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Objet d'étude :
La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation
(du XVIe à nos jours)

Problématique : « Dans quelle mesure dystopie et SF, argumentent au service d'une vision de l'homme et du monde... »

I- À lire : 7 textes complémentaires et théoriques

Texte 1 - Texte 2 - Texte 3 - Texte 4 - Texte 5 - Texte 6 - Texte 7 -

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Texte 1 : Article Homme, Questions sur l`Encyclopédie, 1770

Lecture cursive

Voltaire
(1694-1778)

De « Tous les hommes » à « ...entre les hommes ? »


Encyclopédie, article Homme


      Tous les hommes qu'on a découverts dans les pays les plus incultes et les plus affreux vivent en société comme les castors, les fourmis, les abeilles, et plusieurs autres espèces d'animaux.
      On n'a jamais vu de pays où ils vécussent séparés, où le mâle ne se joignît à la femelle que par hasard, et l'abandonnât le moment d'après par dégoût ; où la mère méconnût ses enfants après les avoir élevés, où l'on vécût sans famille et sans aucune société. Quelques mauvais plaisants ont abusé de leur esprit jusqu'au point de hasarder le paradoxe étonnant que l'homme est originairement fait pour vivre seul comme un loup-cervier, et que c'est la société qui a dépravé la nature. Autant vaudrait-il dire que dans la mer les harengs sont originairement faits pour nager isolés, et que c'est par un excès de corruption qu'ils passent en troupe de la mer Glaciale sur nos côtes ; qu'anciennement les grues volaient en l'air chacune à part, et que par une violation du droit naturel elles ont pris le parti de voyager en compagnie.
      Chaque animal a son instinct ; et l'instinct de l'homme, fortifié par la raison, le porte à la société comme au manger et au boire. Loin que le besoin de la société ait dégradé l'homme, c'est l'éloignement de la société qui le dégrade. Quiconque vivrait absolument seul perdrait bientôt la faculté de penser et de s'exprimer ; il serait à charge à lui-même ; il ne parviendrait qu'à se métamorphoser en bête. L'excès d'un orgueil impuissant, qui s'élève contre l'orgueil des autres, peut porter une âme mélancolique à fuir les hommes. C'est alors qu'elle s'est dépravée. Elle s'en punit elle-même. Son orgueil fait son supplice ; elle se ronge dans la solitude du dépit secret d'être méprisée et oubliée ; elle s'est mise dans le plus horrible esclavage pour être libre.
      Le grand défaut de tous ces livres à paradoxes, n'est-il pas de supposer toujours la nature autrement qu'elle n'est ? [...]
      Le même auteur ennemi de la société, semblable au renard sans queue, qui voulait que tous ses confrères se coupassent la queue, s'exprime ainsi d'un style magistral :
« Le premier qui ayant enclos un terrain s'avisa de dire. "Ceci est à moi" et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : "Gardez-vous d'écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n'est à personne ! »
      Ainsi, selon ce beau philosophe, un voleur, un destructeur aurait été le bienfaiteur du genre humain et il aurait fallu punir un honnête homme qui aurait dit à ses enfants : "Imitons notre voisin, il a enclos son champ, les bêtes ne viendront plus le ravager ; son terrain deviendra plus fertile ; travaillons le nôtre comme il a travaillé le sien, il nous aidera et nous l'aiderons. Chaque famille cultivant son enclos, nous serons mieux nourris, plus sains, plus paisibles, moins malheureux. Nous tacherons d'établir une justice distributive qui consolera notre pauvre espèce, et nous vaudrons mieux que les renards et les fouines à qui cet extravagant veut nous faire ressembler."
      Ce discours ne serait-il pas plus sensé et plus honnête que celui du fou sauvage qui voulait détruire le verger du bonhomme ?
      Quelle est donc l'espèce de philosophie qui fait dire des choses que le sens commun réprouve du fond de la Chine jusqu'au Canada ? N'est-ce pas celle d'un gueux qui voudrait que tous les riches fussent volés par les pauvres, afin de mieux établir l'union fraternelle entre les hommes ?




