[En 1853, Victor Hugo publie Les Châtiments,
recueil de poèmes consacré à la dénonciation de celui qu’il considère comme un usurpateur.]
Souvenir de la nuit du 4
E.P… s’arrêta devant une maison haute et noire. Il poussa une porte d’allée qui n’était pas fermée, puis une autre porte, et nous entrâmes dans une salle basse, toute paisible, éclairée d’une lampe.
Cette chambre semblait attenante à une boutique. Au fond, on entrevoyait deux lits côte à côte, un grand et un petit. Il y avait au-dessus du petit lit un portrait de femme, et, au-dessus du portrait, un rameau de buis bénit.
La lampe était posée sur une cheminée où brûlait un petit feu.
Près de la lampe, sur une chaise, il y avait une vieille femme, penchée, courbée, pliée en deux, comme cassée, sur une chose qui était dans l’ombre et qu’elle avait dans les bras. Je m’approchai. Ce qu’elle avait dans les bras, c’était un enfant mort.
La pauvre femme sanglotait silencieusement.
E.P…, qui était de la maison, lui toucha l’épaule et lui dit :
- Laissez voir.
La vieille femme leva la tête, et je vis sur ses genoux un petit garçon, pâle, à demi déshabillé, joli, avec deux trous rouges au front.
La vieille femme me regarda, mais évidemment elle ne me voyait pas ; elle murmura, se parlant à elle-même :
- Et dire qu’il m’appelait bonne maman ce matin !
E.P… prit la main de l’enfant, cette main retomba.
- Sept ans, me dit-il.
Une cuvette était à terre. On avait lavé le visage de l’enfant ; deux filets de sang sortaient des deux trous.
Au fond de la chambre, près d’une armoire entr’ouverte où l’on apercevait du linge, se tenait
debout une femme d’une quarantaine d’années, grave, pauvre, propre, assez belle.
- Une voisine, me dit E.P…
Il m’expliqua qu’il y avait un médecin dans la maison, que ce médecin était descendu et avait dit : " Rien à faire ". L’enfant avait été frappé de deux balles à la tête en traversant la rue " pour se sauver ". On l’avait rapporté à sa grand-mère " qui n’avait que lui ".
Le portrait de la mère morte était au-dessus du petit lit.
L’enfant avait les yeux à demi ouverts, et cet inexprimable regard des morts où la perception du réel est remplacée par la vision de l’infini.
L’aïeule, à travers ses sanglots, parlait par instants : – Si c’est Dieu possible ! – A-t-on idée ! – Des brigands, quoi !
Elle s’écria :
- C’est donc ça le gouvernement !
- Oui, lui dis-je.
Nous achevâmes de déshabiller l’enfant. Il avait une toupie dans sa poche. Sa tête allait et venait d’une épaule à l’autre, je la soutins et je le baisai au front. Versigny et Bancel lui ôtèrent ses bas. La grand-mère eut tout à coup un mouvement.
- Ne lui faites pas de mal, dit-elle.
Elle prit les deux pieds glacés et blancs dans ses vieilles mains, tâchant de les réchauffer.
Quand le pauvre petit corps fut nu, on songea à l’ensevelir. On tira de l’armoire un drap.
Alors l’aïeule éclata en pleurs terribles.
Elle cria : – Je veux qu’on me le rende.
Elle se redressa et nous regarda ; elle se mit à dire des choses farouches, où Bonaparte était mêlé, et Dieu, et son petit, et l’école où il allait, et sa fille qu’elle avait perdue, et nous adressant à nous-mêmes des reproches, livide, hagarde, ayant comme un songe dans ses yeux, et plus fantôme que l’enfant mort.
Puis elle reprit sa tête dans ses mains, posa ses bras croisés sur son enfant, et se remit à sangloter.
La femme qui était là vint à moi et, sans dire une parole, m’essuya la bouche avec un mouchoir.
J’avais du sang aux lèvres.
Que faire, hélas ? Nous sortâmes accablés.
Il était tout à fait nuit. Bancel et Versigny me quittèrent.
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