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Objet d'étude :
Vers un espace culturel européen, Renaissance et humanisme  (au XVIe siècle)

Problématique : « Du libertinage à la philosophie ; en quoi Gargantua sert-il un Humanisme ? »
(i.e. le paradoxal humanisme rabelaisien)

I- À lire : 5 textes complémentaires et théoriques

Texte 1 - Texte 2 - Texte 3 - Texte 4 - Texte 5 -

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Texte 1 : Discours sur le bonheur, 1747

Lecture analytique

Madame du Châtelet
(1706 - 1749)

de ''Il faut commencer...'' à ''...n'en a pas qui veut.''


Discours sur le bonheur


     Il faut commencer par se bien dire à soi-même et par se bien convaincre que nous n'avons rien à faire dans ce monde qu'à nous y procurer des sensations et des sentiments agréables. Les moralistes qui disent aux hommes : réprimez vos passions, et maîtrisez vos désirs, si vous voulez être heureux, ne connaissent pas le chemin du bonheur. On n'est heureux que par des goûts et des passions satisfaites ; je dis des goûts, parce qu'on n'est pas toujours assez heureux pour avoir des passions, et qu'au défaut des passions, il faut bien se contenter des goûts. Ce serait donc des passions qu'il faudrait demander à Dieu, si on osait lui demander quelque chose, et Le Nôtre avait grande raison de demander au pape des tentations au lieu d'indulgences.
     Mais, me dira-t-on, les passions ne font-elles pas plus de malheureux que d'heureux ? Je n'ai pas la balance nécessaire pour peser en général le bien et le mal qu'elles ont faits aux hommes ; mais il faut remarquer que les malheureux sont connus parce qu'ils ont besoin des autres, qu'ils aiment à raconter leurs malheurs, qu'ils y cherchent des remèdes et du soulagement. Les gens heureux ne cherchent rien, et ne vont point avertir les autres de leur bonheur ; les malheureux sont intéressants, les gens heureux sont inconnus. Voilà pourquoi lorsque deux amants sont raccommodés, lorsque leur jalousie est finie, lorsque les obstacles qui les séparaient sont surmontés, ils ne sont plus propres au théâtre ; la pièce est finie pour les spectateurs, et la scène de Renaud et d'Armide n'intéresserait pas autant qu'elle fait, si le spectateur ne s'attendait pas que l'amour de Renaud est l'effet d'un enchantement qui doit se dissiper, et que la passion qu'Armide fait voir dans cette scène rendra son malheur plus intéressant.
     On connaît donc bien plus l'amour par les malheurs qu'il cause, que par le bonheur souvent obscur qu'il répand sur la vie des hommes. Mais supposons, pour un moment, que les passions fassent plus de malheureux que d'heureux, je dis qu'elles seraient encore à désirer, parce que c'est la condition sans laquelle on ne peut avoir de grands plaisirs ; or, ce n'est la peine de vivre que pour avoir des sensations et des sentiments agréables ; et plus les sentiments agréables sont vifs, plus on est heureux. Il est donc à désirer d'être susceptible de passions, et je le répète encore : n'en a pas qui veut.




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Texte 2 : Les Cent nouvelles nouvelle, 1464-1467

Lecture cursive

Texte anonyme

de ''à Paris n'a guere...'' à ''...celle de ses enfans.''