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Texte 2 : Article Guerre, dictionnaire philosophique., 1770

Lecture cursive

Voltaire
(1694-1778)

De « Un généalogiste prouve... » à « exterminer son prochain. »


Article Guerre


      Un généalogiste prouve à un prince qu’il descend en droite ligne d’un comte dont les parents avaient fait un pacte de famille il y a trois ou quatre cents ans avec une maison dont la mémoire même ne subsiste plus.
      Cette maison avait des prétentions éloignées sur une province dont le dernier possesseur est mort d’apoplexie: le prince et son conseil voient son droit évident. Cette province, qui est à quelques centaines de lieues de lui, a beau protester qu’elle ne le connaît pas, qu’elle n’a nulle envie d’être gouvernée par lui; que, pour donner des lois aux gens, il faut au moins avoir leur consentement; ces discours ne parviennent pas seulement aux oreilles du prince dont le droit est incontestable.
      Il trouve incontinent un grand nombre d’hommes qui n’ont rien à perdre; il les habille d’un gros drap bleu à cent dix sous l’aune, borde leurs chapeaux avec du gros fil blanc, les fait tourner à droite et à gauche, et marche à la gloire.
      Les autres princes qui entendent parler de cette équipée y prennent part, chacun selon son pouvoir, et couvrent une petite étendue de pays de plus de meurtriers mercenaires que Gengis-kan, Tamerlan, Bajazet, n’en traînèrent à leur suite.
      Des peuples assez éloignés entendent dire qu’on va se battre, et qu’il y a cinq ou six sous par jour à gagner pour eux, s’ils veulent être de la partie; ils se divisent aussitôt en deux bandes comme des moissonneurs, et vont vendre leurs services à quiconque veut les employer.
      Ces multitudes s’acharnent les unes contre les autres, non seulement sans avoir aucun intérêt au procès, mais sans savoir même de quoi il s’agit.
      On voit à la fois cinq ou six puissances belligérantes, tantôt trois contre trois, tantôt deux contre quatre, tantôt une contre cinq, se détestant toutes également les unes les autres, s’unissant et s’attaquant tour à tour; toutes d’accord en un seul point, celui de faire tout le mal possible.
      Le merveilleux de cette entreprise infernale, c’est que chaque chef des meurtriers fait bénir ses drapeaux et invoque Dieu solennellement avant d’aller exterminer son prochain.




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Texte 3 : Bible.

Lecture cursive

Évangile selon Saint Matthieu,

De « Jésus prit place... » à « ...ne comprennent rien. »


Bible, Évangile selon Saint Matthieu


      Jésus prit place sur une barque, d’où il s’adressa à la foule demeurée sur le rivage. Il leur parla de plusieurs choses, et de façon imagée...
      "Un homme sortit pour faire les semailles. Il allait, semant.
      Un certain nombre de graines tombèrent en bordure de la route.
      Les oiseaux accoururent et les dévorèrent.
      D'autres graines tombèrent sur un sol pierreux. La couche de terre meuble étant peu profonde, de jeunes pousses ne tardèrent pas à se montrer. Le soleil brilla. Dépourvues de racines, les jeunes pousses furent aussitôt brûlées. Elles jaunirent et moururent.
      D'autres graines encore tombèrent sur des buissons d'épines. Les buissons montèrent jusqu'à les étouffer.
      Enfin, d'autres graines tombèrent dans une terre riche et généreuse. Et l'on vit une graine en donner cent, et là soixante, et ici trente.
      Que celui qui a des oreilles entende."
      Ses disciples s'avancèrent. Pourquoi leur parles-tu de façon imagée ?
      Jésus répondit : vous, vous avez été mis dans le secret du règne des Cieux. Les autres, non. Car celui qui possède recevra en abondance ; mais au démuni, le peu qu'il a sera enlevé. Si je leur parle de façon imagée, c'est que ceux qui voient ne voient rien, ceux qui entendent n'entendent ni ne comprennent rien.




