèle Cacambo le soutenait par ses conseils et par son amitié. Candide ne murmura pas contre la Providence.
— Je sais que le bonheur n'est pas le partage de l'homme, disait-il quelquefois : le bonheur ne réside que dans le bon pays d'Eldorado ; mais il est impossible d'y aller.
Candide n'était pas si malheureux, puisqu'il avait un véritable ami. Il avait trouvé dans un valet métis ce qu'on cherche vainement dans notre Europe. Peut-être que la nature qui fait croître en Amérique des simples propres aux maladies corporelles de notre continent, y a placé aussi des remèdes pour nos maladies du cœur et de l'esprit. Peut-être y a-t-il des hommes dans le nouveau monde qui sont conformés tout autrement que nous, qui ne sont pas esclaves de l'intérêt personnel, qui sont dignes de brûler du beau feu de l'amitié. Qu'il serait à souhaiter qu'au lieu de ballots d'indigo et de cochenille, tout couverts de sang, on nous amenât quelques-uns de ces hommes ! Cette sorte de commerce serait bien avantageuse pour l'humanité. Cacambo valait mieux pour Candide qu'une douzaine de moutons rouges chargés de cailloux d'Eldorado. Notre philosophe recommençait à goûter le plaisir de vivre. C'était une consolation pour lui de veiller à la conservation de l'espèce humaine, et de n'être pas un membre inutile dans la société. Dieu bénit des intentions aussi pures, en lui rendant, ainsi qu'à Cacambo, les douceurs de la santé. Ils n'avaient plus la gale, et ils remplissaient gaiement les fonctions pénibles de leur état ; mais le sort leur ôta bientôt la sécurité dont ils jouissaient. Cunégonde, qui avait pris à cœur de tourmenter son époux, quitta Copenhague pour marcher sur ses traces : le hasard l'amena à l'hôpital ; elle était accompagnée d'un homme que Candide reconnut pour M. le baron de Thunder-ten-Tronckh ; on s'imagine aisément quelle dut être sa surprise. Le baron qui s'en aperçut lui parla ainsi :
— Je n'ai pas ramé longtemps sur les galères ottomanes : les Jésuites apprirent mon infortune, et me rachetèrent pour l'honneur de la Société. J'ai fait un voyage en Allemagne, où j'ai reçu quelques bienfaits des héritiers de mon père. Je n'ai rien négligé pour retrouver ma sour ; et ayant appris de Constantinople qu'elle était partie sur un vaisseau qui avait fait naufrage sur les côtes du Danemark, je me suis déguisé. J'ai pris des lettres de recommandation pour des négociants danois qui sont en relations avec la Société : et enfin, j'ai trouvé ma sour qui vous aime, tout indigne que vous êtes de son amitié ; et puisque vous avez eu l'imprudence de coucher avec elle, je consens à la ratification du mariage ; bien entendu que ma sour ne vous donnera que la main gauche ; ce qui est bien raisonnable, puisqu'elle a soixante et onze quartiers, et que vous n'en avez pas un.
— Hélas ! dit Candide, tous les quartiers du monde sans la beauté... Mademoiselle Cunégonde était fort laide, quand j'ai eu l'imprudence de l'épouser ; elle est redevenue belle, et un autre a joui de ses charmes ; elle est redevenue laide, et vous voulez que je lui redonne la main. Non, en vérité, mon révérend Père : renvoyez-la dans son sérail de Constantinople, elle m'a fait trop de mal dans ce pays-ci.
— Laisse-toi toucher, ingrat, dit Cunégonde, en faisant des contorsions épouvantables ; n'oblige pas M. le baron, qui est prêtre, à nous tuer tous deux pour laver sa honte dans le sang. Me crois-tu capable d'avoir manqué de bonne volonté à la fidélité que je te devais ? Que voulais-tu que je fisse vis-à-vis d'un patron qui me trouvait jolie ? Ni mes larmes ni mes cris n'ont pu adoucir sa farouche brutalité. Voyant qu'il n'y avait rien à gagner, je m'arrangeai de façon à être violée le plus commodément qu'il me fût possible, et toute autre femme en eût fait de même : voilà mon crime, il ne mérite pas ton courroux. Un crime plus grand à tes yeux, c'est celui de t'avoir enlevé ta maîtresse ; mais ce crime doit te prouver mon amour. Va, mon cher petit cœur, si jamais je redeviens belle, si mes tétons, actuellement pendants, reprennent leur rondeur et leur élasticité ; si... ce ne sera que pour toi, mon cher Candide ; nous ne sommes plus en Turquie, et je te jure bien de ne jamais me laisser violer.
Ce discours ne fit pas beaucoup d'impression sur Candide. Il demanda quelques heures pour se déterminer sur le parti qu'il avait à prendre ; M. le baron lui accorda deux heures, pendant lesquelles il consulta son ami Cacambo. Après avoir pesé les raisons du pour et du contre, ils se déterminèrent à suivre le Jésuite et sa sour en Allemagne. Les voilà qui quittent l'hôpital, et se mettent en marche de compagnie ; non pas à pied, mais sur de bons chevaux qu'avait amenés le baron jésuite. Ils arrivèrent sur les frontières du royaume. Un grand homme d'assez mauvaise mine considère attentivement notre héros :
— C'est lui-même, dit-il, en jetant en même temps les yeux sur un petit morceau de papier. Monsieur, sans trop de curiosité, ne vous nommez-vous pas Candide ?
— Oui, monsieur, c'est ainsi qu'on m'a toujours nommé.