La LIe Nouvelle
Par l'Acteur

   À Paris, n'a gueres, vivoit une femme qui fut mariée à ung bon simple homme, qui tout son temps fut de noz amis, si très bien qu'on ne pourroit plus. Ceste femme, qui belle et gente et gracieuse estoit ou temps qu'elle fut neufve, pource qu'elle avoit l'oeil au vent, fut requise d'amours de plusieurs gens. Et, pour la grant courtoisie que Nature n'avoit pas oublié en elle, elle passa legierement les requestes de ceulx qui mieulx luy pleurent. Et eut en son temps, tant d'eulx comme de son mary, XII ou XIIII enfans. Advint qu'elle fut malade et ou lit de la mort acouchée ; si eut tant de grace, qu'elle eut temps et loisir de soy confesser, penser de ses pechiez et disposer de sa conscience. Elle veoit, durant sa maladie, ses enfans troter devant elle, qui luy bailloient au cueur très grant regret de les laisser. Si se pensa que elle feroit mal de laisser son mary chargié de la pluspart, car il n'en estoit pas le pere, combien qu'il le cuidast, et la tenoit aussi bonne femme que nulle de Paris.

   Elle fist tant, par le moyen d'une femme qui la gardoit, que vers elle vindrent deux hommes qui ou temps passé l'avoient en amours très bien servie. Et vindrent de si bonne heure, que son mary estoit allé devers les médecins et appoticaires, pour avoir aucun bon remède pour elle et pour sa santé. Quant elle vit ces deux hommes, elle fist tantost venir devant elle tous ses enfans ; si commença à dire :
« Vous, ung tel, vous scavez ce qui a esté entre vous et moy ou temps passé, et dont il me desplaist à ceste heure amerement ? Et, se,ce n'est la misericorde de nostre Seigneur à qui je me recommande, il me sera en l'aultre monde bien cherement vendu ; toutesfoys, j'ay fait une follie, je le congnois ; mais de faire la seconde, ce seroit trop mal fait. Vecy telz et telz de mes enfans, ilz sont vostres et mon mary cuide à la vérité qu'ilz soyent siens. Si feroye conscience de les laisser en sa charge ; pourquoy je vous prie, tant que je puis, que après ma mort, qui sera briefve, que vous les prenez avec vous et les entretenez, nourissez et eslevez, et en faictes comme bon pere doit faire, car ilz sont vostres. »
Pareillement dist à l'aultre, et luy monstroit ses aultres enfans :
« Telz et telz sont à vous, je vous en asseure ; si les vous recommande, en vous priant que vous en acquittez ; et, se ainsi le me voulez promettre, je mourray plus aise. »

   Et comme elle faisoit ce partaige, son mary va venir à l'ostel et fut apperceu par un petit de ses filz, qui n'avoit environ que cinq ou six ans, qui vistement descendit en bas encontre luy effreement, et se hasta tant de devaler la montée, qu'il estoit près hors de alaine. Et comme il vit son pere, à quelque meschief que ce feust, il dit :
« Helas, mon pere, advancez-vous tost, pour Dieu !
- Quelle chose y a-il de nouveau ? dist le père : ta mere est-elle morte ?
- Nenny, nenny, dist l'enfant, mais advancez-vous d'aller en hault, ou il ne vous demourera ung seul enfant. Ilz sont venuz vers ma mère deux hommes, mais elle leur donne tous mes frères ; se vous n'y allez bien tost, elle donnera tout. »
Le bon homme ne scait que son filz veult dire ; si monta en hault et trouva sa femme, sa garde et deux de ses voisins et ses enfans ; si demanda que signifie ce que ung tel de ses filz luy a dist ?
« Vous le scaurez cy après ! » dist-elle.
Il n'en enquist plus pour l'heure, car il ne se doubta de rien. Ses voisins s'en allerent et commanderent la malade à Dieu et luy promirent de faire ce qu'elle leur avoit requis, dont elle les mercia.

   Comme elle approuchast le pas de la mort, elle crye mercy à son mary, et luy dist la faulte qu'elle luy a faicte, durant qu'elle a esté aliée avec luy, comment telz et telz de ses enfans estoient à tel, et telz et telz à ung tel, c'est assavoir ceulx dont dessus est touchié, et que après sa mort ilz les prendront et n'en aura jamais charge. Il fut bien esbahy d'ouyr ceste nouvelle ; neantmoins il luy pardonna tout, et puis elle mourut ; et il envoya ses enfans à ceulx qu'elle avoit ordonné, qui les retindrent. Et, par ce poinct, il fut quitte de sa femme et de ses enfans ; et si eut beaucoup moins de regret de la perte de sa femme, que de celle de ses enfans.