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Texte 4 : Contes et nouvelles, 1665

Lecture cursive

La Fontaine
(1621 - 1685)

De « J'ai lieu d'appréhender... » à « ...trouvé d'autres. »


Préface de La Fontaine (pour le premier livre de ses Contes ; seconde édition, 1665)



   J'ai lieu d'appréhender des objections bien plus importantes. On m'en peut faire deux principales : l'une, que ce livre est licencieux ; l'autre, qu'il n'épargne pas assez le beau sexe.
   Quant à la première, je dis hardiment que la nature du conte le voulait ainsi ; étant une loi indispensable, selon Horace, ou plutôt selon la raison et le sens commun, de se conformer aux choses dont on écrit. Or, qu'il ne m'ait été permis d'écrire de celles-ci, comme tant d'autres l'ont fait et avec succès, je ne crois pas qu'on le mette en doute ; et l'on ne me saurait condamner que l'on ne condamne aussi l'Arioste devant moi, et les anciens devant l'Arioste. On me dira que j'eusse mieux fait de supprimer quelques circonstances, ou tout au moins de les déguiser. Il n'y avait rien de plus facile ; mais cela aurait affaibli le conte, et lui aurait ôté de sa grâce. Tant de circonspection n'est nécessaire que dans les ouvrages qui promettent beaucoup de retenue dès l'abord, ou par leur sujet, ou par la manière dont on les traite. Je confesse qu'il faut garder en cela des bornes, et que les plus étroites sont les meilleures : aussi faut-il m'avouer que trop de scrupule gâterait tout. Qui voudrait réduire Boccace à la même pudeur que Virgile ne ferait assurément rien qui vaille, et pécherait contre les lois de la bienséance, en prenant à tâche de les observer. Car, afin que l'on ne s'y trompe pas, en matière de vers et de prose, l'extrême pudeur et la bienséance sont deux choses bien différentes. Cicéron fait consister la dernière à dire ce qu'il est à propos qu'on dise eu égard au lieu, au temps, et aux personnes qu'on entretient. Ce principe une fois posé, ce n'est pas une faute de jugement que d'entretenir les gens d'aujourd'hui de contes un peu libres. Je ne pèche pas non plus en cela contre la morale. S'il y a quelque chose dans nos écrits qui puisse faire impression sur les âmes, ce n'est nullement la gaieté de ces contes ; elle passe légèrement : je craindrais plutôt une douce mélancolie, où les romans les plus chastes et les plus modestes sont très capables de nous plonger, et qui est une grande préparation pour l'amour.
   Quant à la seconde objection, par laquelle on me reproche que ce livre fait tort aux femmes, on aurait raison si je parlais sérieusement ; mais qui ne voit que ceci est jeu, et par conséquent ne peut porter coup ? Il ne faut pas avoir peur que les mariages en soient à l'avenir moins fréquents, et les maris plus fort sur leurs gardes.
   On me peut encore objecter que ces contes ne sont pas fondés, ou qu'ils ont partout un fondement aisé à détruire ; enfin, qu'il y a des absurdités, et pas la moindre teinture de vraisemblance. Je réponds en peu de mots que j'ai mes garants ; et puis ce n'est ni le vrai ni le vraisemblable qui font la beauté et la grâce de ces choses-ci ; c'est seulement la manière de les conter.
   Voilà les principaux points sur quoi j'ai cru être obligé de me défendre. J'abandonne le reste aux censeurs : aussi bien serait-ce une entreprise infinie que de prétendre répondre à tout. Jamais la critique ne demeure court, ni ne manque de sujets de s'exercer : quand ceux que je puis prévoir lui seraient ôtés, elle en aurait bientôt trouvé d'autres.
   (Sources citées par La Fontaine : Térence, Boccace, Herberay - Amadis, Rabelais)




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Texte 5 : Le nouvel observateur (N°52, janv. 2008)

Lecture cursive

Guillaume Malaurie et Michel Labro,

De « J'ai de fortes objections » à « ...une morne uniformité. »


Image de la femme...