— Monsieur, j'en suis flatté pour vous ; en effet, vous avez les sourcils noirs, les yeux à fleur de tête, les oreilles d'une grandeur médiocre, le visage rond et haut en couleur : vous m'avez bien l'air d'avoir cinq pieds cinq pouces.
— Oui, monsieur, c'est ma taille ; mais que vous font mes oreilles et ma taille ?
— Monsieur, on ne saurait trop user de circonspection dans notre ministère. Permettez-moi de vous faire encore une petite question : n'avez-vous pas servi le seigneur Volhall ?
— Monsieur, en vérité, répondit Candide tout déconcerté, je ne comprends pas...
— Pour moi je comprends à merveille que vous êtes celui dont on m'a envoyé le signalement. Donnez-vous la peine d'entrer dans le corps de garde. Soldats, conduisez monsieur, préparez la chambre basse, et faites appeler le serrurier pour faire à monsieur une petite chaîne du poids de trente ou quarante livres. Monsieur Candide, vous avez là un bon cheval ; j'avais besoin d'un cheval du même poil, nous nous en accommoderons.
Le baron n'osa pas réclamer le cheval : on entraîna Candide. Cunégonde pleura pendant un quart d'heure. Le Jésuite ne montra aucun chagrin de cette catastrophe.
— J'aurais été obligé de le tuer ou de vous remarier, dit-il à sa sour ; et tout considéré, ce qui vient d'arriver vaut beaucoup mieux pour l'honneur de notre maison.
Cunégonde partit avec son frère, il n'y eut que le fidèle Cacambo, qui ne voulut pas abandonner son ami.
— O Pangloss, disait Candide, c'est grand dommage que vous ayez péri misérablement. Vous n'avez été témoin que d'une partie de mes malheurs, et j'espérais de vous faire abandonner cette opinion inconséquente que vous avez soutenue jusqu'à la mort. Il n'y a point d'hommes sur la terre qui aient essuyé plus de calamités que moi ; mais il n'y en a pas un seul qui n'ait maudit son existence, comme nous le disait énergiquement la fille du pape Urbain. Que vais-je devenir, mon cher Cacambo ?
— Je n'en sais rien, répondit Cacambo : tout ce que je sais, c'est que je ne vous abandonnerai pas.
— Et mademoiselle Cunégonde m'a abandonné, dit Candide. Hélas ; une femme ne vaut pas un ami métis.
Candide et Cacambo parlaient ainsi dans un cachot : on les en tira pour les ramener à Copenhague. C'était là que notre philosophe devait apprendre son sort : il s'attendait qu'il serait affreux, et nos lecteurs s'y attendent aussi ; mais Candide se trompait, et nos lecteurs se trompent aussi. C'était à Copenhague que le bonheur l'attendait. à peine y fut-il arrivé, qu'il apprit la mort de Volhall : ce barbare ne fut regretté de personne, et tout le monde s'intéressa pour Candide. Ses fers furent brisés, et la liberté fut d'autant plus flatteuse pour lui, qu'elle lui procura les moyens de retrouver Zénoïde Il courut chez elle ; ils furent longtemps sans rien dire ; mais leur silence en disait assez. Ils pleuraient, ils s'embrassaient, ils voulaient parler et ils pleuraient encore. Cacambo jouissait de ce spectacle si doux pour un être sensible ; il partageait la joie de son ami ; il était presque dans un état semblable au sien.
— Cher Cacambo, adorable Zénoïde, s'écria Candide, vous effacez de mon cœur la trace profonde de mes maux. L'amour et l'amitié me préparent des jours sereins, des moments délicieux. Par combien d'épreuves ai-je passé pour arriver à ce bonheur inattendu ? Tout est oublié, chère Zénoïde, je vous vois, vous m'aimez ; tout va au mieux pour moi, tout est bien dans la nature.
La mort de Volhall avait laissé Zénoïde maîtresse de son sort. La cour lui avait fait une pension sur les biens de son père, qui avaient été confisqués ; elle la partagea avec Candide et Cacambo ; elle les logea dans sa maison, et répandit dans le public qu'elle avait reçu des services essentiels de ces deux étrangers, qui l'obligeaient à leur procurer toutes les douceurs de la vie, et à réparer l'injustice de la fortune à leur égard. Il y en eut qui pénétrèrent le motif de ses bienfaits ; cela était bien facile, puisque sa liaison avec Candide avait fait un éclat si fâcheux. Le grand nombre la blâma, et sa conduite ne fut approuvée que de quelques citoyens qui savaient penser. Zénoïde, qui faisait un certain cas de l'estime des sots, souffrait de ne pas être dans le cas de la mériter. La mort de mademoiselle Cunégonde, que les correspondants des négociants jésuites répandirent dans Copenhague, procura à Zénoïde les moyens de concilier les esprits ; elle fit faire une généalogie pour Candide. L'auteur, qui était habile homme, le fit descendre d'une des plus anciennes familles de l'Europe ; il prétendit même que son vrai nom était Canut, que porta un des rois de Danemark, ce qui était très vraisemblable : Dide en ut n'est pas une si grande métamorphose. Et Candide, moyennant ce petit changement, devint un fort gros seigneur. Il épousa Zénoïde en public, ils vécurent aussi tranquillement qu'il est possible de vivre. Cacambo fut leur ami commun, et Candide disait souvent :
— Tout n'est pas aussi bien que dans Eldorado ; mais tout ne va pas mal.
amour | ami | Dieu | liaison | libertin | sentiment | |
---|---|---|---|---|---|---|
Candide | ||||||
Cunégonde | ||||||
Pangloss | ||||||
... | ||||||
Person | ||||||
Person | ||||||
Person |