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Texte 3 : Le Banquet, 380 AJC

Lecture cursive

Platon, AJC 428-348

de « Pour louer Socrate... » à « ...mon frère aîné. . »


     Pour louer Socrate, mes amis, j’aurai recours à des comparaisons : Socrate croira peut-être que je cherche à faire rire, mais ces images auront pour objet la vérité, et non la plaisanterie. Je dis d’abord que Socrate ressemble tout à fait à ces Silènes qu’on voit exposés dans les ateliers des statuaires, et que les artistes représentent avec une flûte ou des pipeaux à la main : si vous séparez les deux pièces dont ces statues se composent, vous trouvez dans l’intérieur l’image de quelque divinité. Je dis ensuite que Socrate ressemble particulièrement au satyre Marsyas. Quant à l’extérieur, Socrate, tu ne disconviendras pas de la ressemblance ; et quant au reste, écoute ce que j’ai à dire : N’es-tu pas un railleur effronté ? Si tu le nies, je produirai des témoins. N’es-tu pas aussi joueur de flûte, et bien plus admirable que Marsyas ? Il charmait les hommes par la puissance des sons que sa bouche tirait de ses instruments, et c’est ce que fait encore aujourd’hui quiconque exécute les airs de ce satyre ; en effet, ceux que jouait Olympos, je prétends qu’ils sont de Marsyas, son maître. Or, grâce à leur caractère divin, ces airs, que ce soit une artiste habile ou une méchante joueuse de flûte qui les exécute, ont seuls la vertu de nous enlever à nous-mêmes et de faire connaître ceux qui ont besoin des initiations et des dieux. La seule différence qu’il y ait à cet égard entre Marsyas et toi, Socrate, c’est que, sans le secours d’aucun instrument, avec de simples discours, tu fais la même chose. Qu’un autre parle, fût-ce même le plus habile orateur, il ne fait, pour ainsi dire, aucune impression sur nous ; mais que tu parles toi-même, ou qu’un autre répète tes discours, si peu versé qu’il soit dans l’art de la parole, tous les auditeurs, hommes, femmes, adolescents, sont saisis et transportés.

     Pour moi, mes amis, si je ne craignais de vous paraître tout à fait ivre, je vous attesterais avec serment l’effet extraordinaire que ses discours ont produit et produisent encore sur moi. Quand je l’entends, le cœur me bat avec plus de violence qu’aux corybantes ; ses paroles me font verser des larmes, et je vois un grand nombre d’auditeurs éprouver les mêmes émotions. En entendant Périclès et nos autres grands orateurs, je les ai trouvés éloquents ; mais ils ne m’ont fait éprouver rien de semblable. Mon âme n’était point troublée, elle ne s’indignait point contre elle-même de son esclavage. Mais en écoutant ce Marsyas, la vie que je mène m’a souvent paru insupportable.

     Tu ne contesteras pas, Socrate, la vérité de ce que je dis là ; et je sens que, dans ce moment même, si je me mettais à prêter l’oreille à tes discours, je n’y résisterais pas, ils produiraient sur moi la même impression. C’est un homme qui me force de convenir que, manquant moi-même de bien des choses, je néglige mes propres affaires pour m’occuper de celles des Athéniens. Je suis donc obligé de m’éloigner de lui en me bouchant les oreilles comme pour échapper aux sirènes ; sinon, je resterais jusqu’à la fin de mes jours assis à côté de lui. Cet homme réveille en moi un sentiment dont on ne me croirait guère susceptible, c’est celui de la honte : oui, Socrate seul me fait rougir : car j’ai la conscience de ne pouvoir rien opposer à ses conseils ; et pourtant, après l’avoir quitté, je ne me sens pas la force de renoncer à la faveur populaire. Je le fuis donc et je l’évite ; mais, quand je le revois, je rougis à ses yeux d’avoir démenti mes paroles par ma conduite, et souvent j’aimerais mieux, je crois, qu’il n’existât pas : et cependant, si cela arrivait, je sais bien que je serais plus malheureux encore ; de sorte que je ne sais comment faire avec cet homme-là.