      Trop, c'est trop. On peut très bien entendre que certains de nos lecteurs aient pu être agacés, voire choqués par la une du « Nouvel Observateur » illustrée d'une photo nue de Simone de Beauvoir. Précisons que bien d'autres, notamment sur les forums Internet, approuvent notre choix et raillent ces rappels à l'ordre des bonnes mœurs. Toute sensibilité est respectable. Et le débat salutaire. Preuve que le « Nouvel Observateur », qui a porté le « Manifeste des 343 salopes » et distingué parmi les premiers le mouvement « Ni putes ni soumises », est toujours au centre des empoignades !
      En revanche, lorsque d'aucuns jouent les Savonarole, et distinguent dans cette Une la main invisible de la publicité, c'est insultant. Insultant pour le journal de Jean Daniel (lire son éditorial p. 47). Insultant parce que c'est totalement contraire à la vérité. De A à Z. Par principe, les publicitaires n'ont rien à dire, au « Nouvel Observateur », sur le choix des couvertures, qui relève de la direction de la rédaction. Comme vous, lecteurs, ils ne découvrent le journal et sa couverture qu'une fois imprimés. Peut-être que M. Schneidermann (1), puisque c'est de lui qu'il s'agit, a connaissance d'autres usages. Alors, qu'il s'attelle à une enquête sur ces pratiques, qu'on lira avec intérêt. En tout cas, qu'il cesse d'appliquer ces généralités à un des rares journaux qui, grâce notamment à la détermination de son propriétaire Claude Perdriel, échappe à la logique du profit à tout prix, à la mainmise sur la presse des hyperpuissances financières et des amis industriels de M. Sarkozy. Un titre fier de cette liberté et particulièrement sourcilleux sur sa souveraineté rédactionnelle.
      Revenons à Simone de Beauvoir : la désormais fameuse photo d'Art Shay prise en 1952 à Chicago, et déjà publiée, y compris sur une couverture de magazine culturel, illustrait le dossier que lui consacrait notre numéro. Lors du choix de la Une, la question était de savoir comment exprimer avec le plus de fidélité et surtout de vitalité ce titre fort : « la Scandaleuse ». À la vue des illustrations disponibles, c'est le cliché d'Art Shay qui, de l'avis de toutes et de tous, évoquait le mieux la puissance subversive de la Beauvoir des années 1950. Elle qui dans ses écrits et dans sa vie intime étrillait les codes bourgeois, la permissivité à sens unique. Et par-dessus tout cette hypocrisie moralisante qui la révoltait et dont était victime le deuxième sexe. Un combat qui n'est pas derrière nous. Qui reste entier dans de nombreuses régions du monde et... parfois dans nos propres quartiers où les jeunes femmes doivent cacher contre leur volonté tout ou partie de leur corps.
      Opter pour l'image d'Art Shay, c'était ne pas se tromper de siècle. C'était viser le XXIe et éviter la seule commémoration en circuit fermé des combats vainqueurs du précédent. Au « Nouvel Observateur », dans l'hebdo papier comme sur notre site, nous ne nous résoudrons jamais à être le journal d'une seule génération. Nous sommes en 2008, et nous ne continuerons à vivre que si les arrière-petits-enfants de Beauvoir nous lisent. Ceux-là mêmes qui, aujourd'hui, regardent au mieux l'écrivain au turban comme une effigie conceptuelle de manuel scolaire, et qui, pour certains, ignorent qu'elle vivait sans fausse pudeur la liberté sexuelle qu'elle exigeait à l'égal des hommes. La photo d'Art Shay, qu'on soit pour ou contre, dit tout cela à la fois. Elle ne révère pas un totem entre fidèles. En s'affranchissant de ce que certains perçoivent comme un tabou, elle réveille une force de frappe intellectuelle polémique et libre. Et que l'on nous fasse grâce des débats spécieux sur les retouches – infimes – apportées à la photographie, Art Shay lui-même ayant tenu à faire savoir que la une d'un magazine entraînait parfois ce genre de modifications...
      Même si ce choix fit débat à l'intérieur de la rédaction (« l'Obs » est un journal vivant, et le débat est une de ses raisons d'être), personne ne peut prétendre que cette très belle photo d'une femme heureuse et amoureuse devant son miroir soit empreinte de vulgarité ou de pornographie. Par quelle sourde talibanisation des esprits pourrait-on y voir une insulte ou une dégradation de l'image de la femme ? S'insurger contre l'obscénité des romans-photos de ces dernières semaines au plus haut sommet de l'État semblerait plus propice à ces justes colères. Gare à ne pas se tromper de combat. L'utilisation scabreuse de l'imagerie féminine est intolérable. Décréter la prohibition pour se prémunir des dangers que cela représente le serait tout autant. C'est l'esprit de responsabilité qui doit distinguer quand, où et comment choisir. Ou alors faudra-t-il demain, lors de l'évocation de la pensée 68, écarter les photos déshabillées des garçons et des filles de Woodstock ? Si Simone pouvait nous voir, elle sourirait devant ce pugilat. Cent ans après sa naissance, « le Castor » ne se laisse pas embaumer. Elle sent toujours le soufre. Qui s'en plaindra ?
     
     G. M. et M. L.
     (1) « Libération », 11 janvier 2008.

     (nouvelobs Internat : retour-sur-une-photo)




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Texte 6 : Éloge de la folie, 1509

Lecture cursive

Érasme
(1466–1536)

De « À vrai dire... » à « ...gagné sa servitude »

« C'est la Folie qui parle. »

 

      L’homme, cependant, étant né pour gouverner les choses, aurait dû recevoir plus qu’une petite once de raison. Jupiter me consulta sur ce point comme sur les autres, et je lui donnai un conseil digne de moi : celui d’adjoindre la femme à l’homme. Ce serait en effet, disais-je, un animal délicieux, fol et déraisonnable, mais plaisant en même temps, qui, dans la vie domestique, mêlerait sa folie au sérieux de son partenaire et en atténuerait les inconvénients. Bien entendu, lorsque Platon semble hésiter à classer la femme parmi les êtres doués de raison, il ne veut pas signifier autre chose que l’insigne folie de ce sexe. Qu’une femme, par hasard, ait envie de passer pour sage, elle ne fait que redoubler sa folie. Va-t-on oindre un bœuf pour la palestre, et Minerve le permettrait-elle ? N’allons pas contre la nature ; on aggrave son vice à le recouvrir de vertu et à forcer son talent. « Le singe est toujours singe, dit l’adage grec, même sous un habit de pourpre. » Pareillement, la femme a beau mettre un masque, elle reste toujours femme, c’est-à-dire folle.

      Les femmes pourraient-elles m’en vouloir de leur attribuer la folie, à moi qui suis femme et la Folie elle-même ? Assurément non. À y regarder de près, c’est ce don de folie qui leur permet d’être à beaucoup d’égards plus heureuses que les hommes. Elles ont sur eux, d’abord l’avantage de la beauté, qu’elles mettent très justement au-dessus de tout et qui leur sert à tyranniser les tyrans eux-mêmes. L’homme a les traits rudes, la peau rugueuse, une barbe touffue qui le vieillit, et tout cela signifie la sagesse ; les femmes, avec leurs joues toujours lisses, leur voix toujours douce, leur tendre peau, ont pour elles les attributs de l’éternelle jeunesse. D’ailleurs, que cherchent-elles en cette vie, sinon plaire aux hommes le plus possible ? N’est-ce pas la raison de tant de toilettes, de fards, de bains, de coiffures, d’onguents et de parfums, de tout cet art de s’arranger, de se peindre, de se faire le visage, les yeux et le teint ? Et n’est-ce pas la Folie qui leur amène le mieux les hommes ? Ils leur promettent tout, et en échange de quoi ? Du plaisir. Mais elles ne le donnent que par la Folie. C’est de toute évidence, si vous songez aux niaiseries que l’homme conte à la femme, aux sottises qu’il fait pour elle, chaque fois qu’il s’est mis en tête de prendre son plaisir.