     Telle est l’impression que produit sur moi, et sur beaucoup d’autres encore, la flûte de ce satyre. Mais je veux vous convaincre davantage de la justesse de ma comparaison et de la puissance extraordinaire qu’il exerce sur ceux qui l’écoutent. Car sachez bien qu’aucun de nous ne connaît Socrate. Puisque j’ai commencé, je vous dirai tout. Vous voyez combien Socrate témoigne d’ardeur pour les beaux jeunes gens, avec quel empressement il les recherche, et à quel point il en est épris ; vous voyez aussi qu’il ignore tout, qu’il ne sait rien, il en a l’air au moins. Tout cela n’est-il pas d’un Silène ? Entièrement. Il a bien l’extérieur que les statuaires donnent à Silène. Mais ouvrez-le, mes chers convives ; quels trésors ne trouverez-vous pas en lui ! Sachez que la beauté d’un homme est pour lui l’objet le plus indifférent. On n’imaginerait jamais à quel point il la dédaigne, ainsi que la richesse et les autres avantages enviés du vulgaire : Socrate les regarde tous comme de nulle valeur, et nous-mêmes comme rien ; il passe toute sa vie à se moquer et à se railler de tout le monde. Mais quand il parle sérieusement et qu’il s’ouvre enfin, je ne sais si d’autres ont vu les beautés qu’il renferme ; je les ai vues, moi, et je les ai trouvées si divines, si précieuses, si grandes et si ravissantes, qu’il m’a paru impossible de résister à Socrate.

     Pensant d’abord qu’il en voulait à ma beauté, je me félicitai de cette bonne fortune ; je crus avoir trouvé un merveilleux moyen de réussir, comptant qu’avec de la complaisance pour ses désirs, j’obtiendrais sûrement de lui qu’il me communiquât toute sa science. J’avais d’ailleurs la plus haute opinion de mes avantages extérieurs. Dans ce but, je commençai par renvoyer mon gouverneur, en présence duquel je voyais ordinairement Socrate ; et je me trouvai seul avec lui. Il faut que je vous dise la vérité tout entière : soyez donc attentifs ; et toi, Socrate, reprends-moi si je mens. Je restai donc seul, mes amis, avec Socrate ; je m’attendais toujours qu’il allait me tenir sur-le-champ de ces discours que la passion inspire aux amants, quand ils se trouvent sans témoins avec l’objet aimé, et je m’en faisais d’avance un plaisir. Mais mon espoir fut entièrement trompé : Socrate demeura toute la journée, s’entretenant avec moi comme à son ordinaire ; puis il se retira. Après cela, je le défiai à des exercices de gymnastique, espérant par là gagner quelque chose. Nous nous exerçâmes, et luttâmes souvent ensemble sans témoins. [2] Que vous dirai-je ? Je n’en étais pas plus avancé. Ne pouvant réussir par cette voie, je me décidai à l’attaquer vivement. Ayant une fois commencé, je ne voulais point lâcher prise avant de savoir à quoi m’en tenir. Je l’invitai à souper, comme font les amants qui tendent un piège à leurs bien-aimés : il refusa d’abord ; mais avec le temps il finit par céder. Il vint ; mais aussitôt après le repas il voulut se retirer. Une sorte de pudeur m’empêcha de le retenir. Mais une autre fois je lui tendis un nouveau piège, et, après le souper, je prolongeai notre entretien assez avant dans la nuit ; et lorsqu’il voulut s’en aller je le forçai de rester ; sous prétexte qu’il était trop tard. Il se coucha donc sur le lit où il avait soupé ; ce lit était tout proche du mien, et nous étions seuls dans l’appartement.