      Vous savez maintenant quel est le premier, le plus grand agrément de la vie, et d’où il découle.

     



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Texte 7 : De la littérature (1800)

Lecture cursive

Mme de Staël,
(1766-1817)

De « L'existence des femmes... » à « ...que la pitié. »


Image de la femme...


      L'existence des femmes en société est encore incertaine sous beaucoup de rapports. Le désir de plaire excite leur esprit ; la raison leur conseille l'obscurité ; et tout est arbitraire dans leur succès comme dans leurs revers.
      Il arrivera, je le crois, une époque où les législateurs philosophes donneront une attention sérieuse à l'éducation que les femmes doivent recevoir, aux lois civiles qui les protègent, aux devoirs qu'il faut leur imposer, au bonheur qui peut leur être garanti ; mais, dans l'état actuel, elles ne sont, pour la plupart, ni dans l'ordre de la nature, ni dans l'ordre de la société. Ce qui réussît aux unes perd les autres ; les qualités leur nuisent quelquefois, quelquefois les défauts leur servent ; tantôt elles sont tout, tantôt elles ne sont rien. Leur destinée ressemble, à quelques égards, à celle des affranchis chez les empereurs : si elles veulent acquérir de l'ascendant, on leur fait un crime d'un pouvoir que les lois ne leur ont pas donné ; si elles restent esclaves, on opprime leur destinée.
      Certainement il vaut bien mieux, en général, que les femmes se consacrent uniquement aux vertus domestiques ; mais ce qu'il y a de bizarre dans les jugements des hommes à leur égard, c'est qu'ils leur pardonnent plutôt de manquer à leurs devoirs que d'attirer les regards par des talents distingués ; ils tolèrent en elles la dégradation du cœur en faveur de la médiocrité de l'esprit, tandis que l'honnêteté la plus parfaite a peine à obtenir grâce pour une supériorité véritable. [...]
      Dès qu'une femme est signalée comme une personne distinguée, le public en général est prévenu contre elle. Le vulgaire ne juge jamais que d'après certaines règles communes, auxquelles on peut se tenir sans s'aventurer. Tout ce qui sort de ce cours habituel déplaît d'abord à ceux qui considèrent la routine de la vie comme la sauvegarde de la médiocrité. Un homme supérieur déjà les effarouche ; mais une femme supérieure, s'éloignant encore plus du chemin frayé, doit étonner et, par conséquent, importuner davantage. Néanmoins, un homme distingué ayant presque toujours une carrière importante à parcourir, ses talents peuvent devenir utiles aux intérêts de ceux-mêmes qui attachent le moins de prix aux charmes de la pensée. L'homme de génie peut devenir un homme puissant et, sous ce rapport, les envieux et les sots le ménagent ; mais une femme spirituelle n'est appelée à leur offrir que ce qui les intéresse le moins, des idées nouvelles ou des sentiments élevés sa célébrité n'est qu'un bruit fatigant pour eux. [...]
      Ce n'est pas tout encore : l'opinion semble dégager les hommes de tous les devoirs envers une femme à laquelle un esprit supérieur serait reconnu : on peut être ingrat, perfide, méchant envers elle sans que l'opinion se charge de la venger. N'est-elle pas une femme extraordinaire ? Tout est dît, alors ; on l'abandonne à ses propres forces, on la laisse se débattre avec la douleur. L'intérêt qu'inspire une femme, la puissance qui garantît un homme, tout lui manque souvent à la fois : elle promène sa singulière existence, comme les parias de l'Inde, entre toutes les classes dont elle ne peut être, toutes les classes qui la considèrent comme devant exister par elle seule : objet de la curiosité, peut-être de l'envie, et ne méritant, en effet, que la pitié.




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