     Jusqu’ici il n’y a rien que je ne puisse raconter devant qui que ce soit. Pour ce qui suit, vous ne l’entendriez pas de moi si d’abord le vin, avec ou sans l’enfance, ne disait pas toujours la vérité, selon le proverbe, et si ensuite cacher un trait admirable de Socrate, après avoir entrepris son éloge, ne me semblait injuste. Je me trouve d’ailleurs dans la disposition des gens qui, ayant été mordus par une vipère, ne veulent, dit-on, parler de leur accident à personne, si ce n’est à ceux qui en ont éprouvé un pareil, comme étant seuls capables de concevoir et d’excuser tout ce qu’ils ont fait et dit dans leurs souffrances. Et moi, qui me sens mordu par quelque chose de plus douloureux, et à l’endroit le plus sensible, qu’on le nomme cœur, âme, ou comme on voudra, moi, qui suis mordu et blessé par les discours de la philosophie, dont les traits sont plus acérés que le dard d’une vipère lorsqu’ils atteignent une âme jeune et bien née, et lui font dire ou faire mille choses extravagantes ; voyant d’ailleurs autour de moi Phèdre, Agathon, Eryximaque, Pausanias, Aristodème, Aristophane, sans parler de Socrate lui-même et des autres, atteints comme moi de la manie et de la rage de la philosophie, je n’hésite pas à poursuivre devant vous tous mon récit : car vous saurez excuser mes actions d’alors et mes paroles d’aujourd’hui. Mais pour les esclaves, pour tout homme profane, pour tout homme sans culture, mettez une triple porte sur leurs oreilles.

     Quand donc, mes amis, la lampe fut éteinte et que les esclaves se furent retirés, je jugeai qu’il ne fallait point user de détours avec Socrate, et que je devais lui dire ma pensée franchement. Je le pousse donc et je lui dis :

— « Socrate, dors-tu ?

— Pas encore, répondit-il.

— Eh bien, sais-tu ce que je pense ?

— Quoi donc ?

— Je pense, repris-je, que tu es le seul amant digne de moi, et il me semble que tu n’oses me découvrir tes sentiments. Pour moi, je me trouverais bien peu raisonnable de ne pas chercher à te complaire en cette occasion, comme en toute autre où je pourrais t’obliger, soit par moi-même, soit par mes amis. Je n’ai rien tant à cœur que de me perfectionner le plus possible, et je ne vois personne dont le secours puisse m’être en cela plus utile que le tien. En refusant quelque chose à un homme tel que toi, je craindrais bien plus d’être blâmé des sages que je ne crains d’être blâmé du vulgaire et des sots en t’accordant tout. »

     À ce discours, Socrate me répondit avec son ironie habituelle :

— « Mon cher Alcibiade, si ce que tu dis de moi est vrai, si j’ai en effet la puissance de te rendre meilleur, en vérité tu ne me parais pas malhabile, et tu as découvert en moi une beauté merveilleuse et bien au-dessus de la tienne. À ce compte, en voulant t’unir à moi et échanger ta beauté contre la mienne, tu m’as l’air d’entendre fort bien tes intérêts, puisqu’au lieu de l’apparence du beau tu veux acquérir la réalité, et me donner du cuivre contre de l’or. Mais, bon jeune homme, regardes-y de plus près, de peur de te tromper sur ce que je vaux. Les yeux de l’esprit ne commencent guère à devenir clairvoyants qu’à l’époque ou ceux du corps s’affaiblissent, et tu es encore loin de ce moment. »

— Tels sont mes sentiments, Socrate, repartis-je, et je n’ai rien dit que je ne pense ; c’est à toi de prendre la résolution qui te paraîtra la plus convenable et pour toi et pour moi.

— C’est bien, répondit-il, nous y penserons, et nous ferons ce qui nous paraîtra le plus convenable pour nous deux sur ce point comme sur tout le reste.

     Après ces propos, je le crus atteint par le trait que je lui avais lancé. Sans lui laisser le loisir d’ajouter une parole, je me lève, enveloppé de ce manteau que vous me voyez, car c’était en hiver, je m’étends sous la vieille capote de cet homme-là, et, jetant mes bras autour de ce divin et merveilleux personnage, je passai près de lui la nuit tout entière. Sur tout cela, Socrate, je crois que tu ne me démentiras pas. Eh bien ! après de telles avances, il est resté insensible, il n’a eu que du dédain et que du mépris pour ma beauté, et n’a fait que l’insulter ; et pourtant je la croyais de quelque prix. Ô mes amis, oui, soyez juges de l’insolence de Socrate : j’en atteste les dieux et les déesses, je me levai d’auprès de lui tel que je serais sorti du lit de mon père ou de mon frère aîné.



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Texte 4 : Éloge de la folie, 1509

Lecture cursive

Érasme
(1466–1536)

De « À vrai dire... » à « ...gagné sa servitude »

« C'est la Folie qui parle. »

 

      Puisque le bon sens tient à l’expérience, l’honneur en doit-il revenir au sage qui n’entreprend rien, tant par modestie que par timidité de caractère, ou au fou qui est exempt de modestie et ne saurait être timide, puisque le danger n’est pas connu de lui ?

      Le sage se réfugie dans les livres des Anciens et n’y apprend que de froides abstractions ; le fou, en abordant les réalités et les périls, acquiert à mon avis le vrai bon sens. Homère l’a bien vu, malgré sa cécité, lorsqu’il a dit : « Le fou s’instruit à mes dépens. » Deux obstacles principaux empêchent de réussir aux affaires : l’hésitation, qui trouble la clarté de l’esprit, et la crainte, qui montre le péril et détourne d’agir. La Folie en débarrasse à merveille ; mais peu de gens comprennent l’immense avantage qu’il y a à ne jamais hésiter et à tout oser. Si l’expérience équivaut à l’exacte appréciation des réalités, écoutez combien s’en éloignent ceux qui précisément s’en réclament.

      Il est constant tout d’abord que toutes choses humaines ont, comme les Silènes d’Alcibiade, deux faces fort dissemblables. La face extérieure marque la mort ; regardez à l’intérieur, il y a la vie, ou inversement. La beauté recouvre la laideur ; la richesse, l’indigence ; l’infamie, la gloire ; le savoir, l’ignorance. Ce qui semble robustesse est débilité ; ce qui semble de bonne race est vil. La joie dissimule le chagrin ; la prospérité, le malheur ; l’amitié, la haine ; le remède, le poison. En somme, ouvrez le Silène, vous rencontrerez le contraire de ce qu’il montre. Trouvez-vous cela trop philosophique ? je vais parler plus terre à terre.

      Tout le monde voit dans un roi un être riche et puissant. Cependant, s’il n’a aucune qualité spirituelle, rien ne lui appartient ; il est même infiniment pauvre et, si ses vices sont nombreux, il n’est qu’un vil esclave. On pourrait étendre le raisonnement, mais il suffit d’avoir pris cet exemple. Que voulez- vous prouver ? me dit-on. Voici où j’en veux venir.

      Des acteurs sont en scène et jouent leur rôle ; quelqu’un essaie d’arracher leur masque pour montrer aux spectateurs leur visage naturel ; ne va-t-il pas troubler toute la pièce, et ce furieux ne mérite-t-il pas d’être chassé du théâtre ? Son acte vient de changer toutes les apparences : la femme de la scène soudain apparaît un homme, le jouvenceau, un vieillard ; on voit que le roi est un Dama, et le dieu, un petit bonhomme. L’illusion ôtée, toute l’œuvre est bouleversée ; ce travesti, ce fard étaient cela même qui charmait les yeux. Il en va ainsi de la vie. Qu’est-ce autre chose qu’une pièce de théâtre, où chacun, sous le masque, fait son personnage jusqu’à ce que le chorège le renvoie de la scène ? Celui-ci, d’ailleurs, confie au même acteur des rôles fort divers, et tel qui revêtait la pourpre du roi reparaît sous les loques de l’esclave. Il n’y a partout que du travesti, et la comédie de la vie ne se joue pas différemment. Imaginons qu’un sage nous tombe du ciel et nous tienne ce langage : « Cet individu que tous révèrent comme un souverain et comme un dieu, n’est pas même un homme, puisqu’il est, comme l’animal, gouverné par les sensations ; c’est le plus vil des esclaves, puisqu’il obéit spontanément à tant de maîtres aussi honteux. Ce fils en deuil, qui pleure son père, devrait se réjouir, puisque le défunt a commencé de vivre véritablement, la vie terrestre n’étant qu’une sorte de mort. Cet autre, qui tire honneur de ses armoiries, n’est en fait qu’un vilain et un bâtard, parce qu’il reste étranger à la vertu, d’où sort toute vraie noblesse. »

      Si ce sage parlait ainsi de chacun, qu’arriverait-il de lui ? Tout le monde le prendrait pour un fou furieux. Comme il est d’une suprême sottise d’exprimer une vérité intempestive, il est de la dernière maladresse d’être sage à contretemps. Il agit à contretemps celui qui ne sait s’accommoder des choses telles qu’elles sont, qui n’obéit pas aux usages, qui oublie cette loi des banquets : « Bois ou va-t’en ! » et qui demande que la comédie ne soit pas une comédie.

      Tu montreras du vrai bon sens, toi qui n’es qu’un homme, en ne cherchant pas à en savoir plus que les hommes, en te pliant de bon gré à l’avis de la multitude ou en te trompant complaisamment avec elle. « Mais, dira-t-on, c’est proprement de la folie ! »

      Je ne contredis pas, pourvu qu’on m’accorde en retour qu’ainsi se joue la comédie de la vie.

     



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Texte 5 : Le Prince, 1532 Chapitre XVIII

Lecture cursive

Machiavel, 1469-1527

de « Chacun comprend... » à « ...très malhabiles »


Comment les Princes doivent tenir parole


     Chacun comprend combien il est louable pour un prince d’être fidèle à sa parole et d’agir toujours franchement et sans artifice. De notre temps, néanmoins, nous avons vu de grandes choses exécutées par des princes qui faisaient peu de cas de cette fidélité et qui savaient en imposer aux hommes par la ruse. Nous avons vu ces princes l’emporter enfin sur ceux qui prenaient la loyauté pour base de toute leur conduite. On peut combattre de deux manières : ou avec les lois, ou avec la force.
     La première est propre à l’homme, la seconde est celle des bêtes ; mais comme souvent celle-là ne suffit point, on est obligé de recourir à l’autre: il faut donc qu’un prince sache agir à propos, et en bête et en homme. C’est ce que les anciens écrivains ont enseigné allégoriquement, en racontant qu’Achille et plusieurs autres héros de l’Antiquité avaient été confiés au centaure Chiron, pour qu’il les nourrît et les élevât.
     Par là, en effet, et par cet instituteur moitié homme et moitié bête, ils ont voulu signifier qu’un prince doit avoir en quelque sorte ces deux natures, et que l’une a besoin d’être soutenue par l’autre. Le prince, devant donc agir en bête, tâchera d’être tout à la fois renard et lion : car, s’il n’est que lion, il n’apercevra point les pièges ; s’il n’est que renard, il ne se défendra point contre les loups ; et il a également besoin d’être renard pour connaître les pièges, et lion pour épouvanter les loups. Ceux qui s’en tiennent tout simplement à être lions sont très malhabiles.




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